Maison à deux portes, maison difficile à garder

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MAISON À DEUX PORTES

MAISON DIFFICILE À GARDER


(CASA CON DOS PUERTAS MALA ES DE GUARDAR.)



NOTICE.


Plusieurs comédies de Calderon ont pour titre un proverbe qu’elles semblent destinées à justifier par le dénouement. Le but manifeste que se propose alors l’auteur, ainsi qu’on l’a dit avec raison, contribue à l’intérêt de cette sorte de drames.

Le poète qui a été si bien inspiré en traitant — La Vie est un songe, ou — Défiez-vous des apparences, devait être tenté par — Maison à deux portes, etc., etc. Le choix de ce sujet était heureux, et il l’a traité avec sa supériorité habituelle.

Une critique exacte aurait sans doute quelque droit de reprocher à Calderon de n’avoir pas motivé suffisamment sa comédie ; en effet, on ne sait pas trop, au premier abord, pourquoi les deux couples d’amans courent tant d’aventures avant de se marier, lorsqu’il n’y avait pas de plus sérieux obstacle à leur mariage. Mais ce défaut serait, selon nous, bien compensé par tous les mérites divers qui brillent dans cette œuvre de Calderon : dans l’ensemble, par l’originalité, la rapidité et la clarté de l’intrigue ; dans le détail, par la verve, l’esprit et la facilité du dialogue, et aussi par l’admirable richesse d’une poésie pleine d’images et d’harmonie, que, malheureusement, le traducteur ne saurait se flatter d’avoir reproduite.

On peut dire en somme que, dans cette comédie comme dans la plupart de ses comédies d’intrigue (ou comédies de cape et d’épée), Calderon n’a peint que des caractères généraux. Depuis Calabazas, le valet-bouffon, qui est gourmand, curieux et poltron, jusqu’à Fabio, le vieillard ou père noble, qui est si prudent et qui tient tant à l’honneur de sa maison, tous ses caractères n’ont rien qui les distingue particulièrement de l’espèce à laquelle ils appartiennent. Cependant, après une étude attentive de notre comédie, il nous paraîtrait que les deux galans ne se ressemblent pas complètement l’un à l’autre, et que les deux dames ont chacune des traits qui leur sont propres… Peut-être cette différence que nous trouvons dans les caractères des personnages principaux n’est-elle pas essentielle et qu’elle tient seulement à la différence de leur situation… Au reste, nous donnons cette observation pour ce qu’elle vaut, sans y attacher d’autre importance.

On remarquera sûrement, dans la première journée, la scène où don Félix, introduit par Celia auprès de Laura, ne devinant pas que la maîtresse et la suivante sont d’accord, s’excuse tant qu’il peut d’être entré là malgré elles.

Cette scène est, selon nous, d’un excellent comique et d’une finesse charmante. — La scène qui se passe sur le grand chemin entre Fabio et Lelio montre à quel haut degré Calderon possédait le talent d’observation. — La situation de la fin de la troisième journée a été très habilement imitée par Beaumarchais dans le Mariage de Figaro ; mais, s’il faut l’avouer, quelque ingénieuse que soit l’imitation, nous préférons, sous le rapport de la vraisemblance et de l’unité, la situation originale.

Jusqu’à ces derniers temps, cette jolie comédie n’avait pas été transportée sur notre théâtre ; mais il y a quelques années, deux de nos auteurs les plus habiles, MM. Duvert et Lauzanne, ont eu l’heureuse idée de l’accommoder à notre scène, et en ont donné, sous le titre de Renaudin de Caen, une très-spirituelle et très-piquante imitation.

Encore un mot, relativement à la traduction. — Nous prions le lecteur de n’être pas trop choqué d’y rencontrer ces expressions galant et dame, que nous avons préférées à celles-ci amant et maîtresse, parce qu’elles nous ont paru mieux rendre la nature des relations qui existent d’ordinaire entre les amans de Calderon. Il y a entre le galant et sa dame des soins, des hommages, offerts d’une part avec empressement et reçus de l’autre avec plaisir, mais il n’y a pas cette intimité que supposent dans notre langage actuel les mots d’amant et de maitresse.

MAISON À DEUX PORTES.
MAISON DIFFICILE À GARDER.

PERSONNAGES
don felix.
lisardo.
fabio, vieillard.
calabazas, laquais[1].
herrera, écuyer.
laura, dame.
marcella, dame.
silvia, suivante.
celia, suivante.
lelio, domestique.
La scène se passe à Ocaña[2] et dans les environs.

JOURNÉE PREMIÈRE.


Scène I.

Un chemin dans la campagne. À droite, sur le second plan, un monastère.
Entrent MARCELA et SILVIA, avec des mantes et comme cherchant à se cacher. Derrière elles entrent LISARDO et CALABAZAS.
marcela, à Silvia.

Ils nous suivent, n’est-il pas vrai ?

silvia.

Oui, madame.

marcela.

Eh bien ! arrête. (À Lisardo et à Calabazas.) Cavaliers, n’avancez pas davantage, et même retirez-vous ; car si vous tentiez de savoir qui je suis, vous seriez cause que je ne retournerais pas une autre fois là où nous nous sommes rencontrés. Et si cela ne suffit pas, retirez-vous, car je vous supplie de vous retirer.

lisardo.

Madame… le soleil obtiendrait difficilement que la fleur de l’héliotrope ne se tournât point vers sa lumière ; difficilement l’étoile polaire obtiendrait que l’aimant ne s’avançât point de son côté ; et il ne serait pas moins difficile à l’aimant d’obtenir que l’acier ne le poursuivît pas avec ardeur. Si votre éclat égale celui du soleil, mon bonheur est celui de l’héliotrope ; si votre indifférence égale celle de l’étoile polaire, mon regret est celui de l’aimant ; et si votre rigueur égale celle de l’aimant, mon empressement est celui de l’acier. Ainsi donc, comment puis-je demeurer tranquille, lorsque je vois s’en aller mon soleil, mon étoile polaire et mon aimant, moi qui suis l’héliotrope, et l’aimant, et l’acier ?

marcela.

Le soleil disparaît chaque soir devant l’héliotrope, et chaque matin l’étoile du nord disparaît devant l’aimant. Et puisqu’il est permis au soleil et à l’étoile du nord de s’absenter, vous ne vous plaindrez pas, nous non plus, de mon absence ; vous vous direz, en guise de consolation, seigneur Héliotrope ou seigneur Aimant, qu’il y a la nuit pour le soleil et le jour pour l’étoile du nord. Et maintenant restez ici ; car, je vous en préviens, si vous veniez à découvrir mon secret, si vous veniez à savoir qui je suis, je ne reviendrais pas vous voir en ce lieu ci… Puisque mes folles inquiétudes qui m’ôtent le sommeil m’amènent ici pour vous voir, ayez confiance en moi, croyez-moi ; cela importe.

lisardo.

J’en appelle, madame, de votre prudence à mon désir. Supposé que ce fût une politesse de ne pas vous suivre, ce serait également une sottise ; or, considérez ce qui choque davantage d’une sottise ou d’une impolitesse ; vous verrez que c’est la sottise, car elle, elle n’a pas d’excuse. Ainsi, madame, souffrez que j’aime mieux être impoli que d’être sot — Voilà aujourd’hui la sixième matinée que je vous rencontre en ce chemin ; il y en a tout autant que je vous y rencontrai pour la première fois à la pointe du jour, vous, nymphe inconnue de ces campagnes, mystérieuse divinité de ce printemps. C’est vous qui, la première, m’avez invité à vous parler, car je n’aurais pas eu cette audace de sitôt, moi étranger dans ce pays. Vous m’avez commandé de me retrouver ici le lendemain, et certes je n’ai pas manqué à ce rendez-vous si plein de charme. Comme, malgré mes prières et mes supplications, vous n’avez jamais consenti à soulever ce voile à travers lequel je vous adore de confiance, ma loyauté s’est soumise. Mais, voyant que mon péril renaît ici tous les jours sans succès, je me résous à devoir à mon obstination ce que votre complaisance me refuse ; je me décide à vous suivre, rien ne m’en empêchera ; il faut enfin qu’aujourd’hui je vous voie, ou que je voie qui vous êtes.

marcela.

Pour aujourd’hui c’est impossible ; laissez-moi pour aujourd’hui. En retour, je vous donne ma parole que vous apprendrez avant qu’il soit peu ma demeure, et que vous pourrez m’y venir voir.

calabazas, à Sylvia.

Et vous, demoiselle suivante de cette noble demoiselle, vous pour qui mon âme court le risque de se damner, dites-moi, y a-t-il aussi quelque motif qui vous engage, vous, à vous couvrir de votre mante ?

silvia.

Je n’ai pas à vous répondre là-dessus, laquais très-curieux de ce très-curieux cavalier, et si vous me suivez, soyez assuré que…

calabazas.

Que, — quoi, s’il vous plaît ?

silvia.

…Que vous me poursuivez, car celui qui me suit me poursuit[3].

calabazas.

Vive Dieu ! je sais maintenant ce qui en est.

silvia.

Que savez-vous ?

calabazas.

La raison pourquoi vous ne voulez ni l’une ni l’autre soulever votre mante.

silvia.

Et quelle est cette raison ?

calabazas.

C’est que vous avez toutes deux le plus laid visage du monde.

silvia.

Pas si laids que les vôtres, mon bel ami.

calabazas.

Je vous en souhaite… Moi qui suis un Cupidon !

silvia.

Non pas ! nous sommes un Cupidon à nous deux.

calabazas.

De quelle manière donc, ma déesse ?

silvia.

Vous, vous êtes la première syllabe de ce mot, et moi les deux dernières.

calabazas.

Ce partage ne me va pas[4].

marcela, à Lisardo.

Fiez-vous-en à moi ; je vous le promets de nouveau.

lisardo.

Si vous voulez que je croie à une telle promesse, laissez du moins un gage à mon espoir, permettez que je vous voie.

marcela.

Eh bien ! tenez, regardez.

Elle soulève sa mante.
lisardo.

Oh ! madame, en vérité, c’est une perfidie, une trahison !… Comment puis-je vous laisser aller à présent, moi qui vous suivais avant de vous avoir vue ?

marcela.

Soyez tranquille sur mon compte. Vous connaîtrez bientôt ma maison et à quel point je désire vous obliger, je vous en réponds de nouveau.

lisardo.

Quoique à regret, madame, j’obéis.

marcela.

Et moi, je vous laisse avec un cœur reconnaissant. Je m’en vais par cette rue.

lisardo.

Allez avec Dieu !

marcela.

Le ciel vous garde !

Marcela et Silvia sortent.
calabazas, à Lisardo.

Quoi ! seigneur, ne voyez-vous pas que c’est un piége qu’on vous tend ? Suivons-la, suivons-la jusqu’à ce que nous sachions au juste quelle est cette rusée de femme.

lisardo.

Ce serait mal à nous, Calabazas, si elle juge ces précautions nécessaires.

calabazas.

Est-ce bien vous qui parlez ainsi ?

lisardo.

Oui, moi-même.

calabazas.

Vive Dieu ! si j’étais que de vous, je la suivrais, allât-elle au fond de l’enfer !

lisardo.

Imbécile ! ce serait la bien récompenser d’avoir consenti à me parler que de lui causer un tel chagrin !

calabazas.

C’était bien la peine de nous lever si matin tous ces jours-ci !

lisardo.

Trêve de plaisanteries !… Dis-moi plutôt, maintenant que nous sommes seuls, voyons à nous deux si nous devinerons quelle peut être cette femme mystérieuse.

calabazas.

Volontiers, monseigneur. Vous, d’abord, qu’en pensez-vous ?

lisardo.

Ma foi ! à la distinction de son langage, à l’élégance de sa toilette, je serais assez porté à croire que c’est quelque noble dame, ou folâtre ou fantasque, qui aime a causer secrètement avec les gens dont elle n’est pas connue, et qui m’a choisi à cet effet en ma qualité d’étranger.

calabazas.

J’ai une idée bien meilleure, moi !

lisardo.

Dis-la donc vite alors.

calabazas.

Eh bien ! je dis, — et qu’on me tue si je me trompe, — je dis qu’une femme qui vient faire ainsi la belle parleuse avec un homme dont elle ne veut pas être connue est sans nul doute une laide spirituelle qui cherche à pêcher des cœurs avec son bec.

lisardo.

Et si je te disais, moi, que je l’ai vue, et qu’elle est belle comme un ange ?

calabazas.

Alors je dirais, moi, vive Dieu ! puisque vous me pressez, que c’est la Dame-Revenant qui veut recommencer à vivre[5].

lisardo.

Après tout, n’importe ! je saurai demain qui elle est.

calabazas.

Vous croyez donc qu’elle reviendra ici demain ?

lisardo.

Sans doute… Et d’ailleurs, si elle ne vient pas, avec le peu d’espoir qu’elle m’a laissé, je n’aurai rien perdu, ou presque rien.

calabazas.

Vous devriez cependant compter pour quelque chose que nous nous levions encore un jour si matin.

lisardo.

J’y suis forcé par les affaires qui m’ont conduit ici, indépendamment de ma passion.

calabazas.

Elle doit demeurer près de chez nous. Je l’ai perdue de vue en même temps que j’ai aperçu notre maison.

lisardo.

Il est déjà tard, sans doute ?

calabazas.

Il n’en faut pas douter : je vois d’ici notre hôte qui s’habille.


Scène II

Une chambre
Entrent DON FÉLIX, qui achève de s’habiller, et HERRERA ; puis LISARDO et CALABAZAS.
lisardo.

Je vous baise les mains, don Félix.

don félix.

Que le ciel vous garde, Lisardo !

lisardo.

Comment ! vous êtes habillé si matin ?

don félix.

Oui, j’ai des ennuis qui ne me permettent guère de rester au lit, où je ne trouve aucun repos. Mais vous, qui vous étonnez que je sois levé à cette heure, ne m’avez-vous pas dit hier au soir que vous deviez porter un placet à Aranjuez ? Comment êtes-vous sitôt de retour à Ocaña ?

lisardo.

Nous jouons au jeu des questions et des réponses, et je réponds à votre question par la rime parfaite. Vous, ce qui vous a fait lever si matin, c’est — vos soucis ; et moi, ce qui me ramène sitôt à Ocaña, c’est — mes soucis.

don félix.

Quoi ! arrivé d’hier, et déjà des soucis aujourd’hui !

lisardo.

Hélas ! oui.

don félix.

Eh bien ! pour vous forcer à me confier les vôtres, je vais vous confier les miens. Écoutez.

calabazas, à Herrera.

Pendant qu’ils vont se défiler l’un à l’autre un long récit, auriez-vous, Herrera, quelque chose qui pût me servir à déjeuner ?

herrera.

Allons dans ma chambre, Calabazas. J’y ai toujours par précaution quelques morceaux de viandes froides. Soyons discrets.

Herrera et Calabazas sortent.
don félix.

Vous n’avez pas oublié cet heureux temps de notre vie, alors que nous étions tous deux étudians a Salamanque ; et vous vous rappelez sans doute aussi avec quel dédain, quel mépris j’insultais l’Amour, et ses flèches, et son carquois. Ah ! mon cher, je ne prévoyais pas alors que j’aurais a lutter un jour avec ce petit dieu terrible, qu’il serait mon vainqueur et qu’il se vengerait cruellement. Il a ajusté une flèche sur son arc, m’a visé au cœur et m’a blessé ; car l’amour s’amuse a blesser et ne tue pas. Cela se passa par une belle soirée d’avril. Ce jour-là, comme bien d’autres fois auparavant, je sortis pour chasser, et, tout en marchant, je me trouvai arrivé à la royale maison de plaisance d’Aranjuez, qui est peu éloignée d’Ocaña, et qui est notre Prado et notre Parc[6]. J’y entrai ; cela est facile, lorsque leurs majestés ne s’y tiennent pas. J’entrai dans ses jardins sans même songer que j’allais voir ce que j’avais vu si souvent. Je me dirigeais vers le jardin de l’île… Ô mon ami ! comme on court aisément au-devant de son malheur ! De même que le papillon se plaît à voltiger au-dessus de la flamme brillante qui doit lui donner la mort, ainsi nous, nous tournons autour du péril avec une joyeuse insouciance… Je continue ; écoutez. Près de la première fontaine, qui est formée d’un rocher massif, il y avait une femme ; elle se tenait sur le gazon verdoyant qui entoure le bassin, véritable anneau d’émeraude auquel l’eau sert de diamant. Elle était si profondément occupée à se mirer dans le bassin, elle était si parfaitement immobile, que je doutai un moment si je n’avais pas devant les yeux une de ces nymphes en argent bruni qui entourent la fontaine comme des sentinelles vigilantes qui la gardent. Au bruit que je fis en écartant le feuillage pour la contempler plus à mon aise, — imprudent que je fus ! — elle sortit de son extase, leva la tête et regarda autour d’elle, un peu troublée. Ciel ! qu’elle était belle ! Je fus tenté de lui dire : « Ô divinité céleste, ne vous mirez pas ainsi dans l’eau, de peur que vous ne deveniez éprise de vous-même ! » car partout où je vois une fontaine et une nymphe, je pense involontairement à l’aventure de Narcisse ; mais je n’eus pas la force de prononcer une parole, et je tendis les bras de son côté, tout éperdu et tout tremblant. Elle, elle se leva d’un air grave, me tourna le dos, et se mit à courir après une troupe de femmes qui allaient devant elle. Je marchai moi-même à sa suite ; et vraiment, il me semblait que sur le vert gazon les roses naissaient en foule sous ses pas. Je la suivis jusqu’au moment où elle eut rejoint sa compagnie. Je connaissais toutes ces dames, qui habitaient Ocaña ; celle qui causait mon trouble était la seule que je ne connusse pas. Je dis qu’elle causait mon trouble parce que, dès ce premier instant, je sentis au fond de l’âme tout ce que j’y sens aujourd’hui ; dès ce premier instant je l’aimai. Ne me demandez pas comment je pouvais aimer déjà une femme que j’avais à peine entrevue ; je n’en sais rien, mais je l’aimais… Je m’informai d’elle à quelques-unes des dames avec qui elle était ; et j’appris avec plaisir que sa naissance répondait à sa beauté. La raison pour laquelle je ne l’avais pas vue jusque là, c’est que son père l’avait élevée à la cour, et ne s’était retiré que depuis peu à Ocaña. Je ne vous dirai pas que je lui rendis des soins qui furent bien reçus, car un bonheur perdu n’est qu’un malheur plus grand : mais vous saurez que, touchée enfin de mon attachement, de mes services et de mes prévenances, elle permit que je l’entretinsse une nuit à travers la grille du jardin, où furent seules témoins de ce doux tête-à-tête les étoiles et les fleurs. C’est ainsi que je vécus quelques semaines, le plus fortuné des hommes, jusqu’à ce que la jalousie vînt se jeter a la traverse de mon bonheur.. Vous vous imaginez sans doute, mon cher, en m’entendant me plaindre de la jalousie, que c’est moi qui suis jaloux ? Eh bien ! non, vous vous trompez, ce n’est pas moi qui éprouve ce sentiment ; c’est moi, au contraire, qui le cause. Voici comme. Il y a une dame a Ocaña, que j’ai courtisée dans le temps, et que j’ai laissée peu à peu quand j’ai eu connu la beauté dont je vous parle. Cette dame, pour se venger, a été faire ses confidences à l’autre, et même elle lui a montré comme donnés récemment quelques pages de tendresse que je lui avais donnés autrefois. Là-dessus, ma dame, prenant une soudaine jalousie, s’est éloignée de moi, et à tel point qu’elle ne veut pas que je la voie, que je lui parle pour m’excuser. Et maintenant, c’est à vous de juger si mes soucis peuvent permettre que je goûte encore le repos et le sommeil. J’ai offensé, sans le vouloir, le plus beau des anges ; et n’est-ce pas un vrai malheur d’avoir offensé, même involontairement, l’ange qu’on aime ?

lisardo.

