Mademoiselle Dax/I

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Texte établi par Léon SchulzHenri Jonquières et Cie (p. 1-56).




PREMIÈRE PARTIE


Van Buck : — Tu as de singulières idées sur l’éducation des femmes. Voudrais-tu qu’on les suivît ?
Valentin : — Non.
Musset.


I


Ce jour-là, 25 juillet 1904, vingtième anniversaire de sa naissance, mademoiselle Alice Dax, chaperonnée d’une femme de chambre, sortit de bonne heure à pied, pour aller à confesse.

Il faisait lourd ; des nuages bas pesaient sur la ville. L’été lyonnais s’annonçait tel qu’il est souvent, gros d’orages et d’anémies.

— On prend le tramway, mam’selle ? – proposa la femme de chambre.

— Ah non ! pour une fois qu’il ne pleut pas !

Mademoiselle Dax n’aimait ni les tramways ni la pluie. Les tramways sont le réceptacle des vieilles dames hostiles qui traitent d’évaporée toute jeune fille coupable de ne point baisser obstinément ses yeux vers la pointe de ses bottines ; et la pluie enlaidit et attriste toutes les choses… comme si la vie n’était pas déjà suffisamment morose, sans que le ciel se mêlât de pleurer !

Traversant l’avenue du Parc, mademoiselle Dax gagna le bord du fleuve. Un peu de fraîcheur courait au-dessus de l’eau rapide, et, sur les quais, les feuilles des marronniers et des platanes bruissaient.

À l’entrée du pont Morand, mademoiselle Dax se retourna vers sa suivante :

— Vous voyez, – expliqua-t-elle, – nous passons le Rhône. Ici, ce sont les Brotteaux, notre quartier ; en face, les Terreaux, où est l’entrepôt de papa. Plus loin, il y a la Saône, et, après la Saône, sur le coteau, Fourvières. Vous vous rappellerez tout ça ?

La femme de chambre arrivait de son village, – Aiguebelle en Savoie. – Le principe de madame Dax était de tirer ses domestiques des trous les plus reculés, « pour qu’ils fussent moins pervertis », et de les renvoyer tous les trois mois, « pour que le séjour de la grande ville n’eût pas le temps de les gâter ». De la sorte, on est peut-être mal servi, mais une maîtresse de maison autoritaire occupe plus agréablement ses instincts tracassiers sur le dos de servantes ignares.

Mademoiselle Dax prit le pont et marcha vite, la Savoyarde trottant sur ses talons. Impossible de causer : mademoiselle Dax n’était nullement fière, mais que dire à cette gardeuse d’oies, échappée de son troupeau ?

Le Rhône coulait à pleins bords, tumultueux et trouble, crevé de tourbillons verts et fendu par les piles des ponts comme par des proues de navires. Sur les deux rives, le long des quais majestueux, Lyon étalait sa splendeur de capitale antique.

À gauche, c’étaient les quartiers neufs. Un alignement hautain de façades larges, régulières et riches : la ville de luxe des négociants, des soyeux, qui, tout le jour, peinent dans leurs bureaux de l’autre côté, et, le soir venu, se reposent avec opulence dans leurs hôtels des Brotteaux. – La famille Dax habitait là, avenue du Parc. – À droite, la vieille ville péninsulaire, étirée entre ses deux cours d’eau, depuis le coteau abrupt de la Croix-Rousse, jusqu’au cap pointu du confluent. Deux lieues de maisons toutes très hautes qui s’accrochent au sommet de la colline, dévalent en rangs serrés le long des côtes et s’entassent au bas, dans la presqu’île, entre des rues en zigzag larges comme des couloirs et sombres comme des prisons : la vieille ville énergique et laborieuse qui achète, qui vend, qui fabrique, et qui ne cesse pas de s’enrichir.

Au milieu du pont, mademoiselle Dax s’arrêta pour goûter la brise ; mais au grandiose spectacle elle ne donna qu’un coup d’œil distrait. Mademoiselle Dax avait vingt ans. Jeune bourgeoise élevée comme il faut, elle aimait les aquarelles léchées, les jardins ratissés, et les romans délicats, pleins de sentiments à l’eau de rose. La beauté brutale de la vie ne lui semblait pas belle.

Au bout du pont, mademoiselle Dax traversa la place Tolozan et prit la rue Puits-Gaillot. Là, un flot de passants se précipitait, – ouvriers, employés, trottins. – Les vendeurs s’abordaient, hâtifs, bousculés par la foule, et traitaient leurs affaires en plein vent. Les balles de soie vomies par les entrepôts à grandes portes, s’entassaient sur des chariots à bâches, et quatre chevaux fouettés dru les emportaient vers les fabriques. Un monôme de tramways électriques fendait l’encombrement à grand renfort de sons de cornes. Et, sans le pavé de bois, feutrant le fracas des roues, des sabots et des semelles, la rue eût été plus bruyante qu’une gare. La femme de chambre savoyarde, effarée, se perdit dans des remous de foule : mademoiselle Dax dut l’attendre à deux coins de rues.

Place des Terreaux, devant le vieux palais noir qui vit mourir Cinq-Mars, mademoiselle Dax s’arrêta encore pour regarder si le quadrige de Bartholdi fumait des naseaux. Les énormes chevaux de plomb bondissent au milieu d’une cascade, et un artifice du fondeur a fait jaillir des bouches et des narines un souffle visible d’eau pulvérisée. La machine jouait ; le quadrige fumait ; enfantine, mademoiselle Dax contempla une grande minute. Plantée ainsi devant la cascade, sa silhouette de grande fille robuste attira un passant, qui vint la frôler. Détournée soudain, redevenue femme, elle ne résista pas à la coquetterie de le regarder. Il n’était pas mal… jeune… une jolie moustache ébouriffée… Un regret rapide traversa mademoiselle Dax, le regret qu’il ne fût pas licite de donner un second regard à cet inconnu qui l’admirait… mais c’eût été abominable… Mademoiselle Dax était une fille sage. Elle s’éloigna tout de suite, allongeant ses enjambées garçonnières ; et le passant ne la suivit pas ; – elle marchait sans grâce, comme font les jeunes personnes qui ont à peine fini de grandir.

Mademoiselle Dax prit la rue d’Algérie, le pont des Feuillants, et passa la Saône. Elle allait à Fourvières, où son confesseur, récemment changé de paroisse, occupait un vicariat.

La rive droite de la Saône est une berge abrupte où s’accrocha, jadis, la capitale des Gaules romaines : Lugdunum, qui fut le Lutèce de Lyon. Aujourd’hui, Lugdunum n’est plus qu’un faubourg : le plus sombre, le plus étroit, le plus branlant ; mais le plus beau dans sa vieillesse biscornue, que la fumée des usines a patinée comme un très vieux bronze.

C’est le faubourg religieux des cloches et des couvents ; – le faubourg qui s’illumine aux fêtes dévotes, en réplique au faubourg ouvrier de la rive adverse, qui s’illumine aux fêtes révolutionnaires. Tout y est ancien, les idées et les murailles. Cette fenêtre en ogive date d’Henri II, et la femme qui s’y penche va sûrement à la messe tous les jours…

Ce sont des maisons d’il y a deux, trois siècles, – des maisons qui sont des masures, et qui ont été des palais. Ce sont des ruelles entremêlées d’escaliers… Des jardins qui surplombent en terrasses… Çà et là, un acacia ou un tilleul, qui étaye tant bien que mal une ruine… Et de l’herbe entre les pavés…

L’église est au sommet du coteau : Notre-Dame de Fourvières, où toute l’Europe catholique fait pèlerinage. – Fourvières, il y a dix-huit siècles, fut le Forum de Vénus, le centre et l’acropole de la cité de Claude.

Sur les ruines païennes, obscures et ensevelies, la basilique s’assied comme sur un trône. Elle est énorme. On y a dépensé un luxe écrasant de granits et de marbres, si bien que la bâtisse, à force de pierrailles, apparaît lourde à défoncer le coteau qui la porte. Mais c’est mieux ainsi. Fourvières s’harmonise à la plaine qui gît sous ses tours, – la plaine lyonnaise, éternellement brumeuse, et comme écrasée sous des nuages trop bas. À la cité pensive et sombre convient le sanctuaire pesant, conviennent les quatre donjons qui lui servent de flèches, et qui montent vers le ciel, épais et frustes, comme des prières de serfs courbés sur la glèbe…

Quand mademoiselle Dax arriva sur le parvis, un rayon de soleil se faufilait par une déchirure de nuages. Mais ce rayon, sur l’église couleur de brume, ne trouva point de blancheur où se refléter. Seule flamboya, au plus haut des toitures, la statue dorée de l’archange Michel qui terrasse un Satan cornu.

