Mademoiselle de Maupin/Édition 1880/Chapitre 12

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G. Charpentier (p. 308-352).


XII


Je t’ai promis la suite de mes aventures ; mais en vérité je suis si paresseuse à écrire, qu’il faut que je t’aime comme la prunelle de mon œil, et que je te sache plus curieuse qu’Ève ou Psyché, pour me mettre devant une table avec une grande feuille de papier toute blanche qu’il faut rendre toute noire, et un encrier plus profond que la mer, dont chaque goutte se doit tourner en pensées, ou du moins en quelque chose qui y ressemble, sans prendre la résolution subite de monter à cheval et de faire, à bride abattue, les quatre-vingts énormes lieues qui nous séparent, pour t’aller conter de vive voix ce que je vais t’aligner en pieds de mouche imperceptibles, afin de ne pas être effrayée moi-même du volume prodigieux de mon odyssée picaresque.

Quatre-vingts lieues ! songer qu’il y a tout cet espace entre moi et la personne que j’aime le mieux au monde ! — J’ai bien envie de déchirer ma lettre et de faire seller mon cheval. — Mais je n’y pensais plus, — avec l’habit que je porte, je ne pourrais approcher de toi, et reprendre la vie familière que nous menions ensemble lorsque nous étions petites filles bien naïves et bien innocentes : si jamais je reprends des jupes, ce sera assurément pour ce motif.

Je t’ai laissée, je crois, au départ de l’auberge où j’ai passé une si drôle de nuit et où ma vertu a pensé faire naufrage en sortant du port. — Nous partîmes tous ensemble, allant du même côté. — Mes compagnons s’extasièrent beaucoup sur la beauté de mon cheval, qui effectivement est de race et l’un des meilleurs coureurs qui soient ; — cela me grandit d’une demi-coudée au moins dans leur estime, et ils ajoutèrent à mon propre mérite tout le mérite de ma monture. — Cependant ils parurent craindre qu’elle ne fût trop fringante et trop fougueuse pour moi. — Je leur dis qu’ils eussent à calmer leur crainte, et, pour leur montrer qu’il n’y avait point de danger, je lui fis faire plusieurs courbettes, — puis je franchis une barrière assez élevée, et je pris le galop.

La troupe essaya vainement de me suivre ; je tournai bride quand je fus assez loin, et je revins à leur rencontre ventre à terre ; quand je fus près d’eux, je retins mon cheval lancé sur ses quatre pieds et je l’arrêtai court : ce qui est, comme tu le sais ou comme tu ne le sais pas, un vrai tour de force.

De l’estime ils passèrent sans transition au plus profond respect. Ils ne se doutaient pas qu’un jeune écolier, tout récemment sorti de l’université, était aussi bon écuyer que cela. Cette découverte qu’ils firent me servit plus que s’ils avaient reconnu en moi toutes les vertus théologales et cardinales ; — au lieu de me traiter en petit jeune homme, ils me parlèrent sur un ton de familiarité obséquieuse qui me fit plaisir.

En quittant mes habits, je n’avais pas quitté mon orgueil : — n’étant plus femme, je voulais être homme tout à fait et ne pas me contenter d’en avoir seulement l’extérieur. — J’étais décidée à avoir comme cavalier les succès auxquels je ne pouvais plus prétendre en qualité de femme. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était de savoir comment je m’y prendrais pour avoir du courage ; car le courage et l’adresse aux exercices du corps sont les moyens par lesquels un homme fonde le plus aisément sa réputation. Ce n’est pas que je sois timide pour une femme, et je n’ai pas ces pusillanimités imbéciles que l’on voit à plusieurs ; mais de là à cette brutalité insouciante et féroce qui fait la gloire des hommes il y a loin encore, et mon intention était de devenir un petit fier-à-bras, un tranche-montagne comme messieurs du bel air, afin de me mettre sur un bon pied dans le monde et de jouir de tous les avantages de ma métamorphose.

Mais je vis par la suite que rien n’était plus facile et que la recette en était fort simple.

Je ne te conterai pas, selon l’usage des voyageurs, que j’ai fait tant de lieues tel jour, que j’ai été de cet endroit à cet autre, que le rôti que j’ai mangé dans l’auberge du Cheval-Blanc ou de la Croix-de-Fer était cru ou brûlé ; que le vin était aigre et que le lit où j’ai couché avait des rideaux à personnages ou à fleurs : ce sont des détails très-importants et qu’il est bon de conserver à la postérité ; mais il faudra que la postérité s’en passe pour cette fois et que tu te résignes à ne pas savoir de combien de plats mon dîner était composé, et si j’ai bien ou mal dormi pendant le cours de mes voyages. Je ne te donnerai pas non plus une description exacte des différents paysages, des champs de blés et forêts, des cultures variées et des collines chargées de hameaux qui ont successivement passé devant mes yeux : cela est facile à supposer ; prends un peu de terre, plantes-y quelques arbres et quelques brins d’herbe, barbouille derrière cela un petit bout de ciel ou grisâtre ou bleu pâle, et tu auras une idée très-suffisante du fond mouvant sur lequel se détachait notre petite caravane. — Si, dans ma première lettre, je suis entrée en quelques détails de ce genre, veuille bien m’excuser, je n’y retomberai plus : comme je n’étais jamais sortie, la moindre chose me semblait d’une importance énorme.

Un des cavaliers, mon compagnon de lit, celui que j’avais été près de tirer par la manche dans la mémorable nuit dont je t’ai décrit tout au long les angoisses, se prit d’une belle passion pour moi et tint tout le temps son cheval à côté du mien.

À cette exception près, que je n’eusse pas voulu le prendre pour amant quand il m’eût apporté la plus belle couronne du monde, il ne me déplaisait pas autrement ; il était instruit, et ne manquait ni d’esprit ni de bonne humeur : seulement, quand il parlait des femmes, c’était avec un ton de mépris et d’ironie pour lequel je lui eusse très-volontiers arraché les deux yeux de la tête, d’autant plus que, sous l’exagération, il y avait dans ce qu’il disait beaucoup de choses d’une vérité cruelle et dont mon habit d’homme me forçait de reconnaître la justice.

Il m’invita d’une manière si pressante et à tant de reprises à venir voir avec lui une de ses sœurs sur la fin de son veuvage, et qui habitait en ce moment-là un vieux château avec une de ses tantes, que je ne pus le lui refuser. — Je fis quelques objections pour la forme, car au fond il m’était aussi égal d’aller là qu’autre part, et je pouvais tout aussi bien atteindre à mon but de cette façon que d’une autre ; et, comme il me dit que je le désobligerais assurément beaucoup si je ne lui accordais au moins quinze jours, je lui répondis que je voulais bien et que c’était une chose convenue.

À un embranchement du chemin, — le compagnon, en montrant le jambage droit de cet Y naturel, me dit : — C’est par là. Les autres nous donnèrent une poignée de main et s’en furent de l’autre côté.

Après quelques heures de marche, nous arrivâmes au lieu de notre destination.

Un fossé assez large, mais qui, au lieu d’eau, était rempli d’une végétation abondante et touffue, séparait le parc du grand chemin ; le revêtement était en pierre de taille ; et, dans les angles, se hérissaient de gigantesques artichauts et des chardons de fer qui semblaient avoir poussé comme des plantes naturelles entre les blocs disjoints de la muraille : un petit pont d’une arche traversait ce canal à sec et permettait d’arriver à la grille.

Une haute allée d’ormes, arrondie en berceau et taillée à la vieille mode, se présentait d’abord à vous ; et, après l’avoir suivie quelque temps, on débouchait dans une espèce de rond-point.

Ces arbres avaient plutôt l’air surannés que vieux ; ils paraissaient avoir des perruques et être poudrés à blanc ; on ne leur avait réservé qu’une petite houppe de feuillage au sommet de la tête ; tout le reste était soigneusement émondé, en sorte qu’on les eût pris pour des plumets démesurés plantés en terre de distance en distance.

Après avoir traversé le rond-point, couvert d’une herbe fine soigneusement foulée au rouleau, il fallait encore passer sous une curieuse architecture de feuillage ornée de pots-à-feu, de pyramides et de colonnes d’ordre rustique, le tout pratiqué à grand renfort de ciseaux et de serpes dans un énorme massif de buis. — Par différentes échappées on apercevait, à droite et à gauche, tantôt un château de rocaille à demi ruiné, tantôt l’escalier rongé de mousse d’une cascade tarie, ou bien un vase ou une statue de nymphe et de berger le nez et les doigts cassés, avec quelques pigeons perchés sur les épaules et sur la tête.

Un grand parterre, dessiné à la française, s’étendait devant le château ; tous les compartiments étaient tracés avec du buis et du houx dans la plus rigoureuse symétrie ; cela avait bien autant l’air d’un tapis que d’un jardin : de grandes fleurs en parure de bal, le port majestueux et la mine sereine, comme des duchesses qui s’apprêtent à danser le menuet, vous faisaient au passage une légère inclination de tête. D’autres, moins polies apparemment, se tenaient roides et immobiles, pareilles à des douairières qui font tapisserie. Des arbustes de toutes les formes possibles, si l’on en excepte toutefois leur forme naturelle, ronds, carrés, pointus, triangulaires, avec des caisses vertes et grises, semblaient marcher processionnellement au long de la grande allée, et vous conduire par la main jusqu’aux premières marches du perron.

Quelques tourelles, à demi engagées dans des constructions plus récentes, dépassaient la ligne de l’édifice de toute la hauteur de leur éteignoir d’ardoises, et leurs girouettes de tôle taillées en queue d’aronde témoignaient d’une assez honorable antiquité. Les fenêtres du pavillon du milieu donnaient toutes sur un balcon commun orné d’une balustrade de fer extrêmement travaillée et d’une grande richesse, et les autres étaient entourées de cadres de pierre avec des chiffres et des nœuds sculptés.

Quatre à cinq grands chiens accoururent en aboyant à pleine gueule et en faisant des cabrioles prodigieuses. Ils gambadaient autour des chevaux et leur sautaient au nez : ils firent surtout fête au cheval de mon camarade, à qui probablement ils allaient souvent rendre visite dans l’écurie, ou qu’ils accompagnaient à la promenade.