Rassurez-vous, don Félix : vous prenez la chose beaucoup trop au sérieux, et je vous garantis qu’elle ne tardera pas à s’arranger. Lorsque vous avez prononcé ce mot de jalousie, j’ai eu peur pour vous ; mais puisque c’est vous qui la causez à votre belle, il n’y a pas grand mal, car il est plus facile d’en guérir une autre que de s’en guérir soi-même. Cela surtout est plus facile lorsque ce sentiment n’est point fondé. Que vous dirai-je ? je vous porte envie. Je ne sache pas de plaisir plus vif entre les galans et les dames, lorsqu’il y a eu un malentendu, que de faire la paix pour se quereller ou de se quereller pour faire la paix. Ainsi, don Félix, allez, allez voir votre belle. Je vous réponds qu’en cet instant, si vous vous affligez de ce qu’elle s’abuse, elle, malgré sa jalousie, elle désire plus que vous encore d’être désabusée.


Entrent MARCELA et SILVIA. Elles ouvrent une porte qui est couverte d’une tapisserie, et se tiennent entre la tapisserie et la porte.
marcela, bas, à Silvia.

Laisse-moi, Silvia : je vais voir mon frère par cette porte qui donne dans son appartement. Quoiqu’il ignore que je suis sortie ce matin de la maison, en le surprenant ainsi, je l’empêcherai de concevoir aucun soupçon.

silvia, de même.

N’avancez pas, madame.

marcela.

Qu’y a-t-il donc ?

silvia.

Il cause avec notre hôte, et vous savez que mon maître ne veut pas que vous vous rencontriez avec lui.

marcela.

Hélas ! oui, malheureusement… Eh bien ! alors, demeurons ici un moment. Je suis curieuse de savoir ce qu’ils ont à se dire.

lisardo, à don Félix.

En attendant qu’il soit l’heure de vous présenter chez votre belle, voulez-vous, selon nos conventions, que je vous conte mes soucis comme vous m’avez conté les vôtres ? Écoutez-moi.

marcela.

Écoutons-le, Silvia.

silvia.

J’écoute, madame.

lisardo.

Après que j’eus échangé mon habit d’étudiant contre celui de soldat, ma plume contre une épée, et les travaux paisibles de l’école de Salamanque contre les travaux bruyans de la campagne de Flandre ; — après que j’eus obtenu une compagnie, sans autres protecteurs que mes services ; la campagne finie, — car cette idée ne me serait point venue auparavant, je demandai un congé et repartis pour l’Espagne. Je voulais solliciter l’honneur d’une de ces croix qui brillent si noblement sur la poitrine d’un homme d’armes. Tel était le but de mon voyage à Madrid. Là, Sa Majesté, — que le ciel la protège et prolonge ses jours, de sorte qu’elle soit le phénix de notre âge ! — Sa Majesté remit la lecture de mon placet au temps où elle serait plus tranquille et plus libre, en sa maison de plaisance d’Aranjuez. J’y suivis la cour, et, je l’avoue, plutôt pour mon plaisir que par nécessité ; car le roi se sert aujourd’hui de tels ministres qu’avec eux le mérite n’a pas besoin d’appui, parce que chacun d’eux est à tous et à tout. J’arrivai donc à Aranjuez. Vous m’y vîntes visiter à mon hôtellerie. Voyant que j’étais assez mal logé, et qu’il n’y avait pas moyen que je fusse mieux à cause de la foule de gens qui encombrent la ville à cette époque, vous m’avez pressé de nous accompagner à Ocaña. Il m’était malaisé de refuser une aussi aimable invitation. Ocaña, me disiez-vous, n’est qu’à deux lieues d’Aranjuez, et les jours d’audience il vous sera facile d’y aller le matin et d’en revenir le soir. J’ai cédé, j’ai obéi… Votre amitié sait tout cela ; mais j’avais besoin de ce préambule pour arriver à une nouvelle d’amour plus merveilleuse peut-être que toutes celles que Cervantes a racontées[7].

marcela.

Voici que j’entre en scène. Attention, Silvia.

silvia.

Je ne perds pas un mot, madame.

don félix.

Je suis impatient de vous entendre.

lisardo.

Un jour donc que je m’étais mis en route avant l’aurore afin d’éviter la chaleur, car le soleil du matin n’est guère supportable en la saison où nous sommes, — arrivé vers un couvent qui touche à la porte d’Ocaña, j’aperçus, entre quelques peupliers, une femme. Sa tournure me charma ; je la saluai poliment. Elle, avant que j’eusse fait vingt pas, m’appela par mon nom. Je m’arrêtai, descendis de mon cheval, le donnai à garder à Calabazas, et j’allai vers elle en lui disant : Heureux l’étranger de qui une noble dame sait le nom ! Elle, aussitôt, s’empressa de se couvrir le visage de sa mante et me répondit a demi-voix : Un cavalier espagnol n’est étranger nulle part en ce pays. À cela elle ajouta d’autres complimens, et si flatteurs, que je ne les répéterai pas par modestie ; car, en vérité, je ne sais comment il y a des hommes si vains, si présomptueux, si arrogans qu’ils puissent se vanter d’avoir été recherchés par des femmes.

marcela.

C’est notre aventure qu’il raconte.

silvia.

Et il n’omet pas un détail, l’homme modeste !

marcela.

Oh ! comment l’empêcher de finir ? je crains qu’il ne donne des renseignemens qui éveillent les soupçons de don Félix.

don félix.

Continuez.

lisardo.

Quand nous eûmes ainsi causé quelque temps, le visage toujours recouvert de sa mante, elle me congédia en me défendant de chercher a savoir qui elle était et de la suivre, me promettant d’ailleurs qu’elle me viendrait parler le jour suivant au même endroit. Six jours de suite j’ai revu, parmi les peupliers, cette femme. À la fin, ennuyé de toutes ses précautions, j’ai résolu de la suivre aujourd’hui quand elle retournerait à Ocaña. Mais il ne m’a pas été possible d’effectuer ce dessein. À peine m’a-t-elle eu quitté, qu’elle s’est retournée de mon côté, et que, m’apercevant, elle n’a jamais voulu passer outre au détour de cette rue.

don félix.

De cette rue, dites-vous ?

lisardo.

Oui ; et j’imagine qu’elle y demeure, car, dés qu’elle y a été entrée, je l’ai perdue de vue à l’instant.

don félix.

Vous l’avez donc laissée aller seule ?

lisardo.

Oui, sans doute. Elle l’a exigé avec instance, en me disant que ma poursuite mettrait en péril sa vie, son honneur.

don félix.

Voilà une étrange femme !

lisardo.

Bien étrange vraiment !

marcela.

Je suis sur les épines.

silvia.

Ces hommes sont tous d’une indiscrétion

don félix.

Et vous ne savez pas qui elle est ? Vous ne l’avez pas vue ?

lisardo.

Si fait. Je ne l’aurais pas laissée échapper autrement. Ça été ma condition.

don félix.

Achevez donc alors. Dépeignez-la-moi.

lisardo.

Ah ! mon ami, qu’elle est belle !

marcela.

Je tremble, Sylvia.


Entre CELIA avec sa mante.
celia.

Seigneur don Félix, une femme voudrait vous parler en secret.

don félix.

Cela est aisé.

marcela.

Grâces à Dieu ! elle arrive à propos. Elle est un ange pour moi.

lisardo.

Ce n’est pas, je vois, le moment que j’achève mon histoire.

don félix.

Tantôt, si vous voulez. Permettez, pour Dieu ! qu’à cette heure je parle à cette femme. C’est la suivante de ma dame.

lisardo.

Que je meure si ma prédiction n’est pas près de s’accomplir ! Un tiers vous gênerait ; adieu, à tantôt.

Il sort.
don félix.

Quel motif t’amène, Celia ?

celia.

Ne vous étonnez pas que je ne sois pas venue plus tôt. Il me faut bien du courage pour venir ; si ma maîtresse le savait, elle me tuerait assurément.

don félix.

Elle est donc bien irritée contre moi ?

celia.

Impossible qu’une femme le soit davantage contre un homme. — Comme elle m’a envoyée par ici en commission, je n’ai pu m’empêcher d’entrer pour vous voir et vous parler un moment.

don félix.

Et que fait ta belle maîtresse ?

celia.

Hélas ! du matin au soir et du soir au matin elle ne fait que se plaindre de votre ingratitude, de votre perfidie.

don félix.

Que Dieu m’abandonne si je l’ai jamais offensée !

celia.

Que ne vous expliquez-vous avec elle ?

don félix.

Elle refuse de m’écouter.

celia.

Si vous étiez un homme discret et si vous me promettiez de vous taire, je me risquerais à vous conduire en un lieu où vous la trouveriez.

don félix.

Ah ! Celia, je serai muet comme un marbre, et rien n’égalera ma reconnaissance.

celia.

Eh bien ! suivez-moi. Si mon maître sort, je vous ferai signe et laisserai la porte ouverte. Vous entrerez vite, et je vous introduirai chez elle.

don félix.

Tu me rends la vie, Celia.

celia.

Voici l’heure favorable. Ne tardons plus, suivez-moi.

don félix.

Partons, j’ai hâte d’arriver.

celia, à part.

Ah ! le pauvre innocent !… Et comme il est aisé de conduire un amant chez sa dame !

Don Félix et Céli sortent.
marcela.

Je respire enfin, Celia. Je l’ai échappé belle.

silvia.

Vous ne l’avez pas échappé encore, madame. Ces messieurs se retrouveront et l’histoire s’achèvera.

marcela.

Non pas ; j’y mettrai ordre auparavant.

silvia.

De quelle manière ?

marcela.

En lui écrivant de me garder le secret jusqu’à ce qu’il m’ait vue, et ce ne sera pas plus tard que ce soir.

silvia.

Quoi ! vous lui déclareriez qui vous êtes ?

marcela.

Jésus ! Jésus ! que le ciel me garde !

silvia.

Que ferez-vous donc alors ?

marcela.

Il me vient une idée. — Laura est la dame de mon frère…

silvia.

Oui, madame.

marcela.

Laura est mon amie…

silvia.

Oui, madame.

marcela.

Laura sait ce que c’est que l’amour ; je me confierai à Laura.

silvia.

Et après ?

marcela.

Après ?… Viens, Silvia ; mon frère pourrait rentrer et nous entendre. — Viens dans ma chambre, que je te communique mon projet. Tu l’approuveras, j’en suis sûre.

Marcela et Silvia sortent.



Scène III.

Une chambre.
Entrent FABIO et LAURA.
fabio.

Qu’as-tu donc, ma chère fille ?… Depuis quelques jours tu ne fais que soupirer et pleurer. D’où te vient ce chagrin ?

laura.

Je l’ignore, seigneur. — Si je connaissais la cause de mon mal, il me serait plus facile d’y remédier ; mais j’en vois les effets, sans en connaître la cause… C’est une sorte de mélancolie qui m’est venue, je crois, sans sujet, sans motif.

fabio.

Je ne sais que te dire, mon enfant. Soigne-toi, prends garde… Je suis obligé de sortir un moment, et je te quitte à regret… Allons, ne-sois pas si triste ; autrement j’en mourrai.

Il sort.
laura.

Ô ciel ! je ne la connais que trop la cause de mon mal : — la jalousie !… C’est elle qui a ainsi attristé ma vie, c’est elle qui m’enlève le repos et le sommeil, elle qui me déchire et me tourmente !… Oh ! si j’avais pu prévoir auparavant quelle était son inconstance, comme j’aurais repoussé ses hommages au lieu de lui donner une aussi haute place dans mon cœur !… Mais, hélas ! je ne savais rien alors des choses d’amour ; je ne savais pas qu’un amant qu’on favorise est un amant qui vous oublie… Maintenant il en aime une autre, et moi — je meurs !


Entre CELIA ; elle quitte sa mante.
celia.

Madame !

laura.

Qu’y a-t-il, Celia ?

celia.

Vivez, madame, vivez.

laura.

Que je vive, Celia ?

celia.

Je l’ai vu.

laura.

Qui ? don Félix ?

celia.

Oui, madame, lui-même.

laura.

Que tu es folle !… Pourquoi cela ?

celia.

Parce que nous en étions convenues ensemble, — que je le verrais.

laura.

Et qu’a-t-il dit ?

celia.

Vraiment, madame, sans me flatter, je me suis acquittée de mon rôle à merveille. — Écoutez-moi avec toute votre attention. — Mais je n’ai pas besoin de vous le recommander. — Je suis entrée chez lui et lui ai dit que, passant par hasard dans la rue, je n’avais pas voulu passer si près de lui sans le voir. — Alors avec un soupir qui aurait attendri un cœur de bronze, ému et troublé, il s’est informé de vous bien dévotement. Moi, j’ai parlé de votre colère contre lui, en ajoutant que, si vous appreniez que je fusse allé le voir, vous me tueriez. Sur ce il s’est plaint de votre sévérité inflexible. Moi, comme si cela fût venu de moi seule, je lui ai demande pourquoi il ne venait pas essayer de vous apaiser. Il m’a répondu qu’il n’osait pas, que vous refusiez de l’entendre. Moi, je lui ai répliqué qu’il n’avait qu’à venir, et que je l’introduirais auprès de vous à mes risques et périls, sous la condition toutefois qu’il ne dirait jamais que je lui eusse rendu ce service. Il m’a promis le secret, le plus profond secret ; je l’ai emmené avec moi, et il est là qui attend, en face de la porte, le signal. Puisque le seigneur votre père est parti, je l’appelle.

laura.

Que tu es folle, Celia !

Celia sort.
laura.

Après tout, je suis curieuse de voir de quelle manière il s’excusera. La femme qui se montre le plus irritée est, dans le fond du cœur, toujours disposée au pardon. Et si don Félix ne m’abuse pas comme je veux, je l’aiderai moi-même à m’abuser.


Entrent DON FÉLIX et CELIA
celia, bas, à don Félix.

Le seigneur Fabio, mon maître, est sorti. — C’est le meilleur moment pour parler à ma maîtresse.

don félix, de même.

Je te dois la vie et le bonheur.

celia, de même.

Il ne faut pas que vous ayez l’air d’avoir été introduit ici par moi. Au contraire, il faut que vous paraissiez être entré malgré moi. (Haut.) Qu’est ceci, seigneur don Félix ?… Quoi ! malgré mes instances et mes prières…

don félix.

Modère-toi, Celia.

celia.

Vous n’avez pas craint de pénétrer…

don félix.

De grâce, Celia !

celia.

Jusqu’ici. — Oh ! quelle audace !

laura.

D’où vient donc tout ce bruit ?

celia.

Ce bruit, madame, vient de ce que le seigneur don Félix a pénétré jusqu’ici sans considérer que si par hasard le seigneur Fabio rentrait…

laura, à don Félix.

Quoi ! c’est vous ?

don félix.

Oui, madame.

laura.

Voilà, seigneur cavalier, une audace étonnante. Comment ! vous osez entrer de la sorte dans ma maison, dans mon appartement ?

don félix.

Hélas ! madame, celui qui désire mourir ne craint plus rien. Et si ma mort pouvait me venger de vos mépris, je voudrais mourir à vos yeux pour être heureux du moins par ma mort.

laura.

Celia !

celia.

Que vous plaît-il ?

laura.

La faute en est à toi.


celia.

À moi, madame ?

laura.

Si tu avais fermé la porte.

celia.

Je l’ai fermée, madame.

don félix.