Mademoiselle Dax fit une moue :

— Vrai !… C’est du joli, cette horrible ville toute grise !  


 





II


Dans la sacristie, un bedeau reconnut mademoiselle Dax.

— C’est pour monsieur le premier vicaire, mademoiselle ? Il est là, je vais le prévenir. Voulez-vous l’attendre à son confessionnal ?

— Non, je vais frapper chez lui.

Mademoiselle Dax frappa à une porte de bois blanc, au bout d’un couloir crépi.


… 38. – Ainsi celui qui marie sa fille vierge fait bien ; et celui qui ne la marie pas fait mieux.

39. – La femme est liée à la loi aussi longtemps que vit son mari ; que si son mari s’endort, elle est affranchie ; qu’elle se marie à qui elle voudra, mais seulement selon le Seigneur.

40. – Cependant, elle sera plus heureuse si, selon mon conseil, elle demeure comme elle est : or,je pense que j’ai, moi aussi, l’esprit du Seigneur… Entrez !…


L’abbé Buire, confesseur de mademoiselle Dax, reposa son livre.

L’abbé Buire était un très brave homme de prêtre qui croyait en Dieu et aimait ses ouailles. Il était âgé, tout blanc, et si maigre, qu’on l’eût volontiers pris pour une âme à peu près dépouillée de corps ; – une jolie âme d’ailleurs, propre et fraîche, quoique vieillotte ; mais une âme étrangère au monde des hommes ; une âme religieuse et chimérique, que trente ans de confessionnal n’avaient pas instruite des réalités de la vie. L’abbé Buire, prêtre très pur, haïssait le siècle et, par conséquent ne le comprenait point. En sorte qu’il n’était pas du tout un directeur mondain, ce qui sans doute valait mieux pour lui, sinon mieux pour ses pénitentes.

Alice Dax était de celles-ci depuis toujours. L’abbé Buire avait eu sa première confession de toute petite fille. Il avait combattu successivement ses gourmandises, ses paresses, ses colères, ses vanités enfantines ; il combattait maintenant l’éveil inquiet de ses sens. Mais le combat n’était pas bien acharné. Non que le prêtre fût accessible à aucune indulgence coupable : mais la jeune fille était pieuse ardemment ; et l’abbé Buire l’estimait une brebis d’élection parmi le troupeau perdu des fausses chrétiennes d’aujourd’hui.


— … Et que le bon Dieu soit avec vous, ma chère petite, ce soir et toujours. Vous venez vous confesser ? Mais est-ce que c’est la date ?

— Non, père, il s’en faut de huit jours. Mais comme nous partons mercredi pour la campagne…

M. Dax, calviniste et intolérant, avait épousé, par une incompréhensible folie, une catholique ; et ç’avait été l’une des conditions du mariage, que les filles à venir fussent élevées dans la foi de leur mère. M. Dax s’y était résigné ; mais c’était maintenant le remords de tous ses jours. Et ce remords se dépensait en mille menus obstacles élevés contre la piété pratiquante de mademoiselle Dax. Par exemple, M. Dax autorisait une confession par mois, mais une seule.

— Où allez-vous à la campagne, cette année ?

— En Suisse, père. M’man a déniché un petit trou tranquille, – Saint-Cergues. – Il paraît qu’on ne peut rien imaginer de mieux pour la santé de Bernard…

Bernard était le frère cadet d’Alice, et la santé de Bernard, lequel d’ailleurs se portait fort bien, figurait au premier rang parmi les anxiétés paternelles et maternelles. M. et Mme Dax, merveilleusement dissemblables de tous autres points, s’accordaient en ceci seul, qu’ils préféraient tous deux leur fils à leur fille, et ne dissimulaient, ni l’un ni l’autre, cette préférence.

— Il n’est pas malade, Bernard ? – demanda imprudemment l’abbé Buire.

Mademoiselle Dax, ainsi provoquée, tomba dans le péché d’envie.

— Malade ? comme moi ! Il s’est inventé des migraines, parce qu’il espérait se faire envoyer à Trouville ou à Dieppe. Et ça a très bien pris. Seulement le médecin a ordonné la montagne au lieu de la mer ; et Bernard déchante joliment, lui qui comptait sur un casino avec des opérettes ! C’est bien fait pour lui : je pourrais en attraper, moi, des migraines : je sais ce que ça me rapporterait !

Mademoiselle Dax parlait avec plus de mélancolie que de colère. L’abbé Buire toutefois n’en fit pas le partage ; et il se dressa, sévère :

— Alice, Alice ! Notre-Seigneur a dit à saint Pierre : « Ton frère péchant contre toi, tu lui pardonneras, je ne dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois ! »

Alice s’humilia séance tenante :

— Pardon, père, je suis toujours mauvaise. Mais c’est ma langue, vous savez ! Au fond, je l’aime bien, Bernard… quoique, sans médisance, on le gâte un peu beaucoup, et moi guère !

— Hélas ! – dit le prêtre. – Mille fois plus de gâteries ne paieraient pas ce pauvre enfant de l’injustice qui l’a fait protestant, à côté de vous catholique.

Mademoiselle Dax baissa la tête. Personne plus qu’elle ne plaignait son frère et son père de ne point servir son Dieu à elle, seul vrai Dieu.

Un silence attristé se prolongea. Puis l’abbé Buire s’avisa des politesses d’usage.

— Madame votre mère se porte bien ?… Mais, au fait, asseyez-vous donc, ma petite : vous êtes là comme un peuplier qui veut grandir !… Eh bien ! eh bien ! qu’allez-vous chercher là-bas, quand voilà deux chaises qui ne font rien ?…

Mademoiselle Dax tirait de son coin le prie-dieu de paille, et s’y asseyait en bébé, les genoux au menton.

— Laissez-moi là, père ! Vous savez qu’il n’y a que devant vous que j’ose me tenir mal. Ça m’amuse de m’asseoir comme ça… Vous vous rappelez quand j’avais sept ans ?

L’abbé Buire se rappelait vaguement. Mais les enfantillages de cette grande personne en âge de pécher lui étaient une édification. Le royaume des cieux n’est-il pas à ceux qui sont comme les petits enfants ?

— Et quoi de nouveau, chez vous, Alice ?

— Pas grand’chose !

Elle dévida le chapelet du mois, les incidents sans relief de sa vie très monotone : – les leçons de piano, interrompues après la grande audition annuelle ; on avait joué un morceau à vingt-quatre mains ; – les leçons d’aquarelle : madame Séverin, malade, s’était fait remplacer par une maîtresse nouvelle, qui emmenait tout le cours à la campagne, pour des études d’après nature ; – enfin, le dispensaire… car mademoiselle Dax sacrifiait à la manie contemporaine, qui met les Françaises du vingtième siècle à l’école, non plus de Trissotin, mais de Diafoirus.

— … Et à la maison ?

— À la maison, c’est toujours pareil, père !…

Et mademoiselle Dax se tut soudain avec un gros soupir.

Hélas ! c’est qu’à la maison, c’était plus souvent noir que rose ; mademoiselle Dax, très tendre et sensitive, ne trouvait jamais, sous le toit familial, rien qui étanchât sa grande soif d’aimer et d’être aimée…

M. Dax, calviniste, Cévenol, et quelque peu Camisard, professait un mépris biblique pour les câlineries et les caresses. Madame Dax, méridionale, bruyante, vaniteuse, colère, donnait bien çà et là quelques baisers, mais beaucoup plus de bourrades. Et la pauvre Alice, ballottée de froideurs en rebuffades, n’avait même pas la ressource affectueuse de son frère, petit être fort sec qui drainait égoïstement à son profit tout le maigre courant des tendresses paternelles et maternelles, et n’aimait, lui, que lui-même.

« Toujours pareil… »

Deux mots lourds de quotidiennes tristesses, de menues meurtrissures, de larmes et de morne ennui…

Mademoiselle Dax ne se plaignait pas souvent de son sort revêche. À qui se plaindre, d’abord ? L’abbé Buire, confident unique, était trop homme de Dieu pour compatir volontiers à des infortunes de la terre. Le Christ n’est-il pas là, pour nous consoler de tout ce qui n’est pas Lui ? Et puis mademoiselle Dax, candidement honnête, n’était pas bien sûre qu’il n’y eût pas de sa faute dans son malheur. Guère aimée… mais guère aimable, peut-être ?…

Pourtant elle se plaignait un peu ce jour-là.

— Je sais bien que je n’ai pas grand’chose pour plaire aux gens ! Je ne suis ni jolie, ni spirituelle, ni amusante… Et j’ai mauvais caractère : on ne peut rien me dire sans me faire pleurer ! Tout de même, ils sont durs pour moi…

— Alice !…

L’abbé Buire détestait certains vocables, le verbe « plaire », tout particulièrement, à moins qu’il n’eût pour complément immédiat le substantif « Dieu ».