À tout ce tapage, arriva enfin une espèce de valet, l’air moitié laboureur, moitié palefrenier, qui prit nos bêtes par la bride et les emmena. — Je n’avais pas encore vu âme qui vive, si ce n’est une petite paysanne effarée et sauvage comme un daim, qui s’était sauvée à notre aspect et tapie dans un sillon, derrière du chanvre, quoique nous l’eussions appelée à plusieurs reprises, et que nous eussions fait notre possible pour la rassurer.

Personne ne paraissait aux fenêtres ; on eût dit que le château était inhabité, ou du moins ne l’était que par des esprits ; car le moindre bruit ne transpirait pas au dehors.

Nous commencions à monter les premières marches du perron, en faisant sonner nos éperons, car nous avions les jambes un peu alourdies, lorsque nous entendîmes à l’intérieur comme un bruit de portes ouvertes et fermées, comme si quelqu’un se hâtait à notre rencontre.

En effet, une jeune femme parut sur le haut de la rampe, franchit en un bond l’espace qui la séparait de mon compagnon, et se jeta à son cou. Celui-ci l’embrassa très-affectueusement, et, lui mettant le bras autour de la taille, il l’enleva presque et la porta ainsi jusqu’au palier.

— Savez-vous que vous êtes bien aimable et bien galant pour un frère, mon cher Alcibiade ? — N’est-ce pas, monsieur, qu’il n’est pas tout à fait inutile que je vous avertisse que c’est mon frère, car en vérité il n’en a pas trop les façons ? dit la jeune belle en se retournant de mon côté.

À quoi je répondis qu’on s’y pouvait méprendre, et que c’était en quelque sorte un malheur que d’être son frère et de se trouver ainsi exclu de la catégorie de ses adorateurs ; que pour moi, si je l’étais, je deviendrais à la fois le plus malheureux et le plus heureux cavalier de la terre. — Ce qui la fit doucement sourire.

Tout en causant ainsi, nous entrâmes dans une salle basse dont les murs étaient décorés d’une tapisserie de haute lisse de Flandre. — De grands arbres à feuilles aiguës y soutenaient des essaims d’oiseaux fantastiques ; les couleurs altérées par le temps produisaient de bizarres transpositions de nuances ; le ciel était vert, les arbres bleu de roi avec des lumières jaunes, et dans les draperies des personnages l’ombre était souvent d’une couleur opposée au fond de l’étoffe ; — les chairs ressemblaient à du bois, et les nymphes qui se promenaient sous les ombrages déteints de la forêt avaient l’air de momies démaillotées ; leur bouche seule, dont la pourpre avait conservé sa teinte primitive, souriait avec une apparence de vie. Sur le devant, se hérissaient de hautes plantes d’un vert singulier avec de larges fleurs panachées dont les pistils ressemblaient à des aigrettes de paon. Des hérons à la mine sérieuse et pensive, la tête enfoncée dans les épaules, leur long bec reposant sur leur jabot rebondi, se tenaient philosophiquement debout sur une de leurs maigres pattes, dans une eau dormante et noire, rayée de fils d’argent ternis ; par les échappées du feuillage, on voyait dans le lointain de petits châteaux avec des tourelles pareilles à des poivrières et des balcons chargés de belles dames en grands atours qui regardaient passer des cortéges ou des chasses.

Des rocailles capricieusement dentelées, d’où tombaient des torrents de laine blanche, se confondaient au bord de l’horizon avec des nuages pommelés.

Une des choses qui me frappèrent le plus, ce fut une chasseresse qui tirait un oiseau. — Ses doigts ouverts venaient de lâcher la corde, et la flèche était partie ; mais, comme cet endroit de la tapisserie se trouvait à une encoignure, la flèche était de l’autre côté de la muraille et avait décrit un grand crochet ; pour l’oiseau, il s’envolait sur ses ailes immobiles et semblait vouloir gagner une branche voisine.

Cette flèche empennée et armée d’une pointe d’or, toujours en l’air et n’arrivant jamais au but, faisait l’effet le plus singulier, était comme un triste et douloureux symbole de la destinée humaine, et plus je la regardais, plus j’y découvrais de sens mystérieux et sinistres. — La chasseresse était là, debout, le pied tendu en avant, le jarret plié, son œil aux paupières de soie tout grand ouvert et ne pouvant plus voir sa flèche déviée de son chemin : elle semblait chercher avec anxiété le phénicoptère aux plumes bigarrées qu’elle voulait abattre et qu’elle s’attendait à voir tomber devant elle percé de part en part. — Je ne sais si c’est une erreur de mon imagination, mais je trouvais à cette figure une expression aussi morne et aussi désespérée que celle d’un poëte qui meurt sans avoir écrit l’ouvrage sur lequel il comptait pour fonder sa réputation, et que le râle impitoyable saisit au moment où il essaye de le dicter.

Je te parle longuement de cette tapisserie, plus longuement à coup sûr que cela n’en vaut la peine ; — mais c’est une chose qui m’a toujours étrangement préoccupée, que ce monde fantastique créé par les ouvriers de haute lisse.

J’aime passionnément cette végétation imaginaire, ces fleurs et ces plantes qui n’existent pas dans la réalité, ces forêts d’arbres inconnus où errent des licornes, des caprimules et des cerfs couleur de neige, avec un crucifix d’or entre leurs rameaux, habituellement poursuivis par des chasseurs à barbe rouge et en habits de Sarrasins.

Lorsque j’étais petite, je n’entrais guère dans une chambre tapissée sans éprouver une espèce de frisson, et j’osais à peine m’y remuer.

Toutes ces figures debout contre la muraille, et auxquelles l’ondulation de l’étoffe et le jeu de la lumière prêtent une espèce de vie fantastique, me semblaient autant d’espions occupés à surveiller mes actions pour en rendre compte en temps et lieu, et je n’eusse pas mangé une pomme ou un gâteau volé en leur présence.

Que de choses ces graves personnages auraient à dire, s’ils pouvaient ouvrir leurs lèvres de fil rouge, et si les sons pouvaient pénétrer dans la conque de leur oreille brodée. De combien de meurtres, de trahisons, d’adultères infâmes et de monstruosités de toutes sortes ne sont-ils pas les silencieux et impassibles témoins !…

Mais laissons la tapisserie et revenons à notre histoire.

— Alcibiade, je vais faire avertir ma tante de votre arrivée.

— Oh ! cela n’est pas fort pressé, ma sœur ; asseyons-nous d’abord et causons un peu. Je vous présente un cavalier qui a nom Théodore de Sérannes et qui passera quelque temps ici. Je n’ai pas besoin de vous recommander de lui faire bon accueil ; — il se recommande assez lui-même. (Je dis ce qu’il a dit ; ne va pas intempestivement m’accuser de fatuité.)

La belle fit un petit mouvement de tête, comme pour donner son assentiment, et l’on parla d’autre chose.

Tout en faisant la conversation, je la regardais en détail et je l’examinais plus attentivement que je n’avais pu le faire jusqu’alors.

Elle pouvait avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans, et son deuil lui allait on ne peut mieux ; à vrai dire, elle n’avait pas l’air fort lugubre ni fort désolée, et je doute qu’elle eût mangé dans sa soupe les cendres de son Mausole en manière de rhubarbe. — Je ne sais si elle avait pleuré abondamment son époux défunt ; si elle l’avait fait, en tout cas, il n’y paraissait guère, et le joli mouchoir de batiste qu’elle tenait à sa main était aussi parfaitement sec que possible.

Ses yeux n’étaient pas rouges, mais au contraire les plus clairs et les plus brillants du monde, et l’on eût en vain cherché sur ses joues le sillon par où avaient passé les larmes ; il n’y avait en vérité que deux petites fossettes creusées par l’habitude de sourire, et, pour une veuve, il est juste de dire qu’on lui voyait très-fréquemment les dents : ce qui n’était certainement pas un spectacle désagréable, car elle les avait petites et bien rangées. Je l’estimai tout d’abord de ne s’être pas crue obligée, parce qu’il lui était mort quelque mari, de se pocher les yeux et de se rendre le nez violet : je lui sus bon gré aussi de ne prendre aucune petite mine dolente et de parler naturellement avec sa voix sonore et argentine, sans traîner les mots et entrecouper ses phrases de vertueux soupirs.

Cela me parut de fort bon goût ; je la jugeai tout d’abord une femme d’esprit, ce qu’elle est en effet.

Elle était bien faite, le pied et la main très-convenables ; son costume noir était arrangé avec toute la coquetterie possible et si gaiement que le lugubre de la couleur disparaissait complétement, et qu’elle eût pu aller au bal ainsi habillée, sans que personne le trouvât étrange. Si jamais je me marie et que je devienne veuve, je lui demanderai un patron de sa robe, car elle lui va comme un ange.

Après quelques propos, nous montâmes chez la vieille tante.

Nous la trouvâmes assise dans un grand fauteuil à dos renversé, avec un petit tabouret sous son pied, et à côté d’elle un vieux chien tout chassieux et tout renfrogné, qui leva son museau noir à notre arrivée, et nous accueillit par un grognement très-peu amical.

Je n’ai jamais envisagé une vieille femme qu’avec horreur. Ma mère est morte toute jeune ; sans doute, si je l’avais vue lentement vieillir et que j’eusse vu ses traits se déformer dans une progression imperceptible, je m’y fusse paisiblement habituée. — Dans mon enfance, je n’ai été entourée que de figures jeunes et riantes, en sorte que j’ai gardé une antipathie insurmontable pour les vieilles gens. Aussi je frissonnai quand la belle veuve toucha de ses lèvres pures et vermeilles le front jaune de la douairière. — C’est une chose que je ne saurais prendre sur moi. Je sais que lorsque j’aurai soixante ans, je serai ainsi ; — c’est égal, je n’y puis rien faire, et je prie Dieu qu’il me fasse mourir jeune comme ma mère.

