Mademoiselle Cloque/11

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Éditions de la Revue blanche (p. 224-249).


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RÉUNION DE « ZÉLATRICES »


Mlle Cloque reçut une lettre anonyme en caractères d’imprimerie découpés aux ciseaux et présentant une analogie frappante avec les elzévirs épais de la Semaine religieuse :

« Si vous voulez connaître les embûches qui vous sont tendues au sein de l’Ouvroir, faites en sorte de ne pas être des ouvrières de la première heure, et tenez-vous dans les ténèbres du corridor extérieur. Alors, ceux qui auront des bouches parleront et ceux qui auront des oreilles entendront. On a trouvé une faute à vous reprocher. Vous saurez laquelle en méditant sur ce texte : Un bienfait n’est jamais perdu. »

Signé (sic) :

« Quelqu’un de bien informé, sans être précisément dans la dévotion, et qui veut du bien à son prochain. »

Elle affirma à Geneviève et elle se déclara très sincèrement à elle-même qu’il ne fallait tenir aucun compte de tel avis. Elle chiffonna la lettre et la jeta au feu avec dégoût. Mais, de la nuit, elle ne ferma l’œil.

— Si tu veux venir avec moi, dit-elle, le lendemain, à sa nièce, tu verras par toi-même le cas qu’il faut faire de ces sortes de paperasses.

Vers trois heures de l’après-midi, elles sortirent par un temps gris et désolé de novembre. Mlle Cloque portait à la main son sac à ouvrage ainsi qu’une petite chaufferette à braise chimique, en cuivre, dont les dimensions dépassaient à peine celle d’un gros paroissien.

Geneviève promenait à côté de sa tante une figure résignée. Elle l’accompagnait dans toutes ses courses et semblait partager l’agitation que causait à la vieille fille l’approche des élections à la présidence de l’Ouvroir et de la fête de Saint-Martin.

Elle ne donnait aucun signe d’émotion secrète. Elle montrait moins d’entrain que du temps qu’elle était au couvent : mais elle avait dix-huit ans sonnés, ce n’était plus une enfant. Elle n’était pas gaie : mon Dieu, cela pouvait s’expliquer par le manque de jeunesse autour d’elle. Enfin, si elle avait moins bonne mine qu’autrefois, cela tenait évidemment au peu d’exercice qu’elle prenait ; et on aviserait à y remédier aussitôt après les fêtes.

Elles longèrent le mur de la chapelle provisoire, tronquée déjà de l’appendice qu’habitait encore trois semaines auparavant M. l’abbé Moisan, et offrant à vif la plaie de son flanc mutilé, sur le large espace béant de l’ancienne maison du droguiste.

Elles allaient prendre une petite ruelle faisant suite à la rue Rapin, pour gagner l’Ouvroir ; mais elles la trouvèrent complètement obstruée par les décombres, et firent le tour par la rue Néricault-Destouches. Devant la porte, une demi-douzaine de voitures de maître attendaient déjà celles de ces dames à qui leurs occupations ne laissaient que le loisir de tirer quelques aiguillées à la salle de travail.

On rentrait de la campagne, et les premiers froids concordant avec le zèle des commencements d’année et des intrigues de l’élection prochaine, réunissaient au complet la pieuse association de bienfaitrices des pauvres.

Bien que, au dire des méchantes langues, on travaillât moins en fait qu’en paroles à l’Ouvroir de Saint-Martin, les résultats étaient éloquents, et cette institution fournissait chaque année aux familles nécessiteuses un lot considérable de brassières d’enfants, de petits bas de laine, de layettes complètes, de couvre-pieds au crochet tunisien. Qu’importait-il, après tout, que ces objets fussent imprégnés du subtil parfum de charité qu’y laisse la main même de l’ouvrière mondaine, ou qu’ils fussent achetés tout faits, à la dernière heure, par les zélatrices paresseuses ?

