Mademoiselle Cloque/14
xiv
EXTRÉMITÉS
Elles passèrent cinq mois dans une pension suisse au bord du lac des Quatre-Cantons, adonnées, par ordre du médecin, à un régime excellent pour la jeune fille et qui fatiguait la tante. Chaque jour, on allait prendre le repas de midi à la succursale située dans la montagne. C’était une petite ascension de trois kilomètres en belle route, avec la vue du lac sans presque aucune interruption. Les couleurs remontaient aux joues et aux lèvres de Geneviève ; Mlle Cloque soufflait et se plaignait d’avoir un cœur de poulet. Elle demandait à Dieu de le lui laisser battre jusqu’à temps que sa nièce fût ressuscitée. Et elle tricotait des jambes, bien courageusement, le long des lacets poudreux de ce beau chemin.
On revenait par une diligence où il y avait des prêtres très sales, en pantalon et en chapeau de paille, et qui fumaient des cigares nauséabonds. La roue, paralysée par le « sabot », labourait le sol incliné en soulevant des nuages de poussière. Geneviève attentive à toutes choses, comme une enfant, se disait en ballon, bien au-dessus de la terre, et quand les nues s’entr’ouvraient sur la perspective magnifique et vertigineuse, elle s’aggrippait au bras de sa tante :
— Regarde là-bas, là-bas, dans le fond, comme c’est beau ! Comme c’est bon !…
La voiture, à son gré, n’allait jamais assez vite.
Les jolies montagnes se miraient avec des complaisances de femmes, à la surface polie des eaux couleur d’olive, tandis que derrière leur écran, un ciel de lilas et d’oranges se livrait à d’éclatantes débauches.
Les soirées étaient belles et douces. Dans le petit salon, on dansait quelquefois. Ou bien on allait s’asseoir et causer en rêvant, au bord de l’eau toujours lumineuse, même les nuits où l’on est privé du plaisir de la lune.
Geneviève avait été demandée deux fois en mariage. D’abord par un Genevois assez riche, très convenable et protestant, que l’on avait écarté aussitôt. Ensuite par un jeune substitut de la Vendée, voyageant avec sa famille, et qui, à l’énoncé de la dot, était parti.
Ni à l’une ni à l’autre de ces propositions, Geneviève ne s’était révoltée. Sa forte raison renaissait avec la santé. Le va-et-vient constant des touristes cosmopolites élargissait le monde à ses yeux. Elle avait dit à sa tante :
— Ah ! si on pouvait voyager toujours !…
Le souvenir du passé n’était plus assez vif pour qu’elle désirât même s’en entretenir. Une seule allusion y avait été risquée au moment de l’arrivée de plusieurs familles françaises :
— Ce serait drôle, avait dit Geneviève, qu’ils aient l’idée de venir faire leur voyage de noces par ici…
Tout allait si bien qu’on avait prolongé le séjour jusqu’aux extrêmes limites de la saison.
Ces demoiselles ne rentrèrent à Tours qu’en octobre.
Ce fut tout juste si on les reconnut.
— Ah ! bien ! s’écria Mariette en recevant Geneviève au bas du marchepied de l’omnibus, ça se voit que vous n’avez pas mangé de la vache enragée dans vos pays !
Mais, en apercevant les cheveux tout blancs et la figure de la tante, elle mâchonna cette réflexion :
— C’est celle-là qui a avalé tout le mauvais air.
Il se trouva des gens pour remarquer que, dès le lendemain de son retour, Mlle Cloque avait été chez son banquier, place d’Aumont, avant d’aller à la messe. La rue de la Bourde, excitée par le long voyage en Suisse, prétendait que c’était « un fameux coup pour la vieille fille d’avoir mis tant d’argent à l’étranger pour marier sa demoiselle et d’être revenue bredouille : »
— Faut être orgueilleux pour aller chercher si loin !
— Ça veut des princes, on est bien obligé d’aller en dénicher là où il y en a…
— Dame ! quand on a été rebutée par un comte, c’est bien le moins qu’on prenne un marquis pour en effacer l’affront…
— Il y en a qui commenceraient par payer leur dû…
— Pas possible !… Qui est-ce qui vous a dit ça ?
— Eh bien ! et la Pelet pourquoi donc qu’elle est faite ? C’est cette pauvre Mme Loupaing qui en est pour ses deux termes de juillet et d’octobre.
— Autrement dit : c’est les Loupaing qui paient le voyage.
Mlle Cloque, en froissant quelques billets de banque qu’elle repliait avec soin dans son porte-carte, demanda à Mariette si le propriétaire serait chez lui dans l’après-midi.
— C’est-il pour lui porter de l’argent ? dit Mariette. Eh ! pardi, ne vous dépêchez donc point, un coup que le terme est passé. Il ne réclame rien : allez donc au plus pressé.
— Au plus pressé ? dit Mlle Cloque.
— Bien sûr ! n’y a-t-il pas la couturière qui est venue ici trois fois le mois dernier, avec sa note, rapport aux costumes de voyage de Mademoiselle ? Ah ! dame ! les déplacements, les voyages économiques, ça n’est pas pour rien !… Elle a dit qu’elle reviendrait tantôt, du moment que ces demoiselles étaient arrivées.
— C’est bon ! c’est bon ! fit Mlle Cloque en s’asseyant précipitamment.