Oui. madame, ce n’est point Celia que vous devez quereller ; elle n’a aucun reproche à se faire ; elle ne m’a point aidé à vous voir. C’est moi seul qui suis coupable, ainsi c’est moi seul que vous devez punir… Mais non ; vous la grondez parce que vous êtes injuste par goût et par habitude, et que vous ne tenez pas à être plus équitable envers elle qu’envers moi.

laura.

En effet, vous avez raison ; je suis naturellement et par plaisir d’une injustice sans égale. Car vous n’avez pas écrit à Nice, n’est-ce pas ? car vous n’avez pas été chez elle, n’est-ce pas encore ? car elle, de son côté, elle n’a pas été chez vous, n’est-il pas vrai ? — Oh ! oui, je suis la plus injuste des femmes, et vous, le plus innocent des hommes !… Oui, je suis inconstante, légère, volage. Mais si je suis volage, légère, inconstante, pourquoi me cherchez-vous ? que me voulez-vous ?

don félix.

Je veux seulement vous persuader que vous vous trompez, que vous avez conçu à tort de la jalousie.

laura.

Moi de la jalousie, don Félix ?

don félix.

Oui, Laura, et…

laura.

Qui vous a dit que j’eusse de la jalousie ?

don félix.

Votre conduite envers moi.

laura.

Ma conduite envers vous ?

don félix.

Eh ! oui. Laura.

laura.

Comment cela ?

don félix.

Voici comment : Ou vous avez de la jalousie, ou non. Si c’est non, pourquoi, Laura, feignez-vous une colère que vous ne ressentez pas ? Si c’est oui, pourquoi ne voulez-vous pas que je m’explique, puisque aucune personne jalouse ne se refuse à une explication ? Ainsi, soit pour que je m’excuse, soit pour vous satisfaire, si vous avez de la jalousie, daignez m’entendre, ou me parler, si vous n’en avez pas.

laura.

Vous n’auriez pas trop mal raisonné, don Félix, si, de ce qu’une femme est mécontente, il s’ensuivait nécessairement qu’elle est jalouse ; mais si l’un n’entraîne pas l’autre, car je puis avoir du mécontentement sans avoir de la jalousie, alors je n’ai pas à vous entendre, et vous, vous n’avez pas à me parler.

don félix.

Eh bien ! vive Dieu ! ou mécontente ou jalouse, il faudra que vous m’écoutiez avant que je prenne congé de vous.

laura.

Vous en irez-vous après, si je vous écoute ?

don félix.

Oui, je m’en irai.

laura.

Eh bien ! parlez, et ensuite allez-vous-en.

don félix.

Je n’essaierai point, Laura, de nier que j’aie aimé Nice…

laura.

Arrêtez, de grâce. Si vous n’avez pas autre chose à me dire, ce n’est pas la peine de continuer. Je m’attendais a mille protestations courtoises, vraies ou fausses, car il est des chagrins qui se plaisent à être consolés même par le mensonge ; je m’attendais à mille assurances d’une fidélité sans bornes, d’un attachement absolu, exclusif, inaltérable, et vous me jetez au visage que vous avez aimé Nice ! Vous ne sentez donc pas qu’en croyant m’apaiser, vous m’offensez encore ?

don félix.

Pourquoi ne m’avez-vous pas laissé finir ?

laura.

Comment ! vous pensez pouvoir vous excuser ?

don félix.

Oui, sans doute.

laura, à part.

Que l’amour le permette !

don félix.

Écoutez-moi donc.

laura.

Vous en irez-vous après ?

don félix.

Oui.

laura.

Eh bien ! parlez, et ensuite allez-vous-en.

don félix.

Ce serait une folie à moi de vous nier que j’aie autrefois aimé Nice ; mais ce serait une plus grande folie à vous d’aller vous imaginer que l’amour que j’ai eu pour Nice ait ressemblé le moins du monde à celui que Laura m’inspire. Non, ce n’était pas cela de l’amour ; ce n’était que l’apprentissage de l’amour. J’ai appris seulement, j’ai étudié auprès de Nice comment je devais aimer Laura.

laura.

La science d’aimer ne s’apprend pas et ne demande pas d’étude. L’amour, pour être savant, n’a pas besoin d’aller à l’Université ; il s’instruit assez par lui-même, il sait de lui-même tout ce qu’il doit savoir ; il ne peut que perdre à vouloir se rendre plus habile ; et par là ceux qui ont le plus d’expérience d’amour sont toujours les moins capables d’aimer.

don félix.

Je me suis mal exprimé, Laura.

laura.

Au contraire, fort bien, don Félix.

don félix.

Souffrez que je choisisse un autre exemple.

laura.

Non pas, c’est inutile.

don félix.

Un seul mot, je vous supplie.

laura.

Vous en irez-vous après ?

don félix.

Oui.

laura.

Eh bien ! parlez, et ensuite allez-vous-en.

don félix.

Supposez, Laura, un homme né aveugle ; il entend parler du soleil, de son éclat, de son rayonnement ; et l’admirant sur la foi d’autrui, il cherche à se le représenter en idée. Par une belle nuit il recouvre soudainement la vue ; il regarde le ciel, et la première chose qu’il aperçoit, c’est une étoile scintillante. Étonné, il se dit : Voilà sans doute le soleil ! qu’il est magnifique le soleil ! c’était bien ainsi que je me figurais le soleil !… Mais, tandis qu’il s’abandonne à cette admiration insensée, voici que le véritable soleil paraît à l’horizon ; aussitôt, dédaigneusement il détourne les yeux de dessus cette étoile qui l’avait charmé d’abord, et, ravi, il contemple avec respect et joie le nouvel astre qui se lève. Ainsi de moi, Laura. Long-temps, comme un autre aveugle, j’ai vécu dans une ignorance profonde de l’amour, et je tâchais d’imaginer ce que l’amour pouvait être. Un instant Nice a trompé mon cœur ; mais, hélas ! bientôt je vous ai vue, et j’ai connu dès lors que vous seule, Laura, vous étiez le soleil, — le vrai soleil d’amour !

laura.

Vous ne dites pas ce que vous pensez, seigneur,

don félix.

Si fait, je vous assure.

laura.

Non pas ; car, tout au contraire, votre soleil n’a été Nice, et je ne suis, moi, que son étoile. La preuve en est que vous êtes venu pendant la nuit sous mes fenêtres, tandis que vous alliez de jour chez elle, et qu’on ne voit une étoile que la nuit, tandis qu’on voit de jour le soleil.

don félix.

Vive Dieu ! Laura, je vous le répète, vous vous trompez. Le ciel me frappe de la foudre si j’ai eu un rendez-vous avec elle depuis que vous demeurez à Ocaña !… D’ailleurs, pour ne pas croire ce qu’elle dit de moi, ne devrait-il pas vous suffire de songer que c’est elle qui le dit ? N’est-ce pas, chez une femme, un manque de fierté qui la rend indigne de foi, que d’aller conter sa peine à celle qui cause sa jalousie ?

laura.

Je sais, à n’en pas douter, qu’elle m’a dit la vérité.

don félix.

À quoi le savez-vous ?

laura.

À ma douleur.

don félix.

Quelle douleur ?

laura.

La douleur qui s’est emparée de moi après que Nice m’a eu fait sa confidence ; et vous savez, don Félix, que le cœur est un astrologue qui devine toujours la vérité.

don félix.

Vous avouez donc au moins que vous avez de la jalousie ?

laura.

Il n’est pas étonnant que j’avoue, puisque vous me mettez à la torture.

don félix.

Écoutez, Laura.

laura.

Qu’avez-vous à ajouter encore ?

celia, criant.

Monseigneur !… monseigneur !… le voici qui arrive !

laura, à don Félix.

Allez-vous-en par la porte de cette chambre qui a une issue sur la rue.

don félix.

Je pars ; mais comment nous quittons-nous ?

laura.

Comme vous voudrez.

don félix.

Sans colère de votre part ?

laura.

Revenez me voir cette nuit ; je désire vous voir pour causer de Nice avec vous.

don félix.

Ah ! Laura, combien vous vous abusez !

laura.

Ah ! combien vous m’affligez, don Félix !

celia.

Ah ! qu’il est bon d’habiter une maison qui a deux portes !


JOURNÉE DEUXIÈME.


Scène I.

Une chambre.
Entrent d’un côté LAURA et CELIA et, de l’autre, MARCELA avec sa mante et l’écuyer HERRERA.
laura.

Sois la bienvenue, Marcela.

marcela.

Que je suis heureuse de te trouver chez toi, ma chère !

laura.

C’est moi au contraire qui le suis, puisque je reçois ta visite.

marcela.

Loin de là ; quand tu sauras de quoi il s’agit, tu ne seras pas, je crois, trop contente.

laura.

Je ne serai pas contente, au moins, que je ne sache ce qui t’amène. — Approche des sièges, Celia. Nous serons mieux ici, plus tranquilles que dans la salle de réception.

herrera.

À quelle heure faudra-t-il revenir chercher madame ?

marcela.

À la nuit tombante, Herrera ; ce sera assez tôt.

herrera.

Le serein est bien dangereux à cette heure-là. Mais, n’importe… puisque vous le voulez…

Il sort.
marcela.

Tu es mon amie, belle Laura, et, de plus, tu es noble et spirituelle. Je ne puis me confier mieux qu’à une femme qui a de l’amitié pour moi, et, en outre, de la noblesse et de l’esprit.

laura.

Voilà des précautions oratoires bien extraordinaires. Tu excites ma curiosité !…

marcela.

Sommes-nous seules ?

laura.

Oui. Laisse-nous un moment, Celia.

marcela.

Celia peut rester. Je demandais si personne…

laura.

Non, il n’y a personne près d’ici. Commence, de grâce.

marcela.

Écoute-moi, Laura, avec attention. — Mon frère, don Félix, a amené ces jours-ci à la maison un noble cavalier dont il est l’ami depuis long-temps, et qu’il a retrouvé récemment à Aranjuez. Il est probable que mon frère se sera promptement repenti d’avoir offert cette hospitalité dont il n’avait pas prévu les inconvéniens ; car, à peine arrivé avec son hôte, il exige que je leur cède à tous deux mon appartement, et que, retirée au fond de la maison, je vive là de telle sorte que son ami ignore à jamais ma présence et même que j’existe. Sans doute mon frère a cru parer ainsi aux bavardages d’Ocaña, où l’on le blâmerait d’avoir logé chez lui un hôte aussi jeune quand il a une sœur à marier… Je ne dois pas oublier de te dire que la porte qui communique de son appartement actuel au mien, mon frère a eu le soin de la faire recouvrir d’une tapisserie, en guise de portière, afin que son ami ne vienne pas à soupçonner que la maison a un autre logement. Mais en voilà assez sur don Félix, qui s’imagine empêcher ainsi que son ami me voie et me parle ; en voilà assez sur son ami, qui mange et dort à la maison sans se douter qu’une femme y habite ; venons à moi. Toutes ces précautions que, prend mon frère m’ont offensée, irritée ; il n’y a rien qui excite la femme la plus soumise et la plus résignée comme le manque de confiance ; cela même a causé souvent plus d’une imprudence fatale à l’honneur. Ainsi, quand on veut absolument oublier une chose, le tourment qu’on se donne pour l’oublier vous la rappelle ; ainsi, quand on cherche à s’endormir, bon gré mal gré, les efforts qu’on fait pour s’endormir chassent plus loin le sommeil : ainsi, quand on trouve dans un livre quelques lignes effacées, par cela seul qu’elles sont effacées, on est d’autant plus curieux de les lire. De même cette précaution de mon frère, Laura, a éveillé en moi un vif désir de voir si notre hôte était aussi distingué d’esprit que de figure, ce à quoi je n’aurais pas songé peut-être sans la défense de mon frère. Les hommes ont pour eux les majorats ; nous, la curiosité de la première femme a été notre partage. Donc, afin de pouvoir lui parler plus à mon aise sans qu’il sût qui lui parlait, un matin, de bonne heure, je suis sortie et je me suis rendue, en compagnie de Silvia, vers ce bouquet de peupliers qui est sur la route d’Aranjuez, près du couvent. Il devait passer par là. Il est venu en effet, je l’ai appelé, et nous avons causé ensemble. Depuis, nous nous sommes revus là deux ou trois fois… Tu t’imagines d’après cela, Laura, que j’ai quelque secret penchant pour ce noble cavalier ; cela est possible, mais ce n’est pas là ce qui m’inquiète ; ce qui m’inquiète, le voici. Ce matin, tandis que je me tenais entre la porte et la tapisserie dont je te parlais tout-à-l’heure, j’ai entendu que notre hôte racontait en détail à mon frère notre aventure. Heureusement que Celia, — je puis le dire devant elle, — est venue les interrompre. Mais je n’en suis pas quitte pour ce premier péril. Notre hôte peut d’un moment a l’autre achever sa confidence, et mon frère, à qui il a déjà dit mes craintes d’être reconnue et ma disparition subite près de la maison, et à qui il a promis de me dépeindre, pourrait aisément me deviner. C’est pourquoi, Laura, il est essentiel, tu le vois, que je parle à ce jeune homme, afin de prévenir une indiscrétion qui me perdrait. À cet effet, je lui ai dépêché Silvia avec un billet de moi, où je lui dis qu’il me vienne voir dans cette maison, où je demeure.

laura.

Tu agis un peu légèrement avec moi, ce me semble.

marcela.

Pardonne-le-moi, je t’en prie, ma bonne Laura

laura.

Non, vraiment, cela n’est pas bien ; tu abuses un peu des droits de l’amitié. Avant d’écrire à ce jeune homme pour lui donner rendez-vous ici, tu aurais dû réfléchir que cela compromet ma renommée.

marcela.

J’ai bien réfléchi à tout, et je t’assure que tu n’as rien à craindre. Ce n’est pas moi qui aurais voulu t’exposer à rien de fâcheux, même pour mon amour, même pour mon honneur.

laura.

Cependant ce jeune homme, en venant ici…

marcela.

Je te comprends : écoute. Ta maison a deux portes ; j’ai recommandé à Silvia de l’amener par la porte qui donne sur l’autre rue. De cette façon, ce jeune homme, en venant ici, lui qui est étranger à Ocaña, ne saura pas qu’il vient dans ta maison, et ainsi tu ne risques rien.

laura.

Je risque qu’il prenne des informations, qu’il soit instruit demain de ce qu’il ignore aujourd’hui, et qu’il ne pense que c’est moi qu’il aura vue.

marcela.

Sois tranquille, je me suis vêtue exprès ; j’ôterai ma mante et je recevrai sa visite comme si j’étais dans ma maison.

laura.

Fort bien. Mais mon père… s’il rentrait et qu’il rencontrât ici un homme ?…

marcela.

Eh ! mon Dieu ! Laura, il n’est pas sûr que ton père rentre de sitôt ; et s’il rencontre ici un homme causant avec moi… Allons, Laura, ma bonne Laura, je t’en prie, rends-moi cet éminent service ; je l’attends de ton amitié.

laura, à part.

Il m’est impossible de lui dire l’inconvénient que je redoute le plus ; c’est que don Félix n’arrive, ne les surprenne l’un et l’autre, et qu’il ne pense que je favorise une liaison entre sa sœur et son ami.

Entre CELIA avec sa mante.
silvia, à Marcela.

J’ai parcouru vingt fois Ocaña en tous sens avant de pouvoir le trouver.

marcela.

Et à la fin tu l’as trouvé ?

silvia.

Oui, madame. Je lui ai remis votre billet ; il l’a lu rapidement, a marché derrière moi, et il fait sentinelle en ce moment à la porte que vous m’avez dite.

marcela.

Tu vois, Laura, il n’y a plus moyen de t’en défendre.

laura.

Je te sers à contre-cœur.

marcela.

Ote-moi, Celia, cette mante ; et toi, Silvia, va le chercher. (Silvia sort.) Pour toi, Laura, je n’ose pas te prier de demeurer.

laura.

Non, Marcela ; de toute façon j’aime mieux te laisser seule. Te voilà maîtresse de ma maison ; je te la recommande. (À part.) On est obligé d’en passer par bien des choses qui déplaisent quand on a une folle pour amie.

Elle sort avec Celia.


Entre SILVIA, conduisant LISARDO.
silvia.

Vous êtes ici, seigneur, dans la maison de la dame voilée… que vous voyez maintenant le visage découvert.

lisardo.

Quel bonheur est le mien !

marcela.

Vous étiez, seigneur cavalier, bien éloigné de croire que mon caprice ou mon inquiétude vous irait chercher.

lisardo.

J’avoue, madame, que je n’espérais guère une si haute fortune et mes vœux n’eussent osé y prétendre. Le bonheur et le manque de confiance se rencontrent quelquefois par hasard réunis.

marcela.

Ne vous flattez pas trop encore, seigneur cavalier.

lisardo.

Il est vrai, madame, que je ne puis me réjouir jusqu’à ce que vous daigniez m’apprendre le motif…

marcela.

Quoiqu’il n’eût pas été impossible, seigneur cavalier, que je vous eusse engagé aujourd’hui à venir me trouver chez moi seulement pour avoir le plaisir de causer avec vous, cependant, je vous le confesse, je n’aurais pas pris cette licence si je n’avais eu à me plaindre de vous à vous-même sans retard.

lisardo.

Vous, madame, vous avez à vous plaindre de moi ?

marcela.

Oui, et sur un sujet important.

lisardo.

Sur un sujet important, madame ? Vous me causez une surprise…

marcela.

Qui va cesser dans un moment.

lisardo.

Veuillez vous expliquer, madame. Si je suis coupable envers vous, instruisez-moi de ma faute, afin que je n’y retombe plus… Je serais désolé de vous offenser de nouveau en quoi que ce fût, bien que, certes, mon intention n’y soit pour rien.

marcela.

