Mahomet et son œuvre/Partie 1
L’Arabie n’avait rien en plus haute vénération à la fin du VIe siècle, que la ville sainte de la Mecque ; elle ne voyait rien de plus auguste dans la cité bénie que l’enceinte sacrée du Haram, au centre de laquelle, — près de la fontaine de Zemzem, miraculeusement suscitée, disait la légende, en plein désert, pour sauver de la mort Ismaël et sa mère, — s’élevait le sanctuaire fameux de la Kaaba, où les 360 divinités des Arabes faisaient à l’aérolithe sacré ou pierre noire, un cortège digne du respect superstitieux qu’inspirait à toute la race ce bizarre symbole de son Dieu et de sa patrie.
Or, depuis plusieurs générations, la puissante tribu des Koréïschites faisait bonne garde autour du Haram. Seule, elle était préposée à l’entretien de la Kaaba ; seule, elle distribuait l’eau de la fontaine sacrée ; seule, elle veillait sur la pierre noire ; seule, elle présidait aux cérémonies religieuses qui ramenaient annuellement toute l’Arabie autour de son sanctuaire national. C’est dire le crédit et le prestige dont jouissait, aux yeux de tous les Arabes, cette famille sacerdotale dont les annales d’ailleurs étaient riches en traits de bravoure et de bienfaisance qu’on se racontait sous la tente avec admiration et respect. Kossay, le fondateur de sa brillante fortune, était resté célèbre pour son courage et sa charité : Hachem, son fils, avait mérité le surnom d’émietteur de pain pour avoir nourri pendant une famine le peuple de la Mecque. Abd-el-Motaleb, grand-père de Mahomet, un juste aimé de Dieu, avait restauré le puits d’Ismaël, et mérité d’Allah, au dire des Arabes, pendant qu’il guerroyait contre les Abyssins, une assistance miraculeuse. Aussi, nulle famille, dans la Péninsule, n’était plus respectée, plus universellement estimée. Elle avait, en quelque sorte, la surintendance des grands intérêts politiques et religieux de la race arabe.
Mahomet naquit à la Mecque en 570. Orphelin de bonne heure — son grand’père Abd-el-Motaleb, son père Abd-Allah et sa mère Amina moururent pendant sa première enfance, ne lui laissant pour tout héritage que l’esclave Zéïd, un troupeau de moutons et cinq chameaux, — il fut recueilli par ses oncles et confié au plus respectable de ces derniers, Abou-Taleb, intendant de la Kaaba, qui se chargea de l’élever. L’enfance du Prophète s’écoula heureuse et tranquille à l’ombre du sanctuaire, au sein d’une famille sacerdotale, près d’un parent honoré de la plus haute dignité religieuse de l’Arabie. Dans ce milieu si favorable au développement des sensations religieuses exaltées et morbides, son âme mystique vit passer d’étranges visions, sa sensibilité maladive reçut d’étranges secousses. Ses rêves l’obsédaient ; peut-être même ressentait-il déjà les premières atteintes de ce mal mystérieux qui devait exercer sur sa vie, peut-être même sur sa mort, et en tous les cas sur ses idées religieuses une influence si décisive. Nos lecteurs n’ignorent pas, en effet, que Mahomet fut toute sa vie sujet à de douloureuses hallucinations d’où il ne sortait que ruisselant de sueur, l’écume à la bouche et tremblant de tous ses membres. Ses partisans y virent des extases ; lui-même y vit des manifestations miraculeuses de cet esprit prophétique que les anges, à l’en croire, auraient placé dans sa poitrine à la place de son cœur, dès le berceau ; et de fait, c’est souvent au sortir de quelqu’une de ces crises — vraisemblablement épileptiques — qu’il se proclamera inspiré, et dictera plus tard les plus belles surates du Coran.
À quinze ans Mahomet abandonne les occupations paisibles de la vie pastorale et les exercices passionnants de la vie contemplative autour de la Kaaba, pour suivre au loin, jusqu’aux marchés de la Syrie et du Yemen les membres de sa tribu qui s’adonnent au commerce. Les Koréïschites comptaient au nombre des plus habiles trafiquants de l’Arabie. Le jeune Mahomet donna à ses compagnons de voyage des preuves si multipliées, si évidentes, d’intelligence, de sang-froid, de courage, qu’en peu de temps il eut tous les cœurs, devint l’âme des entreprises les plus hardies, et fut élu chef de caravane. Or un chef de caravane est, en Arabie, un personnage considérable, car sa tâche est importante, difficile et délicate entre toutes. Il faut du coup d’œil, de la résolution, de l’audace pour guider, à travers des routes difficiles, d’immenses convois de plusieurs centaines de chameaux et de plusieurs milliers de personnes, régler les haltes, écarter les pillards, attirer les clients, protéger les pèlerins, traiter avec les marchands. Mahomet fut toujours à la hauteur de sa lourde tâche, et sut déployer, suivant les cas, les talents d’un administrateur, d’un diplomate ou d’un capitaine. Sa belle intelligence s’imprégna, au contact des peuples divers qui passèrent sous son regard observateur, d’impressions, d’idées, de sentiments, qui, entrant pêle-mêle, se logèrent au hasard dans sa tête de visionnaire. Curieux comme il l’était des choses religieuses, il ne manquait jamais de s’entretenir avec les plus considérables de la caravane, et d’interroger les représentants des différentes religions des pays qu’il traversait, moines chrétiens, rabbins juifs et mages persans.