— Alice !… Il est coupable, et indigne d’une chrétienne, de s’occuper de plaire. Vous n’avez que faire d’être jolie ni séduisante. Soyez bonne, rien que bonne, et vous serez selon le cœur de Dieu…

Il sermonna, pas trop fort : car en somme, Alice, très pure, très droite, très tendre, lui semblait bien à peu près selon le cœur de Dieu…

Et il s’interrompit tout à coup :

— Ils sont durs pour vous ? qui donc ?

— Tous, – murmura très bas mademoiselle Dax : – p’pa, m’man, Bernard…

L’abbé Buire s’étonna :

— Durs ?

Il la regarda très attentivement. Elle avait de belles joues pleines, le teint chaud, l’allure robuste d’une fille bien portante ; avec cela, une robe d’été fort gracieuse… bref, pas du tout l’air d’un enfant martyr. L’abbé fronça les sourcils :

— Je ne vous comprends pas très bien, ma petite… Vous faites plutôt envie que pitié, ce me semble !

Mademoiselle Dax hocha mélancoliquement la tête :

— Envie ? Oh ! père !… Vrai, il faudrait qu’elle eût le cœur sec, celle à qui je ferais envie !

— Le cœur sec ?

— Eh oui ! si vous croyez que c’est gai de n’être aimée de personne !

L’abbé Buire écoutait, attentif. Mais au dernier mot, il respira large, et haussa les épaules.

— Ah ! – dit-il. – Voilà votre marotte qui vous reprend… On ne vous aime pas ! personne ne vous aime !

Il eut un petit rire indulgent. Puis, plus sévère :

— Mon enfant, songez-vous quelquefois qu’en vous plaignant ainsi, sans raison et sans justice, du sort très beau que la Providence vous a fait, vous offensez Dieu ?

Mademoiselle Dax courba le front.

— Car, je vous le dis en vérité, – poursuivait le prêtre, grave, – Dieu vous a comblée de ses dons ! Vous êtes catholique, d’abord. Protestant, votre père aurait voulu sans doute vous voir partager sa fausse et détestable croyance. Mais votre mère, avant même que vous fussiez née, luttait déjà pour votre salut éternel ; – votre mère, que vous accusez de ne vous point aimer ! – Vous êtes catholique… Quelle félicité de la terre équivaudrait à ce bonheur surhumain, gage de la félicité éternelle ? Mais les joies du siècle ne vous ont même pas été refusées. Vous avez la santé, plus précieuse que la richesse. Vous avez la richesse aussi : car je ne sais pas grand’chose de la vie mondaine de cette ville ; mais le nom de M. Dax est pourtant venu jusqu’à moi, tellement on vante partout son ardeur laborieuse, l’opiniâtreté de ses efforts, et le succès qui l’a récompensé. – Mon enfant, quand votre père, déjà vieux et déjà opulent, use sa vie, au fond d’un bureau, pour accroître cette fortune dont il ne jouit pas, et qui sera vôtre un jour, à qui donc sacrifie-t-il son repos, sa paix ? Ah ! vous êtes ingrate ! et vous péchez contre le commandement : Tu honoreras ton père et ta mère ! Ma fille, la tendresse des vôtres s’exerce envers vous par des actes, et c’est mieux que par des paroles. Je vous le demande ici : quel reproche précis, direct, réel, oseriez-vous formuler contre vos parents, à supposer même qu’un enfant pût jamais rien reprocher sans crime à ceux qui lui ont donné la vie et le baptême ? Oui : quel reproche ?

— Aucun, – murmura mademoiselle Dax, très bas.

M. et Mme Dax étaient en effet des parents tout à fait irréprochables, et qui prenaient de leur fille le soin qu’on doit. Mais…

Mais mademoiselle Dax, exigeante sans doute, soupirait obscurément après d’autres tendresses, moins efficaces, moins prouvées, plus douces…

Et toujours accroupie sur le prie-dieu, elle regardait son directeur. Elle avait des yeux très grands et très noirs. Immobile et pensive, elle semblait un petit sphinx s’efforçant de déchiffrer sa propre énigme…

— N’oubliez pas, – continuait l’abbé Buire, – n’oubliez pas la dernière marque de cet amour que vous ont prodigué vos parents : vous êtes fiancée, et fiancée selon votre cœur. Pour assurer votre bonheur d’épouse, vos parents n’ont pas même attendu que vous eussiez vingt ans. Prévoyants, vigilants, ils vous ont cherché à loisir un mari parfait. J’entends encore votre mère répéter à moi-même qu’elle n’accepterait pour vous que le plus honnête homme de Lyon. Cet homme, on l’a trouvé. Et malgré toutes les garanties qu’il offrait, on a voulu votre assentiment, votre volonté libre. On ne vous a contrainte en rien. Vous avez dit oui. Eh bien ?…

L’abbé Buire s’interrompit. Il faisait chaud. Par la fenêtre entre-bâillée, nulle fraîcheur n’entrait dans la cellule. L’abbé ouvrit les deux battants tout grands. Et, revenant vers sa pénitente :

— Eh bien ? – répéta-t-il.

Mademoiselle Dax, cependant, avait souri :

— C’est vrai, – dit-elle. – J’ai dit oui. Je crois que je serai très heureuse avec M. Barrier… et je l’aime déjà beaucoup…

Elle s’arrêta, hésita deux secondes :

— Seulement…

— Seulement quoi ?

— Seulement… j’ai peur que lui… ne m’aime pas… pas assez… pas comme je voudrais…

Le prêtre, cette fois, s’irrita :

— Pas comme vous voudriez ? Comment voulez-vous donc être aimée, Alice ?

Elle rougit. Sous sa peau mate de brune, le sang transparaissait couleur de pourpre sombre. Elle balbutia :

— Je ne sais pas…

Puis, rassemblant son courage :

— Je ne sais pas au juste… Mais, je voudrais qu’on me parlât doucement, sans me gronder, sans me dire tout le temps des choses méchantes… je voudrais être un peu gâtée, câlinée… Oh ! père ! quand j’avais dix ans, juste avant ma première communion, on m’a mise en pension pendant six mois, vous vous souvenez ? Et là, mes compagnes m’aimaient, mes maîtresses m’aimaient… d’un amour très bon, très tendre… on jouait avec moi, on m’embrassait… Voilà, voilà comment je voudrais être aimée, encore…

Le prêtre la regardait, froid :

— Prenez garde ! – dit-il. – Satan vous tente. L’amour qu’il fait miroiter à vos yeux n’est pas un amour chrétien. Alice, Alice ! vos yeux regardent vers une chimère sentimentale, une chimère coupable et païenne. Vous n’êtes plus une petite fille. Vous avez vingt ans, l’âge d’une femme. Il n’est pas bon pour une femme d’être aimée autrement qu’en Dieu…

Il saisit sur la table le livre laissé ouvert :

— Écoutez la parole sacrée : Il est écrit : La femme est liée à la loi. Qu’elle se marie à qui elle voudra, mais seulement selon le Seigneur…

Mademoiselle Dax, contrite jusqu’au fond de l’âme, cacha dans ses mains son visage.

Une longue minute s’écoula.

Alors, dans l’une des quatre tours, la cloche des heures tinta.

— Trois heures et demie, – dit l’abbé Buire. – Voulez-vous vous confesser sans plus attendre, mon enfant ? Vous n’aurez que le temps de redescendre en ville ; c’est toujours vous, n’est-ce pas, qui allez chercher Bernard à la sortie du lycée ?

Mademoiselle Dax s’agenouilla. Et soudain les pensées lourdes qui couraient en houle sous son front s’apaisèrent. Une gravité monastique, une humilité de nonne en prière, entraient en elle, et la pacifiaient, dès l’approche du sacrement. Elle parla bas, comme on parle devant l’autel :

— Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché…




III


Au revoir, père. À septembre.

— Le bon Dieu vous garde, ma petite Alice !

Et mademoiselle Dax s’en fut.

L’abbé Buire ferma ses Actes et chercha son bréviaire.

— Personne au confessionnal ? – demanda-t-il en traversant la sacristie.

— Personne, monsieur l’abbé.

La fraîcheur du soir était encore bien loin, l’abbé Buire chercha de l’air hors de l’église.

Derrière l’abside de Fourvières, un balcon solennel domine de haut toute la plaine lyonnaise. C’est comme la galerie de poupe du colossal vaisseau de pierre que les bâtisseurs ont échoué sur la colline. De ce balcon, une fois l’an, l’archevêque primat des Gaules, en grande pompe, bénit sa capitale. Lyon entier, étendu sous les doigts du prélat, peut voir alors la mitre, la crosse et le geste rituel.