— Faut-il bien vous faire de la bile comme ça, Mademoiselle ! Profitez donc de ce que votre propriétaire est gentil. Il a arrosé votre parterre tous les jours. L’autre matin je l’ai pris qui béchottait le massif de rosiers. Il n’y a pas d’homme plus comme il faut quand il s’agit de vous et de Mademoiselle. « Son loyer ? qu’il me disait encore, hier au soir, à la brune, son loyer ? est-ce que j’ai une figure à pressurer le monde ? On est au-dessus de ça ; on est au-dessus de ça ! »
— Ah !… il vous a dit ?…
Ainsi Loupaing s’était flatté de faire des générosités à sa locataire ! On savait qu’elle avait deux termes en retard ! Comment avait-elle commis l’imprudence de croire à l’amitié dont l’accablait Loupaing ? Comment en était-elle arrivée à ne se point gêner pour lui écrire au mois de juillet : « Nous sommes si loin… à cause des formalités d’expédition, voulez-vous garder ma quittance jusqu’à notre retour ? »
Et, ne pensant plus qu’au bien-être immédiat de sa nièce, elle avait consacré à un prolongement de séjour la somme due à Loupaing. Elle venait de toucher en arrivant quelques petits coupons qu’elle pensait lui verser en acompte. Mais elle avait oublié la couturière : les costumes supplémentaires commandés en hâte, pour partir au plus vite, quand c’était pour Genevière une « question de vie ou de mort ! » Comment se tirer de là ?
Plutôt que d’avoir des obligations à Loupaing, elle résolut de s’entendre avec la couturière. Mais celle-ci surprit ces demoiselles pendant le déjeuner, étant entrée parle porche de la plomberie. Sans même passer par la cuisine, et de l’air égaré d’une personne qui vient pour la première fois, elle se présenta par la porte-fenêtre entr’ouverte au doux soleil de la fin d’octobre.
— Ah ! pardon ! mesdemoiselles, je vous dérange ? Je reviendrai.
— Mais non, mais non ! entrez donc !
— Mon Dieu ! que je suis donc fâchée ! Voilà ce que c’est quand on ne connaît pas les habitudes… C’était pour prendre les nouvelles commandes de ces demoiselles… Vous avez fait un bon voyage, au moins ? Et alors, j’avais apporté en même temps la petite note…
Mlle Cloque, ordonnée comme les gens de fortune extrêmement modeste, n’avait jamais fait attendre un fournisseur. Confesser sa gêne devant Geneviève qui en était la cause involontaire, lui répugnait particulièrement. Son mouvement d’ailleurs fut plus prompt que sa pensée. Elle avait l’argent sur elle : elle paya, séance tenante, devant Mariette qui acquiesçait de la tête.
— Mariette, fit Mlle Cloque, dès que fût partie la couturière, je vous avais dit d’aller demander à Loupaing un rendez-vous pour cet après-midi : je suis sûre que vous n’en avez rien fait ?
— Bien sûr que non, Mademoiselle ; on n’était-il pas d’accord que c’était pas la peine ?
— Je ne vous demande pas votre avis. Vous allez me faire le plaisir d’aller tout de suite chez lui et le prier de me dire à quelle heure il pourra me recevoir.
— C’est bon ! Mademoiselle, c’est bon ! On y va. Que je vous mette votre dessert au moins…
Ces demoiselles se levaient de table, quand elles virent la bonne entr’ouvant la porte devant le conseiller municipal flanqué de sa mère et de sa femme.
Mlle Cloque n’eût que le temps de dire à Geneviève :
— Sauve-toi, mon enfant, nous allons parler d’affaires.
Elle avait compté sur une demi-heure, après son déjeuner, pour trouver une façon de confesser au propriétaire ses embarras momentanés.
— Ah ! bien ! fit la mère Loupaing qui montra son nez la première, faut espérer que c’est pas nous qui faisons en aller votre petite demoiselle… On en serait bien au regret.
Mlle Cloque répondit au hasard :
— Elle n’était pas habillée… Excusez-la.
— On peut dire qu’elle a profité, elle au moins, pendant son voyage d’agrément ! Je la montrais à ma bru, ce matin, par la fenêtre ; c’est-il pas vrai, Victorine ? Eh ! nom d’un petit bonhomme ! que je lui disais, ça fait-il une belle fille à cette heure : elle serait capable de donner envie à un grenadier…
— On a voulu vous dire un petit bonjour, mademoiselle Cloque, disait modestement la bru.
Le conseiller avait mis une jaquette, une chemise blanche, une petite cravate noire au nœud soigné. Il était propre. Il ôta son chapeau :
— Nous voilà. On vient vous dire qu’on n’est pas fâché de se revoir, entre amis. Dame ! vous avez fichu le camp bougrement loin, à ce qu’il paraît ! Il n’y a que les millionnaires pour aller dans ces sacrés pays-là. Mais ça ne fait rien, pas vrai ? on est encore mieux chez soi, et plus à l’économie ?
— Nous ne revenons pas de si loin, monsieur Loupaing ! dit Mlle Cloque en les priant de s’asseoir, mais le médecin m’avait prévenue qu’il y allait de la vie de la petite si je ne me décidais pas au sacrifice de ce voyage…
— Voyez ce que c’est ! tout de même, prononça la mère Loupaing ; ils ne savent qu’inventer au jour d’aujourd’hui pour transvaser l’argent en dehors de la frontière. Si on avait dû mourir, de notre temps, nous autres, sous peine d’aller en Suisse, où est-ce que nous serions, mes bons amis ? Les temps changent…
— Il n’y a qu’une chose qui ne change point, dit Victorine, c’est la cherté de la vie.
— Dame, si ! observa le plombier, puisqu’elle augmente…
Les trois Loupaing eurent la gorge secouée d’un rire commun.
Mlle Cloque, pour couper court aux allusions, résolut d’aborder directement le sujet qu’elle sentait présent, sous chacun de leurs termes, à l’esprit de ses propriétaires. L’appréhension lui en ébranlait tous les membres.