Cependant cette vieille avait conservé de son ancienne beauté quelques linéaments simples et majestueux qui l’empêchaient de tomber dans cette laideur de pomme cuite, qui est le partage des femmes qui n’ont été que jolies ou simplement fraîches ; ses yeux, quoique terminés à leurs angles par une patte de plis et recouverts d’une paupière large et molle, avaient encore quelques étincelles de leur feu primitif, et l’on voyait qu’ils avaient dû, sous le règne de l’autre roi, lancer des éclairs de passion à éblouir. Son nez mince et maigre, un peu recourbé en bec d’oiseau de proie, donnait à son profil une sorte de grandeur sérieuse que tempérait le sourire indulgent de sa lèvre autrichienne peinte de carmin, selon la mode du siècle passé.

Son costume était antique sans être ridicule, et s’harmonisait parfaitement avec sa figure ; elle avait pour coiffure une simple cornette blanche avec une petite dentelle ; ses mains, longues et amaigries, qu’on devinait avoir été fort belles, flottaient dans des mitaines sans pouce et sans doigts, une robe feuille-morte, brochée de ramages d’une couleur plus foncée, une mante noire et un tablier de pou-de-soie gorge-de-pigeon complétaient son ajustement.

Les vieilles femmes devraient toujours s’habiller ainsi et respecter assez leur mort prochaine pour ne point se harnacher de plumes, de guirlandes de fleurs, de rubans de couleurs tendres et de mille affiquets qui ne vont qu’à l’extrême jeunesse. Elles ont beau faire des avances à la vie, la vie n’en veut plus ; — elles en sont pour leurs frais, comme ces courtisanes surannées qui se plâtrent de rouge et de blanc, et que les muletiers ivres repoussent sur la borne avec des injures et des coups de pied.

La vieille dame nous reçut avec cette aisance et cette politesse exquise qui est le partage des gens qui ont suivi l’ancienne cour, et dont le secret semble se perdre de jour en jour, comme tant d’autres beaux secrets, et d’une voix qui, bien que cassée et chevrotante, avait encore une grande douceur.

Je parus lui plaire beaucoup, et elle me regarda très-longtemps et très-attentivement avec un air fort touché. — Une larme se forma dans le coin de son œil et descendit lentement dans une de ses grandes rides, où elle se perdit et se sécha. Elle me pria de l’excuser et me dit que je ressemblais fort à un fils qu’elle avait autrefois et qui avait été tué à l’armée.

Tout le temps que je demeurai au château, je fus, à cause de cette ressemblance, réelle ou imaginaire, traitée par la bonne dame avec une bienveillance extraordinaire et toute maternelle. J’y trouvais plus de charmes que je ne l’aurais cru d’abord, car le plus grand plaisir que les personnes qui sont d’âge me puissent faire, c’est de ne me parler jamais et de s’en aller quand j’arrive.

Je ne te conterai pas en détail et jour par jour ce que j’ai fait à R***. Si je me suis un peu étendue sur tout ce commencement, et si je t’ai esquissé avec quelque soin ces deux ou trois physionomies, soit de personnes, soit de lieux, c’est qu’il m’arriva là des choses très-singulières et pourtant fort naturelles, et que j’aurais dû prévoir en prenant des habits d’homme.

Ma légèreté naturelle me fit faire une imprudence dont je me repens cruellement, car elle a porté dans une bonne et belle âme un trouble que je ne puis apaiser sans découvrir ce que je suis et me compromettre gravement.

Pour avoir parfaitement l’air d’un homme et me divertir un peu, je ne trouvai rien de mieux que de faire la cour à la sœur de mon ami. — Cela me paraissait très-drôle de me précipiter à quatre pattes lorsqu’elle laissait tomber son gant et de le lui rendre en faisant des révérences prosternées, de me pencher au dos de son fauteuil avec un petit air adorablement langoureux, et de lui couler dans le tuyau de l’oreille mille et un madrigaux on ne saurait plus charmants. Dès qu’elle voulait passer d’une chambre à une autre, je lui présentais gracieusement la main ; si elle montait à cheval, je lui tenais l’étrier, et, à la promenade, je marchais toujours à côté d’elle ; le soir, je lui faisais la lecture et je chantais avec elle ; — bref, je m’acquittais avec une scrupuleuse exactitude de tous les devoirs d’un cavalier servant.

Je faisais toutes les mines que j’avais vu faire aux amoureux, ce qui m’amusait et me faisait rire comme une vraie folle que je suis, lorsque je me trouvais seule dans ma chambre et que je réfléchissais à toutes les impertinences que je venais de débiter du ton le plus sérieux du monde.

Alcibiade et la vieille marquise paraissaient voir cette intimité avec plaisir et nous laissaient fort souvent tête à tête. Je regrettais quelquefois de n’être pas véritablement un homme pour en mieux profiter ; si je l’avais été, il n’aurait tenu qu’à moi, car notre charmante veuve semblait avoir parfaitement oublié le défunt, ou, si elle s’en souvenait, elle eût été volontiers infidèle à sa mémoire.

Ayant commencé sur ce ton, je ne pouvais guère honnêtement reculer, et il était fort difficile de faire une retraite avec armes et bagages ; je ne pouvais cependant pas non plus dépasser une certaine limite et je ne savais guère être aimable qu’en paroles : — j’espérais attraper ainsi la fin du mois que je devais passer à R*** et me retirer avec promesse de revenir, sauf à n’en rien faire. — Je croyais qu’à mon départ la belle se consolerait, et en ne me voyant plus, m’aurait bientôt oubliée.

Mais, en me jouant, j’avais éveillé une passion sérieuse, et les choses tournèrent autrement : — ce qui vous retrace une vérité très-connue depuis longtemps, à savoir qu’il ne faut jamais jouer ni avec le feu ni avec l’amour.

Avant de m’avoir vue, Rosette ne connaissait pas encore l’amour. Mariée fort jeune à un homme beaucoup plus vieux qu’elle, elle n’avait pu sentir pour lui qu’une espèce d’amitié filiale ; — sans doute, elle avait été courtisée, mais elle n’avait pas eu d’amant, tout extraordinaire que la chose puisse paraître : ou les galants qui lui avaient rendu des soins étaient de minces séducteurs, ou, ce qui est plus probable, son heure n’était pas encore sonnée. — Les hobereaux et les gentillâtres de province parlant toujours de fumées et de laisses, de ragots et d’andouillers, d’hallali et de cerfs dix cors, et entremêlant le tout de charades d’almanach et de madrigaux moisis de vétusté, n’étaient assurément guère faits pour lui convenir, et sa vertu n’avait pas eu beaucoup à se débattre pour ne leur point céder. — D’ailleurs, la gaieté et l’enjouement naturel de son caractère la défendaient suffisamment contre l’amour, cette molle passion qui a tant de prise sur les rêveurs et les mélancoliques ; l’idée que son vieux Tithon avait pu lui donner de la volupté devait être assez médiocre pour ne la point jeter en de grandes tentations d’en essayer encore, et elle jouissait doucement du plaisir d’être veuve de si bonne heure et d’avoir encore tant d’années à être jolie.

Mais, à mon arrivée, tout cela changea bien. — Je crus d’abord que, si je me fusse tenue avec elle entre les bornes étroites d’une froide et exacte politesse, elle n’aurait pas fait autrement attention à moi ; mais, en vérité, je fus obligée de reconnaître par la suite qu’il n’en eût été ni plus ni moins, et que cette supposition, quoique fort modeste, était purement gratuite. — Hélas ! rien ne peut détourner l’ascendant fatal, et nul ne saurait éviter l’influence bienfaisante ou maligne de son étoile.

La destinée de Rosette était de n’aimer qu’une fois dans sa vie et d’un amour impossible ; il faut qu’elle la remplisse, et elle la remplira.

J’ai été aimée, ô Graciosa ! et c’est une douce chose, quoique je ne l’aie été que par une femme, et que, dans un amour ainsi détourné, il y eût quelque chose de pénible qui ne se doit pas trouver dans l’autre ; — oh ! une bien douce chose ! — Quand on s’éveille la nuit et qu’on se relève sur son coude, se dire : — Quelqu’un pense ou rêve à moi ; on s’occupe de ma vie ; un mouvement de mes yeux ou de ma bouche fait la joie ou la tristesse d’une autre créature ; une parole que j’ai laissée tomber au hasard est recueillie avec soin, commentée et retournée des heures entières ; je suis le pôle où se dirige un aimant inquiet ; ma prunelle est un ciel, ma bouche est un paradis plus souhaité que le véritable ; je mourrais, une pluie tiède de larmes réchaufferait ma cendre, mon tombeau serait plus fleuri qu’une corbeille de noce ; si j’étais en danger, quelqu’un se jetterait entre la pointe de l’épée et ma poitrine : on se sacrifierait pour moi ! — c’est beau ; et je ne sais pas ce que l’on peut souhaiter de plus au monde.

Cette pensée me faisait un plaisir que je me reprochais, car pour tout cela je n’avais rien à donner, et j’étais dans la position d’une personne pauvre qui accepte des présents d’un ami riche et généreux, sans espoir de pouvoir jamais lui en faire à son tour. Cela me charmait d’être adorée ainsi, et par instants je me laissais faire avec une singulière complaisance. À force d’entendre tout le monde m’appeler monsieur, et de me voir traiter comme si j’étais un homme, j’oubliais insensiblement que j’étais femme ; — mon déguisement me semblait mon habit naturel, et il ne me souvenait pas d’en avoir jamais porté d’autre ; je ne songeais plus que je n’étais au bout du compte qu’une petite évaporée qui s’était fait une épée de son aiguille, et une paire de culottes en coupant une de ses jupes.