À vingt-quatre ans Mahomet est déjà une célébrité. Il connaît à fond son pays. Il a vu l’étranger. La grandeur de la civilisation chrétienne, qu’il a entrevue à Bostra, le trouble ; le spectacle de la Mecque l’humilie ; la vue des misères sans nombre que font peser sur sa race les guerres intestines et la domination étrangère l’irrite. L’idée d’une révolution sociale et religieuse hante son esprit ; il rêve pour son pays un avenir meilleur ; il pressent, il devine que l’heure est venue où de grandes choses vont s’accomplir. Ne serait-il pas le héros choisi de Dieu pour cette grande œuvre ?
Sur ces entrefaites, une riche veuve, Khadidja, qui depuis plusieurs années l’avait attaché à son commerce, lui donne sa main.
Désormais à l’abri du besoin, Mahomet qu’obsède de plus en plus sa vision religieuse et patriotique renonce aux pérégrinations lointaines et se livre, en toute liberté, à son goût pour la méditation. C’est alors qu’on le vit, au temps de ramadan surtout, c’est-à-dire pendant les pèlerinages et la trêve sacrée, fuir le milieu bruyant de la ville sainte, alors pleine de vendeurs affairés et dévots, pour vivre solitaire dans une caverne du mont Hira. Loin de nuire à sa réputation, ces excentricités l’augmentèrent encore. Le mystère dont il aimait à s’entourer commençait à intriguer l’opinion publique. On parlait vaguement de visions étranges, de prodiges singuliers dont la caverne d’Hira serait le théâtre et Mahomet le témoin et le héros. Ses vertus naturelles, la gravité de ses mœurs, son éloquence, sa douceur, prédisposaient à interpréter en bonne part les étranges rumeurs qui couraient sur son compte. Si grande était l’estime qu’on avait pour lui, qu’on ne le nommait plus que El-Amin « l’homme sûr ».
Quinze ans durant Mahomet garda sur ses desseins un silence absolu — il fallait les mûrir ; et quand il se résolut à formuler son illusion opiniâtre ou son imposture longuement préméditée, il eut des hésitations, et n’arriva que par degrés à livrer tout son secret, d’abord à des amis sûrs, puis aux habitants de la Mecque, puis aux pèlerins de toute l’Arabie réunis autour de la Kaaba, et enfin, dans la mesure du possible, à l’univers tout entier. Lentement sa pensée se fait jour, son dessein s’accuse, son ambition grandit. Le solitaire de Hira conversait avec les anges ; Gabriel, le messager d’Allah, a écrit dans son cœur le livre qui doit donner au monde la véritable et pleine doctrine. « Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète. » L’Arabie est divisée, l’Arabie est idolâtre ; le monde est en proie à l’erreur. Mahomet, le plus grand et le dernier des prophètes, va rendre à son peuple l’unité et la vérité, et, avec son peuple et par son peuple uni et soumis à Dieu, faire triompher par toute la terre l’islamisme, c’est-à-dire, la soumission à Allah et le véritable culte d’Abraham, dont le paganisme est la négation, le judaïsme et le christianisme des altérations successives et criminelles. Il est lui, Mahomet, le disciple fidèle du père des croyants, destructeur des idoles, le Messie prédit par les prophètes, le Paraclet promis aux chrétiens.
Ses premiers confidents, ses familiers, ses amis, sa femme, son esclave Zeïd, son cousin Ali, son futur beau-père Abou-Bekr, le poète Waraca, fascinés par son génie, flattés du rôle glorieux que leur réservait le Prophète, dans l’épopée grandiose qu’il déroulait sous leurs yeux, avec le feu et l’enthousiasme d’un voyant pour qui l’avenir appartient déjà à l’histoire, crurent à sa mission divine et furent ses premiers disciples. En dehors de ce cercle intime, l’accueil fait au visionnaire fut froid et réservé. Au bout de trois ans d’infatigables prédications, il avait encore si peu de disciples qu’il pouvait les réunir tous à sa table. Dans une de ces fêtes intimes, le Prophète, après avoir exposé ses espérances et annoncé son dessein de se lancer éperdument à la réalisation de son rêve, — « qui de vous, s’écria-t-il, veut être mon frère, mon lieutenant, mon vizir ? » « Apôtre de Dieu, répondit Ali, je serai celui-là, et si quelqu’un te résiste, je lui briserai les dents, je lui arracherai les yeux, je lui fendrai le ventre et je lui casserai les jambes. »
À partir de ce jour, les partisans de Mahomet se livrent en public à un prosélytisme de jour en jour plus audacieux : les prières nouvelles sont récitées publiquement à la Kaaba ; la nouvelle doctrine prêchée avec éclat aux fêtes de la vallée d’Okhad ; le culte des idoles est violemment attaqué. La famille des Koréïschites, directement intéressée au maintien du culte idolâtrique, s’émeut d’une entreprise qui menace son autorité religieuse et politique, et provoque contre les musulmans une insurrection qui aurait mal tourné pour le Prophète, sans l’intervention d’Abou-Taleb et des autres membres de sa famille. Ceux-ci, bien que ne partageant pas toutes les idées de leur parent, jurèrent unanimement de le défendre, par esprit de famille, et par point d’honneur. « Vous mentez, s’écriait Abou-Taleb, dans une pièce en vers adressée aux Koréïschites, j’en jure par le saint Temple, si vous dites que nous laisserons verser le sang de Mahomet, sans avoir combattu avec la lance et l’épée ».
La courageuse attitude des parents du Prophète ne fit qu’exaspérer la colère jalouse des Koréïschites. Si terribles furent les imprécations, si violentes les menaces proférées par ces derniers, contre les partisans et les fauteurs de la religion nouvelle, que Mahomet crut prudent d’envoyer ses fidèles en Éthiopie, où le Négus leur fit bon accueil, et de se retirer avec tous les membres de sa famille, musulmans ou non, à Taïd, dans la montagne, non loin de la Mecque (615).