— Monsieur Loupaing, prononça-t-elle, d’une voix qui, pour la première fois de sa vie, chevrotait de crainte, je vous ai demandé un entretien pour vous parler de mon retard à vous régler…
Loupaing l’interrompit d’un geste :
— Des bêtises ! Allez-vous pas me parler de ces histoires-là, comme si on en était de l’un à l’autre à un sou près ? Eh bien ! et l’amitié, alors, à quoi donc qu’elle est bonne ? voulez-vous me le dire ?
— C’est que… dit-elle, sans trop savoir où elle allait, c’est que les bons comptes font les bons amis…
— On établira ses comptes ! ça n’est pas bien difficile. J’ai-t-il pas de l’inquiétude ? Ah ! là, là ! Mon argent est aussi bien placé dans votre armoire que dans la mienne. Du moment qu’on vous tient ! J’espère bien, au moins, que vous n’êtes pas repartie pour les grandes Indes ! Vous n’allez pas vous remettre en chasse, à présent que vous voilà rentrée à la niche ? Eh bien ! si ça vous arrange de ne pas me payer, moi, ça m’arrange ; et puisque je vois que ça peut vous rendre service…
Il s’arrêta sur ce mot qui resta suspendu sur le silence et retomba en petites gouttelettes torturantes sur toute la surface de la sensibilité de Mlle Cloque.
Sa nature se révoltait ; son corps se soulevait pour protester, pour refuser l’humiliation que lui infligeait en pleine figure ce butor, et avec un raffinement qui sentait la préméditation.
Mais elle ne répliquait rien. Ce service qu’il lui offrait de plein gré, spontanément, n’était-ce pas celui qu’elle se proposait de lui demander elle-même ? Tandis que le mot résonnait encore dans la pièce, elle pensait qu’il eût été pourtant moins pénible d’implorer que de recevoir ainsi.
Loupaing ne sut pas cacher son triomphe. Sa joie montra qu’il n’avait eu que des présomptions sur les embarras d’argent de sa locataire et que la confirmation qu’il en recevait flattait ses desseins secrets.
Il se leva, la figure illuminée, et posa la main sur son cœur :
— Je mentirais si je disais le contraire, mademoiselle Cloque : j’ai du plaisir à vous être agréable.
La malheureuse baissait la tête et ne disait rien ; son être physique refusait tout secours.
Il profita de cette faiblesse de vieillard pour mettre les pieds dans le plat. Il l’accabla.
Il s’approcha d’elle, les deux mains dans les poches, et se baissa pour lui parler sous le nez :
— Je savais ça ! dit-il. On n’a qu’un œil, mais c’est le bon ! Dame ! dans la vie, il y a des haut et des bas… Ah ! sacrédié ! vous avez mis du temps à reconnaître que j’étais un ami ! Je vous avais-t-il pas dit : topez-là ! Vous vous en souvenez bien ?
Elle fit un violent effort sur elle-même, et reprenant ses sens, elle se releva :
— Ah ! çà, voyons, dit-elle, monsieur Loupaing, il ne faudrait pas croire qu’il y a péril en la demeure ! Je veux bien user de votre obligeance à me donner quelques… semaines, quelques mois tout au plus de répit pour le paiement de mon loyer ; mais vous serez payé, n’en doutez pas… Mes coupons de novembre et ceux de janvier…
Il ricana :
— Vous y tenez donc bien ?… Vous y tenez donc tant que ça ?
Elle le regardait avec des yeux ronds de poule mourante :
— Je tiens à quoi ? à quoi ?
— Mais à me payer, donc !… Voyons, il y a pourtant bien des moyens de s’arranger… quand on se cause d’ami à ami !…
— Quels moyens de s’arranger ? fit-elle, ahurie.
Il avait arraché une de ses mains à son pantalon ; il fut sur le point d’en toucher, d’un geste goguenard, l’épaule de Mlle Cloque :
— Faites donc pas la bête !
Elle bondit.
— Monsieur Loupaing !
L’indignation lui étouffa toute réflexion.
— Allons ! dit-il, allons ! tout beau ! Vous voilà partie comme une soupe au lait !…
Et, se retournant vers les deux femmes, d’un ton admiratif :
— C’est-il du sang ! nom d’un tuyau ! C’est-il du sang qu’il y a dans cette famille-là ! Je vous l’ai-t-il pas toujours dit ?
La mère Loupaing et sa bru, embarrassées, baissaient les yeux.
De sa main libre, le plombier fendit l’air tout autour de lui, comme s’il prenait à témoin un nombreux auditoire :
— Voilà ce qu’il y a. Moi, je suis carré ; je n’aime pas à tourner autour du pot. C’est rapport à votre nièce…
— Ma nièce ! s’écria Mlle Cloque.
— Bien sûr ; c’est pas du pape que j’ai à vous parler. Eh bien ! là, en deux mots ; j’ai quelqu’un à vous proposer.
— À me proposer ?… mais pour quoi ? Seigneur Jésus ! Je ne vous comprends pas.
— Tonnerre de D… ! Vous ne me comprenez pas ! Comment donc qu’il faut vous parler ?
Les deux femmes firent simultanément un geste destiné à l’apaiser. La mère crut même devoir dire :
— Mon fils, prends garde ! Tu vas aller contre ce que tu veux !
Victorine ajouta :
— Elle est si comme il faut, cette petite demoiselle ! On a tant de respect pour elle à la maison !
Mlle Cloque se tenait le cœur à poignée. Elle croyait que toute sa machine intérieure allait se rompre.
