Maison rustique du XIXe siècle/éd. 1844/Livre 7
Livre Septième.
Abandonnée pendant long-temps à l’empire des circonstances et soumise à une routine empirique, l’agriculture, en France, a commencé seulement de nos jours à suivre une marche plus rationnelle et plus en harmonie avec les progrès des sciences et de la civilisation. Mais en améliorant ainsi les méthodes de culture et en portant la lumière dans diverses branches de l’industrie agricole, on n’a pas tardé à s’apercevoir que le perfectionnement des méthodes, et les applications les plus heureuses des faits découverts dans les sciences physiques on naturelles, n’étaient pas les seuls élémens d’un progrès certain et le gage d’un avenir prospère ; que, de plus, il était nécessaire de recueillir tous les faits généraux d’expérience qui se présentaient dans la pratique, de les coordonner, d’en déterminer les rapports, les limites, les conséquences et d’en former un corps de doctrines propres à éclairer la marche de l’agriculteur qui débute dans la carrière, à servir de flambeau à celui qui a vieilli dans l’exercice de cette industrie, et enfin a donner aux opérations de l’un et de l’autre une certitude de succès et une régularité dans la marche qu’elles n’avaient point présenté jusqu’alors. D’un autre côté, les progrès des sciences économiques ont aussi permis de faire d’heureuses applications de leurs théories à la production agricole, et c’est des faits généraux empruntés à l’expérience, des inductions qu’en a tirées le raisonnement et des applications qu’a fournies l’économie politique, qu’est résulté une nouvelle branche des sciences agricoles, qu’on a désignée sous le nom d’administration rurale, d’économie ou d’administration de l’agriculture.
Une administration rurale fondée sur les meilleurs principes est aujourd’hui la seule base solide de toute bonne agriculture. En vain vous adopteriez les systèmes de culture les plus vantes, en vain vous mettriez en pratique les procédés les plus accrédités et ceux qui ont donné les résultats les plus heureux, vous ne pourrez espérer un succès constant si les principes d’une administration sévère, méthodique et régulière ne servent à guider vos pas dans la carrière si fertile en revers que vous parcourez. C’est en effet la science de l’administration agricole qui nous enseigne à l’avance à ne pas compromettre notre fortune dans des entreprises hasardeuses, à connaître les avances de capitaux auxquelles il faudra nous résoudre suivant les besoins, à calculer nos ressources, évaluer les frais d’une opération, apprécier les bénéfices, vérifier les pertes et éviter les mécomptes. C’est elle encore qui nous apprend à raisonner et à conduire à bonne fin toutes nos opérations, à nous livrer avec confiance à des améliorations dont les avantages ou les chances sont prévues à l’avance, à nous assurer des bénéfices industriels à peu près certains, et enfin à nous rendre compte numériquement de toutes les opérations que nous entreprenons ou que nous nous proposons d’entreprendre dans l’exploitation d’un domaine rural quelconque.
Afin de faire mieux sentir l’utilité d’une bonne administration, ajoutons à ce que nous venons de dire quelques considérations générales qui rentrent dans ce sujet.
Pour exercer l’industrie agricole, il faut posséder des capitaux quelquefois considérables. Ces capitaux, qui servent à faire des avances à la production, ne peuvent, par suite de la nature même des opérations agricoles, être avancés et rentrer avec bénéfice plusieurs fois dans l’année, comme cela s’observe dans les industries manufacturières et commerciales ; il faut, la plupart du temps, attendre une année entière pour que le cercle complet de la production agricole ait été parcouru ; ce qui oblige, pour obtenir des profits égaux à ceux qu’on recueille dans les autres industries, à des avances plus fortes de capitaux et pose une limite assez resserrée aux bénéfices qu’on est en droit d’espérer ou d’attendre de l’industrie qui s’applique à la création des produits de l’agriculture.