Même pendant les calmes lourds de l’été, un peu de brise fraîche erre toujours sur le balcon de l’archevêque. L’abbé Buire y alla lire ses Heures. Le balcon surplombe au-dessus des jardins Jéricot, qui dévalent vers la Saône en pentes de précipices. Accoudé sur la balustrade, l’abbé aperçut de loin, sur le sentier en zigzag, la robe claire de mademoiselle Dax s’en allant.

— Bonne enfant ! – songea-t-il. – La voilà purifiée par le sacrement ; et quand je la reverrai, dans deux mois, c’est à peine si son âme sera moins blanche qu’en ce moment même.

L’abbé Buire suivit des yeux la robe, jusqu’à ce que les arbres touffus l’eussent voilée. La robe descendait vers Lyon. Lyon, énorme, grondait sourdement, par ses usines, ses tramways, ses gares, ses halles, ses casernes, son port plein de vapeurs ; et ce grondement montait jusqu’au balcon épiscopal, comme un assaut moderne battant le pied de la basilique.

— Dans ce monde corrompu, – pensa l’abbé, – cette fille est demeurée miraculeusement pure. Elle a pourtant vu et touché l’abjection du siècle. Elle n’est pas ignorante du mal. Satan lui a montré les péchés de l’esprit et de la chair. Mais la grâce du Seigneur l’a sauvée des tentations.

Une cloche de Fourvières tinta. Le son religieux domina d’abord la rumeur profane qui montait de la ville. Mais, la sonnerie finie, les vibrations de bronze s’éteignirent vite, tandis que régnait de nouveau, puissante et tenace, la rumeur des hommes d’en bas.

— Alice Dax, – continuait le prêtre, absorbé dans sa rêverie, – a la foi. La foi la préservera. Elle est une vierge selon le désir de Dieu. Elle sera bientôt une épouse chrétienne ; et elle déversera saintement sur son mari et sur ses enfants le trop plein de son cœur tant avide de tendresse !…

L’abbé Buire ouvrit son bréviaire. Dans le feuillage d’un tilleul, cent pieds plus bas que le balcon de l’archevêque, une colombe amoureuse roucoula tout à coup, très fort.




IV


Dax ! Dax ! on te les a chipées, hein, tes photos d’actrices !

Dax (Bernard), élève dé quatrième au lycée de Lyon, haussa rageusement les épaules et ne daigna pas répondre. La réponse, du reste, était superflue, car on les lui avait chipées, – c’était positif. Même, s’apercevant tout à l’heure du larcin, il avait sué de peur à la pensée que, peut-être, une brute de pion avait fouillé dans son pupitre ? Fichue, du coup, sa réputation prudemment entretenue d’élève « irréprochable sous tous les rapports » !…

Mais non, ce n’était qu’une blague des camarades. Sale blague. Il bisquait ferme, Dax (Bernard), sous ses airs méprisants d’homme du monde brocardé par des voyous.

C’était la sortie du lycée. Une galopade d’externes jaillissait de la vieille prison noire, et parmi les joues rebondies, les casquettes sur l’oreille et les vestes débraillées, Bernard Dax, tiré à quatre épingles et peigné de frais, faisait tache élégante. Il était d’ailleurs joli garçon et le savait. Précoce, il s’inquiétait déjà des femmes, et désirait leur plaire. Sournois de tout temps, ses quatorze ans l’agrémentaient en outre de snobisme et de pose. Ce pourquoi, ses camarades, unanimes, l’avaient en grippe.

— Dax, – cria un petit, – voilà ta bonne qui t’attend sur le trottoir !

Une joie ricaneuse secoua toute la rue, grouillante de lycéens. Mademoiselle Dax, flanquée de la femme de chambre savoyarde, attendait, en effet, trop près de la porte. Humilié jusqu’aux os, Bernard affecta d’être aveugle, et passa vite, raide comme un piquet, Mademoiselle Dax, charitable, lui laissa prendre de l’avance, et ne le rejoignit que loin des railleurs.

— Buse ! – lâcha-t-il tout aussitôt, furieux. – Je t’apprendrai à me rendre ridicule devant tout le lycée. Idiote ! tu ne pouvais pas rester sur le quai, sous les arbres ? Tu l’as fait exprès, hein ?

Fréquentes fois, mademoiselle Dax manquait de patience. Son père dur et têtu, sa mère violente, lui avaient dosé un sang prompt à bouillir. Mais sa confession toute fraîche l’incitait au pardon des injures. Elle se tut, – triste un peu.

Ils étaient sur le quai. Bernard, qui marchait devant, tourna dans la première rue.

— Où vas-tu donc ? – demanda la grande sœur.

Bernard, insolent, se garda de répondre.

— … Tu veux prendre encore la rue de la République ? Ce n’est pas le plus court…

Ce n’était pas surtout le plus agréable : rue de la République, il y a toujours foule, et foule élégante : trop de gens qui vous regardent, qui vous frôlent, qui vous sourient. Revenant de Fourvières toute grave et recueillie, mademoiselle Dax eût mieux aimé la solitude des quais.

Elle suivit quand même le lycéen, qui décrétait, sec :

— Au bord de l’eau, il n’y a que les moules.

Rue de la République, Bernard se dérida. À lui, la foule plaisait et aussi les toilettes des femmes, et les vitrines des magasins, et le bruit oisif des promeneurs. Rasséréné, il daigna marcher près de sa sœur ; après tout, elle était belle fille, quoiqu’il préférât les femmes fardées. Lui, son canotier un peu en arrière, son poing sur sa hanche et sa serviette jetée négligemment sous son bras, il jouait le jeune homme, l’étudiant. Tous ces gens qu’on croisait les prenaient peut-être pour amant et maîtresse ? à quatorze ans, il était aussi grand qu’elle exactement. Il se redressa, et, soudain aimable, s’offrit à la débarrasser de son ombrelle.

— Tu sais, – dit Alice, – il faudra que je passe chez p’pa : j’ai une commission de m’man.

Bernard, immédiatement ironique, s’apitoya :

— Ma pauvre fille ! tu as toujours le chic pour les corvées,toi !

— Mais tu viendras avec moi ?

— Tu ne voudrais pas, ma chère ! j’ai mes devoirs de vacances à commencer.

L’année scolaire était presque finie ; mais Dax (Bernard) était un élève modèle, – ayant on ne peut mieux compris tout ce que les prix et les bonnes notes lui pouvaient octroyer de menus agréments à la maison : car M. Dax, laborieux jusqu’à la manie, s’enorgueillissait de son fils.

Alice soupira. – Bernard rentrant seul avant elle, c’était une scène de reproches sur la planche ; il est vrai que Bernard rentrant en retard et se plaignant, c’en était une autre, pire…

On était au coin de la rue de l’Arbre-Sec. Bernard tout à coup salua une voiture qui passait. Mademoiselle Dax regarda.

C’était une voiture de maître, une Victoria très élégante. Les chevaux piaffaient en trottant, et le cocher portait grande livrée. Sur les coussins de cuir turquoise, une femme, assez belle, exhibait des cheveux trop roux, des yeux trop longs, des lèvres trop peintes, et une robe d’impératrice.

La dame sourit à Bernard et passa. Stupéfaite et scandalisée, mademoiselle Dax saisit le bras de son frère :

— Bernard ! tu perds la tête ? qu’est-ce qui te prend de saluer cette… cette cocotte !

Bernard, vexé, se rebiffa.

— Dis donc « grue » pendant que tu y es ! Cocotte ? c’est une femme rudement chic… Diane d’Arques, elle s’appelle…

Mademoiselle Dax haussa les épaules : la vertu bourgeoise de toutes ses honnêtes femmes de grand’mères se révoltait dans ses veines, la soulevait de dédain et de dégoût.

— M’man serait contente si elle t’entendait ! Où l’as-tu rencontrée, cette créature ?

— Si on te le demande, tu répondras que tu n’en sais rien.

Mademoiselle Dax retint un mot vif, et tourna le dos à la Diane d’Arques rousse, comme on tourne le dos à une ordure.