Beaucoup d’hommes sont plus femmes que moi. — Je n’ai guère d’une femme que la gorge, quelques lignes plus rondes, et des mains plus délicates ; la jupe est sur mes hanches et non dans mon esprit. Il arrive souvent que le sexe de l’âme ne soit point pareil à celui du corps, et c’est une contradiction qui ne peut manquer de produire beaucoup de désordre. — Moi, par exemple, si je n’avais pas pris cette résolution, folle en apparence, mais très-sage au fond, de renoncer aux habits d’un sexe qui n’est le mien que matériellement et par hasard, j’eusse été fort malheureuse : j’aime les chevaux, l’escrime, tous les exercices violents, je me plais à grimper et à courir çà et là comme un jeune garçon ; il m’ennuie de me tenir assise les deux pieds joints, les coudes collés au flanc, de baisser modestement les yeux, de parler d’une petite voix flûtée et mielleuse, et de faire passer dix millions de fois un bout de laine dans les trous d’un canevas ; — je n’aime pas à obéir le moins du monde, et le mot que je dis le plus souvent est : — Je veux. — Sous mon front poli et mes cheveux de soie remuent de fortes et viriles pensées ; toutes les précieuses niaiseries qui séduisent principalement les femmes ne m’ont jamais que médiocrement touchée, et, comme Achille déguisé en jeune fille, je laisserais volontiers le miroir pour une épée. — La seule chose qui me plaise des femmes, c’est leur beauté ; — malgré les inconvénients qui en résultent, je ne renoncerais pas volontiers à ma forme, quoique mal assortie à l’esprit qu’elle enveloppe.

C’était quelque chose de neuf et de piquant qu’une pareille intrigue, et je m’en serais fort amusée, si elle n’avait pas été prise au sérieux par la pauvre Rosette. Elle se mit à m’aimer avec une naïveté et une conscience admirables, de toute la force de sa belle et bonne âme, — de cet amour que les hommes ne comprennent pas et dont ils ne sauraient se faire même une lointaine idée, délicatement et ardemment, comme je souhaiterais d’être aimée, et comme j’aimerais, si je rencontrais la réalité de mon rêve. Quel beau trésor perdu, quelles perles blanches et transparentes comme jamais les plongeurs n’en trouveront dans l’écrin de la mer ! quelles suaves haleines, quels doux soupirs dispersés dans les airs, et qui auraient pu être recueillis par des lèvres amoureuses et pures !

Cette passion aurait pu rendre un jeune homme si heureux ! tant d’infortunés, beaux, charmants, bien doués, pleins de cœur et d’esprit, ont vainement supplié à genoux d’insensibles et mornes idoles ! tant d’âmes tendres et bonnes se sont jetées de désespoir dans les bras des courtisanes, ou se sont éteintes silencieusement comme des lampes dans des tombeaux, et qui auraient été sauvées de la débauche et de la mort par un sincère amour !

Quelle bizarrerie dans la destinée humaine ! et que le hasard est un grand railleur !

Ce que tant d’autres avaient désiré ardemment me venait, à moi qui n’en voulais pas et ne pouvais pas en vouloir. Il prend fantaisie à une jeune fille capricieuse de courir le pays en habits d’homme pour savoir un peu à quoi s’en tenir sur le compte de ses amants futurs ; elle couche dans une auberge avec un digne frère qui l’amène par le bout du doigt devant sa sœur, qui n’a rien de plus pressé que d’en devenir amoureuse comme une chatte, comme une colombe, comme tout ce qu’il y a d’amoureux et de langoureux au monde. — Il est bien évident que, si j’eusse été un jeune homme et que cela eût pu me servir à quelque chose, il en eût été tout autrement, et que la dame m’eût prise en horreur. — La fortune aime assez à donner des pantoufles à ceux qui ont des jambes de bois, et des gants à ceux qui n’ont pas de mains ; — l’héritage qui aurait pu vous faire vivre à votre aise vous vient ordinairement le jour de votre mort.

J’allais quelquefois, non pas aussi souvent qu’elle aurait voulu, voir Rosette dans sa ruelle ; quoique habituellement elle ne reçût que debout, cependant, en ma faveur, on passait par là-dessus. — On eût passé par-dessus bien d’autres choses, si j’eusse voulu ; — mais, comme on dit, la plus belle fille ne peut donner que ce qu’elle a, et ce que j’avais n’eût pas été d’une grande utilité à Rosette.

Elle me tendait sa petite main à baiser ; — j’avoue que je ne la baisais pas sans quelque plaisir, car elle est fort douce, très-blanche, exquisement parfumée, et moelleusement attendrie par une naissante moiteur ; je la sentais frissonner et se contracter sous mes lèvres, dont je prolongeais malicieusement la pression. — Alors Rosette, tout émue et d’un air suppliant, tournait vers moi ses longs yeux chargés de volupté et inondés d’une lueur humide et transparente, puis elle laissait retomber sur son oreiller sa jolie tête, qu’elle avait un peu soulevée pour me mieux recevoir. — Je voyais sous le drap onder sa gorge inquiète et tout son corps s’agiter brusquement. — Certes, quelqu’un qui eût été en état d’oser eût pu oser beaucoup, et à coup sûr l’on eût été reconnaissant de ses témérités, et on lui eût su gré d’avoir sauté quelques chapitres du roman.

Je restais là une heure ou deux avec elle, ne quittant pas sa main que j’avais reposée sur la couverture ; nous faisions des causeries interminables et charmantes ; car, bien que Rosette fût très-préoccupée de son amour, elle se croyait trop sûre du succès pour ne pas garder presque toute sa liberté et son enjouement d’esprit. — De temps à autre seulement, sa passion jetait sur sa gaieté un voile transparent de douce mélancolie, qui la rendait encore plus piquante.

En effet, il eût été inouï qu’un jeune débutant, comme j’en avais les apparences, ne se trouvât pas fort heureux d’une telle bonne fortune et n’en profitât pas de son mieux. Rosette, effectivement, n’était point faite de façon à rencontrer de grandes cruautés, — et, n’en sachant pas davantage à mon endroit, elle comptait sur ses charmes et sur ma jeunesse à défaut de mon amour.

Cependant, comme cette situation commençait à se prolonger un peu au delà des bornes naturelles, elle en prit de l’inquiétude, et c’était à peine si un redoublement de phrases flatteuses et de belles protestations lui pouvait redonner sa première sécurité. Deux choses l’étonnaient en moi, et elle remarquait dans ma conduite des contradictions qu’elle ne pouvait concilier : — c’était ma chaleur de paroles et ma froideur d’action.

Tu le sais mieux que personne, ma chère Graciosa, mon amitié a tous les caractères d’une passion ; elle est subite, ardente, vive, exclusive, elle a de l’amour jusqu’à la jalousie, et j’avais pour Rosette une amitié presque pareille à celle que j’ai pour toi. — On pouvait se tromper à moins. — Rosette s’y trompa d’autant plus complétement que l’habit que je portais ne lui permettait guère d’avoir une autre idée.

Comme je n’ai encore aimé aucun homme, l’excès de ma tendresse s’est en quelque sorte épanché dans mes amitiés avec les jeunes filles et les jeunes femmes ; j’y ai mis le même emportement et la même exaltation que je mets à tout ce que je fais, car il m’est impossible d’être modérée en quelque chose, et surtout dans ce qui regarde le cœur. Il n’y a à mes yeux que deux classes de gens, les gens que j’adore et ceux que j’exècre ; les autres sont pour moi comme s’ils n’étaient pas, et je pousserais mon cheval sur eux comme sur le grand chemin : ils ne diffèrent pas dans mon esprit des pavés et des bornes.

Je suis naturellement expansive, et j’ai des manières très-caressantes. — Quelquefois, oubliant la portée qu’avaient de telles démonstrations, tout en me promenant avec Rosette, je lui passais le bras autour du corps, comme je le faisais lorsque nous nous promenions ensemble dans l’allée solitaire au bout du jardin de mon oncle ; ou bien, penchée au dos de son fauteuil pendant qu’elle brodait, je roulais sur mes doigts les petits poils follets qui blondissaient sur sa nuque ronde et potelée, ou je polissais du revers de la main ses beaux cheveux tendus par le peigne, et je leur redonnais du lustre, — ou bien c’était quelque autre de ces mignardises que tu sais m’être habituelles avec mes chères amies.

Elle se donnait bien de garde d’attribuer ces caresses à une simple amitié. L’amitié, comme on la conçoit ordinairement, ne va pas jusque-là ; mais, voyant que je n’allais pas plus loin, elle s’étonnait intérieurement et ne savait trop que penser ; elle s’arrêta à ceci : que c’était une trop grande timidité de ma part, provenant de mon extrême jeunesse et du manque d’habitude dans les commerces amoureux, et qu’il me fallait encourager par toutes sortes d’avances et de bontés.

En conséquence, elle avait soin de me ménager une foule d’occasions de tête-à-tête dans des endroits propres à m’enhardir par leur solitude et leur éloignement de tout bruit et de tout importun ; elle me fit faire plusieurs promenades dans les grands bois, pour essayer si la rêverie voluptueuse et les désirs amoureux qu’inspire aux âmes tendres l’ombre touffue et propice des forêts ne pourraient pas se détourner à son profit.

Un jour, après m’avoir fait errer longtemps à travers un parc très-pittoresque qui s’étendait au loin derrière le château, et dont je ne connaissais que les parties qui avoisinaient les bâtiments, elle m’amena, par un petit sentier capricieusement contourné et bordé de sureaux et de noisetiers, jusqu’à une cabane rustique, une espèce de charbonnière, bâtie en rondins posés transversalement, avec un toit de roseaux, et une porte grossièrement faite de cinq ou six pièces de bois à peine rabotées, dont les interstices étaient étoupés de mousses et de plantes sauvages ; tout à côté, entre les racines verdies de grands frênes à l’écorce d’argent, tachetés çà et là de plaques noires, jaillissait une forte source, qui, à quelques pas plus loin, tombait par deux gradins de marbre dans un bassin tout rempli de cresson plus vert que l’émeraude. — Aux endroits où il n’y avait pas de cresson, on apercevait un sable fin et blanc comme la neige ; cette eau était d’une transparence de cristal et d’une froideur de glace ; sortant de terre tout à coup, et n’étant jamais effleurée par le plus faible rayon de soleil, sous ces ombrages impénétrables, elle n’avait pas le temps de s’attiédir ni de se troubler. — Malgré leur crudité, j’aime ces eaux de source, et, voyant celle-là si limpide, je ne pus résister au désir d’en boire ; je me penchai et j’en puisai à plusieurs reprises dans le creux de la main, n’ayant pas d’autre vase à ma disposition.