N’avez-vous pas ce matin commencé de raconter notre aventure à quelqu’un ?… à un cavalier de cette ville, que l’on nomme don Félix ?… et n’avez-vous pas été empêché d’achever votre récit par l’arrivée d’une suivante ?

lisardo.

Je vous entends, madame.

marcela.

Cela est-il vrai ?

lisardo.

Parfaitement vrai.

marcela.

Et… que dites-vous ?

lisardo.

Je dis, madame, que je ne chercherai pas à m’excuser, quoique cela me fût facile ; car, madame, auprès d’une femme qui est si bien au fait de ce qui me concerne dans un pays où je suis étranger, — d’une femme qui se cache à ce point d’un homme avec lequel je suis ami, — d’une femme qui tient dans la maison de cet homme une suivante qui lui rapporte mes discours, — je n’ai plus qu’à me taire et à me retirer ; car, madame, avant d’être votre galant, j’étais l’ami de don Félix. Souffrez que je m’éloigne.

marcela.

Un moment, s’il vous plaît, de grâce.

lisardo.

J’obéis, madame. (À part.) Maudit soit l’homme qui trahit l’amitié !

marcela.

Je m’aperçois, seigneur cavalier, qu’aux détails que je vous donne vous soupçonnez que je suis la dame de don Félix. Eh bien ! vous êtes dans l’erreur. Vous me croirez, si vous croyez à quelque chose : non seulement je ne suis pas, mais il est impossible que je sois jamais sa dame.

lisardo.

Alors, madame, qui vous aurait appris mon nom ? qui vous aurait si bien mise au courant de mes affaires ? Par qui avez-vous su si bien à point ce que nous avons dit dans sa chambre nous deux ?

marcela.

Pour lever tous vos doutes, qu’il suffise de vous répondre que je suis l’amie d’une noble et belle dame qu’il aime. Tout-à-l’heure elle m’a parlé de lui, et de vous par occasion, et m’a fait part de ce qu’elle tenait de don Félix. Car, bien que votre ami soit un digne cavalier, vous savez qu’il n’y a de secret bien gardé que le secret qu’on ne sait pas… — Et maintenant je vous prie de ne pas lui achever votre histoire ; qu’il n’ait pas de vous sur mon compte de nouveaux renseignemens ; qu’il ignore que nous nous sommes vus et que vous connaissez ma maison. — Car, s’il faut vous le dire, la moindre indiscrétion de votre part expose mon honneur, ou, tout au moins, ma vie.

lisardo.

Tous mes doutes sont dissipés, madame, soyez-en certaine ; mais il me vient une autre crainte qui me tourmente plus encore. Car enfin, si vous n’êtes pas…


Entre CELIA.
celia, bas, à Marcela.

Madame ?

marcela, bas, à Celia.

Qu’y a-t-il, Celia ?

celia, de même.

C’est mon maître qui arrive par le corridor.

marcela, de même.

Il ne me manquait plus que cela ! Pourra-t-on sortir ?

celia, de même.

Non. madame ; mon maître vient par la même porte par laquelle ce cavalier est entré, et il ne convient pas qu’il soit instruit que nous avons à la maison une autre porte. — Le voici qui entre.

marcela, à Lisardo.

Vous devinez, seigneur cavalier ?…

lisardo.

Oui, madame ; que ferai-je ?

celia.

Il faut que vous vous cachiez dans cette chambre.

marcela.

Vite, vite ! car si l’on vous voyait…

lisardo.

Vive Dieu ! je suis perdu.

Il se cache dans une pièce voisine.


Entre LAURA.
marcela, à part.

Que de reproches elle a droit de me faire !

laura.

Tu vois, Marcela, tu m’as mise dans une jolie position !

marcela.

Qui aurait pu prévoir que ton père serait sitôt de retour ?


Entre FABIO.
fabio.

Qu’est ceci, Celia ? Depuis quand a-t-on pris l’habitude de laisser cette porte ouverte ?

laura.

C’est que, seigneur, Marcela est venue me voir ; et comme cette porte est près d’une maison où elle était, j’ai commandé qu’on l’ouvrit. Vous l’eussiez trouvée fermée autrement. — Voici mon amie.

fabio.

Pardonnez, belle Marcela ; comme il est déjà nuit, je ne vous voyais pas. — Apporte-nous de la lumière, Celia.

celia.

J’y cours, monseigneur.

Elle sort.
laura, à part.

Tout mon cœur est troublé !

fabio, à Marcela.

Quel heureux motif a valu aujourd’hui à ma fille votre visite ?

marcela.

J’ai entendu parler de la tristesse de Laura, et je me suis empressée de venir la voir, afin d’essayer d’adoucir sa peine.

laura.

De quoi je lui suis bien obligée, certainement, car on reçoit quelquefois des visites dont on se serait fort bien passé.

fabio, à Laura.

Allons, tu vas mieux, ce me semble. (À Marcela.) C’est à vous, madame, qu’elle le doit. — (Appelant.) Holà, des flambeaux !


Entre CELIA.
celia.

Les voici, monseigneur.

Elle pose les flambeaux sur un buffet.


Entre HERRERA.
herrera, à Marcela.

Il est huit heures et demie, madame, l’heure de nous retirer à la maison. Vous m’avez commandé de vous venir chercher à la nuit tombante.

marcela, bas, à Laura.

Il me peine, ma chère, de te laisser au milieu de ces ennuis.

laura, bas, à Marcela.

Je reste pour payer la faute d’autrui.

marcela, de même.

J’espère que cela finira heureusement.

laura, de même.

Je le souhaite.

herrera.

Eh bien ! madame, vous m’avez commandé de venir vous chercher à la nuit tombante.

fabio.

Permettez, madame, que je vous accompagne.

marcela.

Il est inutile, seigneur, que vous vous dérangiez. Restez avec Dieu.

laura, bas, à Marcela.

11 vaut mieux que tu laisses aller mon père avec toi, pour que ce cavalier puisse sortir.

marcela.

En vérité, seigneur, je crains que cela ne vous gène, et je n’ose accepter votre offre.

fabio.

Nullement, madame : je tiens à aller avec vous.

marcela.

Puisque vous voulez absolument m’accorder cet honneur, il serait peu gracieux à moi de me refuser à une telle courtoisie.

fabio.

Veuillez me donner votre main.

marcela.

Vous êtes trop galant. Volontiers.

Sortent Fabio, Marcela, Herrera et Silvia
laura.

Ah ! Celia, dis-moi ; dis-moi, y a-t-il une situation plus cruelle que la mienne ?… Personne ne croirait que l’homme que je tiens ici renfermé m’est inconnu. Et lui, s’il me voit, ne pensera-t-il pas qu’il a été trompé, et que Marcela n’est pas la maîtresse de la maison ?

celia.

Il est facile de parer à tout cela, grâces à l’absence de mon maître. Retirez-vous un moment. Je ferai sortir de la ce cavalier, et il ne s’en ira pas détrompé, puisqu’il s’en ira sans voir ni vous ni Marcela.

laura.

Tu as raison, je te laisse ; ouvre-lui au plus tôt. — Mais non, il me semble que j’ai entendu du bruit dans la salle voisine.

celia.

Autre embarras !


Entre DON FELIX.
don félix.

Ah ! Laura !

laura.

Quoi ! vous !… Déjà ! don Félix !

don félix.

Oui, Laura. À peine le jour a-t-il commencé à disparaître, que j’ai accouru me poster dans votre rue. Un vif désir rend impatient, j’ai vu ma sœur sortir d’ici accompagnée de votre père, et je me suis enhardi à entrer ; car notre raccommodement m’inspire tant de joie, que je n’ai pas voulu tarder un moment à vous voir radoucie a mon égard.

laura.

Vous avez eu tort, don Félix. À peine m’avez-vous délivrée d’un chagrin, que vous m’en donnez un autre. (À part.) Je ne sais que lui dire, et n’ai pas la force de parler. (Haut.) Pourquoi avez-vous pénétré ici imprudemment, sans considérer que d’un moment à l’autre mon père peut rentrer ?

don félix.

J’ai voulu seulement vous dire, Laura, que j’attends dans la rue qu’il soit l’heure de vous parler, pour qu’après vous ne me disiez pas que je viens d’une autre maison lorsque je viens vous voir. Ainsi je retourne à mon poste.

laura.

Oui, retournez-y, et au plus tôt. Quand mon père sera rentré et retiré dans son appartement, nous pourrons causer à notre aise. Je suis troublée… Je crois qu’il soupçonne notre amour… Tous ces jours-ci il n’a fait qu’aller et venir, et même tout-à-l’heure il a pris la clef de cette porte. (À part.) Il fallait bien mentir pour assurer la sortie de ce cavalier qui est là.

don félix.

Afin de dissiper vos craintes, je m’en vais. — Je serai dans la rue.

fabio, du dehors.

Holà ! qu’on m’éclaire !

laura.

Ciel ! voici mon père !

celia.

Oui, madame, c’est lui !

Celia prend un flambeau et sort.
don félix.

Eh bien ! Laura ?

laura.

Quand je vous le disais !

don félix.

Puisque votre père a pris la clef de cette porte, je n’ai plus par où sortir. Ainsi je vais me cacher dans cette pièce.

Il ouvre la porte de la pièce voisine où est Lisardo. Laura l’empêche d’y entrer.
laura.

Non ! n’entrez pas par là, don Félix.

don félix.

Pourquoi ?

laura.

Parce que mon père passe toujours une partie de la nuit à écrire dans cette chambre.

don félix.

Vive Dieu ! cela n’est pas. Vous avez un autre motif pour m’empêcher d’entrer ; et ce motif, je le sais. J’ai vu là, là-dedans, en entr’ouvrant la porte, à travers l’obscurité, — un homme !

laura.

Vous vous trompez, don Félix.

don félix.

J’en suis certain, madame ; il y a là un homme et cet homme, je veux le voir.

laura.

En vérité, vous êtes dans l’erreur.

don félix.

Laissez-moi voir alors.

laura.

De grâce, don Félix, voici mon père qui entre.

don félix, à part.

Malheureux que je suis ! quelle horrible position ! Si je fais du bruit, j’apprends à Fabio son outrage ; si je me tais, je souffre le mien.


Entre FABIO.
fabio.

Vous ici, don Félix, à cette heure ?

laura, bas, à don Félix.

Songez, pour Dieu ! à votre conduite. Vous êtes cavalier, ménagez l’honneur d’une femme.

don félix, bas, à Laura.

Vous me connaissez et n’avez rien à craindre. (Haut.) Je venais chercher ma sœur. On m’a dit qu’elle était chez vous.

fabio.

Je viens de la laisser à sa porte. Je lui ai servi d’écuyer.

laura.

C’est, mon père, ce que je répondais au seigneur don Félix.

don félix.

Dieu vous garde, seigneur, pour l’insigne honneur que vous avez fait à ma sœur !

fabio.

J’ai été moi-même trop honoré… Elle vous attend chez vous.

don félix.

Je vais la rejoindre. (À part.) Je ne sais que résoudre… Rester ici, sottise ; me retirer en y laissant un homme, folie ; troubler la maison pour cet homme, indignité ; l’attendre dans la rue, impossible ; il a deux portes, et je suis seul. Oh ! que n’ai-je amené avec moi Lisardo, ce véritable ami !… Mais j’ai un moyen de tout savoir. (Haut.) Demeurez avec Dieu !

fabio.

Qu’il vous protège également !

laura.

Je lui adresse le même souhait.

don félix, à part.

Vive Dieu ! nous verrons aujourd’hui s’il est vrai que la fortune aide à l’audace.

Il sort précipitamment.
fabio.

Celia éclaire vite à don Félix.

celia.

Il est déjà bien loin.

Elle sort après avoir pris un flambeau.
fabio, prenant l’autre flambeau.

Viens avec moi, Laura ; j’ai à te parler seul à seul.

laura, à part.

Ciel ! qu’a-t-il donc à me dire ? Comment tout cela finira-t-il ?

fabio, faisant mine d’aller vers la chambre où est Lisardo.

Viens par ici.

laura, à part.

Jésus ! Jésus !

fabio, allant d’un autre côté.

Non, allons par là, plutôt.

laura.

mon Dieu !… je sais sauvée… au moins pour le moment.

Fabio et Laura sortent.


Entre CELIA, un flambeau à la main.
celia.

Don Félix a disparu en un moment, sans attendre que je descendisse pour lui éclairer. Je devine son intention. Il veut se trouver le plus tôt possible à la porte de l’autre rue. Mais avant qu’il y soit, ce cavalier sera parti. Il n’y a pas à balancer. Mon maître est dans sa chambre avec madame… (Ouvrant la porte.) Eh ! cavalier ! seigneur cavalier !


Entre LISARDO.
lisardo.

Eh bien ?

celia.

Vous nous avez causé ici bien de l’embarras.

lisardo.

Je sais ce que je vous dois. Quoique je n’aie pas entendu tout fort clairement, parce que les voix m’arrivaient affaiblies, j’ai cependant compris que la maison était fort agitée.

celia.

Allons, partons.

lisardo.

Partons.

celia, à part.

Qu’il sorte une fois de la maison, et après, qu’on se batte, qu’on s’égorge dans la rue, j’en suis d’avance consolée.

Elle éteint le flambeau. — Sortent Lisardo et Celia.


Entre DON FÉLIX.
don félix[8].

Avant qu’elle ne fût descendue pour m’éclairer, j’ai pu me cacher dans un recoin de l’escalier, enveloppé de mon manteau. Que ce temps m’a paru long ! chaque minute était un siècle ?… On a n’aura pas eu le loisir de renvoyer cet homme, et je doute qu’on s’y hasarde en pensant que je suis dans la rue… Feignons que je suis un valet de la maison, que je suis au fait de l’aventure : amenons le avec moi jusqu’à la rue, et là… que ma fureur et ma jalousie !… (Il s’approche de la porte de la chambre où était Lisardo.) C’est bien là la porte de la chambre où il était… Pourquoi donc l’a-t-on ouverte ?… (Appelant à demi-voix.) Hola ! seigneur cavalier, suivez-moi ; n’ayez pas peur. (À part.) Il ne répond pas. (Appelant.) Seigneur cavalier !… (Avec colère.) Vous ne voulez pas répondre !… Vive Dieu ! vous m’obligez par votre silence à vous aller chercher !

Il entre dans la pièce voisine.


Entre LAURA avec un flambeau.
laura.

J’ai eu bien peur… Heureusement que ce n’était rien. Je croyais que mon père m’allait interroger sur la présence de don Félix ; et c’était pour me dire qu’il partait demain matin pour la campagne… pour affaires. — Mais qu’est devenue Celia ?… Où es-tu donc Celia ?… Ils sont tous partis et m’ont laissée seule dans mon danger… Personne ne paraît… Hélas ! que faire ?… Don Félix doit être dans la rue tandis que ce cavalier est caché là. N’importe, il faut qu’il parte ; il le faut avant tout. Je suis celle que je suis. (Elle s’approche de la porte.) Çà, cavalier, il est temps que vous partiez. Ne soyez pas étonné de me voir…


Entre DON FÉLIX.
don félix.

Ah ! comment puis-je ne pas être étonné de vous voir, Laura ?

laura.

Qu’entends-je ?

don félix.

C’est moi.

laura.

Don Félix !

don félix.

Lui-même.

laura.

Ô ciel !

don félix.

Ô la plus légère des femmes, la plus perfide, la plus fausse !

laura.

Qu’est-ce que cela signifie ?

don félix.

Cela signifie qu’il y a un homme à cette heure que vous avez abusé long-temps, et qui est complètement désabusé… Cela signifie que cet homme renonce à vous pour jamais.

laura.

Je me meurs !

don félix.

Adieu.

laura.

Don Félix !

don félix.

Adieu.

Il marche dans la chambre, elle le suit.
laura.

Mon bien ! ma vie ! monseigneur !

don félix.

Mon mal, ma perte et ma honte, que me voulez-vous ?

laura.

Je veux ne vous aimer plus[9].

don félix.

Et moi, je vous crois, parce que vous le dites ; car ce que vous dites, je dois le croire. Car vous n’avez pas caché un homme là, dans cette chambre, n’est-il pas vrai ? Et vous ne m’avez pas affirmé que la porte de ce côté était fermée ? Et tout-à-l’heure vous n’avez point parlé à moi en pensant parler à cet homme !… Oui, je vous crois, bien que je l’aie vu de mes yeux… Mais non, je n’ai rien vu… Malheur à moi d’être plus clairvoyant pour votre honneur que vous-même !… Adieu, Laura ! adieu, Laura !

laura.

Un moment, de grâce, arrêtez !… Avant de partir, écoutez-moi.

don félix.

Quoi ! prétendriez-vous vous excuser ?

laura.

Oui, je le prétends.

don félix.

J’ai donc mal vu, moi ?

laura.

Qu’avez-vous vu ?

don félix.

Un homme qui était là dans votre chambre.


Entre CELIA.
laura.

C’était peut-être quelque domestique.

celia, sans voir don Félix.

Il est dans la rue, madame !

don félix.

Eh bien !… c’était peut-être quelque domestique ?

celia.

Comment ! le seigneur don Félix encore ici !

laura.

Hélas ! toutes les apparences m’accusent… Il faut que j’aie bien du malheur, puisque je suis innocente.

don félix.

Sans doute, c’est moi qui suis coupable !

laura.

Je vous estime et je vous aime tant, don Félix, malgré votre sévérité, que je ne vous dirai pas ce qui m’absout, de peur de vous affliger…

don félix.

Voilà une merveilleuse délicatesse !… C’est ainsi qu’on se défend quand on n’a rien à répondre. Enfin, Laura, adieu.

laura.

Considérez, je vous prie…

don félix.

Lâchez-moi !

laura.