Dans une vaste salle dont la nudité absolue avait pour but de faire pénétrer jusqu’aux moelles des femmes du monde, le sentiment des affres de la pauvreté, elles se pressaient autour du petit poêle de fonte ronflant, qui supportait une vieille boîte de conserves emplie d’eau, et en voyait dans l’espace vide d’ornement l’éclair sinistre de son noir tuyau en zig-zags. De tristes becs de gaz d’école primaire, efflanqués, descendaient du plafond fumeux. Pour tout mobilier : des chaises grossières ; pas même un porte-manteau. Aux angles de la pièce, les parapluies inclinés les uns sur les autres, dans une complète promiscuité, prenaient des airs boudeurs ou pleurnichards. Le long du mur, les socques et snow-boots, soigneusement séparés par paires, chacune suintant sa petite mare, bâillaient avec contorsions leur veuvage des pieds dévots. Au milieu du désert d’un panneau, pendait un lamentable crucifix de grabat.

On respirait une odeur d’eau tiède, de roussi et de caoutchouc.

C’était là que Mlle Cloque, — depuis vingt ans l’âme de cette réunion, depuis huit ans honorée annuellement de la présidence, — avait eu la joie de remarquer, et précisément ces derniers jours, en dépit de la lettre anonyme, « un regain de la belle union de jadis, de la féconde entente des âmes et des cœurs dans l’amour de Notre-Seigneur, en vue du bien ».

Il était incontestable que la plupart de ces dames, depuis quelques semaines surtout, lui manifestaient un empressement qui la touchait. Elle y reconnaissait une consolation envoyée du ciel et destinée à lui faire prendre en patience la méchanceté des temps. Non que ces dames se fussent jamais ouvertement éloignées d’elle ! La plupart ne lui avaient point soulevé d’opposition déclarée : tout au plus donnaient-elles, en tapinois, quelques gages timides au parti adverse. Peut-être ne leur manquait-il, pour trahir, qu’une occasion du genre de celle qui avait amené la rupture éclatante des deux sœurs du fonctionnaire de Grenoble. Le fait était qu’elles n’avaient pas trahi.

La présidente entra en négligeant, cela va sans dire, de s’attarder aux « ténèbres du corridor extérieur. »

— Eh bien ! ma chère amie, dit aussitôt une de ces dames, vous seriez arrivée une minute plus tôt, vous interrompiez un véritable panégyrique prononcé en votre honneur par Mme Bézu !…

— Je ne m’en dédis pas, lança celle-ci.

— Oh ! fit Mlle Cloque, en souriant, et d’un air confus, mesdames, attendez que je sois morte !

Et, en prenant la chaise qui lui était réservée près du poêle :

— Ah ! qu’il fait bon, mesdames, se sentir les coudes, par ces malheureux temps de désordres et de haines ! Dieu nous préserve de la division entre nous !

— Voilà qui s’appelle être l’interprète du sentiment général ! soupira Mme Chevillé.

— Ce ne serait certes pas ma faute, dit Mme Bézu, si nous cessions jamais de composer autour de vous comme une couronne d’un métal inaltérable !

— Hélas ! dit Mlle Cloque, en priant Geneviève de lui enfiler son aiguille, il souffle autour de nous de telles tempêtes ! Mais, comme rien n’arrive ici-bas sans la permission de Dieu, il faudra bien qu’un jour ou l’autre l’ordre soit rétabli… Les consolations nous viennent, Mesdames, en se donnant la main, comme les malheurs. Et, tenez, voici qui est de bonne augure, pour ne vous citer qu’un exemple : figurez-vous que mon propriétaire, Loupaing, depuis son élection, est devenu doux comme un agneau : il m’accable de prévenances…

— Ces gens-là sont tous les mêmes. Regardez nos farouches radicaux. Une fois au pouvoir…

— Dieu ne permet jamais au mal de dépasser certaines limites : il y a comme une soupape de sûreté qui s’ouvre au moment où l’on croit tout perdu.

Mlle Cloque menait la conversation doucement et prudemment, asseyant l’entente sur des sujets propres à tenir tout le monde d’accord.

Elle caressait en silence un projet cher à son cœur. Son désir était de ramener, à l’occasion de la fête de Saint-Martin, les deux seules zélatrices qui eussent brisé avec elle : elle se promettait secrètement d’embrasser les demoiselles Jouffroy.

Par contre, on remarquait un embarras chez la plupart de ces dames. Leurs phrases avaient des terminaisons biaisées, des pentes tortueuses ou de brusques glissades, ménagées, semblait-il, en vue de faire trébucher la plus pressée ou d’en traîner la plus hardie dans la discussion d’un sujet qui les possédait toutes.