Rosette témoigna, pour apaiser sa soif, le désir de boire aussi de cette eau, et me pria de lui en apporter quelques gouttes, n’osant pas, disait-elle, se pencher autant qu’il le fallait pour y atteindre. — Je plongeai mes deux mains aussi exactement jointes que possible dans la claire fontaine, ensuite je les haussai comme une coupe jusqu’aux lèvres de Rosette, et je les tins ainsi jusqu’à ce qu’elle eût tari l’eau qu’elles renfermaient, ce qui ne fut pas long, car il y en avait fort peu, et ce peu dégouttait à travers mes doigts, si serrés que je les tinsse ; cela faisait un fort joli groupe, et il eût été à désirer qu’un sculpteur se fût trouvé là pour en tirer le crayon.

Quand elle eut presque achevé, ayant ma main près de ses lèvres, elle ne put s’empêcher de la baiser, de manière cependant à ce que je pusse croire que c’était une aspiration pour épuiser la dernière perle d’eau amassée dans ma paume ; mais je ne m’y trompai pas, et la charmante rougeur qui lui couvrit subitement le visage la dénonçait assez.

Elle reprit mon bras, et nous nous dirigeâmes du côté de la cabane. La belle marchait aussi près de moi que possible, et se penchait en me parlant de façon à ce que sa gorge portât entièrement sur ma manche ; position extrêmement savante, et capable de troubler tout autre que moi ; j’en sentais parfaitement le contour ferme et pur et la douce chaleur ; de plus, j’y pouvais remarquer une ondulation précipitée qui, fût-elle affectée ou vraie, n’en était pas moins flatteuse et engageante.

Nous arrivâmes ainsi à la porte de la cabane, que j’ouvris d’un coup de pied ; je ne m’attendais assurément pas au spectacle qui s’offrit à mes yeux. — Je croyais que la hutte était tapissée de joncs avec une natte par terre et quelques escabeaux pour se reposer : — point du tout.

C’était un boudoir meublé avec toute l’élégance imaginable. — Les dessus de portes et de glaces représentaient les scènes les plus galantes des Métamorphoses d’Ovide : Salmacis et Hermaphrodite, Vénus et Adonis, Apollon et Daphné, et autres amours mythologiques en camaïeu lilas clair ; — les trumeaux étaient faits de roses pompons, sculptés fort mignonnement, et de petites marguerites dont, par un raffinement de luxe, les cœurs seulement étaient dorés et les feuilles argentées. Une ganse d’argent bordait tous les meubles et relevait une tenture du bleu le plus doux qui se puisse trouver, et merveilleusement propre à faire ressortir la blancheur et l’éclat de la peau ; mille charmantes curiosités chargeaient la cheminée, les consoles et les étagères, et il y avait un luxe de duchesses, de chaises longues et de sofas, qui montrait suffisamment que ce réduit n’était pas destiné à des occupations bien austères, et qu’assurément l’on ne s’y macérait pas.

Une belle pendule rocaille, posée sur un piédouche richement incrusté, faisait face à un grand miroir de Venise et s’y répétait avec des brillants et des reflets singuliers. Du reste, elle était arrêtée, comme si c’eût été une chose superflue que de marquer les heures dans un lieu destiné à les oublier.

Je dis à Rosette que ce raffinement de luxe me plaisait, que je trouvais qu’il était de fort bon goût de cacher la plus grande recherche sous une apparence de simplicité, et que j’approuvais fort qu’une femme eût des jupons brodés et des chemises garnies de malines avec un pardessus de simple toile ; c’était une attention délicate pour l’amant qu’elle avait ou qu’elle pouvait avoir, dont on ne saurait être assez reconnaissant, et qu’à coup sûr il valait mieux mettre un diamant dans une noix qu’une noix dans une boîte d’or.

Rosette, pour me prouver qu’elle était de mon avis, releva un peu sa robe, et me fit voir le bord d’un jupon très-richement brodé de grandes fleurs et de feuillages ; il n’aurait tenu qu’à moi d’être admise au secret de plus grandes magnificences intérieures ; mais je ne demandai pas à voir si la splendeur de la chemise répondait à celle de la jupe : il est probable que le luxe n’en était pas moindre. — Rosette laissa retomber le pli de sa robe, fâchée de n’avoir pas montré davantage. — Cependant cette exhibition lui avait servi à faire voir le commencement d’un mollet parfaitement tourné et donnant les meilleures idées ascensionnelles. — Cette jambe, qu’elle tendait en avant pour mieux étaler sa jupe, était vraiment d’une finesse et d’une grâce miraculeuses dans son bas de soie gris de perle bien juste et bien tiré, et la petite mule à talon ornée d’une touffe de rubans qui la terminait ressemblait à la pantoufle de verre chaussée par Cendrillon. Je lui en fis de très-sincères compliments, et je lui dis que je ne connaissais guère de plus jolie jambe et de plus petit pied, et que je ne pensais pas qu’il fût possible de les avoir mieux faits. — À quoi elle répondit avec une franchise et une ingénuité toute charmante et toute spirituelle :

— C’est vrai.

Puis elle fut à un panneau pratiqué dans le mur, elle en tira un ou deux flacons de liqueurs et quelques assiettes de confitures et de gâteaux, posa le tout sur un petit guéridon, et se vint asseoir près de moi dans une dormeuse assez étroite, de sorte que je fus obligée, pour n’être point trop gênée, de lui passer le bras derrière la taille. Comme elle avait les deux mains libres, et que je n’avais précisément que la gauche dont je me pusse servir, elle me versait elle-même à boire, et mettait des fruits et des sucreries sur mon assiette ; bientôt même, voyant que je m’y prenais assez maladroitement, elle me dit : — Allons, laissez cela ; je m’en vais vous donner la becquée, petit enfant, puisque vous ne savez pas manger tout seul. Et elle me portait elle-même les morceaux à la bouche, et me forçait à les avaler plus vite que je ne le voulais, en les poussant avec ses jolis doigts, absolument comme on fait aux oiseaux que l’on empâte, ce qui la faisait beaucoup rire. — Je ne pus guère me dispenser de rendre à ses doigts le baiser qu’elle avait donné tout à l’heure à la paume de mes mains, et comme pour m’en empêcher, mais au fond pour me fournir l’occasion de mieux appuyer mon baiser, elle me frappa la bouche à deux ou trois reprises avec le revers de sa main.

Elle avait bu deux ou trois doigts de crème des Barbades avec un verre de vin des Canaries, et moi à peu près autant. Ce n’était pas beaucoup assurément ; mais il y en avait assez pour égayer deux femmes habituées à ne boire que de l’eau à peine trempée — Rosette se laissait aller en arrière et se renversait sur mon bras très-amoureusement. — Elle avait jeté son mantelet, et l’on voyait le commencement de sa gorge tendue et mise en arrêt par cette position cambrée ; — le ton en était d’une délicatesse et d’une transparence ravissantes ; la forme, d’une finesse et en même temps d’une solidité merveilleuses. Je la contemplai quelque temps avec une émotion et un plaisir indéfinissables, et cette réflexion me vint, que les hommes étaient plus favorisés que nous dans leurs amours, que nous leur donnions à posséder les plus charmants trésors, et qu’ils n’avaient rien de pareil à nous offrir. — Quel plaisir ce doit être de parcourir de ses lèvres cette peau si fine et si polie, et ces contours si bien arrondis, qui semblent aller au-devant du baiser et le provoquer ! ces chairs satinées, ces lignes ondoyantes et qui s’enveloppent les unes dans les autres, cette chevelure soyeuse et si douce à toucher ; quels motifs inépuisables de délicates voluptés que nous n’avons pas avec les hommes ! — Nos caresses, à nous, ne peuvent guère être que passives, et cependant il y a plus de plaisir à donner qu’à recevoir.

Voilà des remarques que je n’eusse assurément pas faites l’année passée, et j’aurais bien pu voir toutes les gorges et toutes les épaules du monde, sans m’inquiéter si elles étaient d’une bonne ou mauvaise forme ; mais, depuis que j’ai quitté les habits de mon sexe et que je vis avec les jeunes gens, il s’est développé en moi un sentiment qui m’était inconnu : — le sentiment de la beauté. Les femmes en sont habituellement privées, je ne sais trop pourquoi, car elles sembleraient d’abord plus à même d’en juger que les hommes ; — mais, comme ce sont elles qui la possèdent, et que la connaissance de soi-même est la plus difficile de toutes, il n’est pas étonnant qu’elles n’y entendent rien. — Ordinairement, si une femme trouve une autre femme jolie, on peut être sûr que cette dernière est fort laide, et que pas un homme n’y fera attention. — En revanche, toutes les femmes dont les hommes vantent la beauté et la grâce sont trouvées unanimement abominables et minaudières par tout le troupeau enjuponné ; ce sont des cris et des clameurs à n’en plus finir. Si j’étais ce que je parais être, je ne prendrais pas d’autre guide dans mes choix, et la désapprobation des femmes me serait un certificat de beauté suffisant.

Maintenant j’aime et je connais la beauté ; les habits que je porte me séparent de mon sexe, et m’ôtent toute espèce de rivalité ; je suis à même d’en juger mieux qu’un autre. — Je ne suis plus une femme, mais je ne suis pas encore un homme, et le désir ne m’aveuglera pas jusqu’à prendre des mannequins pour des idoles ; je vois froidement et sans prévention ni pour ni contre, et ma position est aussi parfaitement désintéressée que possible.

