Maladies de l’esprit/02

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Maladies de l’esprit
Revue des Deux Mondes, période initialetome 18 (p. 287-316).
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MALADIES DE L'ESPRIT.




DES IDIOTS ET DES TRAVAUX RECENS SUR L'IDIOTIE.




I. Mémoires sur le sauvage de l’Areyron, par Itard.

II. Traité du Crétinisme, Par Fodéré.
III. Essai sur l’Idiotie, par le docteur Belhomme ; 1824-1845.
IV. De l’Idiotie chez les enfans, par M. Félix Voisin ; 1845.

V. Traitement moral et éducation des idiots, par M. Édouard Séguin, 1847.


I. – DU SORT DES IDIOTS DANS LES TEMPS ANCIENS. – TRAVAUX MODERNES SUR L'IDIOTIE.

La médecine philosophique a fait, depuis un demi-siècle, des progrès remarquables ; en Angleterre, Willis et Chrichton ; en France, Pinel, Itard, Esquirol, ont assuré sa marche, agrandi et renouvelé son domaine. Les travaux de Gall ont ouvert la voie à l’anatomie morale, en traçant sur le cerveau une nouvelle physiologie de la pensée ; MM. Serres, Flourens, Leuret, Lelut, Foville, qui ont contredit ou continué les recherches du savant allemand, ont rappelé l’attention sur le siège de l’ame et sur les écarts du système nerveux. La médecine des maladies mentales compte aujourd’hui à sa tête des hommes supérieurs ; le problème du traitement de la folie a été posé sur des bases psychologiques, et on a vu surgir une réforme médicale qui se poursuit. Chaque jour, la science s’affermit dans cette direction féconde, et rarement les esprits se sont portés avec plus d’ardeur vers l’étude des phénomènes humains ; rarement aussi les graves questions que soulèvent les maladies de l’intelligence ont été l’objet de discussions à la fois plus vives et plus approfondies.

Déjà nous avons en occasion de signaler cette tendance philosophique de la médecine moderne[1]. L’hallucination, cette forme extraordinaire des maladies de l’esprit, a été dans ces derniers temps étudiée sous ses aspects les plus divers. En cherchant à préciser les résultats qui avaient sur ce point couronné les efforts de la science, nous avons dû remonter aux causes de la maladie, en indiquer les formes. Nous avons montré l’esprit abusé par de fausses sensations, et courant, à la suite de cette erreur, vers les abîmes où la raison s’éteint. Il y a une autre maladie, ou, pour mieux dire, une infirmité de l’esprit qui excite aujourd’hui l’intérêt des savans et des penseurs : c’est l’idiotisme. Ici plus de désordres du principe intellectuel chez l’homme, mais l’atonie, mais la mort. Un tel engourdissement des facultés devait surtout préoccuper les observateurs moralistes : c’est dans l’état de privation qu’on peut le mieux étudier, par la nature même des contrastes, le mystère profond de l’intelligence humaine.

Supposez-vous tout à coup transporté au milieu d’une troupe d’êtres sans nom, dont les uns vous fuient avec les signes d’une folle terreur, dont les autres vous poursuivent avec une pétulance ridicule, tandis que la plupart s’affaissent tristement sous la chape de plomb de leur nullité morale ; à ces cris sauvages, à ces regards fixes, vous vous croiriez parmi des bêtes humaines : vous êtes dans une réunion d’idiots. Exposé indifféremment à toutes les intempéries des saisons, l’idiot ne sait pas réagir sur le monde extérieur : pauvre cerveau passif, pauvre jouet, il reçoit, si l’on n’y prend garde, le contact, que dis-je ? l’insulte de tout ce qui l’entoure. Incapable de se défendre contre les élémens, privé de destination sur le globe, simple apparence, simple chose, impuissant à choisir avec discernement entre le bien et le mal, il agit sans conscience, sans liberté : la loi humaine passe à côté de lui sans l’atteindre.