Mlle Cloque soupira :

— Je ne serai contente, que lorsque toutes les brebis seront rentrées au bercail.

L’allusion aux dissidentes n’échappa à personne, et les pensées allèrent aux deux sœurs qui ne venaient plus à l’Ouvroir à cause de Mlle Cloque, mais qui voyaient les zélatrices des différentes œuvres, et s’étaient, disait-on, fort agitées ces dernières semaines.

Les paroles de la présidente furent suivies d’un silence trop complet.

On entendait les chutes molles de la braise sur la plaque de tôle, au pied du poêle ronronnant. Une goutte d’eau coula au flanc de la boite de conserves, et, surprise par le contact de la fonte brûlante, jeta un long « pfuiii » désespéré.

Cette gêne fut heureusement allégée par l’entrée de la femme de journée préposée à l’entretien de la salle. Elle ouvrit la porte rougie du poêle et y agita le charbon à l’aide d’une tige de fer. Elle alluma les quatre becs de gaz, en annonçant qu’il pleuvait. Chacun tourna la tête du côté de son parapluie.

Un bruit naquit aux environs de Mme Bézu. Il s’élargit aussitôt et s’enfla, pareil à ces nouvelles que chacun sait et dont personne n’ose parler le premier. Mlle Cloque le connaissait comme les autres, car elle se hâta de dire :

— Ce n’est pas vrai ! c’est un cancan.

La veille, pendant la messe, à la chapelle provisoire — où Mlle Cloque retournait en vertu de sa sympathie pour les choses condamnées à périr — la chaisière lui avait insufflé dans l’oreille : « Faut bien vous dire ce qui est ! Eh bien, la demoiselle à ces demoiselles Jouffroy a été à la chasse avec M. le comte et tout le tremblement. Paraît que ce n’est pas croyable, mademoiselle Cloque ! Mais le pire, c’est que ces demoiselles, — que l’on dit, — l’ont laissée aller à cheval avec plus de trente messieurs et autant de militaires !… Moi, je n’y suis pour rien. »

Immédiatement une longue protestation s’unit à celle de Mlle Cloque.

— Que résulte-t-il de cela, dit Mme Chevillé, même en mettant les choses au pire ? Que la jeune fille a été autorisée à suivre une chasse à courre. Évidemment elle y était accompagnée de plusieurs personnes de son sexe, et elle était sans doute confiée à la garde de Mme la comtesse.

— Madame, dit Mme Bézu, ce n’est pas possible, cela ne se fait pas. Une mère ne confie pas sa fille à une étrangère, surtout dans une partie de plaisir de cette sorte !

— Mais, dit Mlle Cloque, Mme la comtesse n’est pas une étrangère pour ces demoiselles.

— Enfin, vous, ma bonne, confieriez-vous votre nièce pour une chasse à courre ?

— Oh ! moi, moi, je suis peut-être un peu rigoriste sur ces questions-là… Et d’abord, j’aurais une bonne raison de refuser : c’est que Geneviève ne monte pas à cheval.

— Est-ce que la jeune Archambault montait, à Marmoutier ? demanda quelqu’un en se tournant vers Geneviève.

La jeune fille répondit d’une voix blanche et qui semblait étouffée dans sa gorge :

— Oh ! non, madame, on ne faisait pas d’équitation à Marmoutier.

— Elle aura donc appris pendant les vacances.

Geneviève cousait avec une application exagérée, la tête sur son ouvrage.

— N’avez-vous pas mal à la gorge, ma chère petite ?

— Oh ! non, madame, c’est un chat…

— Méfiez-vous des granulations ! Et puis, je me permettrai de vous faire observer, mon enfant, qu’il est très malsain de travailler la tête basse…

On fut promptement divisé en deux camps au sujet de l’affaire de Léopoldine à la chasse à courre, l’un soutenu par Mme Bézu qui trouvait que la conduite de ces demoiselles était d’une « inconséquence » et d’une légèreté blâmables ; l’autre enclin à l’indulgence et qu’avait paru diriger d’abord la charitable Mlle Cloque, mais dont s’empara bientôt la majorité des dames de l’Ouvroir avec une chaleur dépassant hardiment l’opinion de condescendance de la présidente, et qui s’enflamma jusqu’à l’apologie en règle de « ces deux saintes filles dont la vie, toute d’humilité et d’abnégation, s’écoulait derrière les murailles d’un cloître, et dont les opinions modestes n’avaient jamais heurté qui que ce fût. »