La longueur et la finesse des cils, la transparence des tempes, la limpidité du cristallin, les enroulements de l’oreille, le ton et la qualité des cheveux, l’aristocratie des pieds et des mains, l’emmanchement plus ou moins délié des jambes et des poignets, mille choses à quoi je ne prenais pas garde qui constituent la réelle beauté et prouvent la pureté de race, me guident dans mes appréciations, et ne me permettent guère de me tromper. — Je crois qu’on pourrait accepter les yeux fermés une femme dont j’aurais dit : — En vérité, elle n’est pas mal.

Par une conséquence toute naturelle, je me connais beaucoup mieux en tableaux qu’auparavant, et quoique je n’aie des maîtres qu’une teinture fort superficielle, il serait difficile de me faire passer un mauvais ouvrage pour bon ; je trouve à cette étude un charme singulier et profond ; car, comme toute chose au monde, la beauté morale ou physique veut être étudiée, et ne se laisse pas pénétrer tout d’abord.

Mais revenons à Rosette ; de ce sujet à elle, la transition n’est pas difficile, et ce sont deux idées qui s’appellent l’une l’autre.

Comme je l’ai dit, la belle était renversée sur mon bras, et sa tête portait contre mon épaule ; l’émotion nuançait ses belles joues d’une tendre couleur rose, que rehaussait admirablement le noir foncé d’une petite mouche très-coquettement posée ; ses dents luisaient à travers son sourire comme des gouttes de pluie au fond d’un pavot, et ses cils, abaissés à demi, augmentaient encore l’éclat humide de ses grands yeux ; — un rayon de jour faisait jouer mille brillants métalliques sur sa chevelure soyeuse et moirée, dont quelques boucles s’étaient échappées et roulaient, en forme de repentirs, au long de son cou rond et potelé, dont elles faisaient valoir la chaude blancheur ; quelques petits cheveux follets, plus mutins que les autres, se détachaient de la masse, et se contournaient en spirales capricieuses, dorées de reflets singuliers, et qui, traversées par la lumière, prenaient toutes les nuances du prisme : — on eût dit de ces fils d’or qui entourent la tête des vierges dans les anciens tableaux. — Nous gardions toutes les deux le silence, et je m’amusais à suivre, sous la transparence nacrée de ses tempes, ses petites veines bleu d’azur et la molle et insensible dégradation du duvet à l’extrémité de ses sourcils.

La belle semblait se recueillir en elle-même et se bercer dans des rêves de volupté infinie ; ses bras pendaient au long de son corps aussi ondoyants et aussi moelleux que des écharpes dénouées ; sa tête s’inclinait de plus en plus en arrière, comme si les muscles qui la soutenaient eussent été coupés ou trop faibles pour la soutenir. Elle avait ramené ses deux petits pieds sous son jupon, et était parvenue à se blottir entièrement dans l’angle de la causeuse que j’occupais, en sorte que, bien que ce meuble fût trop étroit, il y avait un grand espace vide de l’autre côté.

Son corps, facile et souple, se modelait sur le mien comme de la cire, et en prenait tout le contour extérieur aussi exactement que possible : — l’eau ne se fût pas insinuée plus précisément dans toutes les sinuosités de la ligne. — Ainsi appliquée à mon flanc, elle avait l’air de ce double trait que les peintres ajoutent à leur dessin du côté de l’ombre, afin de le rendre plus gras et plus nourri. — Il n’y a qu’une femme amoureuse pour avoir de ces ondulations et de ces enlacements. — Les lierres et les saules sont bien loin de là.

La douce chaleur de son corps me pénétrait à travers ses habits et les miens ; mille ruisseaux magnétiques rayonnaient autour d’elle ; sa vie tout entière semblait avoir passé en moi et l’avoir abandonnée complétement. De minute en minute, elle languissait et mourait et ployait de plus en plus : une légère sueur perlait sur son front lustré : ses yeux se trempaient, et deux ou trois fois elle fit le mouvement de lever ses mains comme pour les cacher ; mais, à moitié chemin, ses bras lassés retombèrent sur ses genoux, et elle ne put y parvenir ; — une grosse larme déborda de sa paupière et roula sur sa joue brûlante, où elle fut bientôt séchée.

Ma situation devenait fort embarrassante et passablement ridicule ; — je sentais que je devais avoir l’air énormément stupide, et cela me contrariait au dernier point, quoiqu’il ne fût pas en mon pouvoir de prendre un autre air que celui-là. — Les façons entreprenantes m’étaient interdites, et c’étaient les seules qui eussent été convenables. J’étais trop sûre de ne pas éprouver de résistance pour m’y risquer, et, en vérité, je ne savais pas de quel bois faire flèche. Dire des galanteries et débiter des madrigaux, cela eût été bon dans le commencement, mais rien n’eût paru plus fade au point où nous en étions arrivées ; — me lever et sortir eût été de la dernière grossièreté ; et d’ailleurs, je ne réponds pas que Rosette n’eût pas fait la Putiphar et ne m’eût retenue par le coin de mon manteau. — Je n’aurais eu aucun motif vertueux à lui donner de ma résistance ; et puis, je l’avouerai à ma honte, cette scène, tout équivoque que le caractère en fût pour moi, ne manquait pas d’un certain charme qui me retenait plus qu’il n’eût fallu ; cet ardent désir m’échauffait de sa flamme, et j’étais réellement fâchée de ne le pouvoir satisfaire : je souhaitai même d’être un homme, comme effectivement je le paraissais, afin de couronner cet amour, et je regrettai fort que Rosette se trompât. Ma respiration se précipitait, je sentais des rougeurs me monter à la figure, et je n’étais guère moins troublée que ma pauvre amoureuse. — L’idée de la similitude de sexe s’effaçait peu à peu pour ne laisser subsister qu’une vague idée de plaisir ; mes regards se voilaient, mes lèvres tremblaient, et, si Rosette eût été un cavalier au lieu d’être ce qu’elle était, elle aurait eu, à coup sûr, très-bon marché de moi.

À la fin, n’y pouvant tenir, elle se leva brusquement en faisant une espèce de mouvement spasmodique, et se mit à marcher dans la chambre avec une grande activité ; puis elle s’arrêta devant le miroir, et rajusta quelques mèches de ses cheveux qui avaient perdu leur pli. Pendant cette promenade, je faisais une pauvre figure, et je ne savais guère quelle contenance tenir.

Elle s’arrêta devant moi et parut réfléchir.

Elle pensa qu’une timidité enragée me retenait seule, que j’étais plus écolier qu’elle ne l’avait cru d’abord. — Hors d’elle-même et montée au plus haut degré d’exaspération amoureuse, elle voulut tenter un suprême effort et jouer le tout pour le tout, au risque de perdre la partie.

Elle vint à moi, s’assit sur mes genoux plus prompte que l’éclair, me passa les bras autour du cou, croisa ses mains derrière ma tête, et sa bouche se prit à la mienne avec une étreinte furieuse ; je sentais sa gorge, demi-nue et révoltée, bondir contre ma poitrine, et ses doigts enlacés se crisper dans mes cheveux. — Un frisson me courut tout le long du corps, et les pointes de mes seins se dressèrent.

Rosette ne quittait pas ma bouche ; ses lèvres enveloppaient mes lèvres, ses dents choquaient mes dents, nos souffles se mêlaient. — Je me reculai un instant, et je tournai deux ou trois fois la tête pour éviter ce baiser ; mais un attrait invincible me fit revenir en avant, et je le lui rendis presque aussi ardent qu’elle me l’avait donné. Je ne sais pas trop ce que tout cela fût devenu, si de grands abois ne se fussent fait entendre au dehors de la porte avec un bruit comme de pieds qui grattaient. La porte céda, et un beau lévrier blanc entra dans la cabane en jappant et en gambadant.

Rosette se releva subitement, et d’un bond elle s’élança à l’extrémité de la chambre : le beau lévrier blanc sautait autour d’elle allègrement et joyeusement, et tâchait d’atteindre ses mains pour les lécher ; elle était si troublée, qu’elle eut bien de la peine à rajuster son mantelet sur ses épaules.

Ce lévrier était le chien favori de son frère Alcibiade : il ne le quittait jamais, et, quand on le voyait arriver, l’on pouvait être sûr que le maître n’était pas loin ; — c’est ce qui avait si fort effrayé la pauvre Rosette.

Effectivement, Alcibiade lui-même entra une minute après tout botté et tout éperonné, avec son fouet à la main : — Ah ! vous voilà, dit-il ; je vous cherche depuis une heure, et je ne vous eusse assurément pas trouvés, si mon brave lévrier Snug ne vous eût déterrés dans votre cachette. Et il jeta sur sa sœur un regard moitié sérieux, moitié enjoué, qui la fit rougir jusqu’au blanc des yeux. — Vous aviez apparemment des sujets bien épineux à traiter, que vous vous étiez retirés dans une aussi profonde solitude ? — vous parliez sans doute de théologie et de la double nature de l’âme ?

— Oh ! mon Dieu, non : — nos occupations n’étaient pas, à beaucoup près, si sublimes ; nous mangions des gâteaux, et nous parlions de modes ; — voilà tout.

— Je n’en crois rien ; vous m’aviez l’air profondément enfoncés dans quelque dissertation sentimentale ; — mais, pour vous distraire de vos conversations vaporeuses, je crois qu’il ne serait pas mauvais que vous vinssiez faire un tour à cheval avec moi. — J’ai une nouvelle jument que je veux essayer. — Vous la monterez aussi, Théodore, et nous verrons ce qu’on en peut faire. — Nous sortîmes tous les trois ensemble, lui me donnant le bras, moi le donnant à Rosette : les expressions de nos figures étaient singulièrement variées. — Alcibiade avait l’air pensif, moi tout à fait à l’aise, Rosette excessivement contrariée.

Alcibiade était arrivé fort à propos pour moi, fort mal à propos pour Rosette, qui perdit ainsi ou crut perdre tout le fruit de ses savantes attaques et de son ingénieuse tactique. — C’était à recommencer ; — un quart d’heure plus tard, le diable m’emporte si je sais le dénoûment qu’aurait pu avoir cette aventure, — je n’y en vois pas de possible. — Peut-être eût-il mieux valu qu’Alcibiade n’intervînt pas précisément au moment scabreux, comme un dieu dans sa machine : — il aurait bien fallu que cela finît d’une manière ou de l’autre. — Pendant cette scène, je fus deux ou trois fois sur le point d’avouer qui j’étais à Rosette ; mais la crainte de passer pour une aventurière et de voir mon secret divulgué retint sur mes lèvres les paroles prêtes à s’envoler.