Par suite du nombre considérable des producteurs, de l’approvisionnement constant et soutenu des marchés, de l’immense concurrence dans la production et le commerce des denrées agricoles, concurrence à laquelle les étrangers sont eux-mêmes appelés à participer sous certaines conditions, ces denrées ont en général un prix qui n’éprouve que de faibles variations, et qui, n’étant pas de beaucoup supérieur aux trais de production, ne laisse à l’agriculteur qu’un bénéfice peu considérable et qu’une prime peu élevée pour l’intérêt des capitaux qu’il avance et pour couvrir des chances souvent très désastreuses.
Quoique les diverses branches de l’économie rurale fassent chaque année quelques progrès et qu’on doive s’empresser d’accueillir et d’appliquer les perfectionnemens qui sont proposés et qu’on croit fondés sur des principes raisonnés et sur l’expérience, cependant l’introduction de nouveaux procédés dans un établissement rural exige tant de prudence, tant de temps consommé en essais et en tâtonnemens, et des avances de capitaux parfois si importantes qu’on a, la plupart du temps, de la peine à se déterminer, même avec un esprit éclairé et progressif, à les adopter ; ou bien que, faute de moyens, on est obligé de persévérer dans des méthodes ordinaires qui donnent moins de bénéfices et vous placent dans un état d’infériorité vis-à-vis les autres producteurs qui ont cédé à l’impulsion.
L’état d’imperfection des voies de communication, les charges fiscales, la pénurie des capitaux, le taux élevé de ceux qu’on veut emprunter, sont encore pour les agriculteurs les plus instruits et les plus actifs eux-mêmes, autant d’obstacles qui entravent leur industrie, accroissent leurs frais de production et restreignent encore leurs bénéfices.
La plupart des produits bruts de l’agriculture sont volumineux, lourds, encombrans, et ne peuvent, généralement parlant, par rapport à leur valeur vénale, supporter de gros frais de transport et être avec avantage envoyés au loin ; ce qui restreint le marché où on pourrait espérer de les placer, empêche de les vendre sur celui où on en retirerait un plus gros bénéfice, et diminue le nombre des consommateurs auxquels on pourrait les offrir.
La division du travail, qui accroît la puissance du producteur, diminue les frais de production et à laquelle l’industrie manufacturière et les arts doivent tant de merveilles, ne trouve guère d’applications que dans les grandes fermes et les exploitations étendues. Dans toutes les autres, c’est-à-dire dans la majeure partie de la France, l’exiguité des héritages ne permet pas que chaque travailleur soit constamment occupé d’un même genre d’ouvrage et empêche de profiter des avantages de cette division. Ajoutez à cela que l’agriculture se compose d’une variété infinie de travaux annuels, qui presque tous doivent être exécutés dans une saison opportune, qu’il faut un très petit nombre de travailleurs pour exploiter même un domaine d’une certaine étendue, enfin que des avances plus considérables de capitaux sont indispensables pour établir une division profitable du travail dans une opération quelconque, et on concevra que, dans les circonstances actuelles, l’agriculture, en Fiance, ne peut pas compter sur ce moyen puissant pour diminuer ses frais de production et accroître ses bénéfices.
Dans les conditions les plus ordinaires, un entrepreneur, quelque instruit, actif ou industrieux qu’il soit, ne peut guère diriger avec succès qu’une exploitation d’une grandeur médiocre ; les difficultés croissantes que présente l’entreprise à mesure qu’elle augmente d’étendue, la rareté des capitaux, la répugnance de ceux qui les possèdent à les confier à l’industrie agricole, le taux ruineux et beaucoup trop élevé de l’intérêt qu’on exige pour les prêter aux agriculteurs, tendent donc aussi à restreindre l’industrie de ceux-ci et à les forcer de se contenter des bénéfices qu’on peut recueillir sur un domaine resserré ; et tandis que le manufacturier et le commerçant, soutenus par un crédit presque illimité, ne connaissent souvent d’autres bornes à leurs travaux, à leurs spéculations et à leurs bénéfices, que l’étendue du marché qu’ils savent s’ouvrir, la rapidité de la consommation et la concurrence, l’agriculteur a non-seulement les mêmes limites comme marchand de denrées agricoles, mais de plus il a devant lui les obstacles insurmontables que présentent les bornes du fonds qu’il peut exploiter avantageusement et la pénurie des capitaux.