Vous ne vous en irez pas ainsi, don Félix.

don félix.

Vive Dieu ! si vous me retenez, je pousse un cri tel que je réveille votre père et que je lui dis qui vous êtes.

laura.

Don Félix, votre langage est bien cruel.

don félix.

Ni m’obligez pas à perdre le respect que je dois à votre beauté : la jalousie tue le respect. — Adieu !

Il sort.
laura.

Arrête-le Celia.

celia.

Je m’en garderais bien.

laura.

Je le retrouverai et je lui parlerai. Ah ! Marcela, que de tourmens tu me causes !

Laura et Celia sortent.

Scène II.

Une chambre dans la maison de don Félix.
Entrent LISARDO et CALABAZAS.
lisardo.

Quelle journée !

calabazas.

Qu’avez-vous donc, seigneur ?… D’où et comment venez-vous à cette heure ?

lisardo.

Je n’en sais rien.

calabazas.

Après être sorti sans moi, — ce qui ne s’est jamais vu avec un laquais homme de bien, — vous rentrez à la maison comme un foudre au moment où le jour va paraître, et, par-dessus le marché, pâle, grondeur et furieux.

lisardo.

Ne m’assomme point, de grâce, et surtout ne t’avise pas de plaisanter ; je ne suis pas d’humeur à goûter le sel de tes plaisanteries. — Fais plutôt nos malles. Il faut, que je parte aujourd’hui, ce matin… Mais non, va voir auparavant si je puis parler à don Félix.

calabazas.

À don Félix, dites-vous ?

lisardo.

Oui, à don Félix.

calabazas.

C’est qu’il n’est pas à la maison. Je crois même, malgré l’heure très-avancée, qu’il n’est pas rentré se coucher.

lisardo.

Il est heureux, lui ! il sera allé célébrer son raccommodement avec sa dame… Et moi !… Ah ! Calabazas, si tu savais tout ce qui m’arrive !

calabazas.

Il ne tient qu’à vous, monseigneur, que je le sache.

lisardo.

Afin que tu me laisses tranquille, écoute, — Mais à condition que tu me feras grâce de tes conseils.

calabazas.

La condition est dure ; mais enfin, puisque vous le voulez, j’y souscris. Tant pis pour vous !

lisardo.

La dame mystérieuse m’ayant invité par un billet à me rendre chez elle, j’y suis allé. Sa suivante est venue me prendre à la porte : nous avons traversé un jardin ; et enfin, dans une chambre, j’ai trouvé cette dame, plus belle, plus charmante que jamais. Dès l’abord, elle a commencé à m’adresser quelques reproches sur je ne sais plus quoi, lorsque son père a frappé à la porte. On m’a mis aussitôt dans une pièce voisine. J’étais là depuis une heure environ, lorsque après quelques conversations que j’ai entendues d’une manière confuse, un homme a entr’ouvert la porte. Je me suis couvert de mon manteau et j’ai porté la main sur mon épée. Presque au même instant, une femme s’est approchée devant cet homme, et la porte entr’ouverte s’est refermée. Tout cela s’est fait si vite que je n’ai pas eu le temps de voir le visage de cet homme. Un moment après, une autre suivante, qui m’a paru assez troublée, est venue me tirer de là secrètement, et m’a reconduit secrètement jusqu’à la rue, en ne cessant de me prier de ne parler de rien à don Félix… Et maintenant, me voilà inquiet, irrésolu, et ne sachant que faire. Car si cette dame est sa maîtresse, comme je le soupçonne, et que je lui taise mon aventure, c’est bien mal récompenser son amitié, son hospitalité ; d’autre part, si je la lui confie, et que cette dame ne soit point sa maîtresse, comme cela est possible enfin, je trahis alors lâchement une femme dont je suis aimé et que j’aime. Ainsi, ne pouvant ni me taire ni parler sans risque, le mieux est, ce me semble, d’éviter ces deux périls, de partir. Je n’ai que ce moyen de ne pas offenser don Félix par mon silence, et cette dame par une indiscrétion. En conséquence, prépare nos effets pour le départ ; je veux m’en aller avant le jour, quoique je laisse à Ocaña et mon cœur et mon âme.

calabazas.

Sur ma foi ! c’est une résolution qui vous fait honneur.

lisardo.

Puisque tu l’approuves, Calabazas, je te donne l’habit que tu con voitais ce matin du coin de l’œil.

calabazas.

À moi, monseigneur, votre habit ?

lisardo.

Oui, Calabazas.

calabazas.

Je vous baise les mains et les pieds, seigneur. Et cela, ce n’est pas tant parce que vous me donnez l’étoffe d’un habit, quoique ce soit déjà un beau cadeau, que parce que vous me donnez l’habit tout fait, pendant que celui ou celle qui doit me remettre vos effets, se lève, écoutez ce qu’on épargne à avoir un habit tout fait. (Il parle jusqu’à la fin de la scène, en changeant de voix à chaque instant.) « Seigneur tailleur, combien faut-il d’aunes de drap pour moi ? — Sept et trois quarts. — Votre voisin Quiñones n’en demande que six et demie. — Eh bien ! qu’il s’en charge ! mais si ça va bien, je m’engage à m’arracher la barbe. — Combien de taffetas ? — Huit. — Ce sera assez de sept. — C’est impossible à moins de sept et demie. — Et de toile de Rouen ? — Quatre. — Oh ! non. — S’il en manque un doigt, il n’y aura pas moyen. — Et de la soie ? — Deux onces. — Et de la laine ? — Trente. — Et du boucassin pour les devans ? — Une demi-aune. — Et de l’Anjou ? — Pareillement. — Et des boutons ? — Trente douzaines. — Quoi ! trente douzaines ! — Eh ! mon Dieu ! il n’y aura qu’à les compter… Pour les rubans, les poches et le fil, je trouverai ce qu’il me faut à la maison… Permettez, s’il vous plaît, que je prenne mesure. Les pieds bien joints, la mine droite, le bras tendu. — En vérité, seigneur tailleur, on dirait que vous me voulez faire danser la danse des Matassins[10]. — Comme cette culotte aura de la grâce ! — Écoutez bien : le pourpoint large des épaules, tombant un peu sur le haut des bras, et bien arrondi de la ceinture. — Nous avions oublié la frise pour les basques. — Vous la fournirez ; j’aime mieux cela. — Ah ! vous avez oublié encore les entre-doublures. — Vous les prendrez sur ce vieux manteau. — Je vais les couper à l’instant. — Ah ça, quand m’apporterez-vous tout cela ? — Demain matin, à neuf heures précises. — Sans faute, au moins ! — Comptez sur moi. — C’est bien. » Nous voilà au lendemain, à une heure de l’après-midi, et, comme de raison, le tailleur n’est pas venu. « Oh ! que ce tailleur se fait attendre ! » L’on frappe ! c’est lui ! — « Seigneur tailleur, vous m’avez retenu tout le jour à la maison. — Je n’ai pas pu venir plus tôt. J’ai achevé des jupons de dessous pour une femme, qui avaient au moins cent lés. Je croyais que je n’en finirais plus… Ah ! seigneur cavalier, cet ouvrage est bien sec. — Trempez-le… Essayons… Cette culotte m’est étroite. — Ça n’y fait rien ; c’est du drap ; ça s’élargira. — Ce pourpoint m’est large. — Ça n’y fait rien ; c’est du drap ; ça se rétrécira. — À merveille ! il paraît que le drap s’élargit et se rétrécit à la volonté du tailleur… Ce manteau est court. — II descend plus bas que la jarretière, et on ne les porte pas longs aujourd’hui. — Combien vous dois-je ? — Eh ! pas grand’chose ; presque rien. — Voyons toujours. — Vingt pour la culotte ; vingt pour le pourpoint et les manches dix pour le manteau ; trente pour les boutonnières, et… — Et mille autres impertinences telles, que celui qui me donne un habit tout fait, qu’il m’aille bien ou mal, me donne un vrai bijou. Et là-dessus je cours plier les vôtres avec reconnaissance.

Il sort.
lisardo.

Quelles folies !… Plût à Dieu que j’eusse sa gaieté, au lieu de sentir si vivement tous ces ennuis !… Au diable la femme, la femme mystérieuse, avec sa mante et ses précautions, et ses confidences, à travers lesquelles il m’est impossible de démêler la vérité !


Entre CALABAZAS.
calabazas.

Je viens de dire à une suivante de préparer nos effets, parce que nous partons aujourd’hui même pour l’Irlande[11].

lisardo.

Tu aurais pu ajouter que ce sont les artifices d’une femme qui m’exilent d’Ocaña avant le temps.

calabazas.

Si vous y tenez, monseigneur, j’y retourne.

lisardo.

Demeure ici, imbécile.


Entrent MARCELA et SILVIA ; elles s’arrêtent à la porte. Marcela a sa mante.
silvia, bas, à Marcela.

Songez, madame, à quoi vous vous exposez.

marcela, bas, à Silvia.

Ne me dis rien ; car je ne suis pas disposée à rien entendre. — Il s’en va, dis-tu, aujourd’hui ?

silvia, de même.

Oui, madame.

marcela, de même.

Pourquoi donc t’étonner de la résolution que m’inspire l’amour ? Sans doute que Laura lui a déclaré qui je suis, et il me fuit.

silvia, de même.

Que prétendez-vous, alors ?

marcela, de même.

Lui parler avec franchise. Mon frère, qui n’est pas encore rentré à cette heure, ne reviendra pas probablement de la journée. Toi, Silvia, attends à cette première porte.

Silvia sort.
lisardo, à Calabazas.

Va voir si don Félix est de retour.

calabazas.

Don Félix ? non ; mais voici la dame mystérieuse.

lisardo.

Que dis-tu ?

calabazas.

La dame-revenant.

lisardo.

Où est-elle ?

marcela.

Me voici.

lisardo.

Quoi, madame !…

marcela.

Il me semble, seigneur cavalier, qu’il n’est pas galant à vous de partir ainsi d’Ocaña sans prendre congé d’une femme qui vous aime.

lisardo.

Comment ! vous avez déjà appris mon départ ?

marcela.

Une mauvaise nouvelle court et vole.

calabazas, à part

Vive Dieu ! elle a commerce avec le diable. C’est peut-être Catalina d’Acosta qui va cherchant sa statue[12] ?

marcela.

Enfin, vous partez ?

lisardo.

Oui, je pars, je vous fuis.

marcela, à part.

Que lui dirai-je ? (Haut.) Je présume de là que vous savez maintenant qui je suis. Si c’est à cause de cela que vous vous éloigner, que Dieu vous accompagne ! mais vous devez savoir aussi maintenant qu’il ne m’était pas possible d’agir autrement que j’ai agi.

lisardo.

Je ne vous comprends pas, madame. Je ne sais de vous, c’est la vérité pure, que ce que vous m’en avez appris vous-même, et c’est pour cela que je m’en vais ; c’est votre manque de confiance qui me chasse.

calabazas, de la porte.

Eh ! tst ! ts !… le seigneur don Félix !

marcela.

Ah ! malheureuse !

lisardo.

Ne craignez rien, madame, vous êtes avec moi.

marcela.

Eh bien ! puisque ainsi mes disgrâces se succèdent l’une à l’autre, et que je n’ai plus rien à ménager, sachez qui je suis…

calabazas.

Il entre dans la salle.

marcela.

Je ne puis achever… Ma vie est en vos mains ; je la confie à votre honneur. — Je me cache.

Elle se cache dans un cabinet.
lisardo.

Ô cieux ! délivrez-moi de ces doutes mortels !… Il faut qu’elle soit sa maîtresse, puisqu’elle le craint tant.


Entre DON FÉLIX.
don félix.

Lisardo ?

lisardo.

Qu’avez-vous, don Félix ?

don félix.

J’ai un chagrin affreux, et je viens chercher auprès de vous des consolations et des conseils.

lisardo.

Mais… moi, don Félix…

don félix.

J’ai besoin d’un ami tel que vous.

lisardo.

Laisse-nous, Calabazas.

calabazas.

Je vais tout préparer.

Il sort.
lisardo.

En apprenant que vous n’étiez pas rentré chez vous de la nuit, je m’étais imaginé que vous célébriez votre raccommodement avec votre dame ; et voilà que vous revenez, dites-vous, avec un sujet de tristesse !

don félix.

Oui, un malheur en amène toujours un autre. — Ah ! mon ami, que vous aviez raison hier, quand, lorsque je vous parlais de la jalousie, vous me disiez qu’il est bien moins douloureux de la causer chez un autre que d’en sentir soi-même les effets ! Aujourd’hui, cette jalousie que naguère j’inspirais, je l’éprouve. Ah ! mon ami, quelle horrible torture que la jalousie !

lisardo.

Comment vous est-elle donc venue ?

don félix.

Ce récit vous sera peu agréable.

lisardo, à part.

Vive Dieu ! il aura suivi cette dame, et c’est d’elle et de moi qu’il est jaloux.

marcela, à part.

Que le ciel ait pitié de moi !

don félix.

Hier, je me présentai bien humblement chez ma belle ennemie, et à force de prières, de flatteries et de protestations, je parvins à l’apaiser. Mais le soir, hélas ! lorsque, joyeux et content, je retournais chez elle avec l’espoir d’être enfin dédommagé de tant de peines, des circonstances qu’il serait trop long de vous dire m’ayant forcé d’entr’ouvrir la porte d’une chambre, je vis là, à travers l’obscurité, — un homme !

lisardo, à part.

Vive le ciel ! il m’est arrivé a moi cette nuit tout le contraire.

marcela, à part.

Jésus ! Jésus !

don félix.

Malheur à moi ! Au risque d’attirer son père et de compromettre son honneur, je devais cent fois tuer cet homme… Quoiqu’il en soit, j’eus le loisir de me cacher, et je restai là quelque temps dans la pensée de le rejoindre et de voir qui il était.

lisardo.

Le savez-vous à cette heure ?

don félix.

Mon Dieu ! non. Une suivante l’avait tiré de cette chambre. Je suis sorti presque aussitôt, mais je n’ai pu rien trouver… J’ai fait sentinelle toute la matinée dans la rue jusqu’à midi, mais en vain. — Y a-t-il au monde, dites, un homme plus malheureux que moi ? Je suis jaloux et ne sais pas de qui.

lisardo, à part.

Mes craintes ne me trompaient pas. Cette dame était sa maîtresse, et l’homme caché, c’était moi. Je n’avais que trop bien deviné. Mais, supposé qu’il ignore que c’est moi qu’il a vu et que sa dame est ici, que mon absence mette fin à tout cela. Lorsque je serai éloigné, il lui sera impossible de connaître les torts de cette femme et ma trahison involontaire.

don félix.

À quoi songez-vous donc, que vous ne me répondez pas ? Vous avez l’air tout étonné !

lisardo.

Je le suis encore plus que vous ne pensez

don félix.

Que ferai-je, dites-moi ?

lisardo.

Je ne vois qu’un remède.

don félix.

Lequel ?

lisardo.

Oublier…

don félix.

Ah ! le puis-je ?


Entre CALABAZAS.
calabazas, à don Félix.

Seigneur, il y a là dehors une dame qui demande à vous parler.

don félix.

C’est elle, sans doute ; je n’ai rien à lui dire.

lisardo.

Voyez d’abord si c’est elle.


Entre LAURA, couverte de sa mante.
don félix.

Est-ce que je ne la connais pas ?… Elle vient, j’en suis sûr, pour me persuader que je suis dans l’erreur.

lisardo, à part.

Si cette dame est la maîtresse de don Félix, chez laquelle il m’a trouvé, quelle est donc cette autre dame ?

laura.

Seigneur Lisardo, je vous prie, comme cavalier, de vouloir bien me laisser avec don Félix ; j’ai à lui parler.

don félix.

Qui vous a dit, madame, que don Félix consent à vous parler ?

laura, à Lisardo.

Laissez-nous seuls toujours.

lisardo.

Vous allez être par moi obéie. (À part.) Je ne puis faire sortir l’autre dame ; tenons-nous aux aguets… D’ailleurs, il n’y a rien à craindre, puisque ma dame mystérieuse n’est pas sa dame.

Lisardo et Calabazas sortent.
laura.

Maintenant que nous sommes seuls, don Félix, et que je puis dire tout haut le motif qui m’amène, écoutez-moi.

don félix.

À quoi bon ? je sais ce que vous voulez me dire ; — que ç’a été un rêve, une illusion, que j’ai été abusé en tout ce que j’ai vu et entendu. Si c’est là le motif qui vous amène, vous n’avez rien à me dire, madame, et moi je ne veux rien savoir.

laura.

Et si ce n’était pas ce que vous supposiez ? si même c’était quelque chose de tout différent ?

don félix.

Je ne vous comprends pas.

laura.

Écoutez-moi, et vous me comprendrez.

don félix.

Vous en irez-vous après, si je vous écoute ?

laura.

Oui.

don félix.

Eh bien ! parlez.

marcela, à part.

Attention, ici. Que j’ai peur !

laura.

Je n’essayerai pas de vous nier qu’il y eût un homme dans la chambre.

don félix.

J’attendais de vous une protestation d’attachement, de fidélité, d’amour, des paroles consolantes et de tendres assurances ; et au lieu de cela, vous avouez votre injure ! Comment ne sentez-vous donc pas qu’en me la rappelant vous la renouvelez ?

laura.

Si vous ne m’écoutez pas jusqu’à la fin

don félix.

Qu’avez-vous à me dire encore ?

laura.

Une chose qui vous rassurera.

don félix.

Vous en irez-vous après, si je vous écoute ?

laura.

Oui.

don félix.

Eh bien ! parlez.

marcela, à part.

Je tremble !

laura.