Tel est l’état de l’idiot avant que l’éducation entreprenne de le régénérer. Le tableau de ces difformités morales devait éloigner pour long-temps les regards de la bienfaisance. L’antiquité se souciait peu des êtres incomplets que la nature avait mis pour ainsi dire hors de la loi humaine ; elle ne leur reconnaissait même pas le droit de vivre. Les enfans infirmes passaient du sein de leur mère dans les ténèbres de l’éternelle nuit ; leur naissance était une calamité publique dont on se hâtait d’ensevelir la trace en les jetant au fond du Nil ou de l’Eurotas. Chez les Juifs, les enfans mal nés paraissent avoir été conservés dans les familles. On expliquait l’idiotisme comme la folie, par une cause surnaturelle : la superstition voyait des possédés du démon dans ces pauvres êtres dont toutes les facultés morales et intellectuelles semblaient enchaînées par une main invisible. L’Évangile nous présente un cas d’idiotisme, compliqué d’épilepsie, en la personne de cet enfant qui tombait tantôt dans l’eau et tantôt dans le feu.

Il appartenait au christianisme d’améliorer dans le monde la condition des faibles. Or, les idiots sont les faibles par excellence ; ils ont besoin de s’appuyer moralement sur tous ceux qui les entourent. On a dit des animaux : Quelqu’un a pensé pour eux. Il n’en est pas toujours de même des idiots : la nature n’a souvent rien prévu à leur égard. C’est donc aux hommes doués d’intelligence et de cœur qu’elle a commis la charge de veiller sur ces êtres incapables. La religion chrétienne n’eut point recours aux lumières de la science pour résoudre le problème de l’idiotisme ; elle fit pour les faibles d’intelligence ce qu’elle avait fait pour toutes les misères humaines : elle imagina de les couvrir du bonheur de la vie future. Profitant du mystère qui réside au fond de cette infirmité si peu connue, elle jeta en quelque sorte sur l’idiot le voile de la prédestination, pour le mettre à l’abri des dégoûts, du délaissement et de l’insulte. Le moyen-âge prit à la lettre ces mots du maître : Heureux les pauvres d’esprit ! C’était une faveur de la Providence, une bénédiction du ciel que d’avoir dans sa famille un de ces êtres innocens qui retournaient à Dieu sans avoir connu le fruit amer de la science ; on leur donna même en France un nom vulgaire[2] qui honorait leur situation morale en la rapprochant de cette simplicité à laquelle l’Évangile promet le bonheur. Erreur sacrée que celle qui protège la forme humaine jusque dans ses dégradations les plus profondes ! Comme toutes les erreurs, même utiles et respectables, le préjugé tutélaire qui distinguait l’idiot des autres hommes, en lui assurant le paradis, devait néanmoins disparaître du monde. Il s’attachait à ce préjugé une idée humiliante pour l’être qu’on déclarait ainsi incapable de conscience. C’est une des grandeurs de l’homme que de pouvoir encourir les effets de la colère divine. Le péché suppose le libre arbitre, le discernement du bien et du mal, toutes choses qui appartiennent à l’homme seul, et qui l’élèvent au-dessus de toute la nature. Aux yeux mêmes de la foi, le damné est grand, car il a dressé sa volonté contre celle du Créateur. La justice divine, comme la loi humaine, ne frappe que ceux dans lesquels elle reconnaît les traits et le caractère de l’homme ; elle ne fait pas aux autres l’honneur de les punir. On voit donc que les idées religieuses sauvaient l’idiot, mais ne le relevaient pas. Les pauvres d’esprit continuaient à passer devant la société comme des êtres sans caractère, auxquels le péché originel n’avait pas même été transmis, et qui, dans leur innocence, faisaient pitié aux hommes et à Dieu.

Le déclin des croyances devait effacer les traces de la protection que la charité chrétienne avait du moins étendue sur ces infirmes de l’intelligence ; les idiots auraient été une seconde fois délaissés, si la science ne fût venue à leur secours. La superstition est quelquefois plus humaine que le scepticisme. Quand se déchira le voile sous lequel les idées religieuses avaient enveloppé l’idiotisme, les misères physiques et morales de ce triste état reparurent dans toute leur nudité. Là où d’autres siècles avaient vu les signes d’une prédestination mystérieuse, la société moderne ne vit plus qu’un honteux abaissement. Souvent des familles poussèrent l’insensibilité jusqu’à se débarrasser d’enfans idiots en les jetant à l’entrée d’un bois ; ces enfans, abandonnés aux seules forces de l’instinct, prenaient les mœurs des bêtes errantes au milieu desquelles ils vivaient. Les annales du XVIe, du XVIIe et du XVIIIe siècle contiennent l’histoire de plusieurs de ces sauvages, qui, surpris dans une des forêts du royaume, excitaient vivement la curiosité publique. Les asiles et les hospices s’ouvraient bien, il est vraie pour les recevoir, car le christianisme avait gravé dans la conscience des peuples le respect de la vie, même sous les formes les plus incomplètes et les plus dégradées ; mais, confinés avec les plus vils animaux, les idiots piétinaient tout le jour sur une dalle immonde. On leur jetait la nourriture comme à des êtres privés de raison et de sentiment ; enterrés vivans, ils achevaient de perdre dans l’isolement et l’ennui les derniers vestiges d’entendement humain que la nature leur avait laissés. Morts avant d’être nés à l’intelligence, ils trouvaient dans la réclusion de l’hospice un avant-goût amer de la sépulture.