Ainsi tout concourt, dans l’industrie agricole, d’un côté à réduire le taux des bénéfices, et de l’autre à resserrer ceux-ci dans d’étroites limites, et tout prescrit, tout fait une loi impérieuse à ceux qui se livrent à l’exercice de cette industrie, de rechercher, dans une appréciation rigoureuse de toutes les circonstances qui influent sur la production, dans la comparaison numérique des avantages que présente tel ou tel procédé, tel ou tel système, dans des tableaux et des comptes exacts de tous les moyens mis en œuvre pour parvenir à un résultat quelconque, en un mot, dans une administration habile, régulière et méthodique, les chances de succès et les bénéfices auxquels a droit tout homme actif, comme récompense de ses travaux et de son industrie.
Dans l’exposé sommaire que nous allons mettre sous les yeux du lecteur des principes de l’administration rurale, nous avons pensé que le premier devoir de celui qui voulait se consacrer à la production agricole était de jeter un coup d’œil sur lui-même, et d’examiner s’il réunit les conditions auxquelles doit satisfaire tout entrepreneur de ce genre d’industrie. Dans le cas affirmatif, son deuxième devoir est de se livrer à la recherche, puis de procéder à l’acquisition ou location du domaine qu’il doit exploiter. Lue fois en possession de ce fonds, c’est à lui à l’organiser dans toutes ses parties d’après les principes qu’enseigne la science. Enfin, le fonds étant organisé, il ne restera plus qu’à imprimer à l’administration la direction que l’entrepreneur jugera la plus convenable et la plus conforme à ses intérêts.
Ces quatre phases distinctes de l’administration rurale feront le sujet d’autant de titres séparés dans le présent livre ; mais, avant d’entrer en matière, nous éprouvons le besoin de consigner ici une observation générale, que nous prions de ne jamais perdre de vue dans tout le cours de ce livre, parce qu’elle s’applique en quelque sorte à tous les sujets que nous aurons à traiter, et qu’elle nous évitera le soin d’entrer dans des détails minutieux ou des répétitions inutiles ou fastidieuses.
La production agricole est un problème immense, susceptible d’une variété infinie de combinaisons et de solutions, et dans lequel il entre un nombre considérable d’élémens non-seulement divers entre eux, mais variables eux-mêmes suivant une foule de circonstances accidentelles, imprévues, et souvent très difficiles à discerner et à apprécier. Ainsi, ce qui est vrai pour un pays ne l’est pas parfois pour un autre ; ce qui paraît bon et avantageux dans un canton pourrait être préjudiciable dans un canton voisin ; ce qu’on pourrait entreprendre avec profit dans une ferme serait désastreux dans un domaine quelquefois voisin ; ce qui a réussi une année peut échouer dans toutes les autres, et enfin ce qui a été avantageux dans un temps peut cesser de l’être sous l’empire des circonstances. Dans cet état de choses, on doit aisément comprendre qu’il nous a été impossible de tenir compte des influences infiniment variables qui affectent à un degré plus ou moins éminent le phénomène de la production agricole, tant sous le rapport des lois de la nature que sous celui des moyens mécaniques et économiques qui sont soumis à la volonté de l’homme, et qu’on se tromperait si on regardait comme absolus les principes que nous allons exposer. Ce que nous avons dû tenter dans une matière aussi compliquée, c’est d’établir des données moyennes et générales qui puissent servir de jalons au milieu des routes innombrables qu’offre l’agriculture dans un état avancé, en laissant aux agriculteurs à démêler suivant les localités, les circonstances, les temps, la sagacité ou la capacité des individus, ce qui peut être le plus profitable pour eux, et en leur indiquant toutefois comment ils doivent s’y prendre pour apprécier les avantages, les inconvéniens et les obstacles qui se présentent, ou comment ils peuvent s’éclairer dans leur marche ou se rendre compte des succès et des revers dans toute la série de leurs opérations.