Du coup, Mme Bézu s’emporta, et elle fut appuyée par Mlle Cloque. Mme Bézu qui, au su de toutes briguait la présidence de l’Ouvroir, était opposée d’instinct à ce qu’on exaltât aucune des zélatrices. Elle s’éleva contre les tendances neutres et incolores des demoiselles Jouffroy. En toutes choses, il était nécessaire d’avoir une foi, un programme. Or, ces demoiselles allaient à l’aveuglette, se laissaient mener par les événements comme des épaves à la dérive.

Mlle Cloque, qui ne savait point mentir à son opinion, dit :

Mme Bézu a d’excellents principes.

Ivre de se sentir soutenue par celle même dont elle ambitionnait la place, Mme Bézu se lança dans une diatribe à perte d’haleine contre les demoiselles Jouffroy. Pour se ménager l’assentiment durable de Mlle Cloque, elle introduisit de ci de là quelques pointes à l’endroit des Grenaille-Montcontour avec qui ces demoiselles avaient entamé des relations « qu’on ne s’expliquait pas ». — « Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es. » « La fréquentation des gens à demi-tarés ne va pas sans vous laisser aux mains quelques traces douteuses… »

Des allusions aussi malveillantes provoquèrent une explosion d’indignation. Il surgit une armée de défenseurs aux Grenaille-Montcontour. On vit tout de suite que leur parti était loin d’être affaibli, même dans cette réserve d’élite du monde pieux. On les défendait pêle-mêle avec les demoiselles Jouffroy. On eût dit que leur cause était commune.

Cette bagarre n’était pas préparée. Dans l’intervalle des cris, ces dames se regardaient, s’interrogeaient des yeux : où allait-on ? ne s’égarait-on pas ? qui donc allait trouver la transition ?

Tout à coup, Mme Bézu blêmit. Sa tête maigre et bilieuse trembla, et les arguments lui manquèrent. Le soulèvement en faveur des demoiselles Jouffroy n’indiquait-il pas une arrière-pensée politique, un complot organisé en vue d’opposer à sa candidature celle de l’une des deux sœurs ? Comment s’expliquer autrement cette entente chaleureuse en faveur de filles sottes qui, jusque-là, n’avaient guère fait parler d’elles ? Une telle conjuration, tramée dans l’ombre, la prenait au dépourvu. À quel philtre ces deux vieilles cruches avaient-elles eu recours pour se constituer une clientèle si disciplinée, et comment avaient-elles manœuvré pour que leur projet eût pu échapper à ses investigations ?

Mme Bézu rapprocha sa chaise de Mlle Cloque et résolut d’unir désespérément ses propres forces à celles dont pouvait encore disposer sa rivale.

C’était un baiser de Judas, impudent et malhabile : la suite du panégyrique. On n’en fut point dupe. Cette outrecuidance, au contraire, excita les ennemies de Mme Bézu, tout en favorisant les intentions de la plupart. Mais Mlle Cloque, toujours fascinée avant tout par les principes, et jugeant que Mme Bézu avait raison dans la circonstance, donna tête baissée dans le piège.

— Je suis fière, dit Mme Bézu, en prenant la main de sa voisine, de pouvoir, dans ces malheureuses dissensions, tendre la main à notre digne présidente. Je savais bien, en parlant comme je l’ai fait, attirer l’approbation d’une personne d’un âge et d’un jugement si respectables, et qui a fourni, elle la première, l’exemple de rompre avec les gens dont les demoiselles Jouffroy semblent être devenues les créatures !…

Mlle Cloque, tout en lui laissant sa main, hochait la tête et lui faisait signe de ne point manquer à la discrétion.

Mlle Cloque, poursuivait Mme Bézu, a été encore la première à flétrir la pusillanimité de ces demoiselles qui, lors de la grande protestation du mois de juillet, se couvrirent de ridicule avec leur aveu d’un fonctionnaire du gouvernement caché dans leur famille, là-bas, à Grenoble.

— Permettez !… fit Mlle Cloque.

Mais Mme Bézu ne permettait plus rien ; elle était lancée.