V


Dax et Cie, marchands de soie ; – la raison sociale est gravée sur une plaque de cuivre, dans le chambranle d’une porte à deux battants qui s’ouvre sur la rue Terraille. La rue Terraille, morne et terne, se serre entre d’immenses maisons laides, gluantes d’humidité. Ces casernes sont les entrepôts de la soie. Derrière les murs revêches, marbrés de salpêtre et de suie, la soie se repose de ses voyages. Elle vient de très loin. Elle est née en Syrie ou à Brousse, dans les champs turcs hérissés de minarets blancs et de cyprès noirs, – ou dans la Perse ceinte de falaises à pic, – ou dans le Turkestan nomade, – ou dans le Kouang-Toung chinois tout parfumé de menthe sauvage, – ou sur les rives plates du fleuve Bleu grouillant de jonques ; – ou parmi les vallons japonais, harmonieusement coupés de gaves et de lacs. Des Cantonaises constellées de jade, des femmes du Milieu à pieds rapetissés, des mousmés mignardes l’ont veillée avec des soins maternels, l’ont nourrie de feuilles de mûrier, l’ont réchauffée dans les magnaneries bien closes. Puis, dans les filatures tapageuses, on l’a dévidée sous de petits balais prestes, parmi l’eau bouillante qui coule. Et la soie filée, couleur de cocon – jaune d’or, vert d’eau ou blanc de neige, – tressée en flottes, à l’éventail, à l’ovalée, en matteaux, pliée en paquets de mille noms et de mille formes, a commencé sa lente migration. Elle a navigué sur les sampans des grandes rivières, elle a transbordé sur les chalands des ports maritimes. Les cargos ventrus, les paquebots à longues jambes l’ont entassée dans leurs cales ; les locomotives l’ont voiturée par grandes wagonnées. Elle s’est reposée dans les docks et dans les hangars ; les camions cahotants l’ont abritée sous le goudron de leurs bâches. – Et la voilà qui dort enfin dans l’entrepôt de la rue Terraille, en attendant d’autres fatigues prochaines, les moulinages, les teintures, les tissages, les confections…

Dax et Cie. – Une porte très haute avec un seuil de pierre usé ; un corridor obscur et traître : quatre marches à descendre, des marches brèche-dents ; une cour triste : le pavé pointu, les murs sales, les fenêtres grillées comme des soupiraux de geôles. Tout sue la misère ; et pourtant, c’est plein de soie là-dedans, – plein de soie, plein d’or ; – les balles, soigneusement emmaillottées de toile bise ou de paille, s’accumulent derrière ces fenêtres à grilles, s’empilent dans ces prisons lugubres, du plancher au plafond. On a logé la soie d’abord, les hommes ensuite ; les hommes n’ont pas besoin de beaucoup de place : ils n’ont guère à remuer, – rien qu’à travailler, immobiles, à travailler tout le jour, tous les jours.

Le bureau, – il n’y en a qu’un, – ressemble à une salle d’école : quatre murs à la chaux, un plancher de bois poussiéreux. Aux murs, une grande carte de Corée, piquetée de drapeaux japonais et russes : les victoires et les défaites de là-bas se chiffrent pour les soyeux d’ici en millions gagnés ou perdus ; – et une autre carte toute gribouillée de rouge, la carte de l’Italie du Nord : Dax et Cie possèdent en Piémont huit filatures, sans parler des fabriques de cocons, sans parler de la maison de Milan… Dax et Cie sont une des grandes affaires de la place lyonnaise.

Sur le plancher, six tables chargées de paperasses, et six chaises pour les cinq employés et le patron. La table de M. Dax, chef et propriétaire, ne se distingue en rien des cinq autres. Les six plumes grincent pareillement dans le silence, un silence actif, rompu seulement, de quart d’heure en quart d’heure, par des monosyllabes techniques échangés d’une table à l’autre, et, de minute en minute, par l’appel du téléphone.

M. Dax, osseux, anguleux, les cheveux gris, les yeux gris, la barbe grise, interrogea tout à coup :

— Muller ? vous avez vendu vos organsins ?

— Oui, monsieur Dax ; à quarante-cinq.

— Quarante-cinq ! j’ai vu vendre, hier, à quarante-six.

— Il y a baisse, monsieur Dax.

— Il y a toujours baisse quand c’est vous qui vendez !

Il parlait durement, d’une voix qui méprisait et blessait. C’était un patron exceptionnellement désagréable ; par ailleurs, un habile homme, et ses employés, qui le haïssaient, l’admiraient davantage.

La porte de la cour s’ouvrit :

— Bonjour, Dax.

Un gros homme, braillard et cordial, tendait une main familière. M. Dax se leva, dépliant son long corps sec, et donna deux doigts :

— Vous venez pour les trames de Canton ?

C’était un fabricant, un acheteur, – et l’affaire était d’importance.

— Oui, je veux revoir la soie… Mais si vous acceptez trente-six francs, « usage », c’est conclu ?

— Non.

M. Dax avait pour principe, commercial et général, de ne jamais dire deux mots quand un suffisait.

Il fit pourtant signe à l’homme de peine, qui le précéda dans l’entrepôt, une lampe électrique à la main.

Les balles de soie s’empilaient en bel ordre, posées géométriquement les unes sur les autres. Des intervalles ménagés permettaient de circuler en tous sens. C’était comme une ville tirée au cordeau, – une ville de soie, – avec des rues très étroites. Au bout d’une de ces rues, M. Dax s’arrêta devant une balle éventrée, qui laissait voir ses matteaux couleur d’or, tout à fait pareils à des nattes de femmes blondes, tordues et tressées, somptueuses.

M. Dax arracha un matteau et froissa dans sa main la soie crissante.

— Voilà, – dit-il, – vous la reconnaissez ? Deux bouts, 22/24. Trente-six francs vingt.

— Sacrebleu ! – exclama le fabricant, – vous ne la donnez pas, votre soie !… Voyons, Dax, disons des choses sérieuses. Vous savez qu’il y a baisse, hein ? Et ça va s’accentuer, mon vieux. Les Russes reçoivent pile sur pile, ce n’est pas de quoi avancer la paix.

— Je sais, – dit Dax. – Trente-six vingt.

— Trente-six vingt ! vous êtes malade ! je me tue à vous dire qu’elle ne vaudra pas trente-cinq, votre Canton, d’ici à huit jours. Vendez donc, sacré tonnerre ! Tenez, trente-six cinq, ça va ? Il y a d’autre soie sur le marché, vous savez ?

— Je sais, – redit Dax. – Trente-six vingt.

Il ne lâchait pas d’un cran, têtu comme un mulet, froid comme une borne. L’acheteur au contraire, s’emportait, abattait des coups de poing sur la soie.

— Mais, bon Dieu, vous dites toujours la même chose ! Quoi, pour seize malheureuses balles, vous allez perdre un client…

À court de souffle, il s’arrêta pour suffoquer. Et ce fut l’instant malencontreux que saisit une voix timide pour murmurer, derrière M. Dax :

— Bonsoir, p’pa !

M. Dax, flegmatique en face de son client, le fut moins à l’égard de sa fille, et la reçut sans douceur.

— Toi ? qu’est-ce que tu viens faire ici ?

Et, sans attendre la réponse :

— Va-t’en. Va au bureau. J’ai à faire.

Humiliée et docile, mademoiselle Dax recula jusqu’à la porte et se tint coite.

… L’abbé Buire avait beau prêcher, c’était dur d’être ainsi rudoyée devant tout le monde… À vingt ans, on n’est plus une petite fille…

… Bien triste, ce bureau… tellement sombre que, même à midi, on ne pouvait pas y éteindre les lampes ! Au plafond, les abat-jour de carton vert découpaient sans trêve leurs ronds de lumière crue…

Là-bas cependant, dans l’entrepôt, l’acheteur plaidait longuement et bruyamment sa cause ; et la voix coupante de M. Dax succédait à cette plaidoirie :

— Trente-six vingt.

Mademoiselle Dax inquiète entendit des jurons sonores. Le gros fabricant furieux se précipitait vers la porte :

— Jamais de la vie ! Allez vous faire foutre !

Il bouscula la jeune fille au passage, et, soudain honteux, s’excusa :

— Oh ! pardon, mademoiselle !… je ne songeais plus que vous étiez là… je vous demande bien pardon…

Il bredouillait, toute sa colère fauchée par le sourire de cette jeune figure fraîche. Et comme M. Dax, à son tour, sortait de l’entrepôt :

— Allons, mon vieux, ne nous fâchons pas, ça ne fait jamais que cent quarante-quatre francs de différence… Je vous les prends à votre prix, vos seize balles ! C’est conclu, là ! Elle est à vous, cette jolie grande fille ?

Une seconde durant, mademoiselle Dax eut l’intuition baroque d’avoir aidé mystérieusement, elle chétive, à cette vente glorieuse des seize balles de soie. Mais l’acheteur parti, M. Dax lui ôta sans tarder cette idée ridicule de la tête.

— À toi, maintenant. Pourquoi es-tu ici, à me gêner ?

Mademoiselle Dax parla très bas. Il lui semblait que les cinq employés, courbés sur leur besogne, la regardaient en dessous et ricanaient.

— M’man m’a envoyée…

— Encore ! il n’y a donc plus de téléphone, à la maison ?