Loupaing adoucit subitement sa voix, et modula sur un ton de gamin qui demande du sucre :
— C’est pour mon beau-frère, le frère à ma femme, un honnête garçon qui est bien établi.
D’un bond, Mlle Cloque fut debout. Jamais la colère ne lui était montée si prompte et si incoercible. Elle ne se possédait plus :
— Fichez-moi la paix ! s’écria-t-elle. Allez-vous-en ! allez-vous-en ! que je n’entende plus jamais parler de vous !… Je vais vous payer. Votre compte sera réglé ce soir ! Mais que je ne vous voie plus, entendez-vous ? Que je ne revoie jamais vos figures !
Les deux femmes s’étaient levées. Victorine avait gagné aussitôt la porte qu’elle tenait entr’ouverte. Aux cris de sa maîtresse, Mariette, qui n’était pas loin, entre-bâillait aussi la porte du côté de la cuisine. Le courant d’air emporta le journal déplié sur la table.
Loupaing n’était pas fier en face de la sincérité et de l’absolutisme de cette indignation. Il n’était pas brave. Ce fut la mère qui osa parler :
— C’est pas la peine de nous faire un affront. On n’a pas eu l’idée de vous offenser. C’était une chose qui nous plaisait ; on a voulu s’en expliquer, c’est pas plus méchant que ça… Pardi, on sait bien que vous n’estimez pas les travailleurs : c’est plutôt la dorure qui vous tape dans l’œil ; mais c’est comme pour le reste : faut y mettre le prix. Vous n’êtes pas non plus sans savoir, comme dit cet autre, que faute de grives on mange des merles ? Peut-être bien qu’un jour vous ne serez point si faraude… Mais parle donc, toi aussi, ajouta-t-elle en secouant le bras de son fils qui restait coi.
— Qu’est-ce que tu veux que je dise ? fit-il. On a peut-être bien eu tort : je vous l’avais-il pas dit aussi que ça n’irait pas comme on voudrait ?
— Mais cause-lui donc, dis-lui donc quelque chose à elle, avant de t’en aller, pour raccommoder les affaires !
Mariette soutenait sa maîtresse ; elle la posa, pâle comme une morte, sur son fauteuil. Mlle Cloque dardait néanmoins des yeux furieux qui continuaient de dire : « Allez-vous-en ! allez-vous-en ! »
Loupaing rassembla tous ses moyens et prononça :
— Nom de D… ! C’est vexant.
Et il mit son chapeau.
Sa mère haussa les épaules. Mais tous trois sortirent.
On crut que Mlle Cloque allait mourir. On envoya chercher Cornet et l’abbé Moisan. Ils étaient là tous les deux quand vint le marquis d’Aubrebie. Elle les pria de la laisser un instant avec celui-ci. Ce fut à son vieux mécréant d’ami qu’elle demanda le service de lui avancer de quoi payer le propriétaire. M. d’Aubrebie faillit l’embrasser de joie :
— Enfin ! dit-il, je vais donc être bon à quelque chose !
Le plaisir réel qu’il montra à lui être utile la soulagea de l’amertume immense qu’elle éprouvait.
— Ah ! dit-elle, en lui tendant sa vieille main brûlante, quand je serai morte, je serai plus près du bon Dieu pour lui parler de vous.
On fit revenir le prêtre et le médecin. Elle leur raconta elle-même ce qui s’était passé.
On l’avait couchée. Dans l’ombre des rideaux de cretonne, sous un bonnet blanc, sa figure blême paraissait toute menue ; ses cheveux relevés lui découvraient un grand front sec et bombé sous lequel les deux yeux creux s’enfonçaient comme des portes sombres.
— Un dôme d’église ! faisait remarquer l’abbé.
Quand elle eut senti qu’elle survivrait à cette secousse, elle se reprit à espérer. Elle dit presque en souriant à Cornet :
— Allez-vous me faire une ordonnance cette fois-ci ?
Il versait des gouttes de substance inconnue dans un verre d’eau. Il griffonna un mot sur un bout de papier et le lui tendit :
Elle lut : « Marier la petite. »
L’abbé demanda à voir et applaudit. Le marquis donna aussi son approbation. Elle comprit par là qu’ils voyaient tous la mort à son chevet, et qu’il était urgent de régler le sort de Geneviève et de la soustraire à des entreprises matrimoniales telles que l’on venait d’en subir.
M. Moisan qui s’entêtait dans sa proposition déjà ancienne, se pencha à son oreille :
— Voulez-vous que je lui écrive ?
— À qui ? dit-elle.
— À mon petit notaire… Simple entrevue… engage à rien ?…
Le masque de la vieille imaginative se modela selon l’expression d’une pesante tristesse. Ce n’était pas d’un petit notaire qu’elle avait rêvé pour sa nièce ! Cependant l’abominable tentative des Loupaing lui avait montré les extrémités où l’on pouvait tomber. Avec les quelques sous qu’elle laisserait à Geneviève, on mettait en fuite un substitut vendéen, et on était convoitée par un plâtrier « bien établi ». Sous le « dôme » de son grand front décharné, Mlle Cloque réfléchissait, comme dans toutes les occasions critiques de sa vie, aux paroles de Chateaubriand.
— La médiocrité… prononça-t-elle, à demi-voix, se parlant à elle-même.
— S’il vous plaît ? fit l’abbé qui avait mal entendu.
— Je dis que j’en parlerai à la petite, monsieur l’abbé. Quand vous reviendrez me voir, nous reprendrons cela.