Ce fut la première « fuite » ou Hégire. L’exil du Prophète dura environ trois ans. Vers 618 nous le retrouvons dans la ville sainte, dont la protection d’Abou-Taleb lui a fait rouvrir les portes, mais où la susceptibilité jalouse des Koréïschites lui fait une situation extrêmement délicate et fort précaire. S’il parle, il va provoquer à nouveau la fureur de ses ennemis ; s’il se tait, il sacrifie ses convictions ou ses intérêts. Que faire ? Chez Mahomet le visionnaire exalté était doublé d’un fin politique. Il n’a plus l’oreille de ses compatriotes ; mais son prestige est intact aux yeux des étrangers. Or, parmi ces derniers, il le sait, un très grand nombre ne supportent qu’avec peine l’ingérence quelque peu hautaine des Koréïschites dans toutes les affaires religieuses et commerciales de l’Arabie. Au premier rang de ces jaloux sont les habitants d’Yatreb, de tout temps désireux d’attirer, à leurs marchés et à leurs sanctuaires, les flots de commerçants et de pèlerins que les foires de la Mecque réunissent autour de la Kaaba. En s’adressant aux étrangers, et particulièrement aux Yatrebites, Mahomet était donc assuré de rencontrer au moins des partisans intéressés de ses vues politiques, et des alliés discrets et sûrs contre ses plus redoutables ennemis. Nous savons maintenant pourquoi, pendant les quatre années qu’il passa encore à la Mecque, Mahomet s’abstint de tout acte public de prosélytisme vis-à-vis de ses concitoyens ; pourquoi, pendant le même temps, il ne perdit pas une occasion de se mêler aux groupes des pèlerins étrangers ; pourquoi il fut si vite compris des pèlerins d’Yatreb, dont plusieurs dès 620 s’engagèrent par serment à obéir à tout ce que le Prophète ordonnerait de juste (serment d’Acaba) ; pourquoi ses partisans, inquiétés à nouveau dans sa ville natale, cherchèrent un asile auprès des Yatrebites ; pourquoi enfin le Prophète lui-même, frappé dans ses affections les plus chères par la mort de Khadidja, privé de son plus ferme soutien par la mort d’Abou-Taleb, et menacé dans sa vie par Abou-Sophian, successeur de ce dernier, se décide subitement, à demander aux habitants d’Yatreb les consolations et la sécurité que lui refusaient obstinément les habitants de la Mecque (10 juillet 622).
Yatreb fit à Mahomet fugitif un accueil enthousiaste. Cet événement, en apparence peu considérable, a pris aux yeux des musulmans une importance capitale. Il est devenu, sous le nom d’hégire « la Fuite », le point de départ de l’ère adoptée par tous les partisans du Prophète et la ville elle-même, en souvenir de cet acte d’hospitalité, qui demeure aux yeux de deux cent millions d’hommes, son plus beau titre de gloire, a reçu le nom vénéré de Médine, « la ville par excellence » ou Médinet-el-Nabi, « la ville du Prophète ».
La fidélité à ce qu’il regardait comme sa mission divine imposait trois choses à Mahomet réfugié à Médine : l’organisation immédiate du culte nouveau ; le groupement en un seul faisceau de toutes les forces vives de l’Arabie ; la conquête de la Kaaba, centre traditionnel de la patrie des Arabes. Pendant les dix années qu’il vécut encore, le Prophète dépensa à la réalisation de ce grand dessein, tout ce qu’il avait d’énergie, de souplesse, de ténacité.
Son premier soin, en arrivant à Médine, fut, après avoir ordonné l’érection d’une mosquée sur le terrain où s’était arrêtée sa chamelle, de régler minutieusement les pratiques de la religion véritable. C’est alors qu’il fut définitivement arrêté que tout Moslem serait désormais tenu : à prier cinq fois par jour, le visage tourné vers la Mecque ; à sanctifier le vendredi ; à jeûner le mois de ramadan et à payer la dîme en faveur des pauvres.
Au temps de Mahomet, l’Arabie indépendante ne reconnaissait que deux autorités : celle des cheïks, chefs de tribu, et celle des poètes ; l’Arabie sujette obéissait aux princes du Yemen, aux rois de Perse, aux empereurs de Constantinople. Pour réaliser l’unité nationale il était donc indispensable, de plaire aux poètes, de gagner les cheïks, de flatter ou d’effrayer les souverains étrangers.
Le Prophète, par le seul ascendant de son génie, fascina si bien les premiers qu’ils vinrent en foule se ranger sous sa bannière, heureux et fiers de se proclamer ses disciples, et que les plus célèbres d’entre eux, Waraca, Othmar, Omar, Zeïd, Khaled, chantèrent à l’envie ses vertus et ses exploits.
Par une série d’unions scandaleuses mais utiles à ses intérêts, il sut gagner à sa cause les chefs des principales tribus, qui regardèrent comme un très grand honneur de lui donner en mariage, qui sa nièce, qui sa sœur, qui sa fille. À un moment donné, Mahomet, eut, de ce chef seulement, jusqu’à quinze femmes légitimes issues presque toutes des familles les plus influentes de l’Arabie. Enfin par un échange de correspondances diplomatiques, bientôt commenté par une suite d’opérations militaires sur toutes les frontières de l’Arabie indépendante, il s’efforça de faire comprendre à l’empereur des Grecs, au roi des Perses et aux princes de l’Yemen, que l’heure était venue de rendre l’Arabie aux Arabes, et de compter sérieusement avec la puissance redoutable du visionnaire, dont les prétentions les avaient d’abord fait sourire.