— C’était pour te dire que M. Barrier dîne ce soir…

— Alors ?

— Et m’man voudrait bien… que le dîner fût à sept heures et demie juste…

M. Dax, acharné à sa tâche, rentrait ordinairement au logis très en retard ; et madame Dax, entichée d’exactitude, ne manquait jamais de l’en quereller âprement. Entre leurs deux volontés toujours raidies l’une contre l’autre, la pauvre Alice servait souvent de tampon. Il en fut ainsi cette fois encore ; M. Dax, irrité, haussa les épaules :

— Je ne suis pas ici pour mon agrément, n’est-ce pas ? Si ta mère ne le sait pas, va le lui dire.

Et mademoiselle Dax fut mise à la porte.




VI


Debout devant son armoire à glace, – faux Louis XV, modèle très riche, – mademoiselle Dax dépingla son chapeau.

La glace reflétait une belle fille, grande, souple, charnue, les yeux noirs très doux, les cheveux bruns très lourds. Mais mademoiselle Dax ne goûtait pas du tout sa beauté vigoureuse et se désolait de n’être ni blonde ni pâle. Son idéal artistique était délicat à l’extrême ; elle l’avait découvert un jour sur l’image d’une tablette de chocolat, laquelle image, intitulée Mélancolie, figurait une vierge diaphane, inondée d’une chevelure romantique.

Mademoiselle Dax jeta son chapeau sur son lit, – faux Louis XV, assorti à l’armoire à glace, – et regarda la pendule d’albâtre qui trônait sur la cheminée entre deux candélabres assortis, tel un prêtre en surplis flanqué d’une paire d’enfants de chœur. – Chance, d’être rentrée inaperçue, d’avoir pu passer la porte, et monter les étages, et se réfugier ici, sans que « m’man » à l’affût se dressât dans l’escalier ou le corridor, sans qu’éclatât, sous n’importe quel prétexte, une de ces scènes hargneuses dont la maison retentissait du matin au soir ! – La petite pendule était rassurante : il restait une bonne heure avant le dîner. Contente, mademoiselle Dax tourna à petits pas dans sa chambre, en quête d’un passe-temps. Sur la table à écrire, un volume de madame Augustus Craven s’offrait. Mademoiselle Dax hésita : cette lecture, – passionnante d’ailleurs, – n’était-elle pas bien profane, dangereuse peut-être, pour un soir de confession ? Mieux valait travailler… La tapisserie attendait dans sa corbeille : des moutons au petit point, éparpillés agréablement dans l’ovale d’un magnifique dossier de fauteuil… oui, travailler… ou méditer…

Mademoiselle Dax s’accouda à la fenêtre. La maison, – un petit hôtel particulier, neuf et confortable, – donnait sur l’avenue du Parc, qui est proprement un quai le long du Rhône. La chambre de mademoiselle Dax s’ouvrait sur ce quai. Mais deux rangs de platanes touffus faisaient écran, et mademoiselle Dax voyait, tout juste, à ses pieds, un triangle de trottoir prolongé d’un parallélogramme de chaussée, le tout bien limité et encadré de feuilles vertes. Rien davantage. Point de quoi distraire une âme en méditation.

On frappa à la porte.

— Le Salut Public, mademoiselle…

Le Salut Public est, à Lyon, le grand journal du soir ; format, style et nuance des Débats. – Mademoiselle Dax avait permission officielle de lire tous les jours cette feuille bien pensante, – le feuilleton excepté, toutefois ; les feuilletons de journaux ne conviennent pas aux jeunes filles.

Mademoiselle Dax déploya le Salut Public.

L’article de fond… la politique… le bulletin financier… Mademoiselle Dax enjambait, et cherchait les faits divers d’abord, la guerre russo-japonaise ensuite. Elle lut successivement, l’âme très compatissante, les désastres subis par Mme Dupont, (rue du Bât-d’Argent, 74) et par le dompteur Irraouddy, – celle-là tombée sous une charrette, celui-ci amputé d’un avant-bras par son tigre Excelsior. Plus loin, le Salut Public annonçait les victoires, à Kio-Toung et à Siho-Jan, du général Kouroki sur le général Kouropatkine. Consciencieuse, mademoiselle Dax chercha dans son atlas Siho-Jan et Kio-Toung, sans d’ailleurs y rien découvrir d’approchant. Après quoi, bonne Française, elle s’indigna contre les Japonais, plaignit les Russes, et supposa des trahisons.

… Maintenant, c’était la Revue Littéraire. Un seul livre occupait toute la chronique, un roman nouveau qui semblait faire tapage. Mademoiselle Dax ne lisait pas les romans, comme de juste. Mais le titre de celui-ci l’étonna, et davantage encore le nom de l’auteur : Sans savoir pourquoi, par Carmen de Retz… Carmen de Retz ? une dame ?… Quelle pouvait bien être cette personne, capable d’étiqueter ses ouvrages d’aussi baroque façon ?… Mademoiselle Dax parcourut la chronique. Mais il ne s’y trouvait pas grand’chose qui concernât madame ou mademoiselle de Retz. Le critique, dérogeant à tous les usages, avait en effet critiqué le roman et non le romancier. Mademoiselle Dax sut au moins qu’en dépit de son titre déraisonnable, Sans savoir pourquoi n’était pas le premier livre venu. Tant s’en fallait !

Il y a là-dedans, – affirmait le journaliste, – plus de qualités qu’il n’en faut pour faire un chef-d’œuvre ; et plus de défauts aussi, mais de beaux défauts. C’en est un que d’allier dans les mêmes pages le plus déterminé scepticisme avec la passion la plus outrancière. Mais ce défaut-là nous transporte bien loin des livres fabriqués trop habilement par les manufacturiers de la littérature. Le roman de Carmen de Retz casse beaucoup de moules, heurte beaucoup d’habitudes, rudoie beaucoup de préjugés…

… Trop de préjugés, hélas ! Il y a des préjugés qui consolident profitablement la religion et la morale ; et ces deux vieilleries, quoi qu’on en médise, ont encore du bon ; je ne vois guère par quoi les remplaceraient ceux qui s’efforcent d’en faire table rase. Carmen de Retz appartient à cette phalange révolutionnaire. Il faut le regretter deux fois, car c’est un très beau talent qui sert là une très vilaine cause. Les jeunes filles ne liront pas Sans savoir pourquoi ; les jeunes femmes même feront sagement de s’en abstenir. Il faut des imaginations aguerries pour affronter sans vertige tant de paradoxes étincelants, tant de beaux mensonges séducteurs, au fond desquels rien ne se trouve que le plus terrible des nihilismes, – le nihilisme du bien et du mal, destructeur de tout.

Oui, l’auteur de Sans savoir pourquoi nie le bien et nie le mal, mais cette négation redoutable va sans amertume ni pessimisme, au contraire, avec infiniment de désinvolture ! Et cette désinvolture qui s’accommode des pires horreurs et des pires anarchies, a vraiment de quoi nous effarer un peu…

Mais le public d’aujourd’hui ne recule plus, hélas ! devant aucune sorte d’effarement. Nous constatons donc sans surprise l’éclatant succès du roman de Carmen de Retz. Succès mérité, d’ailleurs, mais moralement déplorable…

— Alors, – songea mademoiselle Dax, très choquée, – voilà un livre pas convenable, et c’est une dame qui l’a écrit ?

Une dame auteur, pourtant, voilà une personnalité éminemment respectable !… Madame Augustus Craven, par exemple ; quelqu’un de grave, de tendre et de moralisateur, avec une robe noire et des bandeaux blancs… Mademoiselle Dax s’avisa que, sans doute, Carmen de Retz ne ressemblait pas à madame Augustus Craven. Mon Dieu ! à l’instar de son roman, cette romancière était peut-être même une dame « pas convenable »… Mademoiselle Dax l’imagina tout à coup pareille à la Diane d’Arques de tout à l’heure, étalée dans une identique voiture couleur de turquoise, et semblablement fardée jusqu’aux cheveux… Mais non !… une femme de lettres ! Elle devait porter lunettes, ou tout au moins pince-nez…

Et quelle singulière existence, à coup sûr, toute d’anomalie et d’étrangeté ! Évidemment, pas de foyer, pas de ménage, pas de bébés ; une bibliothèque, un cabinet de travail, comme les hommes, et des doigts noircis d’encre. Est-ce qu’on les aimait, est-ce qu’elles aimaient, ces femmes-là ?…

Une voix violente s’élança par la porte arrachée plutôt qu’ouverte, – la voix d’une dame agressive qui secouait à deux mains le chambranle, – madame Dax, grosse et courte, jaune de peau, noire de cheveux.

