Mademoiselle Cloque/15

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Éditions de la Revue blanche (p. 334-360).


xv

LE PETIT BONHEUR


La grande route nationale, parallèle à la ligne de Paris-Bordeaux ; sur un espace de cent cinquante mètres environ, des maisons à droite et à gauche : deux auberges avec l’enseigne de zinc représentant, l’une un Cheval blanc, l’autre une Lamproie ; la gendarmerie avec un drapeau tricolore, également en zinc ; un boulanger ; la mairie, qui ne se distingue des autres bâtiments que par les affiches sur papier blanc fripé et le cadre grillagé contenant les actes de l’état civil ; un renfoncement formant une petite place : l’église ; un chemin de bifurcation ; l’alignement reprend ; on lit des réclames du chocolat Menier et du Petit Journal sur des murs gris ; puis une grosse maison : quatre fenêtres au rez-de-chaussée, autant au premier et unique étage, la maison du notaire.

Les panonceaux nouvellement dorés brillent au-dessus de la porte d’entrée.

Et après, c’est la route encore, toute droite, soigneusement entretenue, souvent déserte ; au loin, la brouette du cantonnier portant un panier et un gilet à manches ; un blanc troupeau d’oies qui, gravement, traverse.

C’est la Celle-Saint-Avant.

Geneviève, connue ici depuis un an bientôt, sous le nom de Madame Giraud, se tient d’ordinaire à la dernière fenêtre du rez-de-chaussée, vis-à-vis d’un petit meuble à ouvrage ; et les rares passants de la route peuvent reconnaître son profil penché. Lorsque, fatiguée de lire ou de travailler, elle lève la tête et hasarde un coup d’œil au dehors, elle voit le maréchal ferrant, le marteau levé, et la croupe d’un cheval de trait présentant son sabot. L’odeur de la corne roussie l’oblige souvent à fermer la fenêtre. Parfois ses yeux demeurent longtemps fixés sur l’ardente petite flamme rouge de la forge, qui brûle au milieu d’un trou d’ombre.


« Ainsi, écrivait-elle à sa vieille tante, la vie est donc d’attendre la fin de chaque journée derrière une vitre en regardant toujours le même objet ? Je me souviens de l’œil de Loupaing, du catalpa, de la petite fontaine, et de ce pauvre balai pris dans la glace ! Et, en face de mon forgeron, il me semble, je ne sais pourquoi, que ces choses d’autrefois étaient un spectacle très agréable… Pourtant, cet homme qui ferre ses bêtes du matin au soir, n’a point mauvaise figure et ne me veut pas de mal ; tandis que le beau-frère du plâtrier (!!!… est-ce loin déjà ces histoires-là !) te fera mourir de chagrin si tu t’obstines à ne pas le quitter. Sans compter que rien ne s’oppose à ce que j’aille dans mon jardin qui est dix fois grand comme le tien, et qui pousse ! c’est une vraie bénédiction. On espère qu’il y aura beaucoup de fruits cette année… Si tu voyais les poiriers ! Je pense avec joie, ma bonne tante, que lorsque nous cueillerons nos poires, ton maudit bail sera expiré, et que tu seras là, avec nous. Tout de même, si tu avais été moins « entêtée (attrape ! tant pis !) tu aurais bien pu venir t’installer avec nous plus tôt. Enfin ! …

» Jules m’a encore emmenée hier avec lui en cabriolet. Ce sont des promenades qui ne sont pas bien attrayantes, car la voiture est très incommode et les chemins où il me mène sont atroces. Mais je n’ose pas refuser de l’accompagner tant il est heureux de m’avoir avec lui. Tant et si bien que j’ai attrapé un peu froid en l’attendant dehors, pendant qu’il faisait un inventaire ; et je recommence à souffrir des dents. Il faudra donc bon gré mal gré que je me paie le voyage de Tours, probablement samedi prochain. Tu penses que ce sera bon gré ! Jules me conseille d’y aller samedi, quoique les trains et le salon du dentiste soient bondés, à cause de la réduction sur les billets, qui est assez importante ce jour-là.

» J’ai eu la lessive cette semaine. C’est ça qui en est un tracas ! Heureusement la maman Giraud m’est d’un grand secours. Elle ne vient que lorsqu’il y a à payer de ses mains. On perdrait son latin à tenter de la faire asseoir. Quant à la mettre à table avec nous, c’est une affaire d’état ! et encore je suis obligée de me regimber pour l’empêcher de nous servir.