— Qui a tenu cachée, durant de longues années, l’existence de son propre frère fonctionnaire, peut à bon droit être soupçonné de recéler d’autres flétrissures…

— Flétrissures ! s’écria quelqu’un ; mais, madame, il n’y a pas de flétrissures à avoir un frère fonctionnaire.

— De la Sainte-République ! n’est-ce pas ? reprit Mme Bézu d’un ton sarcastique. Mais ma dame, ignorez-vous le rôle de propagandiste révolutionnaire que doit jouer, pour se maintenir en place, le plus petit percepteur des contributions ?…

— Pardon ! madame, vous ignorez sans doute que le frère des Mlles Jouffroy vient d’obtenir une fort belle situation ? il est nommé receveur général…

— Ah ?

— Mais !… s’il vous plaît !… prononcèrent en même temps plusieurs personnes que ce nouveau titre éblouissait.

Mme Bézu, comme les autres, était sensible à la sorte d’ahurissement que produit sur les cervelles l’évocation soudaine d’un personnage puissant, fût-il républicain. L’image imprévue du « haut fonctionnaire et jouissant d’un traitement de préfet… » lui coupa tous ses moyens.

Évidemment les demoiselles Jouffroy bénéficiaient du lustre que cet événement jetait sur leur famille.

À la suite de cette petite douche, des voix aigres-douces s’élevèrent dans le groupe qui penchait de plus en plus vers les compromissions.

— Si les hommes doués de hautes capacités se mettaient tous à refuser obstinément leurs services au gouvernement, c’en serait promptement fait de notre malheureux pays…

— Le régime de l’abstention a bien des inconvénients…

— Il nous faut des hommes politiques pour maintenir haut et ferme le drapeau de la France vis-à-vis de l’étranger !

Ce langage était insupportable à Mlle Cloque.

— Un homme d’honneur, dit-elle, ne saurait prêter son concours à un gouvernement anarchique et anti-chrétien, c’est coopérer à la ruine de son pays !

Il se produisit un silence court et solennel. Toutes sentirent que la vieille présidente ultramontaine avait mis le pied sur la chausse-trappe.

Il était urgent que quelqu’un l’achevât. Ce fut à qui parlerait la première :

— Ma chère amie, fit Mme Chevillé, quand on fait tant que ça la petite bouche vis-à-vis des autorités de son pays, on devrait bien ne pas contribuer d’autre part à introduire des gens sans aveu dans l’administration de la cité.

On eut les épaules allégées. On poussa des soupirs. Ouf ! ça y était !

— Que voulez-vous dire ? fit Mlle Cloque, anxieuse.

— Je m’entends, je m’entends… Il est préférable de ne pas revenir sur un véritable traquenard où nous avons eu, toutes ici, la légèreté de nous laisser introduire assez sottement.

— Pardon !… dit Mme Bézu.

On l’interrompit :

Mme Bézu, votre alliée, proteste ! Et en effet, il convient de lui rendre cette justice que c’est elle qui nous a ouvert les yeux. Mme Bézu n’a donc été ni légère, ni sotte, puisqu’elle a su, de ses propres moyens, découvrir le pot aux roses…

— Je ne comprends pas, répéta Mlle Cloque.

— On va vous faire comprendre, ma bonne. On vient de parler à côté de vous, de « créatures ! » Eh bien ! il faut convenir que vous en avez qui ne vous font guère honneur. On se demande en vérité, dans quel but votre beau zèle s’en va s’appliquer à secourir des voleurs de profession : une misérable, dont la vie, passez-moi l’expression, mesdames, n’est qu’une fosse à ordures ! qu’on est venu nous prôner à l’égal d’une sainte, d’une vierge-mère !…

Mlle Cloque s’aperçut qu’il s’agissait de la Pelet, et de son fils que ces dames avaient contribué à placer dans les tramways.

— Vous voulez parler sans doute de la Pelet, dit-elle. Il est vrai, hélas, qu’il m’est venu sur son compte de tristes renseignements ; j’ignorais…

— Mais, ma chère, il ne fallait pas ignorer ! Par votre ignorance vous nous avez mises dans de beaux draps !… Que ne vous êtes-vous documentée plus tôt ! Nous avions bien raison de nous méfier ! Si nous n’avions pas courbé aveuglément la tête devant votre toute-puissance de présidente, — oh ! oh ! vous nous l’avez fait sentir, le poids de votre dogmatisme !… — nous n’aurions pas dérogé, pour vous complaire, à nos statuts qui nous recommandent la plus grande circonspection dans la distribution de nos charités, et ne nous indiquent pas, que je sache, de nous intéresser particulièrement aux filles-mères !…

— Elle m’était recommandée par le curé de Notre-Dame-la-Riche !