La médecine morale pouvait seule changer la condition de ces pauvres infirmes en les relevant de leurs ténèbres et de leur avilissement. Il fallait qu’un savant, un médecin, essayât de rétablir dans l’idiot, être incomplet, défiguré, sans nom, la ressemblance de l’homme et l’image de la Divinité. Ce savant se rencontra ; ce fat le docteur Itard.

On était au commencement du XIXe siècle : la philosophie, d’accord avec la science, renversait de toutes parts les barrières derrière lesquelles l’opinion isolait autrefois les inégalités humaines. Enfant de la révolution, dont il partageait les idées fortes et généreuses, Itard avait assisté aux grands travaux de Pinel, de l’abbé Sicard et d’Haüy. Il avait vu des infirmités cruelles, regardées long-temps comme incurables, s’effacer, dans certains cas, sous l’influence du traitement moral ou sous la main de l’éducation. L’idiot seul devait-il demeurer sans consolateur et sans guide au milieu du mouvement de la science qui amenait les sourds à l’entendement et les aveugles à la lumière ? Cette question flottait peut-être dans l’esprit d’Itard, quand une circonstance se présenta, qui lui fournit les moyens d’éclairer ses doutes. Un enfant de onze à douze ans avait été entrevu, depuis quelques années, dans les bois de la Caune. Entièrement nu, faisant sa nourriture des glands et des racines qu’il ramassait, cet enfant menait la vie d’un sauvage. Vers la fin de l’an VII, rencontré par des chasseurs, qui le saisirent au moment où il grimpait sur un arbre pour se soustraire à leur poursuite, il fut conduit dans un hameau du voisinage et confié à la garde d’une veuve. Au bout d’une semaine, le sauvage s’évada et gagna les montagnes, où il reprit sa vie errante. Un jour, il entra de son propre mouvement dans une maison habitée du canton de Saint-Sernin ; transféré alors d’hospice en hospice, il fut amené à Paris. Sa réputation l’avait devancé, et, dans les premiers temps, les visiteurs affluèrent. La littérature du XVIIIe siècle avait mis les sauvages à la mode. Les beaux esprits et les femmes comptaient sur un prodige ; au lieu de cela, que vit-on ? Un enfant malpropre, maussade, farouche, mordant et égratignant ceux qui le contrariaient. Pinel visita le prétendu sauvage : il établit entre l’état de ce malheureux et celui des idiots de Bicêtre des rapprochemens incontestables. L’intérêt des gens du monde se retira de jour en jour, et notre infortuné expia bientôt par un délaissement absolu le crime d’avoir trompé la curiosité publique. C’est dans un aussi triste état qu’Itard, médecin de l’institution des Sourds-Muets, rencontra cet enfant à l’établissement de la rue Saint-Jacques, où on l’avait confiné ; c’est alors qu’il entreprit de le rendre par l’éducation à la vie de la société.

La médecine commençait à entrer dans des voies philosophiques ; c’était à elle qu’il convenait de tracer un cadre d’études pour cet enfant singulier que la nature et le hasard des circonstances semblaient avoir mis en dehors de toutes les lois communes. Itard, homme de grand sens, comprit en effet qu’il ne pouvait appliquer à l’éducation de son élève les systèmes ordinaires de l’enseignement des écoles. Une méthode était à créer ; il la créa. On n’assiste pas sans un intérêt profond à la lutte que le courageux Itard engagea avec des résistances physiques et morales regardées avant lui comme insurmontables. Il faut moins chercher dans les Mémoires sur le sauvage de l’Aveyron, l’histoire d’une éducation exceptionnelle qu’un exposé fidèle des ressources et des moyens applicables à toute une classe d’êtres déshérités ; Itard jetait les fondemens d’une méthode pour l’éducation des idiots, au moment où il ne croyait travailler que sur une organisation rebelle et ingrate. Ce qu’il porta de patience et de génie dans cette tâche obscure est vraiment merveilleux ; les artifices qu’il dut inventer à chaque obstacle nouveau lui ont été empruntés dans ces derniers temps avec plus ou moins de bonheur, mais ils n’ont jamais été dépassés. Rien n’a manqué à l’expérience du docteur Itard que le succès.