» Ah ! quand j’entends les trains qui roulent là-bas, sur cette grande ligne qui n’en finit pas, ni par un bout ni par l’autre, tante, mon cœur se serre. Il en passe là, dans le temps d’une journée, des gens en costume de voyage — comme nous en avons tant vus, en Suisse, te rappelles-tu ? — D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Pourquoi est-ce que j’ai une espèce de vertige à savoir qu’il y a des gens qui passent ?… Je ne les vois pas ; ils ne me voient pas derrière ma vitre : il y a, entre nous, le maréchal ferrant, et, plus loin, une rangée de peupliers… Voilà de drôles d’idées. Ne te moque pas de moi, au moins !

» À bientôt, ma tante chérie, à samedi, je t’embrasse.

« Ta Geneviève. »

Le samedi matin, à 8 heures et demie, le cabriolet était attelé devant la porte ornée des pannonceaux, et le notaire, debout, en flattant les naseaux de sa jument, attendait « Madame ». Elle qui se pressait si peu, d’ordinaire, n’était jamais en retard pour aller à Tours ; elle descendait avec des cartons à chapeaux, un sac de voyage, mille brimborions, et plus élégante que le dimanche. On s’élançait sur la grande route droite, à l’opposé de la direction de Tours, pour aller joindre la station de Port-de-Piles, à huit ou dix minutes. Jules Giraud n’osait s’éloigner de sa bête toujours un peu fringante au sifflet des locomotives ; Geneviève le quittait avant d’entrer dans la gare :

— N’oublie pas de prendre un aller et retour !

— Sois tranquille. À ce soir !

Seule, elle se sentait les membres légers. Elle eût été au bout du monde.

Le train rattrapait promptement le cabriolet sur la route parallèle. Geneviève agitait son mouchoir par la portière, jusqu’à la rangée de peupliers.

Quand elle se rasseyait, les personnes de son compartiment, quelles qu’elles fussent, avaient régulièrement le petit sourire de sympathique et maligne connivence : « Ah ! bien, j’espère qu’on s’en fait des adieux ! »

Une heure, après, le train s’arrêtait et poussait de grands sifflements pour demander la voie en vue de l’immense plaine, carrefour de lignes de chemins de fer, terminée au loin par les douces collines de la Loire, et où s’étend Tours, tout à plat. On ne voyait émerger de la ville que les flèches grises de la cathédrale, quelques églises, les deux hautes tours de l’ancienne basilique et, depuis peu de temps, une sorte de pâtisserie informe, blanchâtre, comparable à une grosse cloche de plâtre, qui était la nouvelle église de Saint-Martin.

En marche ralentie, on coupait l’extrémité de la longue avenue de Grammont plantée d’arbres, et l’œil de la jeune femme embrassait d’un coup le prolongement en droite ligne : la rue Royale, — depuis peu nommée rue Nationale, — le pont de pierre, la Rampe de la Tranchée, et tout là-bas, adossé, aux coteaux, le Sacré-Cœur de Marmoutier : un monde d’évocations !

Avant l’heure du déjeuner, elle était dans les bras de sa tante. Et c’étaient aussitôt des questions précipitées, superposées, enchevêtrées, un babillage sans fin que ne réussissaient à interrompre ni la sombre exaltation religieuse qui croissait chez Mlle Cloque d’une manière inquiétante, ni l’appétit que ce déplacement matinal donnait à Geneviève. À chaque fois, on eût dit qu’elle revenait d’un long voyage.

Aller chez le dentiste, après le déjeuner, était une vraie partie de plaisir. Les personnes qui la rencontraient pendant les cinq ou six heures qu’elle passait à Tours, déclaraient ne jamais l’avoir vue si gaie. Elle voulait aller partout dans une seule après-midi, chez les Houblon, chez l’abbé Moisan qui triomphait d’avoir fait le mariage, chez Madame Pigeonneau nouvellement installée rue Nationale et à qui on avait à remettre des romans en location, chez des amies de pension mariées, et jusque même à Marmoutier, souhaiter un petit bonjour à ses anciennes maîtresses.

— Mais ma pauvre enfant ! tu manqueras ton train de 4 h. 55.

— Ah ! bien ! la belle affaire ! pour une fois, je n’en mourrais pas !… D’abord mon mari sait bien que tant que tu seras à Tours et qu’il y aura chez toi une chambre pour moi, ce n’est pas la peine de me fouler la rate pour attraper le train… Ah ! par exemple, si tu n’habitais plus ici, je n’y ferais pas long feu !…

Mais elle ne doutait pas que sa tante persistât à demeurer à Tours. Mlle Cloque affirmait le contraire, et son désir était sincère d’aller vivre près de sa nièce. Car elle-même ne se rendait pas compte des racines secrètes et profondes qui la rivaient aux pieds des vieilles tours de Saint-Martin, mieux même : au spectacle quotidien et passionnément douloureux de l’exhaussement pierre à pierre du monument nouveau, quitte à endurer jusqu’à sa dernière heure le voisinage et les persécutions de Loupaing.