Vous nier qu’il y eût un homme dans la chambre et que Celia lui en ait ouvert la porte, ce serait infâme et cruel, parce que ce serait une cruauté, une infamie, que de nier en face à un homme ce dont il ne peut douter. Mais pareillement, de votre part, penser que j’aie ainsi manqué à mon amour, à mon honneur, c’est une injuste cruauté ; car mon honneur et mon amour sont dans mon cœur aussi purs que le soleil.

don félix.

Alors, quel était cet homme ?

laura.

Je ne puis vous le dire.

don félix.

Pourquoi ?

laura.

Parce que je l’ignore.

don félix.

Que faisait-il là, caché ?

laura.

Je l’ignore également.

don félix.

Où est donc votre excuse ?

laura.

Dans mon ignorance.

don félix.

Fort bien ! Votre faute, je la sais ; et votre excuse, je l’ignore. Comment donc voulez-vous que ce que je sais efface en mon esprit ce que je ne sais pas ? Laura, Laura, vous n’avez point d’excuse.

laura.

Ne me pressez pas, don Félix ; quoique je puisse la dire, vous, vous ne devez pas l’apprendre.

don félix.

Vous m’avez déjà dit cela, et, je crois, dans les mêmes termes. — Vive Dieu ! c’était assez d’une fois. Déclarez-moi enfin la vérité.

marcela, à part.

Hélas ! que ferai-je ?… Pour s’excuser il faut qu’elle me perde.

don félix.

Dites-moi enfin la vérité, je l’aime mieux que mon incertitude.

laura.

Vous le voulez absolument, don Félix ?

don félix.

Je l’exige… Je vous en prie…

laura.

Je vous la dirai.

marcela, à part.

Non, elle ne la dira pas ; je l’en empêcherai. Amour, qui me donnes de l’audace, donne-moi aussi le succès !

Marcela, le visage couvert de sa mante, traverse la chambre, et sort en faisant un geste de menace à don Félix. Il veut la suivre, Laura le retient.
don félix.

Quelle est donc cette femme ?

laura.

Vous jouez la surprise à merveille.

don félix.

Laissez-moi la suivre, que je la reconnaisse.

laura.

Oui, j’entends ! Vous voudriez l’apaiser, en lui disant que vous m’avez laissée pour courir après elle : mais cela ne sera pas.

don félix.

Laura, ma bien-aimée, que le ciel m’abandonne si je sais quelle est cette femme !

laura.

Moi, si, je le sais, et je vous le dirai… C’était Nice ! Je l’ai bien reconnue à sa taille et à sa démarche.

don félix.

Je vous assure que ce n’était point Nice.

laura.

Qui était-ce, alors ?

don félix.

Je l’ignore.

laura.

Fort bien ! — Votre faute, je la sais ; et votre excuse, je l’ignore. Comment donc voulez-vous que ce que je sais efface en mon esprit ce que je ne sais pas ? — Adieu, don Félix.

don félix.

Si ce que vous voyez ne suffit pas à vous désabuser, comment, Laura, voulez-vous que je croie ce que vous refusez de croire ?

laura.

Parce que, moi, je dis la vérité, et que je suis celle que je suis.

don félix.

Et moi de même. — Et j’ai vu chez vous un homme.

laura.

Et moi, chez vous, une femme.

don félix.

Je ne sais qui c’était.

laura.

Ni moi non plus.

don félix.

Si fait, Laura, vous le saviez, puisque vous alliez me le dire.

laura.

Je m’en irai sans vous le dire, à présent. Je serais bien bonne, vraiment, de m’expliquer avec un homme tel que vous.

don félix.

Mais songez, Laura…

laura.

Lâchez-moi, don Félix.

don félix.

Eh bien ! allez-vous-en ; car c’est trop affreux de prier quand on a à se plaindre.

laura.

Eh bien ! vous, demeurez ; car il y a de quoi se désespérer de trouver perfides ceux vers lesquels on venait avec amitié.

don félix.

Pour moi, je n’ai pas de reproches à me faire.

laura.

Si nous en sommes là-dessus, ni moi.

don félix.

Cependant j’ai vu un homme chez vous.

laura.

Et moi, chez vous, une femme.

don félix.

Vive Dieu ! si c’est là de l’amour !…

laura.

Si c’est là de l’amour, grand Dieu !

don félix et laura, ensemble.

Que le feu du ciel tombe sur l’amour[13] ! Amen, amen !



JOURNÉE TROISIÈME.


Scène I.

La maison de don Félix. Une chambre.
Entrent MARCELA et SILVIA.
silvia.

Vous avez montré là beaucoup d’audace.

marcela.

Lorsque, écoutant Laura, je me suis vue perdue, et qu’elle allait raconter ce qui s’était passe chez elle, j’ai pris soudain la résolution de couper court a son récit ; de là mon action si téméraire. Il est des circonstances où il faut risquer quelque chose, et même où il faut jouer le tout pour le tout.

silvia.

Vous avez raison, d’autant mieux que cela vous a réussi.

marcela.

Ce qui m’encouragea le plus, ce fut de voir que Lisardo attendait dehors ce qu’il adviendrait de sa dame enfermée. Je songeai d’ailleurs qu’au besoin, si j’étais découverte, j’aurais en lui quelqu’un pour me défendre. Enfin le succès a passé mon espoir ; car non seulement j’ai pu rentrer chez moi sans que don Félix m’ait reconnue et sans rendre nécessaire l’intervention de Lisardo, mais, grâces à la jalousie que ma présence a causée, Laara n’a point achevé son récit, et maintenant je n’ai plus rien à craindre.

silvia.

Vous avez été heureuse, madame, d’en être quitte à si bon marché ; il n’y aura rien à regretter si cela vous sert de leçon.

marcela.

Es-tu folle, Silvia, de penser qu’un péril évité serve jamais de leçon pour l’avenir ? Pour moi, le bonheur avec lequel je me suis tirée de celui-là m’enhardit ; je ne songe plus à cette heure qu’aux moyens de me retrouver avec Lisardo.

silvia, à voix basse.

Silence, madame !… Écoutez !… j’entends du bruit.


Entre DON FÉLIX.
don félix.

Marcela ?

marcela.

Quel motif extraordinaire vous amène dans mon appartement ?

don félix.

Je viens vous confier mes peines, et réclamer de vous une véritable preuve d’amitié, un service auquel j’attache le plus grand prix.

marcela.

De quoi s’agit-il ?

don félix.

Cette nuit, un moment après que vous avez eu quitté Laura, je suis entré dans sa maison, et j’ai vu là… — Ah ! malheureux !

marcela.

Dites, qu’est-ce donc que vous avez vu ?

don félix.

Un homme.

marcela.

Un homme !

don félix.

Oui.

marcela.

Quelle abomination !

don félix.

Ce n’est pas tout, Marcela.

marcela.

Eh ! quoi encore ?

don félix.

Ce matin elle est venue ici dans le but de s’excuser, et lorsqu’elle allait d’un mot peut-être m’apaiser, il est sorti du cabinet — une femme.

marcela.

Une femme ! vraiment ?

don félix.

Oui.

marcela.

Quelle horreur !

don félix.

Cette femme devait être ici avec Lisardo. Je lui en ai parlé. Lui, en homme discret et délicat, craignant d’avoir manqué par là aux égards qu’il doit à ma maison, il prétend qu’il ignorait la chose. Quoi qu’il en soit, — et d’ailleurs personne ne peut le dire, — Laura, jalouse, ne veut recevoir de moi ni explications ni excuses. Moi, de mon côté, pour ne pas lui montrer mon chagrin, je ne veux pas la voir ; mais je désirerais être tenu au courant de toute sa conduite, et même, autant que possible, de ses moindres pensées. À cet effet, à force de me tourmenter l’esprit, j’ai imaginé une ruse.

marcela.

Et quelle est-elle ?

don félix.

Elle exige votre concours. Vous me le prêterez, n’est-il pas vrai ?

marcela.

Voyons d’abord de quoi il s’agit.

don félix.

C’est que, ma sœur, vous feigniez que nous avons eu ensemble une grande querelle ; qu’à la suite nous nous sommes brouillés ; et qu’en attendant que cela s’arrange, vous avez à cœur de demeurer chez elle. Elle ne vous refusera pas, j’en suis certain. Et vous, une fois là, vous tâcherez, soit par ses confidences, soit par vos propres observations, de découvrir quel est cet homme ; — puis vous m’en informerez en secret.

marcela.

Il y aurait beaucoup de choses a dire à l’encontre de ce dessein, et…

don félix.

Ne le repoussez pas, je vous prie.

marcela.

Pour vous prouver tout mon attachement, j’irai chez elle dès aujourd’hui.

don félix.

Aujourd’hui ? non, cela ne se peut ; car, soit qu’elle ait voulu par là me braver, soit qu’elle ait voulu dissimuler ses ennuis, elle est sortie ce matin pour aller a la mer d’Antigola[14].

marcela.

Eh bien ! j’irai demain. Êtes-vous content ?

don félix.

Vous me rendez la vie, ma sœur. Elle est à vous désormais.

Il sort.
marcela.

N’est-ce pas une véritable bonne fortune qu’il soit venu me demander cela ? Je ne pouvais rien souhaiter davantage… Mais vois qui est entré là sans appeler.

silvia.

Madame, c’est Laura, suivie de Celia.


Entrent LAURA et CELIA, en habits de promenade, — chapeau et manteau court.
marcela.

Quoi ! ma chère Laura, à cette heure ?

laura.

Ne t’en étonne point, ma bonne amie. Un chagrin affreux me conduit vers toi.

marcela.

Toi, Laura, du chagrin ?

laura.

Oui ; et de même que tu t’es adressée à moi hier, je viens solliciter aujourd’hui ton assistance.

celia.

Apprenez par là, mesdames, la différence qu’il y a entre hier et aujourd’hui.

laura.

Tu ne sais pas, ma chère Marcela, que don Félix a vu cet homme que tu avais laissé caché dans ma maison.

marcela, jouant la surprise.

Jésus !

laura.

Il importe peu de te dire quand et comment ; il suffit que cela soit un malheur, pour qu’il n’ait pas tardé à me frapper. Ce matin, impatiente de m’en expliquer avec lui, sans considérer le soin de ma réputation, je suis venue le voir. Je suis entrée dans sa chambre ; mais, au moment où j’allais lui donner une excuse qui n’aurait compromis aucune de nous deux, une femme qu’il tenait enfermée dans son cabinet, et qui sans doute était Nice…

marcela.

Nice, dis-tu ?

laura.

Oui, je l’ai bien reconnue…

marcela.

Je te crois.

laura.

Est sortie pour m’inspirer autant de jalousie qu’il en avait lui-même.

marcela.

Ah ! ma chère, quelle femme !… Et qu’a fait alors don Félix ?

laura.

Il a voulu la suivre, mais je l’en ai empêché ; puis, au lieu de lui donner des explications, je lui ai reproché sa conduite, et nous nous sommes querellés.

marcela.

Je suis aussi fâchée que toi contre lui.

laura.

Après cela, pour ne pas lui montrer que j’eusse du chagrin, pour lui laisser croire au contraire que j’étais contente, — hélas ! Marcela, quel tourment cela est que de feindre une joie qu’on n’a pas ! — après, je suis partie avec quelques-unes de nos amies pour la mer d’Antigola. Nous y sommes arrivées vers le milieu du jour. Là, bientôt, nous avons été témoins d’un spectacle charmant. D’abord j’ai vu la reine, — que puisse-t-elle vivre des siècles, cette belle fleur de France transplantée en Castille[15] ! — la reine descendre de son carrosse sur le rivage. Puis elle est montée dans une frégate magnifiquement pavoisée, et, suivie de plusieurs barques qui portaient ses dames, aussi brillantes que les nymphes de Diane, elle a navigué à travers ce petit océan, qui paraissait se gonfler sous elle, orgueilleux d’un tel honneur. Puis je l’ai vue de loin aborder à l’île du Pavillon, laquelle était toute couverte de fleurs aux couleurs variées, et où l’attendait une musique enchanteresse qui s’est mise à sonner a son approche. Eh bien ! te l’avouerai-je, Marcela ? tout cela n’a point égayé mon cœur ; il était toujours aussi inquiet, aussi triste, aussi cruellement déchiré par la jalousie : tandis que j’admirais la reine, je songeais à don Félix.

marcela.

Pauvre Laura !

laura.

Tu me plains donc ?

marcela.

Oui, sans doute.

laura.

Prouve-le-moi, prouve-moi ton amitié.

marcela.

De quelle façon ? parle

laura.

Écoute. Je ne veux point parler a don Félix, car ce serait une action lâche et indigne que de lui donner à connaître que je suis jalouse ; mais j’ai imaginé une ruse qui me satisfera, et pour le succès de laquelle tu peux m’être d’un grand secours. Je soupçonne que Nice habite en secret son appartement ; je voudrais m’en assurer ; et, pour cela, il faut que tu me permettes de l’épier cette nuit par cette porte qui correspond chez lui, et qu’il a masquée, dis-tu, d’une tapisserie. Si tu me demandes comment je pourrai m’absenter de la maison, je te dirai que mon père est parti ce matin pour la campagne, et qu’il ne reviendra pas de quatre ou cinq jours. Ainsi, je puis sans péril profiter deux ou trois nuits de ton hospitalité, et tu m’accorderas, chère amie, cette grâce, à laquelle j’attache un si haut prix.

marcela.

Je ne saurais te refuser, Laura, d’autant que tu t’adresses à mon obligeance avec des raisons que j’ai invoquées naguère auprès de toi. Il n’y a qu’un seul obstacle ; mais si tu le lèves, établis-toi ici aussitôt que tu voudras ; cette maison est la tienne.

laura.

Cet obstacle, quel est-il ?

marcela.

Mon frère, qui est aussi affligé que toi, — peu importe que je le trahisse, nous devrions toujours, nous autres femmes, nous liguer contre les hommes, — mon frère est venu me demander tout-à-l’heure que je feignisse d’être mal avec lui, et que, sous ce prétexte, j’allasse te demander l’hospitalité pour quelques jours, afin de lui servir de surveillante auprès de toi. Si donc je n’allais pas chez toi, pour te faire ici les honneurs de la maison, il pourrait dire…

laura.

Cet obstacle n’en est pas un ; au contraire, je suis ravie… Tout s’arrange pour le mieux… Va, va vite chez moi… Lorsqu’il te saura à la maison, il aura moins de sujet de soupçonner que je sois chez lui.

marcela.

Tu as raison ; mon absence assure le succès de ta ruse.

laura.

Comment nous conduirons-nous ?

marcela.

Rien de plus aisé. — Donne-moi ma mante, Silvia. Tu diras à don Félix que je suis allée chez Laura, et que j’y suis allée de nuit, afin qu’il ajoute plus de foi à mon récit. (Bas à Silvia, pendant qu’elle met sa mante.) Tu chercheras Lisardo, et tu lui commanderas de ma part de venir me trouver là-bas ce soir, sans faute. (Haut.) Viens avec moi, Celia ; toi, Silvia, reste ici pour servir Laura. (À Laura.) Nous changeons de suivante, n’est-ce pas, en même temps que de maison ?

laura.

Quoi ! déjà ?

marcela.

Il n’est pas besoin de tant de réflexions. En ces sortes de choses, plus on agit promptement, mieux on réussit.

laura.

Souviens-toi, Marcela, que tu vas dans ma maison.

marcela.

Et toi, Laura, n’oublie pas que je te laisse dans la mienne.

silvia, à Celia.

Que dis-tu de tout ceci ?

celia.

Le dénouement sera — deux mariages, ou le couvent.

Marcela et Celia sortent par une porte, Laura et Silvia par une autre.

Scène II

Un jardin.
Entrent LISARDO et CALABAZAS.
lisardo.

Quel est ce papier que tu tiens là ?

calabazas.

C’est ce que ce doit être. C’est le compte exact et raisonnable de ce que vous me devez depuis que je suis à votre service.

lisardo.

À quel propos me le présentes-tu en ce moment ?

calabazas.

À propos de ce que je veux dès ce moment quitter votre service.

lisardo.

Pour quel motif donc ?

calabazas.

Pour le motif que depuis quelques jours vous êtes devenu avec moi d’une discrétion qui m’offense

lisardo.

Que veux-tu dire par là ?

calabazas.

Je veux dire que vous êtes fort dissipé.

lisardo.

Dis plutôt fort affligé.

calabazas.

Non, monseigneur, fort dissipé, et, de plus, fort discret. Jamais il n’y a eu de maître qui l’ait été plus que vous. On croirait vraiment que Calabazas n’est pas capable de garder un secret fidèlement. Vous vous promenez sans moi, vous demeurez ici sans moi, vous allez et venez toujours sans moi ; nous avons l’air aussi mal ensemble que l’argent et l’amour. S’il vient quelque femme voilée : — Sors d’ici ! si vous allez la voir : — Attends-moi ! il ne convient pas que tu m’accompagnes… Cela ne peut durer, j’ai assez de cette vie. La mère qui m’a engendra serait déshonorée si j’y tenais. C’est pourquoi je veux sans retard me chercher un maître plus humain. Il ne me sera pas difficile d’en trouver un. Oui, ma foi, j’aimerais mieux servir un luthérien, ou un solliciteur de la cour, ou un bel-esprit à prétentions, ou un poète faisant des comédies d’intrigues, — de telle sorte que nous soyons tous dans la maison, maîtres et valets, des Calabazas[16] ; — oui, j’aimerais mieux cela que de servir un maître tel que vous.

lisardo.

De quoi donc as-tu à te plaindre avec moi ?

calabazas.

Je vous l’ai dit, de n’avoir pas votre confiance.

lisardo.