Mahomet ne pouvait établir sérieusement son autorité à la Mecque que sur les ruines de celle des Koréïschites ses implacables ennemis. Or les Koréïschites devaient leur puissance, on s’en souvient, à leur double qualité de trafiquants émérites et de desservants attitrés du sanctuaire de la Kaaba. Le plus sûr moyen de les ruiner était donc de supprimer le trafic, et de discréditer le sanctuaire. Les moyens employés par le Prophète pour parvenir à ce double but font plus d’honneur à sa perspicacité qu’à la noblesse de ses sentiments. Établi dans une cité dont la situation était favorable pour interrompre le commerce de la Syrie avec l’Arabie, il charge ses partisans d’inquiéter toutes les caravanes et d’exterminer sans pitié celles de ses puissants ennemis ; et, pour couper court à toutes les hésitations, il proclame le vol et l’assassinat dignes d’une récompense éternelle quand les victimes sont idolâtres, et fait de la guerre implacable contre les partisans des idoles le plus saint de tous les devoirs. « Le paradis, s’écrie-t-il, est à l’ombre des épées… »
« Une goutte de sang répandue pour la cause de Dieu, une nuit passée sous les armes à ciel découvert, ont plus de mérite que deux mois de jeûnes et de prières. Les péchés de celui qui meurt dans le combat lui sont pardonnés, et ses blessures exhalent un parfum d’ambre et de musc. »
Injustement attaqués par les partisans du Prophète, transformés pour la circonstance en vulgaires bandits, les Koréïschites se défendirent les armes à la main. La guerre éclata entre Médine et la Mecque, une guerre acharnée, à laquelle prirent une part très active, d’un côté, Mahomet en personne à la tête de ses fidèles, de l’autre Abou-Sophian à la tête de ses alliés. Elle dura neuf ans, compta vingt-sept expéditions commandées par Mahomet, trente-huit dirigées par ses lieutenants, et se termina par la conquête de la Mecque, la soumission de la Péninsule, et la substitution de l’islamisme au culte des idoles.
Le Prophète mena pendant tout ce temps la vie du chef arabe, vie d’aventures, de périls, de pillage et de sang, qui, dans les idées du pays, loin de déshonorer celui qui s’y adonne, le relève et l’ennoblit. Il eut au plus haut degré les qualités du métier, les mauvaises comme les bonnes ; la hardiesse, l’activité, la rapidité des coups, l’art de choisir le terrain, de préparer l’attaque, d’organiser la défense, d’inspirer à ses soldats le fanatisme du courage et le mépris de la mort, comme aussi, l’absence absolue de scrupules sur l’emploi des moyens propres à donner la victoire, la cruauté froide qui décrète les massacres, la noire perfidie qui approuve prépare ou commande les assassinats, la convoitise insatiable qui rend ardent au pillage et âpre au partage du butin. Ses révélations elles-mêmes prennent, à cette époque un caractère essentiellement belliqueux. Le ciel lui envoie, fort à propos, des proclamations militaires ; Gabriel lui dicte ses bulletins de victoires. Est-il vainqueur, comme à la rencontre du puits de Bedr (624), comme dans la journée des Nations ou du Fossé (627) ? le Prophète l’avait bien prédit. Est-il, au contraire, ignominieusement battu, après avoir annoncé bruyamment la victoire, comme au mont Ohod (626) ? le Prophète avait dit vrai et la victoire était certaine ; si elle s’est changée en défaite, il faut s’en prendre aux musulmans dont Allah a voulu, par cet insuccès, punir les hésitations et châtier la désobéissance. Voit-il enfin ses soldats hésiter au moment de livrer un combat décisif ? l’ange est là qui promet, au nom d’Allah, aux vainqueurs un riche butin, aux morts le Paradis de leurs vœux. Par une audacieuse et sacrilège imposture, Mahomet fait ainsi d’Allah, le complice de ses forfaits, et de l’ange Gabriel, l’instigateur ou l’approbateur de tous ses desseins.
En 628, quatre ans après l’ouverture des hostilités, les Koréïschites et leurs alliés font proposer aux musulmans, une trêve de dix ans que ceux-ci s’empressent de signer.
En 629, Mahomet fait à la Kaaba, suivi de deux mille fidèles, une première apparition. Trois jours lui suffisent pour faire ses dévotions, et il repart, comme il était venu, sans bruit. L’année suivante, c’est suivi d’une armée de dix mille hommes qu’il se présente aux portes de la Mecque. Les Koréïschites sonnent l’alarme ; ils sont massacrés. Les principaux citoyens protestent ; Mahomet permet à ses soldats de les assassiner. La ville est à lui ; reste la Kaaba. Il y court, s’en fait livrer les clefs, baise, après les cérémonies ordinaires, fort pieusement, la pierre noire, et livre à ses soldats, une à une, les 360 idoles qui remplissent le temple, avec ordre de les mettre en pièces. « La vérité est apparue, s’écrie-t-il ; que le mensonge disparaisse ! » En même temps ses principaux lieutenants, répandus dans la ville et dans les environs, abattent les temples, brisent les idoles, haranguent et terrorisent la foule, et l’entraînent sur la colline de Safa où le Prophète les attend pour recevoir leur serment et leur tendre la main (630). En moins de quinze jours, tout le Hedjas se soumet à l’autorité religieuse et royale de Mahomet.
Les deux années qui suivent sont deux années de triomphe.
En 631, les sédentaires du Nedjed et les nomades du Nord se rangent en foule sous la bannière du Prophète. Si nombreuses sont les députations qui viennent offrir à Mahomet l’adhésion des villes et des tribus, que l’année 631 n’est connue des musulmans que sous le nom d’année des députations.
L’année suivante, 632, le mouvement, jusqu’alors restreint à l’Arabie indépendante, gagne les provinces soumises. Les tribus du nord-ouest, du sud et de l’est, s’ébranlent à leur tour, et, méconnaissant tout à coup l’autorité de leurs chefs respectifs, acclament Mahomet prophète et roi.