Pour quiconque connaissait bien Mlle Cloque, il était clair qu’elle mourrait là, au milieu de ses habitudes de souffrir, et qu’elle mourrait peut-être de la mystérieuse et cruelle volupté qu’il y a à contempler avec orgueil l’outrageant triomphe de ce que l’on juge la pire chose du monde.

— Tu ne sais pas ce que je souhaiterais ? avait-elle dit elle-même à Geneviève. Eh bien ! ce serait de disparaître le jour où ils mettront la dernière main à leur « cabanon moderne ». C’est une grâce que je demande tous les jours au bon Dieu. Je n’ai jamais compris qu’un chef survive à une défaite, et il est encore beau de mourir de la main du vainqueur, quel qu’il soit…

Dans leurs courses de l’après-midi, une fois passé le débordement des premières confidences, la tante reprenait la rengaine de ses tristesses. Geneviève, qui connaissait tout cela, écoutait d’un air distrait et répondait en décrivant la « vie de cloportes » des gens de la Celle-Saint-Avant, dont la momification prête à rire quand on y songe au milieu du bruit des voitures et du va et vient de la grande ville.

— On dit déjà la messe dans la nouvelle crypte, figure-toi, ma chère enfant. C’est M. Janvier qui l’a inaugurée. C’est un honneur qui lui revenait de droit. Il sera évêque avant peu. Quant à l’église même, on achève les mosaïques : c’est d’un mauvais goût ! il faudra que tu voies ça…

— Pourquoi, puisque ce n’est pas beau ?

— Précisément ! Il faut voir ça ! Si nous avons une minute de reste, nous entrerons… Ah ! par exemple, je me prive de parler au Frère Gédéon !

— Il est donc toujours là ?

— Lui ! Ah bien ! Puisque Mme Pigeonneau a eu la faiblesse d’abandonner la place, tu penses qu’il en a profité ! Tu verras le magasin qu’on lui a réservé dans la nouvelle construction. Ça n’a pas d’apparence sur la rue. On entre par la petite porte allant à l’escalier de la crypte, et il y a là une magnifique salle pavée en mosaïque, avec des vitraux, et consacrée à la vente. Il paraît que leur église lilliputienne était encore trop grande : on a rogné dessus pour la boutique ! Tu verras : avec le dessin des fenêtres, ça a quelque chose d’oriental. Le marquis prétend que le Frère est là-dedans comme un juif d’Alger : il ne manque que des babouches…

— Tu te montes la tête avec tout ça ! disait Geneviève, laisse-les donc tranquilles avec leur Saint-Martin !

Et, regardant à la pendule du salon d’attente de Stanislas de Wielosowsky :

— Déjà deux heures et demie ! dit-elle. À cette heure-là, tous les jours, excepté le jeudi et le dimanche, il y a le vétérinaire qui passe en tilbury… C’est le moment où le juge de paix de Port-de-Piles, qui suit un régime contre le diabète, arrive à pied juste en face du maréchal ferrant, et il se range pour éviter la poussière de la voiture…

Deux personnes devaient encore passer avant elle. Geneviève s’énervait, impatiente d’aller dehors et de s’enivrer du mouvement de la ville. Elle avait feuilleté, tout en causant à voix basse, un grand volume illustré ; elle marcha dans la pièce ; s’arrêta en face de deux jolies têtes de femmes au pastel, signées d’un nom imprononçable, un artiste compatriote du dentiste, probablement. Enfin elle alla à la fenêtre sur la rue Nationale, près de sa tante. Elle souleva le rideau. Tout à coup elle fit :

— Tiens !

— Quoi donc, ma fille ?

— … Oh ! rien.

Comme elle continuait à regarder, Mlle Cloque tourna la tête contre la vitre. Mais ses mauvais yeux lui firent faire la grimace.

— Qu’est-ce que c’est donc ? répéta-t-elle.

— Ce sont eux, dit Geneviève.

L’esprit de Mlle Cloque alla tout droit aux Grenaille-Montcontour ; car, toutes les fois qu’elle venait dans cette rue, elle pensait à eux, pour les éviter.

Et elle dit, de peur que le laconisme des deux questions et réponses ne prît l’importance d’une réticence :

— Ils sortent sans doute de chez Roche ?

— Oui, dit Geneviève.

Celle-ci ajouta :

— Léopoldine n’embellit pas.

Elles ne parlèrent plus.