Hélas ! mon cher Calabazas, les aventures qui me sont arrivées depuis quelques jours ont été tellement publiques qu’il était bien inutile que je te les contasse. D’ailleurs, toi-même, n’as-tu pas vu quand j’ai parlé dans la campagne à une femme voilée ? n’as-tu pas vu aussi quand une suivante m’a remis un billet de sa part, pour me rendre chez elle ? n’as-tu pas vu ce matin, lorsqu’elle est venue me trouver ici, peu d’instans avant l’arrivée de don Félix ? Il m’est bien impossible, avec la meilleure volonté, de t’apprendre autre chose que ce que tu as vu.

calabazas.

C’est une fameuse intrigante, toujours !

lisardo.

Je me demande si je rêve ou si tout cela est bien vrai. Impatient et irrité, je donnerais je ne sais quoi pour apprendre enfin quelle peut être cette femme. Lorsque je soupçonnais qu’elle était la maîtresse de don Félix, j’avais du moins en moi un sentiment de loyauté qui modérait la curiosité qu’elle m’inspire ; mais depuis que j’ai été détrompé sur ce point, j’éprouve le plus vif désir de savoir qui elle est, puisque je n’ai plus dès lors les mêmes ménagemens à garder.

calabazas.

Vous y tenez beaucoup ?

lisardo.

On ne peut plus.

calabazas.

Je pourrais vous le dire, moi.

lisardo.

Toi ?

calabazas.

Moi.

lisardo.

Dis-le donc.

calabazas.

Oui, je sais qui elle est.

lisardo.

Eh bien ! vive Dieu ! parle.

calabazas.

D’abord, c’est une femme qui aime à se promener dans la campagne le matin. Puis c’est une femme qui aime que les hommes aillent la trouver chez elle. Puis c’est une femme qui aime à aller trouver les hommes chez eux… Et ensuite, au total, sur mon âme, je sais très-bien qui elle est.

lisardo.

Dis-le donc enfin.

calabazas.

Entre nous, au moins ?

lisardo.

Soit ! mais dis !

calabazas.

C’est…

lisardo.

Eh bien ?

calabazas.

Une donzelle[17] !

lisardo.

Imbécile !


Entre SILVIA.
calabazas.

D’où donc est tombée cette femme ?

silvia.

Seigneur Lisardo, j’aurais un mot à vous dire.

lisardo.

Que me voulez-vous ?

silvia, bas, à Lisardo.

Une dame dont vous connaissez la maison vous prie que vous alliez ce soir chez elle. Vous frapperez trois coups à la fenêtre. N’y manquez pas. Adieu.

Elle sort.
calabazas.

Holà ! mystérieuse suivante d’une belle mystérieuse, un moment ! écoutez !

lisardo.

Arrête ! Où vas-tu ?

calabazas.

Laissez. Je veux seulement lui donner deux ou trois soufflets pour qu’elle les porte à sa maîtresse.

lisardo.

En vérité, tu es fou.

calabazas.

C’est que je n’aime pas les donzelles qui tombent ici comme des nues.

lisardo.

Finis, Calabazas ; écoute. Comme je n’ai rien de caché pour toi, je te dirai qu’on m’attend ce soir où je suis allé déjà hier. Voici la nuit qui commence, j’y vais. Attends-moi ici.

calabazas.

Que je vous attende ?

lisardo.

Oui.

calabazas.

Non pas, monseigneur. Il faudrait pour cela que je fusse un triple Juif. Vous ne pouvez pas aller seul dans une maison où l’on vous a enfermé, où il y a un père qui veille, et, de plus, un galant qui ne dort pas.

lisardo.

Il faut que j’y aille seul, te dis-je.


Entre DON FÉLIX.
don félix.

N’est-ce pas vous, Lisardo ?

lisardo.

Oui, c’est moi.

don félix.

Eh bien ! quoi de nouveau ?

lisardo.

Je ne puis vous taire plus long-temps tout ce qui m’arrive à Ocaña. Êtes-vous libre pour le moment ?

don félix.

Oui, et pour toute la nuit.

lisardo.

Il faut que je vous conte mon embarras. Si je ne l’ai pas fait jusqu’ici, c’est que certaines considérations m’ont imposé silence : mais, à présent, je sais que je puis vous confier sans crainte tout le secret de mon amour. Venez, partons. Pour ne pas perdre de temps, je vous conterai, tout en marchant, une étrange aventure.

don félix.

Partons. Je suis charmé d’avance… Il n’est rien de tel qu’une confidence amoureuse pour alléger une peine d’amour.

calabazas, à Lisardo.

Et moi, monseigneur ?

lisardo.

Attends ici notre retour.

Don Félix et Lisardo sortent.
calabazas.

Oui ! patience ! Que je reste ici, moi, tranquille, sans rien voir ni rien entendre, lorsqu’il n’y a pas d’autre plaisir, et même souvent d’autre profit dans le service que d’écouter pour savoir et de savoir pour dire !… Il se cache de moi !… Mais, foi de Calabazas ! cela ne sera pas. Par la même raison qu’il se méfie de moi, moi j’ai plus d’envie de le suivre… Marchons derrière eux, bien enveloppé dans non manteau, Car si je n’éclaircis pas mes doutes, si j’ignore ce qu’il fait, à quoi bon suis-je son domestique ?

Il sort.

Scène III.

Un chemin dans la campagne.
Entrent FABIO et LELIO.
lelio.

Reposez-vous un peu ici, monseigneur… nous arriverons toujours assez tôt… Nous ne sommes pas loin d’Ocaña maintenant.

fabio.

Tu as raison, Lelio. (Il s’assied.) Je n’en peux plus. Je croyais, en descendant de cheval et en marchant un peu, que cet exercice me ferait du bien ; loin de la !… Je t’avoue que jamais de la vie je ne me suis senti aussi fatigué, aussi brisé. C’est qu’aussi ma chute a été rude.

lelio.

Ma foi ! monseigneur, c’est encore un bonheur, dans ce malheur, que nous ne nous soyons pas trouvés plus loin d’Ocaña quand cette maudite jument a trébuché. Si nous eussions été déjà à deux ou trois lieues, j’aurais été bien embarrassé, puisque, pour revenir d’une lieue, en comptant le temps que nous nous sommes arrêtés a l’auberge, nous avons mis toute la journée… Un peu de courage, monseigneur, et vous arriverez bientôt à la maison, où nous pourrons plus facilement vous donner les soins que votre état exige.

fabio.

C’est à cette jambe surtout que je sens une douleur !… C’est elle qui a porté tout le poids… Ah ! Lelio.

lelio.

Voudriez-vous remonter à cheval, monseigneur ?

fabio.

Non, Lelio ; je crois qu’il vaut mieux que je continue d’aller à pied comme je pourrai. Je crains de laisser engourdir ma jambe.

lelio.

Vous avez raison, mon cher maître ; mais, d’autre part, je considère que la nuit s’avance ; que si nous arrivons trop tard à la maison, tout le monde sera couché, et qu’il n’y aura pas moyen de vous donner les soins nécessaires.

fabio.

Très-bien, très-bien, Lelio. Tu as autant de prévoyance que d’attachement. — Va donc détacher la jument, et partons. Toutefois, j’ai une espèce de pressentiment qui me dit que je ne devrais pas être si pressé de rentrer à la maison… J’ai peur d’effrayer Laura. Elle m’aime tant, la pauvre enfant, que je ne sais pas trop comment elle supportera de me voir revenir ainsi équipé.

lelio.

Je ne doute pas non plus qu’elle n’en éprouve un vif chagrin ; ma maîtresse vous est si dévouée !

fabio.

Je suis sûr, Lelio, qu’elle est déjà couchée à cette heure.

lelio.

Certainement, monseigneur.

fabio.

Il m’en coûte beaucoup d’avoir à la réveiller ; mais il n’y a pas moyen de faire autrement… Puis nous prendrons des précautions… Je frapperai à la principale porte. Comme c’est la plus éloignée de son appartement, il se pourra qu’elle n’entende pas de bruit.

lelio.

Occupez-vous d’abord de votre santé, monseigneur ; c’est à quoi ma maîtresse tient le plus.

fabio.

Tu ne dois pas t’étonner, Lelio, ou tu dois t’étonner moins qu’un autre, que je sois aussi bon ménager de son repos. Tu connais ma tendresse pour elle. Je suis, avec mes cheveux blancs, amoureux de sa sagesse comme tous nos jeunes gens le sont de sa beauté. — Partons, Lelio.

Fabio et Lelio sortent.

Scène IV.

Une rue d’Ocaña, la nuit.
Entrent LISARDO et DON FÉLIX.
don félix.

En vérité, votre aventure m’a fort réjoui Je n’en connais pas de plus curieuse.

lisardo.

Voilà l’essentiel, don Félix. J’ai passé sous silence mille petits détails, de peur de vous ennuyer. — Et maintenant, adieu. On m’attend ; c’est l’heure.

don félix.

Un moment, s’il vous plaît. Vous me dites que vous allez voir une dame dans la maison de laquelle vous avez été déjà en péril, et vous me dites de vous laisser ! ce sont deux choses qui ne vont pas ensemble, mon cher. Je ne suis pas de ces amis qui se contentent du rôle commode de confident. Ce n’est pas par des paroles, selon moi, c’est par des actes que l’amitié se prouve… Allez à vos amours, à la bonne heure ; mais souffrez que moi, pendant ce temps, je me tienne en sentinelle dans la rue jusqu’au jour.

lisardo.

Ce serait mal à moi, don Félix, de me refuser à ce témoignage d’amitié.

Entre CALABAZAS ; il fait les mines d’un homme qui cherche à voir sans être vu.
calabazas, à part.

Si je pouvais voir ce qu’ils disent comme je vois où ils vont, je verrais en même temps et où ils vont et ce qu’ils disent. — Approchons.

lisardo.

N’avez-vous rien entendu ?

don félix.

C’est un homme, si je ne me trompe, qui s’en vient derrière nous.

lisardo.

Dégainons. — Qui va là ?

don félix.

Qui va là ?

calabazas.

Personne à présent ; car je ne vais pas, puisque je m’arrête.

don félix.

Qui êtes-vous ?

calabazas.

Un homme de bien.

lisardo.

En ce cas, passez.

calabazas.

Et si je ne veux point passer, moi ?

don félix.

Alors, flamberge au vent !

lisardo.

Tuons-le.

calabazas.

Non, monseigneur, ne me tuez pas, au nom du ciel ! Je suis Calabazas.

don félix.

Qui es-tu ?

calabazas.

Calabazas.

lisardo.

Qu’est-ce que cela signifie ?

calabazas.

Je voulais voir seulement où vous alliez. Comme vous n’avez pas voulu me le dire…

don félix.

Rouons-le de coups. (Ils le battent.) Vive Dieu !

calabazas.

Aie ! aïe !

lisardo.

Insolent !

calabazas.

De grâce !…

don félix.

Impertinent !

calabazas.

Assez, assez, messeigneurs !

lisardo.

Laissons-le, de peur de faire du bruit. (À Calabazas.) Tu me payeras cela plus tard ; nous réglerons notre compte. (À don Félix.) La maison en question n’est pas loin.

don félix.

Quoi ! Lisardo, la dame que vous venez voir demeure près d’ici ?

lisardo.

Oui, mon cher.

don félix.

Et elle est belle, dites-vous ?

lisardo.

Fort belle.

don félix.

Elle a son père avec elle ?

lisardo.

Oui.

don félix.

C’est là qu’on vous a renfermé dans une chambre ?

lisardo.

Oui.

don félix.

C’est avec elle que vous étiez lorsqu’est entrée la femme qui me cherchait ?

lisardo.

Oui.

don félix.

Où est donc sa maison ?

lisardo.

Tenez, la voilà.

don félix.

Celle-là, dites-vous ?

lisardo.

Celle-là même.

don félix.

Prenez garde ! comme la nuit est très-obscure, plus obscure qu’à l’ordinaire, puisqu’il n’y a pas de lune… il peut se faire que vous vous trompiez.

lisardo.

Je ne me trompe nullement. Voici la fenêtre à laquelle je dois frapper, et l’on m’ouvrira cette porte.

calabazas, à part.

Bon ! je sais la maison.

don félix, à part.

La fenêtre ! la porte !… Hélas ! que le ciel me protège !… C’est la maison de Laura, cette maison deux fois perfide.

lisardo.

Retirez-vous un peu, que je fasse le signal.

Il fait le signal.
don félix.

Vous me disiez, je crois, tout à l’heure, si j’ai bien entendu, que la dame qui vous attend est la même qui était cachée ce matin dans le cabinet ?

lisardo.

C’est juste.

don félix.

Et que l’autre qui est venue…

lisardo.

Silence ! on ouvre la fenêtre.

CELIA paraît à la fenêtre.
celia.

Tst ! Tst !

lisardo.

On m’appelle.

celia, à voix basse.

Est-ce vous, Lisardo ?

lisardo.

Oui, c’est moi.

don félix, à part.

C’est la voix de Celia.

celia.

Un moment !… Je vais ouvrir.

Celia se retire
lisardo.

C’est la suivante qui vient de me parler ; elle me disait qu’elle venait m’ouvrir.

don félix.

Avant qu’elle vous ouvre, un mot.

celia, ouvrant la porte.

Tst ! tst !

lisardo.

Adieu.

don félix.

Cette dame de ce matin

lisardo.

Adieu.

don félix.

Dites-moi auparavant. Cette dame…

celia.

Entrez donc vite.

lisardo, à don Félix.

Nous causerons plus tard.

Il sort. — Au moment où Lisardo entre dans la maison, don Félix se précipite pour le suivre ; Celia referme la porte promptement.
don félix.

Et pour m’achever, Celia m’a donné sur le visage avec la porte !

calabazas, à part.

Quoiqu’une porte soit de bois, on n’est pas déshonoré pour en recevoir un coup sur le visage, pourvu qu’elle ait une serrure. Le fer sauve l’honneur.

don félix.

Quelle suite d’aventures étranges !… et quelle incertitude cruelle que la mienne !… — Il vient chercher dans la maison de Laura la dame qui est sortie ce matin de ma chambre lorsque Laura y est entrée… Ce n’est donc pas elle !… — Mais alors quelle est-elle ?… — Ô insensé ! pourquoi ai-je dit a Marcela de ne venir ici que demain ? elle m’aurait instruit de tout. — Mais tandis que je suis là à rêver, mon infamie s’accomplit. — Il serait pourtant facile de savoir la vérité… C’est Laura, ou ce n’est pas Laura. Si ce n’est pas elle, qu’ai-je à perdre à sortir de cette anxiété mortelle ? et si c’est elle, qu’ai-je à perdre encore, puisqu’en la perdant je perds le bonheur et la vie ?… Jetons à bas cette porte ! — Mais non ; j’ai donné ma parole à Lisardo ; je lui ai promis de veiller sur lui, et je pourrais… — Eh ! qu’importe l’amitié, la loyauté, l’honneur !… Quand la jalousie commande, il n’y a plus rien au cœur d’un homme ; il n’y a plus ni amitié, ni loyauté, ni honneur !…

Il frappe à grands coups contre la porte comme pour la renverser. En même temps on entend dans le lointain frapper contre une autre porte.
calabazas.

Que faites-vous là, seigneur ?

don félix.

Il faut que je la tue.

calabazas.

Modérez-vous, si c’est possible.

don félix.

Que signifient donc ces coups là-bas ?

calabazas.

Il n’y a pas là de quoi vous étonner. C’est sans doute un autre cavalier qui est devant une autre porte qui lui a inspiré une autre rage, et il la frappe comme vous frappez celle-ci.

fabio, dans l’éloignement.

Ouvre ici, Celia ! ouvrez ici, Laura !

celia, de la maison.

C’est mon maître, ô ciel !

don félix.

C’est le seigneur Fabio.

fabio, de la maison.

Quoi ! j’arrive ici pour être témoin de mon déshonneur !

On entend un cliquetis d’épées.
calabazas.

Vive Dieu ! on en est déjà venu aux épées par là-bas.

don félix.

Maudite soit la porte !

Il s’éloigne.


Entrent LISARDO et MARCELA.
lisardo.

Ne craignez rien, madame. Quoique l’on frappe à cette porte, celui qui frappe est un homme sûr.

marcela.

Conduisez-moi, Lisardo, je vous suis. Une fois chez vous, je serai tranquille.

lisardo.

Venez, madame, et ne vous cachez pas d’un homme qui m’accompagne. C’est un de mes amis.

marcela, bas, à Lisardo.

Serait-ce don Félix ?

lisardo.

Oui.

marcela, de même.

Mais songez que don Félix…

lisardo.

Eh ! madame, ce n’est pas le moment de prendre tant de précautions. Je vous réponds de lui. — Don Félix ?

don félix.

Qui va là ?

lisardo.

Moi, Lisardo.

don félix.

Que se passe-t-il donc ?

lisardo.

Tandis que je causais avec cette dame, son père est arrivé du dehors. Il a frappé. Voyant qu’on tardait à lui ouvrir, il a jeté la porte à bas. Entré dans la chambre, il a tiré l’épée. Le flambeau s’étant éteint, j’ai pu délivrer ma dame. Comme vous connaissez mieux que moi les rues d’Ocaña, veuillez l’emmener, je vous prie. J’empêcherai, cependant, que personne ne vous suive. À cet effet Calabazas restera avec moi.

calabazas, à part.

Je resterai s’il n’y a pas de danger.

don félix.

Il vaudrait mieux peut-être qu’il l’accompagnât et que nous demeurassions nous deux.

lisardo.

Ce serait la laisser aller seule. Le premier devoir, en pareille circonstance, est de sauver la dame. Ainsi, don Félix, chargez-vous d’elle et la mettez en sûreté.

don félix.

Vous avez raison. (À Marcela.) Prenez mon bras, madame. (À part.) Enfin, Laura, te voilà en mon pouvoir !

marcela, à part.

