Mademoiselle Irnois/5

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Texte établi par Tancrède de VisanÉditions de la Nouvelle Revue Française (p. 67-77).

CHAPITRE V

La pauvre Emmelina demanda aussitôt après le départ du comte à rentrer dans sa chambre, et toute sa famille était vraiment trop affectée et étonnée pour avoir la force de contrarier, même par une simple observation, les volontés de celle qui produisait sur tous ses entours à peu près l’effet touchant d’une martyre.

L’évanouissement s’était dissipé comme tout se dissipe, mais en laissant à la jeune fille, une torpeur physique et une sorte de désolation dont on pouvait aisément se rendre compte en la regardant. Elle était beaucoup plus pâle que d’ordinaire, et ses yeux avaient perdu l’éclat particulier dont tout le monde avait été si surpris autour d’elle depuis quelque temps.

Évidemment, à l’exaltation avait succédé l’abattement, au délire d’une espérance inconnue, un désespoir dont il était impossible de concevoir la cause. On n’y comprenait rien et, pour tout dire, ce fut presque avec satisfaction que Mme Irnois et ses sœurs virent s’éloigner l’objet de toutes leurs tendresses. Car, en sa présence, on ne pouvait qu’accumuler des questions qui restaient sans réponse ; et, en son absence du moins, on avait toute liberté d’épuiser les différentes séries de commentaires et de suppositions dont les imaginations féminines ne sont jamais privées. C’était peu de chose sans doute pour arriver à la découverte de la vérité ; mais c’était beaucoup pour se consoler d’un mal que l’on croyait irrémédiable, puisqu’on en ignorait la source et qu’on ne prévoyait pas même pouvoir la découvrir.

— “Avec toute autre qu’Emmelina, disait la mère désespérée, il y aurait un moyen quelconque d’obtenir des confidences ; mais cette petite fille est tellement taciturne que jamais on ne parviendra à la faire parler. Et cependant, comment se résoudre à ignorer pourquoi elle était si joyeuse depuis quelque temps, pourquoi l’idée d’épouser le comte a paru d’abord lui faire si grand plaisir, et enfin pourquoi lorsqu’elle a vu ce même prétendu qu’elle attendait avec tant d’impatience, elle est tombée dans un tel chagrin et n’a seulement pas voulu le regarder ? A-t-on jamais imaginé des parents plus malheureux que nous ? Pour moi, je ne crois pas qu’il en existe ; et si j’avais jamais pu prévoir que ma propre fille manquerait à ce point de confiance envers moi, j’aurais maudit mille fois déjà le jour où elle est née.”

— “Ne dites pas de sottises ! s’écria M. Irnois qui rentrait dans la salle à la fin de cette tirade. Cette petite me paraît assez désolée sans qu’il soit besoin de l’accabler d’injures. Je voudrais pour tout au monde n’avoir pas fait fortune et que l’Empereur n’eût jamais entendu parler de moi. Je ne serais pas forcé de donner mes écus à ce M. Cabarot.”

Tandis que père, mère et tantes se désolent à loisir et se chamaillent entre eux, suivons Emmelina dans sa chambre. À peine y est-elle arrivée, à peine s’est-elle placée dans son fauteuil dans l’angle ordinaire de la fenêtre, qu’elle renvoie Jeanne, et lorsqu’elle se trouve seule, bien seule, elle ouvre les battants de cette croisée que presque toujours on laissait fermée ; ses yeux glissent un regard avide dans l’intervalle, et à mesure qu’elle contemple un point sur lequel semblent fixées toutes les forces de son âme, la rougeur reparaît sur ses joues, le feu, l’animation dans ses prunelles, le sourire sur ses lèvres, l’existence, la vie dans tout son être. La malheureuse fille ne semble plus vivre de sa vie ordinaire. Il semble, à la voir, qu’elle soit en quelque sorte transfigurée ; c’est bien la même personne si l’on veut, ce n’est plus le même individu ; c’est bien Emmelina, mais ce n’est plus Emmelina boiteuse, bossue, contrefaite, disgraciée de la nature, Emmelina au cerveau faible, ignorante, apathique ; ce n’est plus même un corps si l’on veut bien me permettre de poursuivre aussi loin que possible l’image de ce qu’elle me produit à moi, l’auteur, à moi qui la vois ; elle ressemble à ces Chérubins dont parlent les écrivains mystiques de l’Église, qui sont tout amour, toute passion et que, pour cette cause, on ne représente qu’avec une tête entourée d’ailes de flamme.