La nature des souvenirs qui papillonnaient dans le silence les gênait l’une et l’autre. On distinguait, de l’autre côté de la cloison, la voix douce de Stanislas et le choc minuscule des petits instruments d’acier qu’il posait sur la planchette mobile. Soudain, un léger cri de femme : « Ho-a ! »

Et leur tour vint de pénétrer dans le cabinet du dentiste. Celui-ci les avertit que l’opération n’exigerait pas de longs soins.

— Oh ! fit Geneviève, ne vous pressez pas.

— Le nerf n’est pas sensible ; si vous aviez le temps aujourd’hui même, nous pourrions en une seule séance…

— Non ! non ! non ! je sais ce que c’est que les opérations trop vite faites. J’y consacrerai autant de séances qu’il faudra… D’autant plus que, justement aujourd’hui, j’ai pas mal de petites courses.

— Bien, bien ! fit Stanislas de Wielosowsky, de son joli accent. En ce cas, nous nous contenterons de ceci pour aujourd’hui.

Et il déposa dans la piqûre de la dent un tout petit coton imbibé d’acide arsénieux.

— C’est dommage que ça sente mauvais, observa Geneviève.

Le dentiste sourit et dit, non sans une légère impertinence, et pour montrer qu’il n’était pas dupe des stratagèmes employés par les dames des environs pour venir à la ville :

— S’il n’y avait pas quelque inconvénient, nous aurions trop de monde…

Mais son timbre étranger était si aimable qu’on ne pouvait point se froisser.

Il était néanmoins trop tard, quand elles sortirent, pour aller jusqu’à Marmoutier. Mlle Cloque voulait entraîner Geneviève voir la nouvelle église. C’était une idée fixe. La malheureuse passait désormais sa vie à rôder autour du monument exécré.

— À quoi bon ? dit la jeune femme. Je t’avoue que j’aime mieux les endroits gais…

Elles allèrent s’asseoir dans le nouveau magasin Pigeonneau-Exelcis, malgré que Mlle Cloque boudât encore la gracieuse titulaire de l’ex-librairie ultramontaine, à cause du petit coup d’état qu’elle avait accompli.

En s’établissant dans la rue ci-devant Royale, désormais Nationale, dont le seul nom donnait des nausées à Mlle Cloque, la maison Pigeonneau-Exelcis avait répudié carrément toute spécialité de commerce religieux. C’était désormais une librairie profane, étalant à sa devanture tous les ouvrages nouvellement parus, sans aucune distinction. On y trouvait Nana à côté du Maître de forges et d’un roman qui faisait alors beaucoup de bruit, l’auteur en étant renvoyé devant la Cour d’assises. On y voyait une brochure de M. le chanoine Beauséjour établissant par a + b la superposition de trois Basiliques sur l’ancien sol de Saint-Martin, et une brochure de l’architecte diocésain qui contenait in-extenso le texte du chanoine Beauséjour avec une réfutation point par point en regard ; une brochure de M. l’abbé Janvier exaltant la construction prochainement achevée ; une autre publiée à ses propres frais par ce pauvre M. Houblon, anathématisant M. Janvier. Un album en couleur reproduisant les traits de « Nos célèbres demi-mondaines » grand ouvert sur l’étalage, couvrait en partie les controverses religieuses.

Le jour où Mlle Cloque, en passant rue Nationale, avait aperçu ce pot-pourri, au-dessous du nom de sa fidèle amie, Mme Pigeonneau, inscrit en grandes lettres d’or sur les glaces, elle crut avoir une attaque et ne dut son salut qu’à son accoutumance aux surprises les plus pénibles.

— Je me demande, avait-elle dit à sa nièce, ce qu’il faudrait maintenant pour m’abattre. Des trahisons, des scandales, des lâchetés, des sacrilèges, j’aurai tout vu et me voilà encore de­ bout !…

Mais Geneviève tenait à louer des romans pour rompre les longues heures de la Celle-Saint-Avant, et on était entré à la nouvelle librairie.

Il y avait deux demoiselles de magasin, une caissière, un petit garçon pour les courses.

La salle, vaste, était du haut en bas garnie de rayons où pressaient leur dos jaune tous les exemplaires de la littérature romanesque. Ça et là étaient appendues des chromolithographies doucereuses représentant en général des jeunes femmes à l’air niais, avec de jolies épaules large­ ment découvertes, entourées d’oiseaux, de fleurs ou d’amours ailés. À cheval sur de menues tigelles de fer les journaux de Paris laissaient lire la moitié de leur titre : Gil B…, Le Fig…, l’Intrans…, La Lant…

— Qu’est-ce que vous voulez ? avait dit aussi­tôt Mme Pigeonneau en venant au devant de ces dames, avec un petit air quasi contrit, il faut bien suivre le mouvement !… On nous a mis à la porte de là-bas, n’est-ce pas ? et nous n’étions pas de force à soutenir la concurrence du frère Gédéon.