Mais un long temps s’écoula avant qu’elle consentît à revenir sur ce sujet. « Quand je serai tout à fait mieux », disait-elle. Et, comme elle s’acharnait à remordre à la vie, ses amis attendaient. Quand elle alla mieux, ce fut Geneviève qui manqua d’empressement. Pour peu qu’on insistât, la jeune fille menaçait de rentrer au couvent, de se faire religieuse. Secrètement, sa tante préférait cette solution, mais elle n’osait le dire.
Elles passèrent encore un triste hiver, dans la chambre de cretonne, entre la fenêtre de la rue de la Bourde et celle d’où l’on voyait Loupaing dont l’hostilité réouverte se manifestait à toute occasion, plus vive que jamais.
Il avait envoyé la note du petit toit de zinc posé par lui au hangar, et, faute d’un acquittement immédiat, il était venu en personne, avec des marteaux et des tenailles, un jour d’averse, et il avait arraché le toit. Les volailles geignaient sous la pluie ; la provision de bois était trempée. Mariette terrorisée n’osait même plus passer par le porche de la rue de l’Arsenal, elle avait cessé momentanément de parler aux femmes.
Il fit froid. Au travers des branches dénudées du catalpa, on vit un matin la double vasque de la fontaine pleurant des larmes immobiles sur le bassin glacé, où, par hasard, un balai était pris. Durant de longues semaines, on regarda chaque jour ce balai au long manche incliné et gênant. Quelquefois, après l’heure du déjeuner, le dimanche, on apercevait le voisin, le cou entouré d’un cache-nez, frappant du pied le sol coriace, s’exercer contre le bâton et l’abandonner en hochant la tête.
La neige vint doubler l’épaisseur des branches, et le manche à balai aussi se hérissa de la pure fourrure. Les moineaux s’approchaient, en pépiant, de la fenêtre où l’on répandait de la croûte de pain, et Geneviève avait des frissons à les voir poser sur la neige leurs petites pattes si fines. Pour couper le temps et occuper la jeune fille, on lui faisait préparer du thé vers les quatre heures, au moment où venait M. d’Aubrebie. Bien longtemps avant l’heure, l’eau, dans la bouillotte, au coin du feu, chantait. On se levait, à de fréquentes reprises, pour éloigner un peu la bouillotte. Noël et le jour de l’an, avec les almanachs, les catalogues et les publications illustrées, singulière période d’énervement joyeux pour les familles nombreuses, n’apportèrent aux deux pauvres femmes que des tristesses, en leur rendant l’isolement plus sensible et en les forçant, à cause des souhaits et des vœux, à penser davantage à l’avenir.
Enfin, le balai fut retiré de l’eau ; on nagea quelque temps dans la boue gluante ; le soleil revint. L’abbé Moisan, ayant reçu de Monseigneur l’assurance qu’il serait maintenu dans ses fonctions de chapelain, pour la nouvelle église, et logé, répandait la joie autour de lui. M. d’Aubrebie apportait à Geneviève des bouquets de violettes. Et elle dit un jour que l’état de religieuse lui faisait peur.
— Alors il faut te marier, mon enfant.
À ce mot elle avait des tremblements et on entendait se choquer ses dents de nacre.
— Enfin, soupira-t-elle, il faudra bien !… Mais, d’abord, comment s’appelle-t-il, votre monsieur ?
— Jules Giraud…
Ce seul nom fut la cause d’un retard de trois semaines. On la traita de folle ; on lui dit qu’il était honteux d’avoir, à son âge et dans sa situation, des répugnances aussi puériles. Rien n’y fit. On crut tout perdu.
Elle ne concevait pas qu’on épousât un homme qui s’appelait Jules Giraud. D’abord ce prénom de Jules lui avait toujours porté sur les nerfs ; c’était un nom absurde, tout à fait idiot.
Elle était prête à passer sur bien des choses désagréables : qu’elle habitât un « trou », elle s’en moquait pas mal ; que son mari fût notaire ou épicier, c’était bien le cadet de ses soucis ; mais de crier le nom de Jules du haut en bas de l’escalier, ou dans un jardin, lui semblait au-dessus de ses forces. « Giraud, » çà, autant n’en pas parler, c’était franchement commun, c’était le plus plat des noms. Mais elle reconnaissait qu’elle n’était elle-même qu’une pauvre petite bourgeoise au nom très médiocre, presque drôle, et qui faisait rire, au couvent, les premières années ; cela n’était rien. Ce qui importait c’était le nom qui doit être inséparable de toutes les expressions de tendresse, sans lesquelles elle n’imaginait pas le mariage.
Le marquis lui vantait « Jules » César. Elle répondait en objectant : « Jules » Grévy, « Jules » Ferry.
— Le fait est… disait Mlle Cloque, qui avait ces hommes en horreur.
À cause de ces deux personnages, peu s’en fallut qu’elle ne fût de l’avis de sa nièce.
Tout d’un coup, Geneviève se décida, comme les enfants prennent le parti de se faire arracher une dent. L’abbé écrivit. Le notaire était toujours prêt. Une entrevue fut convenue. Toutefois on la remit encore, parce qu’on voulait avoir auparavant la photographie du jeune homme. On l’obtint. Il n’était ni bien ni mal.
— C’est ce qu’il faut, dit Geneviève.
Mais elle grimaçait presque, en prononçant ces mots. On eût dit qu’elle étouffait une sombre colère.
— Voyons ! ma fille, personne n’exige que tu te fasses violence…
— Mais non ! mais non ! je t’assure que je suis décidée.
L’entrevue fut fixée au premier jeudi de mai, boulevard Béranger, au concert de la musique militaire. C’était le seul endroit où l’on pût se rencontrer comme par hasard, et passer inaperçus, au milieu de la foule.