Pour rendre ce mouvement plus universel et plus irrésistible encore, il annonce, pour la fin de cette même année, un pèlerinage essentiellement national, destiné à rendre inébranlable l’union de tous les membres de la famille arabe, et à affirmer énergiquement le succès croissant de l’islamisme. À l’heure dite, accoururent à Médine les délégués des tribus et des peuples convertis. Mahomet s’avança vers la Mecque, suivi de cent mille fidèles. C’est le pèlerinage d’adieu. Arrivé à la ville sainte, il accomplit toutes les cérémonies consacrées par l’usage autour de la Kaaba, et se rendit au mont Arafat où il prononça l’allocution célèbre que la tradition nous a conservée. Jamais assurément sa prédication n’avait été plus élevée, plus pathétique. Le Prophète inculque avec éloquence la justice, l’humanité, la bienveillance, la fraternité, entre tous les musulmans, les bons procédés envers les femmes, la probité dans les relations de la vie civile. Mahomet avait dès lors le pressentiment de sa mort prochaine. Un Koréïschite à la voix puissante répétait son discours afin que la multitude rassemblée sur le penchant de la colline pût l’entendre. « Je vous laisse, dit-il enfin, une loi qui vous préservera de l’erreur, une loi claire et positive, un livre envoyé d’en haut. » Il termine en criant : « Ô mon Dieu ! ai-je rempli ma mission ? » Et toutes les voix de répondre : « Oui, tu l’as remplie. »
Mahomet avait en effet accompli son œuvre. En vingt ans d’efforts dont la première moitié ne semblait promettre que des mécomptes il avait créé un peuple, un empire, une religion. Il n’avait plus qu’à mourir.
C’est en mai 632 que le Prophète ressentit les premières atteintes de la maladie qui devait l’emporter après un mois de souffrances endurées, au dire des musulmans, avec une héroïque patience. M. Caussin de Parceval résume ainsi le récit poétique des historiens arabes : « Une nuit que Mahomet couchait dans l’appartement d’Aïcha, agité par un malaise qui l’empêchait de fermer l’œil, il se leva, éveilla un de ses serviteurs, Abou-Mowahiba, et sortit avec lui. Il se rendit au cimetière Baki-el-Gharcat. « Salut, dit-il, habitants des tombeaux ! reposez en paix à l’abri des épreuves qui attendent vos frères ! » Il pria ensuite pendant plusieurs heures pour les âmes des musulmans inhumés en ce lieu. Il était en proie à la fièvre quand il rentra le matin chez Aïcha… De ce moment la fièvre ne le quitta plus…
Une des dernières fois qu’il parut à la mosquée, il entra soutenu par ses cousins Ali et Fadhl fils d’Abbas. Il se plaça sur la chaire, et, après avoir payé à Dieu un tribut de louanges, il parla ainsi : « Musulmans, si j’ai frappé quelqu’un de vous, voici mon dos ; qu’il me frappe. Si quelqu’un a été outragé par moi, qu’il me rende injure pour injure. Si j’ai pris à quelqu’un son bien, tout ce que je possède est à sa disposition ; qu’il reprenne ce qui lui est dû. Qu’on ne craigne pas en cela de s’attirer ma haine, la haine n’est pas dans mon caractère. » Il descendit alors et fit la prière de midi. Puis il remonta en chaire et, comme il répétait les paroles qu’il venait de prononcer, un individu réclama de lui le payement d’une dette de trois dirham, que Mahomet lui restitua aussitôt en disant : « Mieux vaut la honte en ce monde que dans l’autre. » Il pria ensuite pour les musulmans qui avaient péri au combat d’Ohod, et implora en leur faveur le pardon céleste. Il ajouta en faisant allusion à lui-même et à son état : « Dieu a donné à son serviteur le choix entre le monde et le ciel, et le serviteur a choisi le ciel. » À ces mots Abou-Bekr s’écria en pleurant : « Que ne pouvons-nous te conserver au prix de notre vie ! » Mahomet termina son long discours en recommandant aux égards de tout son peuple les musulmans de Médine, les fidèles Amâr : « Honorez et respectez, dit-il, ces hommes qui ont donné asile au Prophète fugitif, et fondé le succès de sa cause. »
Enfin sa maladie ayant fait de nouveaux progrès, il se trouva dans l’impossibilité de passer de sa chambre dans la mosquée pour présider à la prière, bien que sa maison contiguë à la mosquée, y communiquât par une porte. Le crieur Belâl, lui ayant annoncé que l’heure de la prière était venue, il dit : « Qu’on aille avertir Abou-Bekr de faire la prière au peuple. » Abou-Bekr s’acquitta de la fonction d’Iman à la place du Prophète, durant trois jours.
Le lundi 12 du mois de rabi 1er (8 juin 632), tandis qu’Abou-Bekr, à la tête de l’assemblée des fidèles réunis dans la mosquée faisait la prière du matin, la porte communiquant avec la maison du Prophète s’ouvrit, et Mahomet s’avança, le front enveloppé d’un bandeau, s’appuyant d’un côté sur Ali, de l’autre sur Fadhl, fils d’Abbas. L’émotion produite par cette vue causa un mouvement dans l’assemblée ; Abou-Bekr interrompit la prière qu’il récitait. Le Prophète s’approchant lui commanda par un geste de continuer, et s’assit à sa droite. Quand la prière fut finie, Mahomet se leva et dit : « Musulmans, de rudes épreuves vous attendent ; elles vont fondre sur vous comme des nuées orageuses : Que le Coran vous serve toujours de guide ! Faites ce qu’il vous prescrit ou vous permet ; évitez ce qu’il vous défend. » Il parlait d’une voix ferme et sonore : sa figure était sereine ; la vie semblait être ranimée en lui. « Apôtre de Dieu, lui dit Abou-Bekr, grâce au ciel, tu es mieux aujourd’hui. Puis-je m’absenter pour aller voir Bint-Khâridja ? » — « Va » lui répondit Mahomet. Abou-Bekr se retira aussitôt, et se rendit au faubourg de Sounh, où Bint-Khâridja, femme de Médine, qu’il avait épousée, habitait parmi ses parents les Benou-el-Hârilh, branche de Khazradj.