— Tous mes compliments, avait prononcé un peu sèchement Mlle Cloque. Mais que ne nous avez-vous averties de vos intentions ; moi qui me suis tant tourmentée de votre sort !

— Cette chère mademoiselle Cloque ! Comme vous êtes bonne ! J’avais mon projet dans la tête, voyez-vous bien… Et, que je vous dise, mademoiselle Cloque, pour tout ce qui est des ouvrages et des objets de piété, vous les trouverez toujours aussi bien ici qu’ailleurs. Nous ne les mettons pas à l’étalage, parce que ce n’est pas le genre du quartier, mais nous en sommes très bien fournis.

Elle était un tantinet plus élégante. Elle conservait pour la vente ses jerseys collants qui, s’ils avaient fait crier quelques dévotes, s’harmonisaient exactement aux goûts de sa nouvelle clientèle. Mais elle avait modifié sa coiffure, et portait des cheveux sur le front que Mlle Cloque trouvait « immodestes » et qui lui donnaient un piquant appréciable, sinon du meilleur aloi. Ses hanches s’arrondissaient : pour un rien, elle sautait sur l’escabeau, levait un bras vers un rayon et vous regardait de là-haut, le sourire aux yeux et aux fossettes des joues, la lèvre abaissée soigneusement sur ses dents imparfaites.

Pigeonneau tenait tout l’entresol avec sa reliure. Il correspondait avec sa femme par un tube acoustique, et ne descendait guère. Tout au plus, quand on tardait à répondre à son coup de sifflet, voyait-on apparaître le bas des jambes de son pantalon, dans un petit escalier tournant, à la rampe garnie de serge verte. Et il ne se gênait pas pour faire allusion, de là-haut, aux commandes du Conseil municipal ou du Lycée de jeunes filles, nouvellement fondé.

M. le marquis d’Aubrebie, sans qu’il l’avouât, souffrait de cette révolution. Il allongeait sa promenade jusqu’à la rue Nationale, et achetait des almanachs et des photographies d’actrices au lieu de statuettes et de médailles : là n’était point pour lui le grand dommage. Mais, en face des demoiselles de magasin, de la caissière et des acheteurs de passage, il perdait ses aises et ses moyens ; ses madrigaux sentaient le rance, et il avait des rivaux parmi les jeunes gens de la ville.

— Vous vous moquiez de nos tourments, lui disait Mlle Cloque, vous posiez au bel indépendant ! Ta ! ta ! ta ! mon bon ami, tout se tient ; et vous êtes, comme nous, une victime des affaires de Saint-Martin.

Il venait de sortir au moment même où Mlle Cloque et sa nièce entraient à la librairie. Il avait attendu longtemps et, précisément, dans l’espoir de voir ces dames. Il devait être allé manger un baba chez Roche.

— Allons-y ! dit Geneviève.

La tante hésitait.

— De quoi as-tu donc peur ? Viens donc ! Tu sais, mon déjeuner est déjà loin : le dentiste, ça creuse…

Et Mlle Cloque se laissait entraîner par cette impitoyable jeunesse, quoiqu’elle redoutât, d’instinct, cette rue Nationale, dans la mesure même où Geneviève paraissait s’y plaire.

— Je ne comprends pas, disait-elle à la jeune femme, que tu n’aies pas la curiosité de connaître leur nouvelle église.

L’après-midi s’acheva tranquillement chez Roche, en compagnie du marquis et de Mlle Zélie ; et il ne se passa rien de remarquable. On vit une des demoiselles Houblon qui marchait à grandes enjambées sur le trottoir, avec un pauvre petit chapeau fripé, et sous le bras, un rouleau à musique. Elle ne leva même pas la tête devant la pâtisserie. Mlle Zélie haussa une épaule en signe de commisération.

— Quelle noble et digne famille ! dit Mlle Cloque.

On commençait à prétendre que le papa était fou.

Geneviève reprit le train de 4 h. 55.

Le samedi suivant, elle revint avec son mari qui devait traiter une affaire avec un avoué. Après le déjeuner chez la tante, on s’apprêtait à sortir tous trois ensemble. Il faisait chaud ; les persiennes étaient rabattues à la porte-fenêtre donnant sur le jardinet. Le notaire boutonnait assez maladroitement un des gants de sa femme. Deux fois il avait recommencé déjà, ne mettant jamais le bouton en face de sa boutonnière.

— Ne vous impatientez pas, dit Mlle Cloque, en regardant à travers les jours de la persienne ; nous avons le temps, et j’aimerais bien que cet animal de Loupaing ne se trouvât pas sur notre passage. Regardez-le moi, derrière les fusains : je vous demande un peu ce qu’il fait là !