— Ta ! ta ! ta ! nous savons ce que valent les recommandations des curés de paroisses ; ils nous adressent sans cesse le rebut de leurs œuvres.

— La pauvre fille ainsi que son fils, sa bru et un petit enfant étaient dans la plus noire misère. Si vous les eussiez vus dans le taudis d’où on allait d’ailleurs les expulser, votre bon cœur…

— Ma chère amie, notre bon cœur c’est une autre affaire ; il ne peut, malheureusement, exercer sa commisération sur toutes les détresses de ce monde. Il importe avant tout, pour le renom de notre Œuvre, que nos bienfaits ne s’égarent pas. La dignité de la vie et la rectitude des opinions doivent nous servir incessamment de gui des dans le choix de nos protégés. Ce n’est pas à vous qui êtes si à cheval sur les principes, de condamner cette sévérité.

— Je comprends plutôt la sévérité envers les grands qu’envers les petits, dit Mlle Cloque.

Mais, elle n’osait blâmer absolument le langage de Mme Chevillé. Elle se souvenait d’avoir chassé la Pelet qui avait émis devant elle des opinions avancées.

— Ce qui est fait est fait, reprit Mme Chevillé. Mais il y a du nouveau…

— Du nouveau ? interrogea toute tremblante, Mlle Cloque.

— Si vous l’ignorez, ma chère, c’est que vous continuez à être mal renseignée. Où donc vous informez-vous de ce qui se passe ? Nous sommes averties de source certaine — mon Dieu, je puis bien vous le dire, c’est le Frère Gédéon qui nous a garanti le fait, — que M. Niort-Caen, pour l’appeler par son nom, victime d’un vol de la part de notre protégée, va déposer une plainte en police correctionnelle. Mme la comtesse a été volée, elle aussi ; M. d’Aubrebie a avoué à Mme Pigeonneau qu’il avait été volé ; enfin Mlles Jouffroy l’ont été. M. Niort-Caen n’a pas de ménagements à garder vis-à-vis de nous, et il a résolu de se plaindre. Nous verrons un de ces jours dans les journaux républicains : l’affaire de la protégée de l’Ouvroir ! Qu’est-ce que vous dites de cela ?

Mlle Cloque était atterrée. Par une étrange ironie du sort, ces dames soulevées contre elle à cause de son dogmatisme et de son intransigeance, choisissaient pour l’attaquer le seul fait où son dogmatisme et son intransigeance eussent été à demi tempérés par la pitié. Elle s’était séparée, il est vrai, de la Pelet reconnue indigne, mais elle n’avait pas osé lui nuire en la trahissant près des personnes qui la secouraient.

— Mon Dieu, dit-elle, mais si cette malheureuse est condamnée, que vont devenir ses enfants ?

— Ses enfants, je vous conseille d’en parler ! Savez-vous ce que fait son fils, notre protégé aussi, celui pour qui nous avons obtenu une place honorable : il s’est improvisé orateur de club ; il tient chaque soir des discours incendiaires, et il serait mis à pied depuis longtemps si la Compagnie n’était déjà entre les mains du conseil municipal.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! soupira Mlle Cloque.

Mme Chevillé, le teint animé, venait de jeter sur le cercle de ces dames le regard d’un leader essoufflé qui n’attend plus que les applaudissements de son parti. Quelques-unes baissèrent prudemment la tête sur leur ouvrage ; d’autres se regardaient avec des visages penchés, soulevant les sourcils et les épaules, élargissant les coudes d’un air qui voulait dire : « Dame ! qu’est-ce que vous voulez ! cette vieille Cloque n’a que ce qu’elle mérite !… » Il y en avait de plus hardies qui faisaient ouvertement les gros yeux en regardant la présidente, et qui avançaient des lèvres menaçantes : « J’aurais grand’honte ! » Enfin quelques voix se firent entendre :

— Il nous est très pénible, ma chère amie, d’être obligées de vous exprimer un reproche, mais l’affaire, vous êtes la première à le comprendre, a un caractère de gravité tel !…

— Il s’agit de l’honneur de notre institution !…

— Avouez que vous avez été coupable d’une certaine incurie.