Attacher le sauvage de l’Aveyron à la vie sociale, réveiller chez lui la sensibilité nerveuse, étendre la sphère de ses idées, le conduire à l’usage de la parole, tel est en peu de mots le programme qu’Itard s’était tracé. Le premier, le plus grave des obstacles que rencontrait ce programme était l’indifférence complète de l’élève pour tout ce qui dépassait l’étroite sphère des besoins physiques. A force de douceur et de patience, Itard parvint à lui inspirer quelque goût pour les jouissances factices de la civilisation. Le maître fit ensuite l’éducation de chaque sens. Cet homme, qui vivait comme aveugle et sourd au milieu des autres hommes, apprit à voir, à écouter, à distinguer les odeurs et les diverses impressions du toucher. D’insensible qu’il était aux tendres affections de l’ame, il devint de jour en jour plus caressant, plus attaché à son maître. Où les efforts d’Itard échouèrent presque absolument, ce fut dans l’enseignement de la parole. Le docteur parvint cependant à donner à son élève une idée de la valeur conventionnelle des signes écrits. Avec quelle peine de telles notions se gravèrent une à une dans le cerveau de ce malheureux, c’est ce qu’il est facile d’imaginer. Itard croyait-il avoir communiqué, par exemple, au sauvage l’idée générale du mot livre, il se trouvait que celui-ci n’en faisait l’application qu’à un seul volume de couverture rose, qui était dans sa chambre. Tout livre qui n’était pas celui qu’il avait dans sa chambre n’était pas un livre pour l’idiot. Il fallut alors créer chez lui l’art des rapprochemens. Au milieu de ces obstacles multipliés, Itard était quelquefois tout près de regretter tant de soins inutiles et douloureux. Avec quel serrement de cœur on suit la marche du maître à travers les angoisses de cette instruction lente et difficile ! Comme on partage ses découragemens amers, au moment où, après plusieurs mois d’exercice, croyant avoir saisi par les cheveux l’intelligence de son élève, il la sentait passer comme une ombre à côté des leçons les plus simples et méconnaître la valeur mille fois répétée des signes usuels ! Ces espérances déçues, cette trame de Pénélope qui se défaisait sans cesse sous ses doigts, rien ne rebuta la patience stoïque du docteur. Nouvel alchimiste, il avait entrepris de faire un homme au moral et de remanier les conditions primitives de la vie. Accuser ici de l’insuffisance des résultats, avec quelques auteurs modernes, la philosophie du dernier siècle, c’est méconnaître le véritable nœud de la difficulté : Itard a fait pour le sauvage de l’Aveyron tout ce que l’art pouvait faire, et si, après avoir modifié notablement l’état intellectuel et physique de cet être bizarre, il s’arrêta, c’est que la nature lui a manqué. On comprend toutefois que cette belle tentative, aboutissant à un résultat incomplet, ne put déterminer une révolution immédiate dans le traitement des idiots ; c’était un germe qui avait besoin d’être fécondé par d’autres expériences avant d’éclore. Le principe du moins sur lequel devait s’établir une éducation méthodique des idiots était jeté : l’étude des caractères physiologiques doit tracer la direction de l’enseignement dans tous les cas exceptionnel où l’insuffisance des aptitudes intellectuelles rend impossible l’emploi des méthodes ordinaires.