Tout à coup, on entendit distinctement la voix du plombier qui adressait des signaux du côté de sa maison :

— Venez donc ! venez donc vite : on va voir défiler tout le cortège ; la douairière, la princesse et le cocu !…

Mlle Cloque quitta rapidement la persienne, et se laissa tomber dans le fauteuil rouge, à gauche de la cheminée, où Geneviève, un jour, avait eu aussi une faiblesse, après le retour de Léopoldine.

— Qu’est-ce que tu as ? dit Geneviève en se précipitant vers sa tante.

— Rien, mon enfant, rien. Mais cet homme me tuera avec sa grossièreté.

— Qu’est-ce qu’il a donc dit ? Il emploie un langage !

— De qui parle-t-il donc ? fit le notaire encore tout rouge de son application.

— Oh ! ne vous en préoccupez pas, dit Mlle Cloque. Je connais les habitudes de cet énergumène ; il ne s’agit que de m’être désagréable.

Geneviève insista de grand cœur auprès de sa tante afin qu’elle quittât cette maison et vînt habiter près d’elle :

— Vois un peu dans quel état tu te mets… Ah ! là-bas, tu serais bien tranquille.

Mlle Cloque encore tout ébranlée, leva jusqu’à ses lèvres les deux index, en compas, comme toutes les fois qu’elle réfléchissait. Puis elle tendit la main à Geneviève :

— Eh bien ! oui, mon enfant, oui, mes chers enfants, puisque vous insistez, je m’y déciderai. Aussi bien, je ne peux plus vivre ici, vous le voyez, c’est intolérable. J’irai avec vous…

— Quand ça ? quand ça ?

— Ah ! quand ça ! dit Mlle Cloque.

Et elle réfléchit encore :

— Eh bien ! dit-elle, à la prochaine fête de Saint-Martin… Je voudrais les voir inaugurer leur église.

Les deux époux la regardèrent en hochant la tête. Que faire contre une manie incurable ? Ils sortirent tous les deux, la tante ne se sentant pas suffisamment remise de sa secousse.

Le notaire admira la nouvelle halle au blé qui s’élevait à la place de l’ancienne église Saint-Clément. Les maisons neuves, la propreté de la place rajeunie, l’odeur humide des bâtiments tout frais lui étaient agréables. Il avait ce que la maman Giraud appelait « le goût de la bâtisse. »

Il s’extasia sur le quartier qu’on ne reconnaissait plus. La place et les rues récemment pavées offraient à sa semelle le luxe d’une chapelure de sable grésillant. Le rouge vif du coutil rayé qu’abaissaient les magasins à leur devanture, lui rappelait des comices agricoles :

— Ça donne à la ville un air de fête… As-tu lu, dans le journal, que le noyau de l’activité commerciale était désormais fixé ici ?

Il ne trouva rien à redire à la construction de Saint-Martin. Il en jugea le style « original » et l’ensemble « imposant ». Il savait par les journaux que cela s’appelait « romano-byzantin ; » et il prononçait en examinant chaque face, donnant le bras à sa femme, adossé au magasin de blanc : « Romano-byzantin… romano-byzantin…

— Tu trouves ça vilain ?

Geneviève ne savait trop qu’en penser, ayant entendu dire tant de mal de cette entreprise.

— C’est d’un mastoc ! dit-elle, et cependant c’est tout petit. En somme ce n’est pas plus grand que l’église de la Celle-Saint-Avant… On ne sait pas de quoi ça a l’air… Tiens ! ça ressemble à ces réductions en plâtre qu’on fait des grands monuments. C’est prétentieux, et c’est mesquin.

— Mais cependant, dit le notaire, tout le monde en semble très satisfait… Je ne parle pas de ta tante, bien entendu !

Ils décidèrent de visiter l’intérieur, en commençant par la crypte.

L’aveugle de l’ancienne chapelle provisoire se tenait à la petite porte. Il n’avait pas changé durant les années de démolition et de reconstruction ; et de ses lèvres tuméfiées tombait la plainte et la prière d’autrefois : « Ayez pitié messieurs, mesdames, ayez pitié d’un pauvre aveugle ».

Comme à tous les rappels de ses années de jeune fille, Geneviève frissonna.

Le Frère bleu la reconnut. Il sortit de sa boutique et l’accompagna pour lui donner des explications, car il joignait désormais à son rôle de vendeur les fonctions de cicerone.