Telle apparaît Emmelina : c’est un visage de Chérubin enflammé de tendresse. Oui ! de tendresse ! Puisque nous sommes seuls avec elle dans sa chambre, c’est le moment de savoir tout ce qui se passe en elle depuis quelques semaines.

Comme il a été dit au commencement de cette histoire, la maison de M. Irnois, située dans une des ruelles du quartier des Lombards, donnait, quant aux chambres à coucher, sur une cour assez sombre. Cette cour était, comme on le pense bien, carrée et entourée des trois autres côtés de bâtiments fort élevés et percés de fenêtres, comme était aussi la face dans laquelle s’enterrait le logis du modeste millionnaire.

Au cinquième étage, vis-à-vis les deux fenêtres de la chambre à coucher d’Emmelina, et par conséquent trois étages au-dessus d’elle, était une mansarde de fort méchant aspect, placée juste à la naissance du toit, qui n’était pas faite pour attirer longtemps le regard. Mais à cette triste fenêtre travaillait tout le jour un jeune ouvrier tourneur… On commence, j’imagine, à entrevoir où nous allons en venir. Et, en vérité, ce jeune ouvrier était remarquablement joli ; à peine devait-il avoir dix-huit ans ; des cheveux blonds bouclés naturellement, une physionomie de fillette, et d’autant plus qu’il prenait très bien l’air fort timide et réservé, lorsque par hasard il venait quelqu’un dans sa mansarde pour lui parler, pour lui faire quelque commande par exemple. D’ailleurs, le petit ouvrier était joyeux comme un pinson, chantait tout le jour à gorge déployée, et passait même quelques instants, quelques quarts d’heure de sa journée assis sur le rebord de sa fenêtre, à manger son déjeûner ou son dîner, en regardant chez les voisins. C’était moins un garçon qu’un vrai moineau, tant il était haut niché, gai, chantant, agile et remuant.

Voilà la cause des émotions d’Emmelina.

Il s’était passé naturellement bien du temps avant que la fille de M. Irnois eût levé ses yeux nonchalants jusqu’à la mansarde du cinquième, et lorsqu’elle l’avait fait pour la première fois, elle n’avait eu certes aucun pressentiment de ce qui allait advenir à son cœur. Cette pauvre nature stagnante n’avait pas assez de force en elle-même pour rêver ni pour désirer, une passion vive ne pouvait commencer pour elle à l’instant, sur le coup ; les passions de ce genre n’appartiennent qu’aux êtres vivaces, qui sont toujours pressés par instinct de se mettre en action. Emmelina n’était pas, tant s’en fallait, de ces êtres-là.

Mais sur les âmes qui ne sont que faibles et qui ne sont pas gâtées, il est plusieurs choses qui n’emploient jamais vainement leur puissance : la gaîté, la jeunesse et la beauté. Quand Emmelina, dans ses longues heures d’oisiveté, eut contemplé quelquefois son jeune voisin, elle trouva, à ce spectacle d’un être si différent de ce qu’elle était elle-même, une sorte de satisfaction qui, dans cette nature incomplète, se manifesta par un bien-être inanalysé. Du moment qu’elle éprouva quelque plaisir à contempler le voisin, ce lui devint un but, une préoccupation constante, une nouveauté exquise ; car jamais encore elle n’avait joui de ce bien, de s’attacher à quelque chose ; sa mère, son père, ses tantes, sa bonne, son ourlet et son Chat botté, ne constituaient pas dans son existence des accidents causés par elle-même, et ne lui produisaient pas plus d’impression que l’air qu’elle respirait.

Mais pour sa nouvelle connaissance, ce fut tout différent. Elle l’avait en quelque sorte créée, imaginée elle-même. Personne n’était intervenu dans le plaisir qu’elle se forgeait, et elle trouva bientôt une jouissance infiniment délicate, la plus grande qu’elle eût jamais goûtée, à regarder ce petit jeune homme.

Emmelina n’agissait jamais par volonté réfléchie ; toutes ses actions étaient, comme celles des êtres guidés par la raison moins que par l’instinct, des résultats d’une impression embrumée dont jamais elle n’eût su donner la cause ni aux autres ni à elle-même. Aussi ne fut-ce ni par dissimulation ni par crainte qu’elle s’appliqua dès les premiers moments, à se cacher à tout ce qui l’entourait.

Lorsque Jeanne, ou quelque autre personne était auprès d’elle, elle ne soulevait pas les rideaux ordinairement fermés de sa fenêtre ; et en cela elle poussait la précaution bien loin, car jamais on ne se fût imaginé, même l’eût-on vue tout le jour regardant vers la mansarde, qu’elle attachait l’intérêt le moindre à l’individu du jeune ouvrier.