Ces demoiselles arrivèrent les premières, très agitées, depuis longtemps préparées, et se croyant en retard. Les musiciens n’étaient pas là encore. Quelques rangées de chaises seulement étaient occupées par les fanatiques. Elles eurent tout loisir pour le choix de leurs places. Elles s’ingénièrent à ne se fixer ni trop près de la musique, ni trop loin. Il fallait pouvoir causer sans être gênés par des voisins entassés chaise contre chaise, éviter aussi de se planter au beau milieu d’une clairière, ou bien d’aller se reléguer aux endroits éloignés où l’on n’a pas l’air de venir pour la musique. Cependant il était non moins nécessaire que ces messieurs, à leur arrivée, les aperçussent aisément. Il ne manquerait plus qu’elles fussent obligées de leur faire signe !
Elles tâtonnaient ; Geneviève énervée dit :
— Mettons-nous là ! mettons-nous là, n’importe où.
Elles s’assirent. Elles étaient l’une et l’autre de mauvaise humeur. Mlle Cloque reprochait à sa nièce le peu de frais de sa toilette.
— Peuh ! si tu crois qu’on s’y connaît à la Celle-Saint-Avant !…
C’était le nom du petit endroit où Jules Giraud était notaire.
— Mais, mon enfant, ce jeune homme a peut-être été à Paris ?
— Allons donc ! est-ce que l’abbé ne nous a pas dit qu’il avait été clerc à Châtellerault ? Il n’a seulement pas fait son droit…
Mlle Cloque avait pris la précaution de garder deux chaises auprès d’elle :
— Ça fait, dit Geneviève, que si l’on nous voit, il sera clair comme le jour que nous attendons quelqu’un !
— Mais enfin ! ma pauvre enfant, comment veux-tu nous arranger, aussi ! Et s’il n’y a plus de places auprès de nous quand ils arriveront : faudra-t-il que ce soit nous qui nous dérangions pour les suivre ?
En l’espace de quelques minutes, le mail se garnit. La double rangée des grands ormes balançait ses hautes branches à l’air agréable de mai. Les chaussées, de chaque côté du large terre-plein, portaient une foule déjà compacte. Aux fenêtres de jolies maisons donnant sur le boulevard, paraissaient quelques femmes accoudées. À une centaine de mètres à peine, en tournant un peu la tête, on pouvait apercevoir, entre deux bouquets d’arbres du parc, la frise de faïence courant au-dessous d’une balustrade à l’italienne, qui décorait l’hôtel de Grenaille. Il venait, des jardins voisins, des odeurs de clématite et de chèvrefeuille.
— Tiens ! voici Mlle Cloque et sa charmante jeune fille ! prononça la voix grasse de M. l’abbé Moisan. Mesdemoiselles, voulez-vous me permettre de vous présenter mon bon ami, M. Jules Giraud, qui était précisément en train de faire avec moi un petit tour de promenade ?
— Si Monsieur veut bien s’asseoir ? dit Mlle Cloque, nous avons justement deux chaises à côté de nous, où nous avions déposé nos mantilles.
« Mon Dieu ! mon Dieu ! pensait Geneviève, est-il possible de parler comme cela ! Mieux vaudrait dire carrément que l’on s’attend, que de prendre des détours si maladroits. »
Elle avait vu, tout en blâmant le langage de sa tante, que le notaire avait les cheveux frisés, ce qu’elle n’aimait pas du tout. En outre, il portait un lorgnon de myope, d’un numéro assez fort, qui déformait complétement les yeux quand on le regardait de face. Elle pensa :
« C’est horrible : on dirait deux huîtres ouvertes. »
Sa barbe était assez bien, entière, blonde et frisée ; mais il sortait de chez le coiffeur qui lui avait rasé les joues à la tondeuse. Elle le jugea stupide d’avoir été le chez le coiffeur avant de venir au rendez-vous. Il avait d’assez jolies dents très blanches, mais presque point de lèvres ni de moustache : une espèce de malheureux petit bout de duvet d’un blond si clair qu’on aurait dit qu’il était blanc, et dont trois ou quatre poils, un peu plus longs, descendaient de chaque côté de la bouche.
« Jamais, pensa Geneviève, je ne me laisserai embrasser par cet homme-là. »
Il était en redingote, soigneusement boutonnée, et en chapeau haut de forme.
« Eh bien ! se dit la jeune fille, comment serait-il, s’il venait officiellement demander ma main ? »
Il était surtout terriblement ému. On sentait sa crainte de laisser échapper quelque sottise devant Geneviève, dans le premier moment, et il parlait à la tante aussi troublée que lui.
L’abbé Moisan entretenait Geneviève qui n’écoutait que le notaire lancé à bride abattue à la conquête de Mlle Cloque. Dans sa précipitation, le malheureux conservait son lent parler tourangeau aux consonnes lourdes, aux voyelles de brebis bêlante. Geneviève saisit au vol les mots d’ « hiver rigoureux », de « saison plus propice » et « d’air printanier ».
« Il est trop bête, non, décidément, il est trop bête ! »
Combien de fois s’était-elle moquée, à Marmoutier, de ces expressions endimanchées où excellaient les filles de parvenus !
Mlle Cloque s’étant ressaisie, avait dirigé le notaire sur une voie plus intéressante, et il donnait la description de la Celle-Sant-Avant. La musique militaire entamait un pas redoublé, et, dans l’intervalle des éclats de piston, on entendait des « excellente étude… frais généraux… amortissement… vignobles et sapinières… grande voie ferrée… clientèle du château… société de l’endroit… » Il faisait valoir sa marchandise.
Geneviève se refusait à admettre que l’on pût parler de ces choses-là de prime abord, comme au marché.