— Je ne me permets pas de vous demander des nouvelles de mademoiselle votre tante ; nous la voyons tous les jours…

Et, en descendant l’escalier, il commença de réciter sa leçon :

— Ces messieurs et dames n’ont pas manqué de constater que l’architecture du monument est inspirée par les belles et antiques basiliques de Ravenne et la délicieuse chapelle de San-Miniato de Florence ; les façades du transept sont remarquables par le fini et le goût des sculptures…

— Oui, oui, faisaient M. et Mme Giraud.

— La crypte, continua le Frère, est divisée en cinq nefs, et du sol s’élèvent dix riches colonnes dont les fûts sont en marbre grenat d’Écosse.

La résonnance assez forte dans ce sous-sol bas et étroit où l’on ne voyait que des colonnes prétentieuses, troublait la limpidité du langage du guide, et certains mots tonnaient et en couvraient plusieurs autres. On entendait : « Sarcophage… grès des Vosges… Sous ces voûtes majestueuses… Anges gardiens du tombeau… insignes du soldat et de l’évêque… et par dessus tout : Ciborium, mot incompris, mais qui à lui seul donnait l’idée d’une grande richesse sacrée.

— L’ange de droite, dit le Frère, en or massif, est un don de Mme la comtesse de Grenaille-Montcontour…

Et il glissa un regard malin sur Geneviève.

— Presque toutes les personnes notables de la ville, ajouta-t-il, se sont fait remarquer par leur générosité.

Il cita d’autres donateurs.

— Enfin, acheva le Frère, vous voyez, Messieurs et dames, dans la partie qui sert de base à ce sarcophage, le caveau même où reposaient les restes du saint Thaumaturge et qui fut recouvré de nos jours par une permission spéciale de la Providence.

De l’ombre d’une colonne émergea la Mouche. Elle portait toujours le tulle de deuil sur les ailes de son bonnet blanc, et dans les yeux une envie terrible de parler. Elle esquissa deux ou trois courbettes destinées à se concilier les faveurs du mari de Geneviève qui ne la connaissait point.

— Tiens ! vous êtes encore ici, vous aussi ?

La chaisière indiqua du geste un grand plateau posé près de la porte de sortie, qu’elle surveillait, et où s’entassaient des pièces de monnaie blanche.

— C’est pour l’embellissement de l’église, dit la Mouche.

Geneviève comprit et tira son porte-monnaie. La Mouche lui toucha le bras, l’amena dans l’ombre et lui glissa à l’oreille :

— Vous avez joliment bien fait de vous marier, madame : paraît que ça ne va pas bien du tout « de l’autre côté. » Ces demoiselles Jouffroy sont bien ennuyées, allez !

— Ah ? fit Geneviève.

Alors, l’ancienne chaisière lui souffla avec une odeur de tabac :

— Ce n’est pas moi qui le dis. On prétend que c’est un ménage d’enfer !…

En passant devant le plateau, le Frère, un pied dans l’escalier, se retourna :

— Les dons les plus modestes sont reçus avec reconnaissance, comme le présent du riche.

Jules Giraud se crut, à son tour, obligé de déposer une pièce de monnaie.

On remonta. Geneviève acheta des images pour les petits enfants de la Celle-Saint-Avant.

— Maintenant, si vous voulez visiter l’église supérieure ?

— Oh ! bien, ma foi, ce sera pour un autre jour… Je viens souvent le samedi.

— Mais, Monsieur n’a peut-être pas le loisir de venir si souvent ? dit le Frère, sur un ton ambigu qui montrait que, comme par le passé, il était informé de tout. D’ailleurs, il était lancé et décrivait quand même l’église supérieure :

— Cette partie de l’édifice, encore à-demi masquée par les échafaudages des artistes-décorateurs, est tout à fait digne de l’attention du pieux pèlerin. L’autel se dresse exactement au-dessus du Tombeau… Porté sur ses quatre colonnes de marbre et orné d’un tabernacle avec colonnettes de porphyre, cette œuvre, pure de lignes, et sobre de détails, revêt un cachet de véritable grandeur… La coupole, d’une noble élégance, est surmontée de la statue du grand évêque…

Enfin, comme les jeunes époux s’en allaient, le Frère posa un doigt sur la manche de Geneviève signifiant l’annonce d’une confidence précieuse que l’on ne fait pas à tout le monde :

— Dans le bras de la statue, dit-il tout bas, sont déposées les reliques de saint Martin, de saint Brice, de saint Perpet et de saint Grégoire de Tours…

Et, plus bas encore, de peur du mari qui pouvait n’être pas bon catholique :

— Il y a cent jours d’indulgence pour l’invocation « saint Martin priez pour nous » prononcée en regardant la statue…

Jules tint à accompagner sa femme chez le dentiste :

— Tu n’aurais, dit-il, qu’à te trouver mal !… Oh ! oh ! toutes les fois qu’il s’agit d’opérations, il ne faut pas plaisanter. Moi-même, qui suis robuste, eh bien, pour ces choses-là, j’ai une sensibilité !…

À vingt-cinq pas de chez Stanislas de Wielosowsky, en passant devant une porte étroite près de laquelle était une affiche coloriée donnant le programme de la soirée à l’Alcazar, on vit sortir le lieutenant Marie-Joseph de Grenaille-Montcontour accompagné de son frère aîné. Marie-Joseph reconnut Geneviève et la salua. Jules leva son chapeau, avec embarras, ne connaissant pas l’officier.