Eh bien ! c’est pourtant ce qui avait fini par arriver. Le développement physique d’Emmelina avait été précoce plus qu’il ne l’est d’ordinaire dans nos climats : ce fait n’est pas rare chez les personnes que la nature a d’ailleurs maltraitées. Il était difficile qu’un je ne sais quoi plus tendre ne se mêlât pas bientôt à la curiosité qui attirait les regards de Mlle Irnois du côté de la joyeuse mansarde. Avoir les yeux fixés sur cette benoîte croisée lui devint enfin un besoin impérieux, et ce fut alors qu’elle commença à vouloir rester seule dans sa chambre. Aux premiers jours de sa contemplation mystérieuse, elle n’avait voulu confier son plaisir, tout petit qu’il fût, à personne ; aux jours de sa joie, de son ivresse, de son bonheur, le mystère fut commandé plus impérieusement encore par le vœu secret de son âme. Il lui devint si nécessaire, le contraire lui parut si odieux, si mortel pour le sentiment qui l’animait, que son caractère prit une nouvelle allure. Ce fut à ce moment qu’elle eut ces accès de volonté dont chacun s’étonna et qu’elle habitua parents et domestiques à ne pas entrer chez elle avant d’avoir prévenu par un coup frappé à la porte. Alors, avertie, elle se rejetait en arrière dans son fauteuil, poussait sa croisée, et recevait le visiteur bien ou mal, suivant sa disposition du moment, plus souvent mal que bien, car on la troublait ; bref, elle vivait pour la première fois.

Ce grand mystère dont elle entourait sa passion montre bien qu’il y entrait quelque chose des sens. L’âme a sa pudeur, sans doute ; mais cette pudeur-là n’est, chez les amoureux, qu’un reflet des flammes qui brûlent ailleurs dans leur être.

Un jour Emmelina reçut une impression bien inattendue et bien singulièrement obscure d’un événement qui paraîtra fort naturel. Il commençait à se faire tard ; c’était vers huit heures du soir en été, et l’on sait qu’à ce moment, bien que la clarté du ciel soit encore assez vive, le cristal des airs commence pourtant à se mélanger de quelques teintes plus ternes.

La journée avait été chaude, et tout le jour Emmelina avait vu son tourneur, la figure échauffée par le travail, les cheveux en désordre et sa chemise entrouverte, sans cravate, livrant sa blanche poitrine aux souffles d’air qui peuvent s’égarer au-dessus des toits de Paris.

À ce moment, le jeune homme était assis sur le rebord de sa fenêtre, jambe de ci, jambe de là, occupé à brosser, avec une délicate attention, sa casquette de dimanche. Tout à coup, à un signe de tête, accompagné d’un sourire qu’il adressa au fond de sa chambre, Emmelina put comprendre que quelqu’un entrait, quelqu’un d’ami en vérité, car l’ouvrier ne se dérangea pas autrement. Au contraire, il se mit à brosser sa casquette avec plus d’entrain qu’auparavant, et même, quand la casquette eut atteint son plus haut degré de lustre, il attira à lui un habit qui sans doute, était posé sur une chaise dans l’intérieur de la chambre, et fit subir à cet ornement futur de son corps la même opération dont il venait de faire les frais pour l’ornement de sa tête.

Ces menus détails ne sont rien pour le lecteur, et pas davantage pour l’auteur de ce récit, on peut le croire ! Mais ils faisaient toute la vie d’Emmelina.

L’ouvrier en était peut-être à son dixième coup de brosse sur la manche de son habit, et au mouvement de ses lèvres, on voyait qu’il causait et riait avec la personne qui était entrée dans la chambre, quand cette personne apparut à son tour aux yeux d’Emmelina.

C’était une jeune fille assez jolie, une grisette. Elle était gentiment atournée comme pour une partie de plaisir. Son bonnet étalait une magnificence luxuriante de rubans roses dont la teinte assez vive luttait sans désavantage avec la couleur relevée de ses joues. Cette bonne fille riait du meilleur rire, ce qui peut donner à croire également que la conversation avec l’ouvrier était fort plaisante dans le sens que les modernes donnent à ce mot, ou fort plaisante dans la signification plus gracieuse que lui prêtaient nos aïeux.

La grisette tenait à la main un pot de giroflée et le posa en cérémonie sur le bord de la fenêtre. Puis elle rentra dans l’intérieur de la chambre et revint avec un vase plein d’eau dont elle arrosa largement les pétales bruns et jaunes de l’odorante fleurette, tandis que les gouttes tombaient en pluie sur le mur. Et quand c’en fut fini avec les fleurs, l’ouvrier prit la tête de sa jolie connaissance et l’embrassa sur les deux joues sans qu’elle se défendît beaucoup.