Mahomet rentra dans son appartement et y resta seul avec Aïcha. L’effort qu’il venait de faire l’avait épuisé. Il s’étendit sur son lit et demeura affaissé quelques heures. Puis il prononça des mots entrecoupés : « Mon Dieu !… oui… avec le compagnon d’en haut » (l’ange Gabriel). En ce moment, Aïcha, qui tenait sur ses genoux la tête du malade, la sentit s’appesantir. Elle regarda ses yeux ; ils étaient fixes et éteints. Alors elle posa sur un coussin la tête du Prophète, et se mit à gémir et à se frapper le visage. Les autres femmes de Mahomet accoururent, et firent éclater leur douleur de la même manière.
Ainsi disparut de la scène du monde, à l’âge de 63 ans, un des plus troublants génies dont l’histoire fasse mention.
Mahomet était d’une taille moyenne, avait la tête large et forte, la peau brune et colorée, les cheveux d’un noir d’ébène, les yeux grands et vifs, le front large et proéminent, le nez aquilin, les mains et les pieds rudes. Sa charpente osseuse annonçait la vigueur. Au repos, sa physionomie était douce et majestueuse, mais, quand il était en proie à la colère, elle devenait terrible, et on voyait entre ses sourcils une veine se gonfler d’une manière effrayante.
Frugal dans ses repas, jusqu’à se contenter d’un morceau de pain d’orge, jusqu’à passer deux mois sans faire du feu, vivant pendant ce temps de dattes et d’eau claire ; propre toujours mais simple dans sa mise, au point de trouver trop luxueux les vêtements de coton ; simple dans ses habitudes, jusqu’à raccommoder de ses mains ses vêtements et ses chaussures, jusqu’à traire ses brebis et faire son ménage, et cela quand il aurait pu se permettre le faste d’un roi ; généreux envers les pauvres, jusqu’à les admettre à sa table ; d’une affabilité rare envers les inférieurs, d’une bonté et d’une condescendance exquises, envers les petits enfants, d’une fidélité inébranlable à ses amis ; — il eut toutes les qualités naturelles qui font, d’un simple particulier, la joie de ses familiers et d’un prince, l’idole de ses sujets.
Mais s’il fut exempt des défauts qui rendent la vie des hommes moins douce et moins commode à leurs voisins immédiats, nous savons bien qu’il ne le fut pas des vices qui la déshonorent devant Dieu et devant l’histoire. Il fut, par intérêt, cruel et sanguinaire jusqu’à l’assassinat brutalement commandé ou perfidement insinué aux exécuteurs dociles de ses volontés souveraines. Il fut, quoi qu’on en dise, fourbe et dissimulé jusqu’au sacrilège le plus scélérat, faisant Dieu et ses anges témoins et complices de ses impostures.
Enfin sa vie tout entière nous offre ce mélange hideux de dévotion et de luxure qui est devenu la caractéristique essentielle d’une religion qui permet aux hommes de placer le harem à l’ombre de la mosquée. « Les choses de ce monde qui ont pour moi le plus d’attrait, répétait-il souvent, sont les femmes et les parfums ; mais je ne goûte de félicité parfaite que dans la prière. »
Mahomet ne savait ni lire ni écrire, du moins il l’assure (xxix, 47) ; mais il savait parler et chanter, ses œuvres le prouvent. Passionné comme il l’était, la plus légère secousse secouait ses nerfs, échauffait son imagination, agitait son âme ; sous le coup d’une émotion vive, quelle qu’en fût d’ailleurs la nature, exaltation religieuse, fièvre patriotique, ou amour sensuel, tout son être tressaillait, il parlait avec animation, improvisait avec éloquence ; et comme autour de lui on croyait à son inspiration, ses paroles, reçues comme des oracles, étaient immédiatement fixées par écrit et, pour ainsi dire, sténographiées sous ses yeux. Le Coran n’est que la collection de ces improvisations recueillies par les disciples du Prophète et réunies en volume par ordre de ses premiers Successeurs.
L’authenticité du Coran ou de l’Al-Coran, dont le nom signifie « la lecture » ou « le livre », n’a jamais été sérieusement révoquée en doute. Chacun des fragments qui le constituent représente réellement une des improvisations ou des prétendues révélations du Prophète. Ces fragments appelés surates sont de longueur très inégale. Tandis que les derniers ont à peine quatre ou cinq versets, les premiers en comptent plusieurs centaines. Il y en a en tout 114, subdivisés en 6,236 versets. Tous commencent par ces mots : « Au nom de Dieu clément et miséricordieux », généralement précédés d’un titre, souvent bizarre, parfois saugrenu et presque toujours sans rapport avec le contenu du morceau dont il forme l’en-tête.
On dit que l’Al-Coran est le premier et le plus beau chef-d’œuvre en prose de la littérature arabe ; tant pis dans ce cas pour la littérature arabe. Pour quelques rares fragments où l’auteur sait se montrer tour à tour véhément, pathétique, gracieux, que de chapitres sans souffle, sans relief et sans couleur ! que de fadeurs, d’incohérences, de chutes, de répétitions, de contradictions !