— Il faut appeler les choses par leur nom : ce que vous avez fait là, c’est trahir les statuts !

Et toutes, aussitôt, se ruèrent à la curée :

— Il ne suffit pas, ma chère, d’avoir des principes !

— C’est très joli de se monter la tête avec des histoires de Basiliques ! et de faire signer dés listes, et d’être plus catholique que Mgr l’Archevêque ou que le Pape !

— On commet des gaffes, comme le dernier des mortels…

— La pire des imprudences, c’est de prétendre imposer ses opinions à tous.

— Le mieux est l’ennemi du bien.

Et on entendait, dans le charivari de ces femmes vomissant leur bile :

— …Se plier aux nécessités…

— …Dieu ne demande pas l’impossible !

— …Envoyer promener ceux qui ne sont pas contents !

La pauvre Mlle Cloque que l’émotion suffoquait et qui ne voyait plus clair, tourna la tête du côté de Mme Bézu qui, tout à l’heure, lui pressait les mains.

On ne put s’empêcher de rire. Mme Bézu, à mesure que s’aggravait le cas de Mlle Cloque, avait petit à petit retiré sa chaise, en se garantissant les yeux, de ses mains sèches, comme si la chaleur du poêle l’incommodait. Elle était maintenant à une bonne distance, et cousait avec ardeur la manche d’une chemisette de nouveau-né.

Quelqu’un cria sur le petit ton chantant qu’on emploie en province pour appeler la marchande en entrant dans un magasin :

Mme Bézu !…

Mme Bézu releva une figure étonnée, absorbée. On eût juré qu’elle était à cent lieues de la question.

Cependant elle comprit à tous les yeux dirigés vers elle, que l’on exigeait son avis :

— Heu ! heu ! dit-elle, simulant de n’attribuer que peu d’importance à la chose, il ne faut point perdre de vue les principes de la charité chrétienne… Notre digne présidente a pu se laisser abuser… C’est avec les meilleures intentions que l’on se laisse aller… parfois… Mon Dieu ! il faut tenir compte de son grand âge.

Geneviève, indignée, à bout de patience, et qui comprenait la perfidie de ces dernières phrases doucereuses, prit sa tante par le bras :

— Tante ! allons-nous-en !… viens, viens !…

— Pas encore, ma petite enfant, dit Mlle Cloque dont la voix tremblait ; il ne sera pas dit que même au grand âge auquel on fait allusion, j’aurai manqué de tête autant qu’on me le reproche… Et, cependant, il y aurait de quoi être troublée, car c’est à cet âge-là, et un pied déjà dans la tombe, que j’aurai encouru le premier blâme de ma vie. Non, sans doute, que je n’en aie mérité d’autres, car je n’ai point la prétention d’être parfaite, mais j’ai l’orgueil de dire que la loyauté de mes intentions m’avait jusqu’ici garantie de si grandes épreuves… Ce n’est pas sans raison que Dieu m’envoie une humiliation… particulière. Je l’accepte sans récriminer. Je ne quitterai point mécontente cette réunion où, depuis vingt ans…

Sa voix chevrotta à ce rappel de si longues années de doux entretien autour du poêle ; et un mouvement se dessina dans la salle.

— …Où, depuis vingt ans, au milieu d’amitiés précieuses et de si pieux devoirs pratiqués en commun, j’ai goûté sans doute trop de plaisir — Dieu me le fait expier cruellement… — non, ce n’est pas l’amertume aux lèvres, mais au contraire en exprimant ma reconnaissance à tous les cœurs qui m’ont accordé jusqu’à ce jour le trésor de leur sympathie et de leur confiance, à toutes les voix qui, depuis huit années, m’ont comblée d’un honneur que je résigne aujourd’hui…

Il y eut des chuchotements, des trémoussements ; quelques-unes de ces dames se levèrent ; on entendit des « Ma chère amie !… » « Mais ma bonne amie, on ne vous demande pas cela !… »

— Mesdames, reprit Mlle Cloque, je remets ma démission entre vos mains. Mes prières, soyez-en assurées, se joindront aux vôtres afin d’obtenir du ciel qu’il vous guide sagement dans le choix d’une nouvelle présidente. Mes vœux ne cesseront point d’appartenir à l’Œuvre sainte, à laquelle j’ai consacré presque le tiers de ma vie…

Après le premier mouvement de protestation contre la décision de Mlle Cloque, on s’était rassis, on avait repris son ouvrage et on laissait parler la vieille fille.