Emmelina voyait tout. Elle n’eut pas de la jalousie ; non, ce ne fut pas un sentiment jaloux qu’elle éprouva. Son orgueil, sa colère ne s’allumèrent pas contre la grisette ni contre le jeune homme ; elle ne ressentit pas de haine ; elle n’eut pas l’amertume cruelle d’un amour qui se croit méconnu ou trahi ; mais une tristesse profonde, mêlée d’un mystérieux redoublement de curiosité, envahit tout son être. Dans ce baiser si joyeusement donné et reçu, il y eut pour elle tout un monde de secrets, dont il fut impossible à son innocence et à son imagination privée d’ailes, hélas ! de découvrir le mot. Le voile qui lui cachait ce qu’elle aurait voulu savoir s’agita mais ne se déchira pas, et elle pleura longtemps, tout le reste de la soirée, sans savoir pourquoi elle pleurait. Du reste elle avait conçu si peu d’humeur et était même si peu portée de mauvaise volonté contre la grisette qu’en ouvrant sa fenêtre le lendemain, elle désirait vaguement la revoir.

Il y a un conte de La Fontaine dont je suis quasiment fâché d’introduire le titre jovial dans cette pudique et un peu mélancolique histoire ; mais il rend si bien, si justement ce que je veux expliquer, quoique dans un sens différent sans doute, que je n’ai pas le courage de me priver de son secours : “Comment l’esprit vient aux filles”.

Beaucoup de filles ont l’esprit allègre, avant que l’amour soit accouru pour lui délier les jambes. Emmelina, comme on sait, la pauvre enfant ! n’était pas de ce nombre, et même l’amour ne pouvait pas se vanter de lui donner de l’esprit. Il ne lui apprit ni la ruse ni la réflexion ; mais il lui découvrit, comme nous l’avons vu, le secret d’avoir une volonté, celui de désirer quelque chose, celui de trouver en elle-même un ardent plaisir. Non, ce ne fut pas de l’esprit que l’amour lui donna. Le cadeau du dieu fut-il meilleur, fut-il pire ? — Je laisse ce point à décider aux philosophes et aux femmes. — Il lui donna une âme.

Elle n’en avait point auparavant ; ou si l’on veut absolument me contredire, l’âme dont l’avait gratifiée la nature à sa naissance était si pesante, si engourdie, si bien liée dans les nœuds misérables d’une conformation imparfaite, que c’était tout comme si elle n’eût pas existé. Maintenant qu’Emmelina aimait, cette âme avait reçu le feu de vie, et s’était, non pas dressée debout, car il semblait que dans ce corps tortueux, la voûte fût trop surbaissée pour que l’âme pût s’y développer à son aise, mais elle s’était, en se repliant sur elle-même, donné une énergie et une ardeur tout extatique dont la puissance eût vraiment effrayé tous ceux qui auraient pu la contempler, je veux dire la comprendre.

Emmelina, encore une fois (j’y insiste parce que ce point est essentiel pour que l’histoire de Mlle Irnois soit bien comprise), Emmelina ne cherchait en aucune façon à se rendre compte du comment et du pourquoi de ce qui se passait en elle. Elle ne savait pas même le nom du sentiment qui possédait son être tout entier d’une manière aussi étrange.

Faut-il pousser l’aveu jusqu’à l’extrême ? Avant le jour où elle avait, pour la première fois contemplé, avec un bonheur vraiment épanoui, le jeune homme à sa fenêtre, elle n’avait eu aucune vie morale, elle était presque idiote ; à dater de ce moment, elle était devenue une sorte d’extatique.

Aussi indifférente qu’autrefois au reste des événements de la vie, elle existait dans le coin de passion qui s’était ouvert pour elle ; elle ne souhaitait rien, ne prévoyait rien ; elle aimait comme un chien aime son maître, sans passé, sans avenir, sans exigence, sans gaîté même à vrai dire, car la puissante sensation par laquelle son être était dominé ne saurait avoir pour nom un des mouvements, un des états ordinaires de l’âme. Elle n’était pas heureuse ; si je l’ai dit, je me suis trompé ; elle était plus qu’heureuse, elle était vivante ! Vivante, oui ! Mais dans son amour seulement, car, de tout autre côté, plus morte que jamais.

Voilà dans quelle situation se trouvait Emmelina le soir où elle accepta avec un bonheur si vif l’idée de quitter sa famille pour suivre le comte Cabarot, singularité qui excita tant de surprise.