Un pareil état de choses ne pouvait durer. — Mon départ était le seul moyen de couper court à cette intrigue sans issue ; aussi, au dîner, j’annonçai officiellement que je partirais le lendemain même. — Rosette qui était assise à côté de moi, faillit presque se trouver mal en entendant cette nouvelle, et laissa tomber son verre. Une pâleur subite couvrit sa belle figure : elle me jeta un regard douloureux et plein de reproches, qui m’émut et me troubla presque autant qu’elle.

La tante leva ses vieilles mains ridées avec un mouvement de surprise pénible, et, de sa voix grêle et tremblante qui chevrotait encore plus qu’à l’ordinaire, elle me dit : « Ah ! mon cher monsieur Théodore, vous nous quittez comme cela ? Ce n’est pas bien ; hier, vous n’aviez pas le moins du monde l’air disposé à partir. — Le courrier n’est pas venu : ainsi vous n’avez pas reçu de lettres et vous n’avez aucun motif. Vous nous aviez accordé encore quinze jours, et vous nous les reprenez ; vous n’en avez vraiment pas le droit : chose donnée ne peut se reprendre. — Vous voyez quelle mine Rosette vous fait, et comme elle vous en veut ; je vous avertis que je vous en voudrai au moins autant qu’elle, et que je vous ferai une mine aussi terrible, et une mine de soixante-huit ans est un peu plus effroyable qu’une mine de vingt-trois. Voyez à quoi vous vous exposez volontairement : à la colère de la tante et à celle de la nièce, et tout cela pour je ne sais quel caprice qui vous a pris subitement entre la poire et le fromage. »

Alcibiade jura, en frappant un grand coup de poing sur la table, qu’il barricaderait les portes du château et couperait les jarrets à mon cheval, plutôt que de me laisser partir.

Rosette me lança un autre regard, si triste et si suppliant, qu’il eût fallu toute la férocité d’un tigre à jeun depuis huit jours pour n’en pas être touché. — Je n’y résistai pas, et, quoique cela me contrariât singulièrement, je fis la promesse solennelle de rester. — La chère Rosette m’eût volontiers sauté au cou et embrassé sur la bouche pour cette complaisance ; Alcibiade m’enferma la main dans sa grande main, et me secoua le bras si violemment qu’il faillit m’arracher l’épaule, rendit mes bagues ovales de rondes qu’elles étaient, et me coupa trois doigts assez profondément.

La vieille, en réjouissance, huma une immense prise de tabac.

Cependant Rosette ne reprit pas complétement sa gaieté ; — l’idée que je pouvais m’en aller et que j’en avais le désir, idée qui ne s’était pas encore présentée nettement à son esprit, la jeta dans une profonde rêverie. Les couleurs que l’annonce de mon départ avait chassées de ses joues n’y revinrent pas aussi vives qu’auparavant ; — il lui resta de la pâleur sur la joue et de l’inquiétude au fond de l’âme. — Ma conduite à son égard la surprenait de plus en plus. — Après les avances marquées qu’elle m’avait faites, elle ne comprenait pas les motifs qui me faisaient mettre tant de retenue dans mes rapports avec elle : ce qu’elle voulait c’était de m’amener avant mon départ à un engagement tout à fait décisif, ne doutant pas qu’après cela il ne lui fût extrêmement facile de me retenir aussi longtemps qu’elle le voudrait.

En cela elle avait raison, et, si je n’eusse pas été une femme, son calcul se fût trouvé juste ; car, quoi que l’on ait dit de la satiété du plaisir et du dégoût qui suit ordinairement la possession, tout homme qui a l’âme un peu bien située, et qui n’est pas blasé misérablement et sans ressource, sent son amour s’augmenter de son bonheur, et très-souvent le meilleur moyen de retenir un amant prêt à s’éloigner, c’est de se livrer à lui avec un entier abandon.

Rosette avait le dessein de m’amener à quelque chose de décisif avant mon départ. Sachant combien il est difficile de reprendre plus tard une liaison au point où on l’avait laissée, et, d’ailleurs, n’étant nullement sûre de me pouvoir retrouver jamais dans des circonstances aussi favorables, elle ne négligeait aucune des occasions qui se pouvaient présenter de me mettre dans une position à me prononcer nettement et à quitter ces manières évasives derrière lesquelles je me retranchais. Comme j’avais, de mon côté, l’intention excessivement formelle d’éviter toute espèce de rencontre pareille à celle du pavillon rustique, et que je ne pouvais cependant pas, sans afficher un ridicule, affecter trop de froideur pour Rosette et mettre dans nos rapports une pruderie de petite fille, je ne savais trop quelle contenance faire, et je tâchais qu’il y eût toujours une personne tierce avec nous. — Rosette, au contraire, faisait tout son possible pour se trouver seule avec moi, et elle y réussissait assez souvent, le château étant éloigné de la ville et peu fréquenté de la noblesse des environs. — Cette résistance sourde l’attristait et la surprenait ; — par instants il lui survenait des doutes et des hésitations sur le pouvoir de ses charmes, et, se voyant si peu aimée, elle n’était quelquefois pas loin de croire qu’elle était laide. — Alors elle redoublait de soins et de coquetterie, et quoique son deuil ne lui permît pas d’employer toutes les ressources de la toilette, elle savait cependant l’orner et le varier de manière à être chaque jour deux ou trois fois plus charmante, — ce qui n’est pas peu dire. — Elle essaya de tout : elle fut enjouée, mélancolique, tendre, passionnée, prévenante, coquette, minaudière même ; elle mit, les uns après les autres, tous ces adorables masques qui vont si bien aux femmes, qu’on ne sait plus si ce sont de véritables masques ou leurs figures réelles ; — elle revêtit successivement huit ou dix individualités contrastées entre elles, pour voir laquelle me plairait et s’y fixer. À elle seule, elle me fit un sérail complet où je n’avais qu’à jeter le mouchoir ; mais rien ne lui réussit, bien entendu.

Le peu de succès de tous ces stratagèmes la fit tomber dans une stupeur profonde. — En effet, elle aurait fait tourner la cervelle de Nestor et fait fondre la glace du chaste Hippolyte lui-même, — et je ne paraissais rien moins que Nestor et Hippolyte : je suis jeune, et j’avais la mine hautaine et décidée, le propos hardi, et, partout ailleurs qu’en tête-à-tête, la contenance fort délibérée.

Elle dut croire que toutes les sorcières de la Thrace et de la Thessalie m’avaient jeté leurs charmes sur le corps, ou que, tout au moins, j’avais l’aiguillette nouée, et prendre une fort détestable opinion de ma virilité, qui est effectivement assez mince. — Cependant il paraît que cette idée ne lui vint point, et qu’elle n’attribuait qu’à mon défaut d’amour pour elle cette singulière réserve.

Les jours s’écoulaient, et ses affaires n’avançaient pas : — elle en était visiblement affectée : une expression de tristesse inquiète avait remplacé le sourire toujours frais épanoui de ses lèvres ; les coins de sa bouche, si joyeusement arqués, s’étaient abaissés sensiblement, et formaient une ligne ferme et sérieuse ; quelques petites veines se dessinaient d’une manière plus marquée à ses paupières attendries ; ses joues, naguère si semblables à la pêche, n’en avaient conservé que l’imperceptible velouté. Souvent, de ma fenêtre, je la voyais traverser le parterre en peignoir du matin ; elle marchait, levant à peine les pieds, comme si elle eût glissé, les deux bras mollement croisés sur la poitrine, la tête inclinée, plus ployée qu’une branche de saule qui trempe dans l’eau, avec quelque chose d’onduleux et d’affaissé, comme une draperie trop longue dont le bout touche à terre. — En ces instants-là, elle avait l’air d’une de ces amoureuses antiques en proie au courroux de Vénus, et sur qui l’impitoyable déesse s’acharne tout entière : — c’est ainsi que je me figure que Psyché devait être quand elle eut perdu Cupidon.

Les jours où elle ne s’efforçait pas pour vaincre ma froideur et mes hésitations, son amour avait une allure simple et primitive qui m’eût charmée ; c’était un abandon silencieux et confiant, une chaste facilité de caresses, une abondance et une plénitude de cœur inépuisables, tous les trésors d’une belle nature répandus sans réserve. Elle n’avait point de ces petitesses et de ces mesquineries que l’on voit à presque toutes les femmes, même les mieux douées ; elle ne cherchait pas de déguisement, et me laissait voir tranquillement toute l’étendue de sa passion. Son amour-propre ne se révolta pas un instant de ce que je ne répondais pas à tant d’avances, car l’orgueil sort du cœur le jour où l’amour y entre ; et si jamais quelqu’un a été véritablement aimé, c’est moi par Rosette. — Elle souffrait, mais sans plainte et sans aigreur, et elle n’attribuait qu’à elle le peu de succès de ses tentatives. — Cependant sa pâleur augmentait chaque jour, et les lis avaient livré aux roses, sur le champ de bataille de ses joues, un grand combat où ces dernières avaient été définitivement mises en déroute ; cela me désolait, mais, en bonne conscience, j’y pouvais moins que personne. — Plus je lui parlais avec douceur et affection, plus j’avais avec elle des manières caressantes, plus j’enfonçais dans son cœur la flèche barbelée de l’amour impossible. — Pour la consoler aujourd’hui, je lui préparais un désespoir futur bien plus grand ; mes remèdes empoisonnaient sa plaie tout en paraissant l’assoupir. — Je me repentais en quelque sorte de toutes les choses agréables que j’avais pu lui dire, et j’aurais voulu, à cause de l’extrême amitié que j’avais pour elle, trouver les moyens de m’en faire haïr. On ne peut porter le désintéressement plus loin, car j’en eusse été à coup sûr très-fâchée ; — mais cela eût mieux valu.