Mlle Cloque ayant osé une allusion discrète aux « principes religieux », il parla de « sa vieille mère » ; il s’étendit sur des détails intimes que personne ne lui demandait. Il prononça quelques mots dont Geneviève ignorait complètement la signification : « cadastre » et « main-levée d’hypothèque légale ». Ces termes, qui eussent pu lui être très désagréables, lui donnèrent cependant à entendre que cet homme possédait des connaissances techniques, une sorte de science, quelque chose enfin qui le releva un peu à ses yeux. Mais quelle idée d’aller parler de cela à une vieille fille qu’on n’a jamais vue !
L’abbé Moisan jugea qu’il était temps d’opérer un contact entre les deux principaux intéressés. Il remua son siège, le posa de biais, cogna contre des chaises voisines qu’on recula complaisamment par égard pour un ecclésiastique ; il parvint à faire vis-à-vis au notaire et lui tapa sur le genou :
— Eh bien ! dit-il, j’espère que vous êtes à votre affaire : on sait que vous vous y connaissez en musique !
— Oh ! oh ! fit modestement le notaire.
— Monsieur est musicien ? demanda Mlle Cloque.
— Oh ! mon Dieu, Mademoiselle, je râcle un peu de violon… comme tout le monde…
— Comme tout le monde !… dit l’abbé, ah ! que non pas ! Ce n’est pas déjà si commun.
— Et vous, Mademoiselle, dit le jeune homme à Geneviève, vous êtes musicienne aussi, sans doute ?…
C’était la première parole qu’il lui adressait.
Sa voix trébuchait sur un imperceptible trémolo, et, comme il s’était commandé de profiter de cette occasion de parler, il avait débité cette phrase sans aucun naturel, mais au contraire. du ton le plus haïssable dans le genre commun et convenu.
Geneviève n’était aucunement intimidée : elle sentait clairement sa supériorité sur cet homme. Elle n’éprouvait point de pitié pour lui, malgré que son émotion fût touchante. Elle le détestait simplement d’être si bête.
— Je fais de la musique de temps en temps, dit-elle sans complaisance. J’ai surtout aimé cela autrefois. Mais, maintenant !…
Elle eut un petit geste qui signifiait : « Maintenant, vous savez, ce que ça m’est égal !… »
Il la regardait en écoutant sa réponse, et, par une sorte d’attention indéfinissable, il avait ôté son binocle. Elle lui en sut presque gré, car ses yeux ainsi étaient moins laids, quoiqu’il les fermât à demi, et que le double sillon rose creusé par la pince, à la racine du nez, donnât à leurs environs l’aspect pénible d’une blessure. Ils contenaient une telle crainte de la minute présente, un tel désir de ne pas inspirer d’antipathie, une si franche admiration des deux créatures dont on lui avait des années durant vanté les mérites, enfin un si vif sentiment de sa propre petitesse en face de cette jeune fille distinguée, que le cœur de Geneviève fut un moment ébranlé. Elle se dit : « Comme il doit être bon ! » Mais aussitôt : « Jamais je n’aimerai cette tête-là ! »
Elle n’ajouta rien à sa petite réponse sèche. Il comprit qu’il lui avait déplu dès le premier coup d’œil. Cela acheva de le démoraliser. Il fallait parler. Il hasarda une réflexion qui parut saugrenue, à propos de la Marche Indienne de Sellénick accueillie autour d’eux par des applaudissements. Geneviève en conclut que, comme musicien, il était bon à conduire les noces de village ; et elle le vit, en imagination, faisant grincer l’archet sur son instrument.
Mlle Cloque qui découvrait au notaire des qualités sérieuses sans toutefois être séduite par un homme aussi simple, demeurait fort embarrassée. L’abbé s’efforçait d’insuffler de la chaleur dans l’entretien ; à défaut de paroles heureuses, il remuait sans cesse, de sorte qu’on remplissait les vides par de petites réflexions sans aucune portée : « Oh ! pardon, Mademoiselle !… J’ai failli vous marcher sur le pied… On est beaucoup mieux ainsi… Je n’aime pas entendre la musique de trop près… Si je me mets comme cela, je vais tourner le dos à ces dames !… Nous aurons peut-être trouvé le moyen de nous caser, quand le concert sera fini… » On faisait tout ce qu’on pouvait pour sourire à chaque mot.
L’abbé remua si bien que les deux jeunes gens finirent par se trouver l’un à côté de l’autre. Alors, il accapara la tante afin de leur permettre de causer tous les deux.
Jules Giraud prit un parti héroïque. Il jugea qu’il perdrait son temps à essayer de faire du luxe. Il nommait ainsi dans sa pensée les tentatives de conversation sur des sujets généraux où il faut être profond ou élégant si l’on n’est pas capable de singer l’un ou l’autre. Il dit tout franchement à Geneviève que c’était bien inutile de chercher midi à quatorze heures quand on avait très peu de temps à rester ensemble et qu’on savait très bien pourquoi l’on se voyait. Elle fut un peu surprise de cette netteté ; puis elle réfléchit vite que ce qu’il disait un peu gauchement, était précisément ce qu’elle avait pensé elle-même. Et elle l’écouta.
Il tremblait moins et s’exprimait mieux. Rien n’est tel que d’aborder de front le sujet. Il servit une partie des renseignements déjà fournis à la tante, car, livré à lui-même, il n’avait pas une grande variété de choses à dire et se bornait à ce qui lui semblait essentiel. Elle entendit à nouveau la série des « frais généraux, des vignobles et sapinières, de la grande voie ferrée et de la société de l’endroit. » Il reparla avec une piété très réelle de sa « vieille bonne femme de maman » qui pleurait de joie à l’idée d’avoir une fille. Il ne cherchait pas à attendrir, ni à surfaire quoi que ce fût ; il étalait avec sincérité le « tableau de sa situation ».