« Quand on parcourt ce mélange incohérent de prières, d’invectives, d’anecdotes, où les louanges de Dieu les plus belles, et les accents de la conscience la plus pure, sont entremêlés de prescriptions légales, matrimoniales ou hygiéniques, de contes burlesques, et de sauvages anathèmes, on ne peut se défendre d’une profonde tristesse en songeant aux millions d’êtres humains qui n’ont pour guide dans la vie que cet informe chaos, et auxquels il cache pour jamais la pure lumière de l’Évangile. Les récits de la Bible y sont mutilés et dénaturés, les grandes figures de l’histoire sainte dont chacun de nous retrouve les silhouettes colossales gravées au fond de sa mémoire par les leçons d’une mère, y sont réduites aux proportions des personnages de contes de fées. Souvent en célébrant les grandeurs divines, Mahomet a d’heureux mouvements : on sent passer comme un souffle biblique par lequel on se laisse porter, sans trop se demander si ce n’est pas de David ou d’Isaïe que vient l’inspiration : mais le ton ne se soutient pas ; une chue brusque, souvent puérile ou ridicule, vous fait descendre des hauteurs où vous vous croyiez appelé, et retomber lourdement sur la terre, c’est-à-dire, sur le sable aride du désert. Aucune suite dans tous ces fragments, aucun enchaînement, aucune harmonie ; la seule idée générale qui donne un peu d’unité à cette œuvre confuse est la croyance au Dieu unique et personnel : c’est la seule notion claire et précise ; elle revient à chaque instant, elle est exprimée avec force, avec conviction, quelquefois avec grandeur : il semble que ce soit là la seule idée que cet esprit lent et illettré, réduit à s’instruire lui-même, soit parvenu à s’assimiler complètement.
« Il a mis vingt ans à la concevoir : il s’y cramponne comme à une découverte personnelle : elle lui suffit et lui tient lieu de tout. Ses idées morales sont loin d’avoir la même précision : confuses par elles-mêmes, elles sont encore obscurcies par le voile des passions[1] ». Voilà de nobles et fières paroles, voilà le jugement du bon sens et de la vérité que ratifieront, nous n’hésitons pas à le croire, tous ceux qui se seront imposé la fatigue et l’ennui de parcourir seulement quelques chapitres de ce prétendu chef-d’œuvre.
Et cependant, ce livre si pauvre, si monstrueux, est et demeure pour deux cents millions de créatures humaines, encore aujourd’hui, la règle de la foi, le code de la morale, le résumé de l’histoire ; et depuis plus de douze siècles, des nations puissantes en font la base de leurs lois administratives et politiques. Aux yeux du musulman il est le livre des livres, livre inspiré par excellence[2], le livre « incréé et éternel. » Plusieurs sectes soutiennent énergiquement cette dernière absurdité. Tout fidèle est obligé d’en faire faire une copie, et le sultan deux, comme fidèle et comme prince. On l’enrichit d’or et de pierreries ; un musulman ne le toucherait pas sans s’être purifié rituellement, et ne le tiendrait jamais, en le lisant, plus bas que la ceinture. Les versets en sont inscrits sur les bannières et sur les palais ; on l’emporte avec soi à la guerre, on le consulte dans les cas douteux, et l’on regarde comme une profanation de le laisser tomber dans les mains des mécréants. Étonnons-nous après cela de la caducité des empires arabes, et de l’infériorité de la civilisation musulmane.
Nous devons cependant faire remarquer, pour être complètement justes, que Mahomet ne porte pas seul la responsabilité de la publication du Coran. Il est même douteux que la pensée de publier son journal politique et religieux lui soit jamais venue. La collection actuelle n’est pas son œuvre ; il mourut ne laissant que des feuillets épars. S’il avait entrepris de les réunir pour en faire un livre, il n’aurait pas manqué d’en faire disparaître les 255 contradictions qui ont tant de fois exercé la patience et la sagacité des commentateurs du Coran ; et il aurait sans doute mis chaque bulletin à la place que lui assignait la date de l’apparition du messager céleste dont il disait le tenir. La collection actuelle, en effet, absolument étrangère à toute idée d’ordre ou de symétrie, fourmille de contradictions, et la raison en est très simple : chaque surate exprime la pensée, la passion, la préoccupation personnelle, politique ou religieuse, qui agitaient l’âme du fondateur de l’Islamisme à l’heure où il récitait à ses secrétaires les révélations opportunes de l’ange Gabriel ; et cela seul rend compte de toutes les contradictions. Mahomet n’a jamais eu l’intention arrêtée d’écrire un livre, et les bulletins religieux qu’il a dictés n’ont le plus souvent entre eux d’autre lien que celui des événements successifs qui les lui ont inspirés : et cela suffit à expliquer le décousu et les lacunes du Coran.
Lorsque, en effet, très peu de temps après la mort du Prophète, Abou-Bekr et Omar entreprirent de réunir en un seul volume le récit de ses visions successives, le respect pour sa mémoire interdit tout changement à la rédaction primitive, et l’incertitude où on se trouva, relativement à la date des révélations, fit qu’on se contenta de mettre à la suite les uns des autres, sans aucune préoccupation d’ordre, logique ou chronologique, les 114 chapitres du livre sacré.
La première collection fut faite par le secrétaire de Mahomet, Zaïd-ibn-Thâbit, par ordre d’Abou-Bekr et d’Omar, et pour leur usage. La seconde, par le même, en collaboration avec quelques autres, un peu plus tard. Tous les textes qui n’y trouvèrent pas place furent alors détruits.