J’ai essayé, à deux ou trois reprises de lui dire quelques duretés, je me suis bien vite remise au madrigal, car je crains moins encore son sourire que ses larmes. — En ces occasions-là, quoique la loyauté de l’intention m’absolve pleinement dans ma conscience, je suis plus touchée qu’il ne le faudrait, et j’éprouve quelque chose qui n’est pas loin d’être un remords. — Une larme ne peut guère être séchée que par un baiser, et l’on ne peut laisser décemment cet office à un mouchoir, fût-il de la plus fine batiste du monde ; — je défais ce que j’ai fait, la larme est bien vite oubliée, plus vite que le baiser, et il s’ensuit toujours pour moi quelque redoublement d’embarras.

Rosette, qui voit que je vais lui échapper, se rattache obstinément et misérablement aux restes de son espérance, et ma position se complique de plus en plus. — La sensation étrange que j’avais éprouvée dans le petit ermitage, et le désordre inconcevable où m’avait jetée l’ardeur des caresses de ma belle amoureuse, se sont renouvelés plusieurs fois pour moi, quoique moins violents ; et souvent, assise auprès de Rosette, sa main dans ma main, l’entendant me parler avec son doux roucoulement, je m’imagine que je suis un homme, comme elle le croit, et que, si je ne réponds pas à son amour, c’est pure cruauté de ma part.

Un soir je ne sais par quel hasard, je me trouvai seule dans la chambre verte avec la vieille dame ; — elle avait en main quelque ouvrage de tapisserie, car, malgré ses soixante-huit ans, elle ne restait jamais oisive, voulant, comme elle le disait, achever, avant de mourir, un meuble qu’elle avait commencé et auquel elle travaillait depuis déjà fort longtemps. Se sentant un peu fatiguée, elle posa son ouvrage et se renversa dans son grand fauteuil : elle me regardait très-attentivement, et ses yeux gris pétillaient à travers ses lunettes avec une vivacité étrange ; elle passa deux ou trois fois sa main sèche sur son front ridé, et parut profondément réfléchir. — Le souvenir des temps qui n’étaient plus et qu’elle regrettait donnait à sa figure une mélancolique expression d’attendrissement. — Je me taisais, de peur de la troubler dans ses pensées, et le silence dura quelques minutes : elle le rompit enfin.

— Ce sont les vrais yeux de Henri, — de mon cher Henri, le même regard humide et brillant, le même port de tête, la même physionomie douce et fière ; — on dirait que c’est lui. — Vous ne pouvez vous imaginer à quel point va cette ressemblance, monsieur Théodore ; — quand je vous vois, je ne puis plus croire que Henri est mort ; je pense qu’il a été seulement faire un long voyage dont le voici enfin revenu. — Vous m’avez fait bien du plaisir et bien de la peine, Théodore : — plaisir, en me rappelant mon pauvre Henri ; peine, en me montrant combien grande est la perte que j’ai faite ; quelquefois je vous ai pris pour son fantôme. — Je ne puis me faire à cette idée que vous nous allez quitter ; il me semble que je perds mon Henri encore une fois.

Je lui dis que, s’il m’était réellement possible de rester plus longtemps, je le ferais avec plaisir, mais que mon séjour s’était déjà prolongé bien au delà des bornes qu’il aurait dû avoir ; que, du reste, je me proposais bien de revenir, et que le château me laissait de trop agréables souvenirs pour l’oublier aussi vite.

— Si fâchée que je sois de votre départ, monsieur Théodore, reprit-elle poursuivant son idée, il y a ici quelqu’un qui le sera plus que moi. — Vous comprenez bien de qui je veux parler sans que je le dise. Je ne sais pas ce que nous ferons de Rosette quand vous serez parti ; mais ce vieux château est bien triste. Alcibiade est toujours à la chasse, et, pour une jeune femme comme elle, la société d’une pauvre impotente comme moi n’est pas très-récréative.

— Si quelqu’un doit avoir des regrets, ce n’est ni vous, madame, ni Rosette, mais bien moi ; vous perdez peu, moi beaucoup ; vous retrouverez aisément une société plus charmante que la mienne, et il est plus que douteux que je puisse jamais remplacer celle de Rosette et la vôtre.

— Je ne veux pas me faire une querelle avec votre modestie, mon cher monsieur, mais je sais ce que je sais, et je dis ce qui est : il est probable que de longtemps nous ne reverrons madame Rosette de bonne humeur, car c’est vous maintenant qui faites la pluie et le beau temps sur ses joues. Son deuil va finir, et il serait vraiment fâcheux qu’elle déposât sa gaieté avec sa dernière robe noire ; cela serait de fort mauvais exemple et tout à fait contraire aux lois ordinaires. C’est une chose que vous pouvez empêcher sans vous donner beaucoup de peine, et que vous empêcherez sans doute, dit la vieille en appuyant beaucoup sur les derniers mots.

— Assurément, je ferai tout mon possible pour que votre chère nièce conserve sa belle gaieté, puisque vous me supposez une telle influence sur elle. Cependant je ne vois guère comment je m’y pourrai prendre.

— Oh ! vraiment vous ne voyez guère ! À quoi vous servent vos beaux yeux ? — Je ne savais pas que vous eussiez la vue si courte. Rosette est libre ; elle a quatre-vingt mille livres de rente où personne n’a rien à voir, et l’on trouve fort jolies des femmes deux fois plus laides qu’elle. Vous êtes jeune, bien fait, et, à ce que je pense, non marié ; la chose me paraît la plus simple du monde, à moins que vous n’ayez pour Rosette une insurmontable horreur : ce qui est difficile à croire…

— Ce qui n’est pas et ne peut pas être ; car son âme vaut son corps, et elle est de celles qui pourraient être laides sans qu’on s’en aperçût ou qu’on les désirât autrement…

— Elle pourrait être laide impunément, et elle est charmante. — C’est avoir doublement raison ; je ne doute pas de ce que vous dites, mais elle a pris le plus sage parti. — Pour ce qui est d’elle, je répondrais volontiers qu’il y a mille personnes qu’elle hait plus que vous, et que, si on le lui demandait plusieurs fois, elle finirait peut-être par avouer que vous ne lui déplaisez pas précisément. Vous avez au doigt une bague qui lui irait parfaitement, car vous avez la main aussi petite qu’elle, et je suis presque sûre qu’elle l’accepterait avec plaisir.

La bonne dame s’arrêta quelques instants pour voir l’effet que ses paroles produiraient sur moi, et je ne sais si elle dut être satisfaite de l’expression de ma figure. — J’étais cruellement embarrassée et je ne savais que répondre. Dès le commencement de cet entretien, j’avais vu où tendaient toutes ses insinuations ; et, quoique je m’attendisse presque à ce qu’elle venait de dire, j’en restais toute surprise et interdite ; je ne pouvais que refuser ; mais quels motifs valables donner d’un pareil refus ? Je n’en avais aucun, si ce n’est que j’étais femme : c’était, il est vrai, un excellent motif, mais précisément le seul que je ne voulusse pas alléguer.

Je ne pouvais guère me rejeter sur des parents féroces et ridicules ; tous les parents du monde eussent accepté une pareille union avec ivresse. Rosette n’eût-elle pas été ce qu’elle était, bonne et belle, et de naissance, les quatre-vingt mille livres de rente eussent levé toute difficulté. — Dire que je ne l’aimais pas, ce n’eût été ni vrai ni honnête, car je l’aimais réellement beaucoup, et plus qu’une femme n’aime une femme. — J’étais trop jeune pour prétendre être engagée ailleurs : ce que je trouvais de mieux à faire, c’était de donner à entendre qu’étant cadet de famille, les intérêts de la maison exigeaient que j’entrasse dans l’ordre de Malte, et ne me permettaient pas de songer au mariage : ce qui me faisait le plus grand chagrin du monde depuis que j’avais vu Rosette.

Cette réponse ne valait pas le diable, et je le sentais parfaitement. La vieille dame n’en fut pas dupe et ne la regarda point comme définitive ; elle pensa que j’avais parlé ainsi pour me donner le temps de réfléchir et de consulter mes parents. — En effet, une pareille union était tellement avantageuse et inespérée pour moi, qu’il n’était pas possible que je la refusasse, même quand je n’eusse que peu ou point aimé Rosette ; — c’était une bonne fortune à ne point négliger.

Je ne sais pas si la tante me fit cette ouverture à l’instigation de la nièce, cependant je penche à croire que Rosette n’y était pour rien : elle m’aimait trop simplement et trop ardemment pour penser à autre chose que ma possession immédiate, et le mariage eût été assurément le dernier des moyens qu’elle eût employés. — La douairière, qui n’avait pas été sans remarquer notre intimité, qu’elle croyait sans doute beaucoup plus grande qu’elle ne l’était, avait arrangé tout ce plan dans sa tête pour me faire rester auprès d’elle, et remplacer, autant que possible, son cher fils Henri, tué à l’armée, avec lequel elle me trouvait une si frappante ressemblance. Elle s’était complu dans cette idée et avait profité de ce moment de solitude pour s’expliquer avec moi. Je vis à son air qu’elle ne se regardait pas comme battue, et qu’elle se proposait de revenir bientôt à la charge, ce qui me contraria au dernier point.

Rosette, de son côté, fit, la nuit du même jour, une dernière tentative qui eut des résultats si graves, qu’il faut que je t’en fasse un récit à part, et que je ne puis te la raconter dans cette lettre déjà démesurément enflée. — Tu verras à quelles singulières aventures j’étais prédestinée, et comme le ciel m’avait taillée d’avance pour être une héroïne de roman ; je ne sais pas trop, par exemple, quelle moralité on pourra tirer de tout cela, — mais les existences ne sont pas comme les fables, chaque chapitre n’a pas à la queue une sentence rimée. — Bien souvent le sens de la vie est que ce n’est pas la mort. Voilà tout. Adieu, ma chère, je t’embrasse sur tes beaux yeux. Tu recevras incessamment la suite de ma triomphante biographie.