Hélas ! je me meurs.

don félix, à part.

Mon cœur palpite.

marcela, à part.

Que je tremble !

don félix.

Venez, madame ; bien que vous ne le méritiez pas, je vous sauverai ; car je suis celui que je suis.

marcela, à part.

Y eut-il jamais une femme aussi infortunée ?

don félix, à part.

Y eut-il jamais un homme plus malheureux ?

Don Félix et Marcela sortent.
lisardo.

Ne t’éloigne pas, Calabazas.


Entre FABIO, tenant d’une main un flambeau et de l’autre une épée. LELIO et plusieurs autres valets le suivent l’épée nue.
fabio.

Oui, les forces me manquent, mais non les forces de l’honneur. J’en ai assez pour la vengeance.

lisardo.

Arrêtez ! on ne passe pas par ici.

fabio.

Mon épée s’ouvrira un passage à travers votre cœur.

Ils se battent tous.
calabazas.

Ah ! malheureux Calabazas, qui t’inspira la fantaisie d’espionner ?

lisardo, à part.

Maintenant que don Félix est éloigné, je puis quitter la partie. Le courage et l’honneur le permettent. — On me reconnaîtrait.

Il sort.
fabio.

Attends, lâche, attends-moi.

calabazas.

Qui eût jamais dit que mon maître dût m’abandonner en pareille occasion ?

lelio, renrontrant Calabazas.

En voici un qui est resté !

fabio.

Qu’attends-tu, Lelio ? Tue-le !

calabazas.

Au nom de Dieu, arrêtez !

fabio.

Qui êtes-vous ?

calabazas.

Je suis seulement, si ma crainte ne m’abuse, un curieux mal avisé[18].

fabio.

Donnez-nous votre épée.

calabazas.

La voici, mon épée, seigneur ; et si ce n’est pas assez, voici encore ma dague ; et si ce n’est pas assez, je vous donnerai encore mon manteau, et mon chapeau, et mon pourpoint, et mes culottes.

fabio.

Ne seriez-vous pas le valet de celui qui a outragé ma maison ?

calabazas.

Oui, seigneur ; mon maître est un outrage-maison insupportable[19].

fabio.

Oui est-il ? et comment se nomme-t-il ?

calabazas.

Il se nomme Lisardo ; il est militaire et ami de don Félix.

fabio.

Pour ne pas commencer mes vengeances par la moindre, je te laisse la vie.

calabazas.

Merci, monseigneur.

Il sort.
fabio.

Maintenant, avec ces instructions, allons trouver don Félix… Malédiction sur la maison à deux portes, puisqu’elle garde si mal l’honneur !… (Aux valets.) Suivez-moi !

Ils sortent.

Scène V.

Une chambre.
Entrent DON FÉLIX et MARCELA, qu’il tient par la main ; et par une autre porte entrent LAURA et SILVIA.
don félix.

Holà ! qu’on apporte ici un flambeau !

herrera, du dehors.

Tout à l’heure ! j’y vais ! Il n’est pas facile de trouver de la lumière quand on n’y voit pas.

laura, bas, à Silvia.

Ils sont dans cette chambre. Écoutons-les.

don félix, à Marcela.

Ah ! ça, maintenant, ingrate, maintenant, du moins, vous ne pouvez plus me nier…

laura, bas, à Silvia.

Il parle à une femme.

don félix.

Non, vous ne pouvez plus me nier que vous soyez légère, inconstante, volage, trompeuse et perfide ; vous ne me nierez pas face à face que j’aie raison d’être jaloux !

marcela, à part.

Si je dis un mot, je suis perdue.

don félix.

C’est donc pour cela que vous êtes venue me voir ce matin ?

laura, bas, à Silvia.

Ce doit être la femme voilée, puisqu’il lui dit qu’elle est venue le voir ce matin.

don félix.

Vous êtes en mon pouvoir, à cette heure, et n’avez point d’excuse ! Ô maudit soit le temps où je vous ai aimée !… Maudites soient toutes mes peines et mes incertitudes ! Maudite soit la funeste crédulité de mon amour.

laura, bas, à Silvia.

Entends-tu ? il avoue qu’il l’a aimée. Que puis-je attendre encore ?

silvia, bas, à Laura.

Où allez-vous, madame ?

laura, de même.

Je ne sais. — Ah ! Silvia ! en quel trouble je suis ! — Je vais l’écouter de plus près.

don félix, appelant.

Un flambeau donc ! vive Dieu ! un flambeau !

herrera, du dehors.

On y va !

marcela, à part.

Que deviendrai-je alors ?

don félix.

Vous ne dites rien ? — Mais non, vous êtes convaincue et n’avez rien à dire… — Le flambeau !

Don Félix lâche la main de Marcela, elle s’éloigne. Laura s’approche et se place entre Marcela et don Félix.
marcela, à part.

Oh ! si je pouvais trouver la porte, je serais sauvée !

don félix, saisissant Laura par la main.

Arrêtez ! ne fuyez pas !… D’ailleurs vous n’avez pas besoin de fuir ; toute la vengeance que je veux, c’est que vous sachiez que je suis instruit.

laura, à part.

Il me prend pour l’autre. Taisons-nous jusqu’à ce qu’on apporte de la lumière ; il verra alors que c’est moi.

marcela, à part.

Enfin, malgré mon trouble, j’ai trouvé la porte de mon appartement ; qu’il me serve de refuge !

silvia, bas, à Marcela.

Êtes-vous Laura ?

marcela, bas, à Silvia.

Non, je suis Marcela. Mais toi, tu es Silvia ?

silvia, de même

Oui, madame. Qu’est-ce ceci ?

marcela, de même.

Mille accidens fâcheux… Viens, je te les dirai. Viens vite, Silvia, et fermons cette porte.

Elles sortent et ferment la porte sur elles.


Entre HERRERA d’un autre côté avec un flambeau.
herrera.

Voici le flambeau.

don félix.

Bien. Va-t’en, et veille au-dehors.

Herrera sort ; don Félix va fermer la porte derrière lui.
laura, à part.

Il sera bien surpris quand il me verra.

don félix, revenant.

Eh bien ! Laura, vous voyez devant vous le seul homme qui jamais ait veillé sur le rendez-vous de son rival.

laura, à part.

Il n’est pas plus embarrassé à ma vue que s’il était innocent.

don félix.

Oui, je suis le seul au monde qui ait amené un autre galant vers sa dame. — Mes paroles vous offensent, n’est-ce pas ?

laura.

La défaite n’est pas mauvaise… vous jouez votre rôle dans la perfection, comme un homme habitué à feindre. Convaincu par ma présence que vous m’avez prise pour une autre amenée ici par vous, vous continuez avec moi hardiment les plaintes que vous aviez entamées avec elle.

don félix.

C’est un peu fort, madame !… Il ne manquait plus que cela !… Comment ! vous prétendriez me faire accroire que je parlais avec une autre femme tout à l’heure, moi ?

laura.

Oui, don Félix ; parce qu’il en est ainsi.

don félix.

Où est donc alors cette femme avec laquelle je parlais ?

laura.

Si une maison à deux portes est difficile à garder, une chambre à deux portes ne l’est pas moins.

don félix.

Que voulez-vous dire par là ?

laura.

Qu’elle est sortie.

don félix.

Qui donc ?

laura.

L’autre femme.

don félix.

Pour Dieu ! Laura, éloignez-vous, laissez-moi. Vous me feriez perdre la raison. — Quoi ! je ne vous ai pas conduite ici ?… Votre père n’était pas dehors ?… et Lisardo… Je ne puis achever.

laura.

Vous vous trompez, don Félix. J’ai passé la nuit ici, cachée dans la chambre de votre sœur, dans le but de vous épier. Elle, pendant ce temps…

don félix.

Il faut que cela s’éclaircisse. (Appelant.) Marcela ! ma sœur !

marcela, à part.

Il importe de feindre. (Haut.) Que me voulez-vous ?


Entre MARCELA.
don félix.

Dites-moi ; Laura a-t-elle passé cette nuit avec vous ?

marcela.

Si Laura a passé la nuit avec moi ?… Mais non… Je devais aller demain chez elle ; mais qu’elle dût venir ici, il n’en a pas été question.

laura, à Marcela.

Eh quoi !… je ne suis pas venue vous voir cette après-dînée, et il n’a pas été convenu entre nous que je m’établirais ici à votre place, et que vous…

marcela.

Je ne me rappelle rien de tout cela.

don félix.

Vous voyez, Laura, le mauvais succès de votre ruse. Aussi, comment voulez-vous persuader que ma sœur ait passé la nuit avec vous, lorsqu’elle était bien tranquille dans sa chambre ?

laura.

C’est bien mal à vous, Marcela, de mentir de la sorte.

marcela, bas, à Laura.

Il faut d’abord songer a soi.

laura.

Eh bien ! puisque j’y suis forcée, puisqu’on m’accuse injustement, je dirai la vérité. Écoutez-moi, don Félix.

On frappe en dehors.
silvia.

On frappe à la porte !

lisardo, du dehors.

Ouvrez, don Félix !

don félix.

Vous n’avez pas besoin de parler, Laura ; voici votre galant !

laura, à part.

Mon cœur renaît à l’espérance !

marcela, à part.

Que ne puis-je avertir Lisardo !


Entre LISARDO.
lisardo.

J’ai tardé un peu, don Félix, afin de m’assurer qu’on ne me suivait pas. — Où avez-vous mis cette dame ?

don félix.

Elle est ici devant vous. Mais avant qu’elle vous soit rendue par moi, vous m’arracherez l’âme !

lisardo.

Je n’aurais pas cru, jusqu’à cette heure, qu’un noble cavalier s’avisât de trahir son ami, en ayant l’air de lui prêter secours — Je vous demande de nouveau la dame que je vous ai confiée.

don félix, montrant Laura.

N’est-ce pas celle-ci ?

lisardo.

Non.

don félix, à part.

Quelle audace !

lisardo.

Pourquoi supposer cela, don Félix ? Expliquez-vous clairement.

laura.

C’est moi qui vais vous tirer d’embarras. (Montrant Marcela.) Dites, Lisardo, n’est-ce point là celle que vous cherchez ?

lisardo.

Oui, c’est elle ! — Pourquoi la dérobez-vous à mes yeux ?

marcela, à part.

Ah ! malheureuse !

laura, à don Félix.

Vous voyez si elle était dans sa chambre bien tranquille… — Il faut d’abord songer à soi, Marcela.

marcela, à part.

Jésus ! Jésus !

don félix.

Quelle honte pour moi !… Ce poignard me délivrera d’une indigne sœur.

marcela.

Défendez-moi, Lisardo.

lisardo, se mettant devant Marcela.

Oui, je défendrai la sœur de don Félix contre son frère même.

don félix.

C’est donc sur vous que je me vengerai.

lisardo.

Vous savez qui je suis, et si je peux abandonner une femme qui est en péril et que j’aime.

don félix.

Vous savez également qui je suis, et si je puis permettre de s’occuper d’elle à quelqu’un qui ne serait pas son époux.

lisardo.

Si c’est là votre condition, me voici prêt à vous satisfaire.


Entre FABIO, suivi de ses gens.
fabio.

C’est ici la maison ; entrez !

don félix.

Qui vous amené ?

fabio.

L’honneur, don Félix !

calabazas, à part.

Quelle jolie danse se prépare !

fabio.

Où est un certain Lisardo, votre ami ?

lisardo.

C’est moi, qui ne crains pas de me montrer à personne à visage découvert.

calabazas, à part.

Il ne craint pas de montrer le visage ; mais il montre aussi le dos quelquefois.

fabio.

Ah ! traître !

lisardo.

Modérez-vous, seigneur.

fabio.

Avancez !

don félix.

Un moment, seigneur Fabio ; votre colère vous abuse. C’est moi qui, en votre absence, ai gardé ici votre fille comme celui qui veut être son époux.

fabio.

Je n’ai plus rien à dire, si Laura se marie avec vous.

don félix.

Afin que vous n’en doutiez pas, seigneur, — voici ma main, Laura. — Et puisque c’est parce que votre maison et la mienne ont deux portes que sont arrivées toutes ces aventures, ici finit la comédie de la maison à deux portes.


fin de la maison à deux portes
  1. Calabaza, en espagnol, signifie citrouille, et, au figuré, une tête sans cervelle.
  2. Il y a en Espagne deux villes de ce nom, l’une dans la province de Tolède, l’autre dans la province du Grenade. Il s’agit ici de la première.
  3. Le mot perseguir, poursuivre, signifie aussi en espagnol persécuter
  4. Cupido somos yo y tù.
    — Como ? — Io el pido y tu el cu.
    — No me esta bien el partido.

    Il y a ici une plaisanterie qu’il est impossible de traduire. Nous craignons fort, malgré nos précautions, de l’avoir rendue grossièrement ; et elle a en espagnol beaucoup de grâce, par cela même peut-être qu’elle n’a pas de sens précis. Cependant, à la rigueur, el pido signifie la demande.

  5. Calderon a composé sous ce titre, la Dame-Revenant (la Dama Duende) une charmante comédie qui a été imitée en français par Hauteroche. Il est possible qu’il ait voulu y faire allusion dans ce passage.
  6. On sait que le Prado est l’une des promenades de Madrid les plus à la mode. Quant au Parc, nous pensons que c’était, du temps de Calderon, une promenade qui n’existe plus aujourd’hui, ou à laquelle on aura donné un autre nom.
  7. Calderon ne manque jamais l’occasion de rappeler d’une manière flatteuse le nom de Cervantes.
  8. Comme il n’est pas possible que don Félix entre par la porte de la chambre où Lisardo était caché, ni par la porte de l’appartement où Fabio et Laura viennent d’entrer, il faut nécessairement qu’il entre par une troisième porte, par où sont sortis Lisardo et Celia ; il faut, de plus, qu’il n’entre qu’un moment après leur sortie, parce que, sans cela, il les aurait rencontrés. Cette faute contre la loi du théâtre, qui ne veut pas que la scène reste vide, se retrouve fréquemment dans les dramatistes français qui appartiennent à la première moitié du dix-septième siècle, dans excepter le grand Corneille.
  9. Mi mal, mi muerte, mi ofensa,
    Que me quieres ! — Que te quiero ?
    Te quiero no mas…

    Il y a ici un jeu de mots sur le mot querer, qui signifie en même temps, en espagnol, aimer et vouloir. La double signification de ce verbe a inspiré au poête Villegas le dénouement d’une petite pièce de vers pleine de charme que connaissent toutes les personnes qui se sont occupées de littérature espagnole. Le poète raconte qu’il a vu un oiseau se plaindre de ce qu’un laboureur avait dérobé le nid où l’oiseau avait laissé sa compagne. Il suivait le laboureur en voltigeant de branche en branche, et il semblait lui dire :

    « Dame, rustico fiero,
    Mi dulce compania. »
    I que le respondia
    El rustico : « No quiero. »

    « Rends-moi, homme cruel, ma compagne chérie. » Et cet homme lui répondait : « Je ne veux pas (ou je n’aime pas). »

  10. La danse des Matassins, en espagnol Matachines, était une danse bouffonne exécutée par des acteurs grotesquement masqués. Le Matassin, ou Mattaccino, appartient à la farce italienne comme Trivelin et Scaramouche. Nous ne connaissons pas de comédie espagnole où ce personnage joue un rôle. Molière a mis une danse de Matassins dans le ballet de M. de Pourceaugnac, et même ce sont eux que le poète a charges d’exécuter sur le héros de sa pièce cette ordonnance dont exécution était alors confiée aux garçons apothicaires.
  11. On comprend que ceci n’est qu’une plaisanterie de Calabazas. Quand il dit : Nous partons pour l’Irlande, c’est comme s’il disait : Nous partons pour la Cochinchine. Cependant il est juste de rappeler que les relations commerciales entre l’ancienne Irlande et l’ancienne Espagne sont le fait le mieux prouvé de l’histoire irlandaise. À l’époque où Calderon écrivait, il restait aux deux pays la sympathie religieuse.
  12. Si es Catalina de Acosta
    Que anda buscando su estatua ?

    Il devait y atoir en Espagne quelque légende populaire bien terrible sur cette Catalina d’Acosta, qui sans doute avait fait un pacte avec le diable ; nous regrettons de ne savoir sur elle que ce que Calderon nous en apprend. Cette tradition serait, selon nous, de la fin du seizième siècle ou du commencement du dix-septièmee. Nous oserions affirmer qu’il n’est point parlé de Catalina d’Acosta dans aucun des recueils de romances espagnoles (romanceros) publiés vers le milieu du seizième.

  13. Ces mots sont la traduction du proverbe espagnol : Fuego de Dios en el querer bien, textuellement cité par Calderon.
  14. La mer d’Antigola est un lac d’une assez médiocre étendue, à une demi-lieue d’Aranjuez, sur la route d’Ocaña.
  15. Comme l’action de la pièce se passe sous le règne de Philippe IV, il suit de là que la reine dont il est question ici est la reine Élisabeth, fille de Henri IV, femme très-aimable, dit-on, et qui fut adorée des Espagnols.
  16. Calabazas joue ici sur son nom, dont nous avons dit plus haut la double signification.
  17. Es alguna dueña. Dueña ou duègne s’emploie habituellement pour désigner une gouvernante ou une veille fille : mais quelquefois aussi ce mot signifie une femme de mauvaise vie ; ce que les Latins appelaient meretrix.
  18. Nous serions fort trompé si, dans ce passage, Calderon ne faisait pas allusion à une nouvelle que Cervantes a inséré dans le Don Quichotte, et qui a pour titre : le Curieux malavisé (el Curioso impertinente).
  19. Nous avons traduit mot à mot :

    Es un agravia casas
    Que no se puede sufrir