— Mais avant de me séparer de vous, continua-t-elle ; je tiens à vous avertir que le dommage que j’ai pu vous causer par ma faute, s’il est encore réparable, sera réparé, dussé-je y épuiser le restant de mes malheureuses ressources…

Il y eut çà et là de petits sourires d’incrédulité. On entendait de droite et de gauche :

— Des mots !… des mots !…

— Oui, le mot de la fin !…

Mlle Cloque fit un violent effort sur elle-même ; elle dit :

— Aucune répugnance ne m’arrêtera pour éviter que le nom de votre œuvre soit traîné dans la boue. En sortant d’ici, j’irai trouver M. Niort-Caen…

On haussa les épaules. On savait qu’elle avait brisé l’avenir de sa nièce pour ne pas la laisser approcher de cette famille ; et elle parlait d’aller trouver le juif Niort-Caen, le destructeur de la basilique rêvée, et de l’aller trouver dans l’attitude d’une suppliante !

— J’irai trouver M. Niort-Caen, disait Mlle Cloque, et je le prierai de renoncer à déposer sa plainte, de la retirer si la menace est accomplie… Oh ! oh ! je saurai découvrir des termes pour l’adoucir : Dieu m’aidera. Mais je fais ce serment que, moi vivante, l’Œuvre de l’Ouvroir de Saint-Martin ne sera pas tournée en dérision.

Sa résolution devenait inquiétante. On avait agité devant elle cette image de Niort-Caen comme un épouvantail. On avait compté qu’à ce seul nom, elle se fût effondrée.

De tous côtés on s’exclama :

— Mais personne n’a exigé de vous une pareille démarche !

— Nous ne sommes pas si féroces !

— On dirait que nous vous mettons le couteau sous la gorge !

— Ça n’a pas de bon sens, vous n’obtiendrez rien…

— À quoi bon tant d’embarras ?

Soudain on s’avisa que si, par hasard, elle revenait avec la victoire, son ascendant pouvait renaître, une réparation lui serait due. Quelques-unes s’offrirent à l’accompagner.

— Nous ne vous laisserons pas seule dans un moment si critique, dit Mme Bézu.

— En effet, opina Mme Chevillé, on pourrait nommer une délégation…

Mais Mlle Cloque les arrêta fermement de la main :

— La faute que j’ai commise vous est étrangère, dit-elle, il ne convient pas que vous en assumiez à aucun moment la responsabilité : je serai seule à tenter de la réparer.

Dix personnes se précipitèrent pour lui présenter son parapluie, ses caoutchoucs :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! mademoiselle Cloque, que tout cela est donc regrettable !

— Voyez comme les choses arrivent ! qui est-ce qui aurait dit cela, il y a seulement un quart d’heure ?

— Enfin, il faut espérer qu’il n’y a rien de perdu. Tout s’arrangera !

— Et n’oubliez pas, quoi qu’il advienne, mademoiselle Cloque, que vous avez une amie sur qui compter…

Geneviève l’attendait, une main sur le bouton de la porte.

Elles sortirent. Elles avaient toutes les deux le cœur si gros qu’elles ne trouvèrent rien à se dire. La femme de journée les attrapa dans le corridor :

— C’est-il bien possible que ces demoiselles s’en aillent par un temps pareil ! mais il pleut à plein temps ! rentrez donc plutôt, je vous préviendrai quand l’averse sera tombée.

— Non, non, nous sommes un peu pressées…

Dehors, il faisait sombre, la nuit étant venue avant que les réverbères ne fussent allumés ; la pluie jaillissait très haut sur les pavés. Les deux pauvres femmes relevèrent leur robe, et le froid les saisit.

— Allons jusqu’à la station des voitures, dit Mlle Cloque. Je te reconduirai à la maison, et j’irai tout de suite là-bas.