À tout propos et hors de propos Mahomet se proclame envoyé de Dieu, et prophète. Il ne parle, il n’agit, il ne commande « qu’au nom du Dieu clément et miséricordieux » dont il se dit constamment le héraut et le vicaire. Les révélations et l’inspiration divines sont, à l’en croire, la source de son savoir, le principe de sa puissance, la règle de sa conduite ; et cette affirmation mille fois répétée est si bien entrée dans la conscience de ses disciples, qu’aux yeux de tout fidèle musulman, la mission divine de Mahomet est aussi certaine que l’existence même d’Allah.
Évidemment le musulman se trompe, Mahomet est un faux prophète. Le Coran a de nombreuses pages qui viennent d’en-bas, pleines de contradictions, de sottises, d’obscénités. D’ailleurs, c’est une justice à lui rendre, Mahomet, par un reste de pudeur sans doute, n’a jamais prétendu au don des miracles. « Peuples, s’écriait-il, les arguments abondent pour vous convaincre de la vérité. Je n’emploierai de prodiges que pour l’effroi des méchants. Ne suis-je pas un homme comme les autres ? À quoi bon les miracles ? J’ai été envoyé pour vous inviter à embrasser le bien qui vous était offert, et à craindre le mal qui vous menaçait. Je dis uniquement ce qui me fut prescrit ; malheur à qui refusera de m’écouter ! » Et cependant sans miracles où est la preuve d’une mission divine ? À ce point de vue l’œuvre de Mahomet présentait une lacune sérieuse. Ses disciples le comprirent, pour ainsi dire, d’instinct, et, moins scrupuleux ou plus logiques que leur maître, ils associèrent sans hésiter à toutes ses révélations, à tous ses actes, les prodiges les plus variés. Le récit de ces prodiges remplit la Sounah. Les avoir lus, c’est être fixé à jamais sur la valeur intellectuelle et morale d’hommes assez dépourvus de sens et de pudeur pour imaginer de pareils exploits ou simplement pour les prendre au sérieux.
Mais Mahomet n’est pas seulement un faux prophète il est de plus, et dans une large mesure, quoi qu’en dise le rationalisme contemporain, toujours prêt à nier ou à excuser l’imposture quand elle a pour but de nuire à la foi chrétienne, il est de plus un prophète faux, un imposteur. Soyons précis, le sujet en vaut la peine.
Ce qui peut donner tout d’abord quelque apparence de vérité à la thèse chère aux rationalistes, qui fait de Mahomet un visionnaire convaincu, un halluciné victime de ses rêves, un contemplatif souvent trahi par ses nerfs fatigués, ou égaré par son imagination exaltée, mais toujours sincère : c’est l’accent de conviction profonde, avec lequel le Prophète parle de sa foi en un Dieu unique, créateur, rémunérateur, et vengeur ; de sa confiance en la bonté et la providence d’Allah ; de son horreur de l’idolâtrie. Cette foi, assurément le meilleur côté de sa nature, le Prophète trouve pour l’exprimer des accents qui parlent à l’âme, des cris qui vont au cœur. Impossible de lire le Coran sans être frappé de l’ardeur de cette conviction ; elle ne se dément pas un seul instant, elle est communicative et s’impose. Aussi, s’il s’était borné à prêcher pacifiquement le culte du Dieu unique, nous admettrions sans difficulté que Mahomet ait pu prendre au sérieux son rôle de prophète, nous ne verrions même pas de grands inconvénients à concéder, surtout étant données ses prédispositions maladives à un mysticisme exalté, qu’il ait pu se croire visité de Dieu, pour faire triompher sa cause et établir son culte sur les ruines de l’idolâtrie.
Mais Mahomet ne s’en tint pas là. Il fut bien moins un apôtre qu’un conquérant : dès le premier jour il mène de front ses affaires et celles d’Allah, et se préoccupe moins de fonder une religion que d’établir un empire. Comme tous les conquérants, il use de duplicité et de violence. Le désir de réussir l’obsède, et, à ce désir il sacrifie tout, même la vérité, la justice et la morale. À qui fera-t-on croire qu’un homme intelligent peut se persuader que Dieu est à ses ordres pour régler surnaturellement les marches et les contre-marches d’une bande de pillards complices de ses noirs desseins de vengeance, pour légitimer, par un décret signé de la main d’un ange, ses rapts, ses adultères, ses vols, ses assassinats ? — Et cependant c’est le rôle misérable et sacrilège que Mahomet ne rougit pas de prêter à Dieu. Gabriel vient juste à point lui dicter ses manifestes et ses bulletins de victoire, approuver ses crimes, régler même, quand il le faut, ses affaires de ménage (surates 33, 53 et 66). — La sincérité dans de pareilles circonstances ne se conçoit que comme une des formes de la folie. Plaider la bonne foi absolue de Mahomet, c’est plaider son inconscience et à cette inconscience nous ne croyons pas. Il a donné en sa vie trop de preuves d’intelligence pour qu’il soit permis de le regarder comme un fou. Il s’est donc condamné lui-même quand il a écrit : « Quelle impiété que de faire Dieu complice d’un mensonge, que de s’attribuer des révélations que l’on n’a pas, que de dire : Je ferai descendre un livre égal à celui que Dieu envoya ! vi, 93. »
- ↑ M. de Vogüé, dans le Correspondant, t. 66, p. 614.
- ↑ « Le ciel, lisons-nous dans le Coran lui-même, le ciel t’a envoyé le plus excellent des livres. Le Coran est la lumière de Dieu. Par elle, il dirige les élus. » XXXIX, 24. Et ailleurs : « Le Coran est l’ouvrage de Dieu. Il confirme la vérité des écritures qui le précèdent. Il en est l’interprétation. » X, 38. Il faut confesser, dit le catéchisme Sonnite, « que le Coran est la parole de Dieu ; qu’il est éternel et incréé. » chap. Ier.