— Qui est-ce donc ? demanda-t-il à Geneviève qui avait rougi jusqu’aux oreilles.

— Mais, c’est lui, dit-elle.

— Lui ? qui ?…

Et il parut comprendre tout à coup :

— Ah ! parfaitement.

En honnête femme, ou bien, par un insatiable besoin de rouvrir les anciennes blessures, elle avait fait à son mari la confidence de son amour de jeune fille.

Il ajouta :

— Eh bien ! tu vois qu’il vaut mieux que je sois avec toi. Tu aurais été seule, ça aurait pu t’être pénible… Si, si, je sais ce que c’est.

Mais, huit jours après, quand elle revint, elle était seule. En passant devant le Café de la Ville et sans lever les yeux, elle distingua le lieutenant assis tout contre la porte, le monocle à l’œil, sur­ veillant la rue.

Elle eut une peur inconnue d’elle jusqu’alors. Elle faillit s’arrêter brusquement et rebrousser chemin. Pourquoi ? « Mon Dieu ! fit-elle, que je suis donc sotte ! » Elle ne s’avouait pas que, depuis des années, elle était attirée vers cette grande rue par l’espoir de le voir, lui, ou même à son défaut quelqu’un des siens. Et à l’instant où elle le voyait, elle eût voulu être à cent lieues. Elle regretta de ne pas avoir amené sa tante fatiguée. On aurait pu prendre une voiture.

Ses jambes flageolèrent en sentant que l’offi­cier s’était levé aussitôt son passage et marchait derrière elle. Il la devança vite et fut à côté d’elle, le képi à la main.

— Madame, dit-il, peut-être suis-je indiscret ; mais j’avais un grand désir de vous présenter mes hommages.

Elle avait rougi, et elle pâlissait. Il savourait son trouble insurmontable. Il demanda des nouvelles de la tante. Elle crut devoir s’informer de la santé de sa famille. Elle entendait sa propre voix trembler.

Elle fut prise de honte, d’une honte soudaine, qui la stupéfia et l’affola. Elle salua le jeune homme très sèchement et s’engouffra, comme une plume que le vent chasse, dans le couloir du dentiste.

Elle montait l’escalier sans rien voir, la conscience anéantie, son cœur faisant plus de bruit que ses pas. Quelqu’un montait plus vite qu’elle. Elle se rangea. Elle poussa un cri. C’était lui qui l’avait suivie. Il disait :

— Pardon ! pardon !… Je ne pouvais pas vous quitter comme cela… Je n’aurai peut-être jamais l’occasion de vous revoir… Je… Je vous aime toujours.

Suffoquée, arrêtée malgré elle sur la marche, au lieu de fuir, elle eut l’imprudence de dire :

— Ce n’est pas vrai ! au lieu de manifester son indignation.

À ce mot, lui fut certain qu’elle l’aimait. Mais elle avait eu le temps de se ressaisir. Elle se redressa et dit :

— Monsieur !… d’un air suffisamment blessé, cette fois-ci.

Elle monta vite. Il redescendit.

Pendant qu’elle attendait son tour, dans le salon du dentiste, en face des deux dames au pastel, elle se disait : « Je vais en finir aujourd’hui avec ces satanées dents. Je ne puis plus revenir ici. »

Stanislas de Wielosowsky lui proposa :

— Pendant que nous y sommes, nous ferions peut-être bien de procéder à un petit nettoyage complet.

— Oh ! croyez-vous que ce soit bien nécessaire ? J’avais justement l’intention de vous prier de terminer.

— C’est une mesure préventive. Mieux vaut profiter de la belle saison, pour vous éviter de vous déplacer pendant l’hiver… Votre dentition est très susceptible.

Elle palpitait sous ces paroles d’apparence anodine. Elle sentait du froid aux extrémités de ses pieds et à ses mains. Ce n’était pas elle qui décidait de son sort, en ce moment-ci. Elle avait dit consciencieusement qu’elle voulait en finir.

— Et cela demandera longtemps ?… C’est que voyez-vous, je ne pourrai plus guère venir.

— Une seule séance, dit-il. La prochaine fois, nous terminerons tout cela.