— Alice ! Alice ! Bonté divine, ma fille, te voilà encore en robe de ville ! À sept heures passées ! Est-ce que tu te moques de ta mère ?




VII


M. Gabriel Barrier, fiancé de mademoiselle Dax, n’arriva pour dîner qu’à huit heures moins cinq. Et M. Dax étant rentré plus tôt d’un quart d’heure, madame Dax dut se priver d’agonir de reproches son mari, moins inexact que son futur gendre. Privation qui la mit de mauvaise humeur pour toute la soirée.

On attendait dans le salon, – un salon cossu, panaché de modern-style et d’un Louis XV jaune et rouge. – M. Gabriel Barrier entra, salua madame Dax avec cérémonie, puis secoua très longuement la main de M. Dax.

— Horriblement en retard, n’est-ce pas ? je vous demande un million de pardons : j’étais chez le commissaire de police.

— Rien d’ennuyeux, j’espère ?

— Moins que rien : un petit scandale au dispensaire… deux femmes qui se sont battues…

M. Barrier lâchait enfin la main de son futur beau-père, et s’approchait de sa fiancée. Debout devant la jeune fille, il acheva d’abord sa phrase :

… qui se sont battues, et qu’il a fallu accompagner au poste.

Puis, en guise de salut :

— Il a fait rudement chaud, aujourd’hui, hein, mademoiselle ?

Tout de suite, on passa dans la salle à manger.

— Et l’ami Bernard ? – questionna M. Gabriel Barrier.

L’ami Bernard, las d’attendre au salon, était allé s’asseoir à table.

— J’ai vu son palmarès, – déclara M. Dax. – Il aura cinq premiers prix et deux seconds.

— C’est un gaillard ! – s’enthousiasma M. Barrier.

Il embrassa sur les deux joues le susdit gaillard, lequel imitait la modestie à s’y méprendre.

Et tout le monde s’assit.


M. Gabriel Barrier, docteur en médecine, – cabinet de consultation rue du Président-Carnot, tous les jours de deux à quatre, – avait trente ans, six pieds deux pouces, et une barbe blonde qui floconnait plus bas que son estomac. Beau d’une beauté olympienne, et découpé comme un athlète de foire, il eût joué les héros d’aventures plus au naturel que les héros de romans, – Porthos mieux que Tircis. Les deux rôles ont de quoi plaire aux jeunes filles. Mais M. Barrier dédaignait l’un et l’autre. Médecin, il faisait fi de ce que la médecine comporte quelquefois d’héroïque ou de chevaleresque, et proclamait sans vergogne que les guérisons sont un moyen, et les honoraires une fin. Fiancé, il jugeait politique de faire sa cour au père et à la mère plutôt qu’à la fille. Mademoiselle Dax, d’ailleurs, n’avait pas l’outrecuidance de s’en plaindre, – trouvant déjà très beau que le docteur Gabriel Barrier, ex-interne des hôpitaux de Lyon, voulût bien la prendre pour femme. Elle, en ses jours particulièrement romanesques, croyait l’aimer.


— Alors, dit M. Dax en dépliant sa serviette, deux femmes se sont battues au dispensaire ?

M. Barrier, d’un geste large, s’en lava les mains comme feu Ponce Pilate :

— Eh oui ! que voulez-vous, elles étaient ivres. L’alcoolisme, toujours l’alcoolisme !…

M. Dax plissa sa longue face austère, et prononça :

— Il faudrait une grande fermeté des classes dirigeantes, pour purger le peuple de ses vices.

Madame Dax s’empressa de ricaner :

— Laissez-nous donc tranquille avec vos purgations ! Si vous ne lui aviez ôté sa religion, à ce peuple, il serait moins vicieux, et maintenant vous n’y changerez rien !

Elle détestait les phrases de son mari et davantage cette piété huguenote tout intérieure. Elle, par protestation et bravade, allait bruyamment à la messe, deux fois par semaine, sans croire d’ailleurs à grand’chose. M. Dax, sèchement, le lui reprocha.

— Il était religieux comme vous, votre peuple ! Superstition n’est pas foi.

— Bigre ! – déclara le docteur Barrier, bon politique. – Bigre ! voilà ce que j’appelle un potage ! Papa Dax, on ne mange bien que chez vous.

Mademoiselle Dax, indifférente, habituée, ne disait rien.

M. Barrier interpella tout à coup son futur beau-frère :

— Et toi, mon vieux Bernard !… Tu m’enlèves comme ça ma fiancée pour aller te promener en Suisse ? Ça t’amuse, au moins ?

— Beaucoup, – affirma Bernard d’un ton pénétré. – C’est qu’elle a été dure, l’année scolaire, monsieur Barrier ! Mais vous viendrez nous voir là-bas ?

— Si je peux, mon bonhomme ! Un médecin, c’est comme un marchand de soie, tu sais : demande au papa si c’est commode de trouver seulement deux jours pour aller en villégiature ?

M. Dax hocha la tête, et regarda orgueilleusement son fils et le fiancé de sa fille, – laborieux.

— Un bon cabinet, aujourd’hui, Barrier ?

— Peuh ! l’ordinaire. Mais nous ferons mieux, papa Dax, quand nous aurons changé de quartier, après le mariage…

Mademoiselle Dax sourit timidement et leva les yeux sur son fiancé. Mais le fiancé, tout à ses projets d’agrandissement et de clientèle, était à cent lieues de faire du roman :

— Vous comprenez, beau-père, la rue du Président-Carnot, c’est un four. On peut y gagner de l’argent, mais pas un argent sûr, stable, de tout repos. Pour réussir vraiment, solidement, il faut être un médecin cher. Et alors il n’y a que Bellecour, ou l’avenue Noailles. Vous comprenez…

M. Dax comprenait. Il fournit même un argument de renfort, en prenant le commerce des soies pour exemple. La conversation s’anima. Mademoiselle Dax, qui s’efforçait d’y prendre intérêt, ne s’étonna pas de reconnaître au vol quelques tirades déjà entendues rue Terraille, dans le bureau pareil à une salle d’école, parmi les phrases techniques des employés liés à leur tâche…

Madame Dax, renfrognée, se taisait.

Cependant, à la longue, le docteur Barrier s’occupa de sa fiancée :

— Qu’est-ce que vous avez fait toute la journée, mademoiselle ?

— J’ai été à Fourvières…

Et elle appréhenda une raillerie : M. Barrier se targuait d’être libre-penseur. Mais, généreux, il se contenta de rire :

— Vous avez bien raison, si ça vous amuse !

M. Dax regarda sa fille avec un peu de mépris :

— Que voulez-vous, Barrier ! elle tient de sa mère.

— Mais laissez donc ! – protestait le fiancé avec rondeur. – Ça m’est tout à fait égal. Je ne suis pas un farouche comme vous, papa. Elle ira à la messe tant qu’elle voudra, ma femme. Je suis un vieux libéral, je respecterai toutes ses petites idées…

Mais M. Dax revendiquait pour lui-même le titre de libéral :

— Personne plus que moi, mon cher ami, ne respecte ce qui est respectable. Mais, vous le verrez plus tard, les superstitions de cette enfant mettront votre patience à l’épreuve. Je me croirais déloyal si vous n’en étiez pas bien averti…

Madame Dax, rageuse, posa sa fourchette pour hausser les épaules plus ostensiblement. Le docteur, inquiet, s’efforça de l’adoucir :

— Allons, allons, madame Dax, ne vous fâchez pas. Les questions de religion, voyez-vous, quand tout le monde pensera comme moi, on ne s’en inquiétera plus guère !

Madame Dax, rudement, remit les choses au point :

— Mon bon ami, vous parlez comme un livre. Mais quand tout le monde pensera comme vous, il n’y aura plus d’imbéciles, et nous ne sommes pas près de ce temps-là. Vous, vous êtes assez intelligent pour vous passer de croyance, – et moi, quoique je ne sois qu’une bête, et guère savante, je m’en passe à peu près, au dedans de moi. Mais vous allez épouser une jeune fille qui n’est pas encore d’âge à faire la forte tête ; croyez-moi, laissez-la aller à confesse : ça vous épargnera du tintouin.

Mademoiselle Dax, tête baissée, restait muette. Personne d’ailleurs ne se souciait de ce qu’elle eût pu dire.