Il n’avait pas escompté l’avenir pour payer son étude. Tout était réglé ; le moindre bénéfice entrerait directement dans le ménage. Il avait tout à fait repris son assiette, il allait, il allait, sans difficulté, se sentant appuyé sur le terrain des faits positifs. De plus, et, sans posséder une sensibilité très aiguë, il devinait la jeune fille plus attentive. Elle le regardait de temps en temps d’un clin d’œil bref qui signifiait : « Oui, oui, je comprends ». Mais son regard, alangui par les longues rêveries et l’ennui, se relevait vers le lointain, semblant s’accrocher à un oiseau invisible, à une feuille d’arbre, à la frise de faïence qui se trouvait maintenant juste en face d’elle et qu’un rayon de soleil rendait étincelante.
— Maintenant, dit-il, Mademoiselle, il s’agira de savoir si tout ça vous convient ?
— Si tout ça me convient ? dit-elle, un peu comme si elle descendait d’un rêve ; mais, Monsieur, rien de tout cela ne me fait peur.
— Oh ! merci ! dit-il.
Il laissa déborder tout son bon cœur dans cette exclamation. Il était soulagé d’un poids immense. Il respira. Elle sentit une nouvelle fois l’excellence de cette nature d’homme, et le regarda, le temps d’un éclair. Il avait de petites gouttelettes qui perlaient sur la surface très blanche du front. Mais une force qui ne venait pas d’elle, et qu’elle sentait tomber on ne sait d’où, lui releva les yeux là-bas, sur le petit point brillant de la frise de faïence.
Le notaire interpréta mal la fuite de ce regard et crut comprendre qu’elle savait par l’abbé tout ce qui le concernait, et qu’elle attendait qu’il s’expliquât sur des points qui pouvaient lui « faire peur ». Il poursuivit, moitié souriant, mais une crainte revenue dans son regard implorant :
— Il faut vous dire, Mademoiselle, que nous ne sommes pas sortis de la cuisse de Jupiter. Mon « pauvre père », de son vivant, était sabotier.
Elle ne broncha pas à ce mot.
Chez lui, le Tourangeau reprit le dessus quand il ajouta sur un ton de malice traînante :
— Ce qui ne l’a pas empêché d’amasser quelques sacs d’écus…
Et il rit.
Geneviève pensait aux fleurs de la juive, à la rose de Marie-Joseph, et à la piqûre rouge au doigt… Cela avait été, là-bas, à cent mètres d’ici, une après-midi. On entendait aussi la musique militaire.
Le rire de Jules Giraud l’éveilla ; elle revint à elle et sourit par complaisance. C’était bien malgré elle, que, durant un court instant, elle avait perdu les paroles du notaire.
Il lui dit, rassuré par son sourire :
— Ça ne vous fait pas peur, ça non plus ?
— Quoi donc ?
— Oh ! dit-il, vous ne voulez pas me le faire répéter !
Elle se demanda : « Que diable a-t-il bien pu dire ?… Bah ! qu’importe ? »
Et elle continua de lui sourire en allumant un peu son œil, mais, à la façon des paresseux qui, pour s’épargner d’insister, préfèrent simuler avoir compris.
Il se laissa prendre à ce genre de léger mensonge, inconnu des êtres simples qui tiennent toujours à s’informer, et ne recueillit que le sourire et que l’œil animé qui l’avait un moment regardé en face, avec un commencement presque de familiarité.
Le galop final tirait à sa fin ; on était sur le point de se séparer. Il avait encore quelque chose à dire. Il se dépêcha, en laissant tomber sa voix. Cette fois, elle le regardait pendant qu’il parlait. Ce fut lui qui baissa les yeux :
— Mademoiselle, dit-il, c’est bien le moins que vous me connaissiez jusqu’au bout, puisqu’il s’agit de passer sa vie ensemble… Je ne veux pas vous tromper, sur rien… Eh bien, je sais qu’il y a des personnes qui sont plus ou moins difficiles, comme çà, sur les petites choses… Voilà : je me suis fait mettre deux dents fausses.
Il allait les lui montrer. Un tonnerre d’applaudissements brouilla tout. On se levait et chacun se déplaçait immédiatement. L’abbé regarda d’un œil malin les deux jeunes gens :
— Eh bien ! dit-il, il me semble que nous avons rompu la glace !… Ah ! cette jeunesse !…
Pour ne pas être remarqués, on se sépara.
Le notaire dit qu’il était enchanté d’avoir fait la connaissance de ces dames. Elles s’inclinèrent.
Elles se trouvèrent presque aussitôt nez à nez avec M. Houblon et deux de ses filles.
— Tiens ! s’écria une de celles-ci, comment ! vous étiez là ?
Le papa qui était la franchise même disait en même temps :
— Nous vous avions vues, mais comme vous étiez avec une personne étrangère, nous n’avons pas osé, vous comprenez…
— C’était un ami de M. le Chapelain.
— Parfaitement ! firent en chœur les trois Houblon, et ils affectèrent de parler d’autre chose afin de prouver leur discrétion. Les deux demoiselles Houblon qui n’étaient pas là, donnaient des leçons de musique, et celles qui étaient là ne trouvaient pas à en donner. Cela ne se disait pas et l’on ne faisait jamais allusion — par discrétion — à l’absence des deux sœurs.
Geneviève songea que son entrevue avec Jules Giraud notaire à la Celle-Saint-Avant, avait pu exciter des jalousies.