— Une femme, de n’importe quel âge, – trancha M. Dax, – est presque toujours assez faible d’esprit pour avoir besoin d’un tuteur. Mais elle a son mari, qui suffit à tout. Quant aux simagrées soi-disant religieuses, elles ne sont jamais que nuisibles, et dégradantes par-dessus le marché. Barrier, je ne donnerai pas de conseils à l’homme sérieux que vous êtes…

M. Dax, en principe, ne donnait jamais de conseils à personne.

— … Mais j’ai vingt-cinq ans de plus que vous, et une expérience pénible du mariage. Eh bien ! soyez-en persuadé, vous n’aurez de joie, dans votre maison, qu’en élevant jusqu’à vous l’esprit de votre femme. Elle n’est pire ni meilleure qu’une autre. Façonnez-la. Soyez patient et ferme…

M. Gabriel Barrier, grave, opinait de la tête.

— Allons donc ! – cria madame Dax. – Mon bon, une femme est comme ci ou comme ça, mais on ne la change pas. Vous allez prendre la vôtre telle que la voilà : pas bien maligne, un peu molle, mais honnête et bien élevée, – élevée par moi. – Gardez-la comme elle est, et laissez-la vivre tranquille…

Elle jeta vers son mari un regard de dédain.

— … Seulement, c’est toujours ceux qui n’ont pas réussi qui se mêlent de prêcher les autres !

Quand elle s’échauffait, madame Dax, malgré vingt années vécues loin du midi natal, retrouvait au bout de ses mots des sonorités provençales, un brin d’accent ancien, qui épiçait le parler lyonnais, traînard et chantant, comme d’une pointe d’ail.

— Soyez tranquille, madame Dax, – affirma promptement le docteur Barrier ; – mademoiselle Alice et moi, nous nous entendrons très bien, et je vous parie votre prochain voyage en Suisse qu’elle fera une maîtresse de maison hors ligne…

Il s’interrompit pour envelopper d’un coup d’œil flatteur, madame Dax d’abord et M. Dax ensuite, et conclut :

— Elle a de qui tenir !

Adoucis l’un et l’autre et prenant chacun la phrase pour soi seul, le mari et la femme, tant bien que mal, s’apaisèrent.

On avait mangé la glace au kirsch, les pêches de treille et d’énormes poires duchesses arrivées d’Italie le matin même, – un envoi de l’associé de Milan. – On fait très bonne chère dans la bourgeoisie lyonnaise. – Et le dîner était fini.

On passa au salon pour le café. Madame Dax marcha devant, au bras empressé de son futur gendre ; M. Dax ensuite, sa main sur l’épaule de Bernard ; et, derrière tout le monde, mademoiselle Dax.


VIII


Alice, ma fille, un peu de musique, – ordonna madame Dax.

Alice, obéissante, se mit au piano.

— Un cigare, papa Dax ? – proposait le docteur. – Nous fumerons à côté en écoutant un petit air…

Madame Dax ne supportait pas le tabac au salon.

On fit donc deux camps ; on faisait deux camps tous les soirs : les femmes ici, avec leur piano ou leur ouvrage ; les hommes là-bas, avec leur cigare et leur cognac ; – à la turque, haremlick et sélamlick. – La soirée se traînait toujours ainsi, musulmane, si j’ose dire, jusqu’à onze heures et plus. Et ce n’était que peu de temps avant le bonsoir qu’on se réunissait pour un bout de causerie, histoire de prendre poliment congé les uns des autres.

— Mademoiselle Alice, – cria le fiancé en fermant la porte, – je suis tout oreilles. Quelque chose de gai, n’est-ce pas ?

Mademoiselle Dax feuilletait la musique de son casier. Il n’y avait pas grand’chose de gai dans ce casier. C’étaient des romances, des airs d’opéra, des sélections, des valses lentes, – du sentimental. Point de musique classique d’ailleurs : la famille Dax n’aimait pas la musique classique, et mademoiselle Dax elle-même préférait les mélodies bien compréhensibles, « les airs ».

… Quelque chose de gai ? Mademoiselle Dax hésitait entre la gavotte de Mignon et une valse dite brillante dont le titre doré s’encadrait d’arabesques et de fioritures : Toujours ou Jamais… Mais elle se décida tout d’un coup pour une fantaisie des Mousquetaires au Couvent, précisément étudiée pendant la dernière semaine du cours. Le piano résonna.

Elle ne jouait pas mal, mademoiselle Dax : un joli doigté, et de l’intelligence. Pas d’âme encore ; mais quelque chose, peut-être, qui en deviendrait…

Et les arpèges s’égrenèrent jusqu’à la finale.


Le piano se tut. Dans le silence soudain, mademoiselle Dax entendit à travers la porte la voix de son fiancé, bruyante et convaincue, qui achevait une phrase.

— Comprenez-moi, beau-père : un médecin peut déplacer son cabinet dans un rayon de quinze cents mètres. On ne perd jamais ainsi que les malades imaginaires ; et justement je n’en ai pas, pas assez du moins, rue du Président-Carnot…

La voix s’interrompit. M. Barrier s’apercevait que la musique était finie. Il battit des mains, un peu tard :

— Bravo, mademoiselle ! Encore, encore ! Un autre morceau !


Mademoiselle Dax, pensive, demeurait immobile en face des Mousquetaires au Couvent, les bras mous, les mains encore posées sur le dernier accord.

— Eh bien ? – interpella madame Dax, brusque. – Cet autre morceau ?

Mademoiselle Dax toussa deux fois, avant de murmurer :

— Ce serait plus gentil, tout de même, d’être tous ensemble au salon, le soir…

— Tu es malade ! – grogna madame Dax dans un haussement d’épaules : – tu voudrais les empêcher de fumer ?


À dix heures, MM. Dax et Barrier revinrent au salon. Le docteur consultait sa montre.

— Raisonnablement, – dit-il, – il faut se quitter. Demain, avec tous vos préparatifs de voyage, vous aurez une grosse journée. Du reste, c’est l’heure où les honnêtes gens se couchent.

— Oui, – dit M. Dax.

Chaque matin, il quittait avant sept heures la maison pour le bureau, et il n’aimait pas les veillées longues.

— Si on vous écoutait, – ricana madame Dax, – on se coucherait tous les jours comme les poules !

— Aujourd’hui, – plaida M. Barrier, conciliant, – ce n’est pas tous les jours : vous partez pour Saint-Cergues après-demain. Madame Dax, pensez aux malles !

Madame Dax regarda sa fille, silencieuse en présence de son fiancé :

— De fait, comme je n’ai que cette rêvassière pour m’aider…

Le docteur Barrier prit son haut-de-forme et le tint dans sa main gauche :

— Demain, – dit-il, – je vais à Tarare pour une consultation, et je rentrerai par le dernier train. Je ne vous verrai donc pas. Mais après-demain, j’irai vous dire adieu à la gare.

— Pourquoi faire ? – dit M. Dax. – Dites-leur adieu tout de suite. À quoi bon vous déranger juste à l’heure de votre cabinet !

— C’est bien vrai que je ne vous verrai qu’une minute…

— Inutile. Ne venez pas.

— Soit.

Mademoiselle Dax songea que c’était pourtant bien poétique, le dernier baiser au seuil du wagon qui s’ébranle, et le sifflet qui sanglote, et le mouchoir fiévreux qui se déchire à la portière…

— Eh bien ! – reprit M. Barrier, – je vous souhaite bon voyage, madame Dax. Profitez bien de votre villégiature…

— Oh ! moi ! vous êtes bien gentil, mon bon ami, mais qu’est-ce que vous voulez qu’elle me fasse, la villégiature ?… Allez, allez ! ça ira toujours. Il n’y a que la santé de Bernard…

— Bien sûr ! Mon vieux Bernard, reviens-nous avec des joues qui soient mieux que ça, hein !

Bernard, au premier mot de sa santé, avait arboré le plus pâle sourire.

— À vous aussi, mademoiselle Alice, – dit enfin le docteur Barrier, – bon voyage !…

Il chercha une phrase de circonstance, ne la trouva pas, et réitéra :

— Bon voyage !…

— Deux mois d’absence, il n’y a pas de quoi pleurer, – déclara M. Dax en plissant ses joues sèches pour un sourire convenablement paternel. – Nous fixerons la date du mariage quand Alice reviendra de Suisse, et, une fois mariés, vous aurez le temps de vous voir.

— Oh oui ! – affirma madame Dax avec un soupir âpre.

Mademoiselle Dax tendait sa main. M. Barrier la secoua, sans s’attarder au contact tiède. Puis, saluant à la ronde :

— Bon voyage ! – dit-il pour la troisième fois.


À la fenêtre de sa chambre, mademoiselle Dax s’accouda. Dans le silence de l’avenue, elle essayait d’entendre les pas du fiancé qui s’éloignait.

Mais le fiancé avait marché vite : il avait rendez-vous, au London-Bar, avec un rat du Grand-Théâtre. M. Barrier, homme sérieux, n’avait point de maîtresse ; mais, homme, il allait chez les filles quelquefois.

Mademoiselle Dax n’entendit rien du tout, et regarda les étoiles.