A la même époque, un autre médecin justement célèbre, un enfant de la Savoie, Fodéré, tournait ses recherches vers les crétins qui occupent les vallées étroites enclavées dans la chaîne des Alpes. Le crétinisme est un mal pour ainsi dire géographique, lié à l’action des causes extérieures, comme l’humidité ou la pesanteur de l’atmosphère ; il se reproduit par l’hérédité dans tous les pays de montagnes où il a fait quelques premières victimes. Dans son important Traité du crétinisme, Fodéré avait surtout en vue d’établir l’influence des climats sur l’entendement humain. Quoique son travail portât sur les circonstances locales qui maintiennent et communiquent le germe du crétinisme, l’habile observateur laissait entrevoir la possibilité d’une éducation pour les crétins. Il ne doutait pas qui on ne parvint à les rendre utiles, et même à améliorer leur condition, en les appliquant aux travaux des champs ou de l’industrie rurale. L’attention, un instant soulevée par les écrits d’Itard et de Fodéré, ne se soutint pas : de 1802 à 1824, nous rencontrons une lacune dans les travaux relatifs à l’idiotisme. Pinel et Esquirol, qui ont tant fait pour le sort des aliénés, négligèrent le traitement des idiots ; leur imposante autorité ne fit même que confirmer l’anathème médical qui pesait sur ces excommuniés de naissance. C’est pourtant de la Salpêtrière, où pratiquait alors M. Esquirol, que partirent de nouveau quelques étincelles de sollicitude en faveur de ces pauvres infirmes. Un jeune médecin, M. Belhomme, fit paraître dans un mémoire sur l’idiotie les observations qu’il avait recueillies à cet hospice. L’auteur affichait des prétentions modestes : croyant qu’on pouvait bien traiter, mais non guérir, une infirmité congéniale, il se bornait à proposer quelques moyens pour améliorer le sort des idiots, en développant chez eux le peu de facultés qu’ils ont reçu de la nature. Les voies qu’il indique pour atteindre ce résultat sont l’habitude et l’imitation. M. Belhomme décrivait en outre quelques cas particuliers d’idiotie, suivis d’un classement et de recherches cadavériques. A l’époque où il parut, ce mémoire avait du moins le mérite de rappeler l’attention sur les idiots, depuis si long-temps délaissés dans nos hospices.

Il faut arriver à 1831 pour découvrir les traces d’une instruction pratique donnée aux idiots dans l’un de nos établissemens charitables M. Falret, chargé à la Salpêtrière d’un service d’idiotes, d’imbéciles et d’aliénées chroniques, réunissait à ses frais quatre-vingts élèves dans une école commune, où une institutrice leur donnait ses soins. Les résultats ne furent pas les mêmes pour tous les degrés de l’idiotie ; le traitement mis en usage eut principalement de l’action sur les imbéciles, c’est-à-dire sur celles qui avaient retenu quelques traits de l’humanité. M. Falret avait surtout en vue de les rendre utiles à elles-mêmes et à l’hospice. Presque toutes apprirent, quoique inégalement, à lire, à écrire et à coudre. Elles se distribuaient entre elles d’autres ouvrages de service. L’éducation morale et religieuse ne fut pas négligée : elles assistaient à l’office et s’y faisaient même remarquer par une tenue décente ; parmi ces idiotes presque régénérées, quelques-unes parurent assez éclairées à l’aumônier de la maison pour qu’il les admît à la sainte table. Leurs camarades que l’éducation avait rendues affectueuses, les voyaient faire leur première communion avec des larmes d’attendrissement et témoignaient le désir d’être jugées dignes du même honneur. Le souvenir du docteur Falret ne se reporte pas sans émotion à ces premières années de son service : des succès moins éclatans que solides couronnèrent alors une tentative toute silencieuse et demeurée long-temps dans l’oubli. L’état physique et moral, des imbéciles s’améliora sensiblement sous ce nouveau régime ; leur intelligence, jusque-là stérile, s’ouvrit pour recevoir les germes de l’instruction élémentaire, en même temps que leurs doigts se formaient aux travaux d’aiguille. La méthode suivie sous la direction du docteur Falret ne différait de la méthode employée à l’égard des enfans ordinaires que par une intensité plus grande de moyens appropriés à la faiblesse d’esprit de ces élèves exceptionnels. Il savait mettre dans le commandement une sévérité que tempérait à propos la bienveillance, fixer vivement ses leçons dans la mémoire des élèves inattentives, exiger d’elles la répétition constante des mêmes actes. Cette méthode si simple a été louée dernièrement, dans un rapport à l’administration des hospices, par un homme qui s’y connaît, M. Lélut. L’art d’élever les idiots et les imbéciles n’est pas, comme on a voulu le faire croire depuis, un art occulte. Si les essais du docteur Falret en faveur de la rédemption morale des infirmes ont, malgré les résultats obtenus, trouvé dans ce temps-là peu de retentissement, c’est une raison de plus pour leur restituer ici le rang qui leur appartient. Le premier dans un service de filles idiotes, il entreprit de briser le sceau de la bête sur le front de ces êtres disgraciés par la nature. Depuis la tentative bizarre et isolée du docteur Itard, depuis les écrits trop peu remarqués de M. Belhomme, c’était un nouveau pas que faisait la médecine des idiots.

Vers le même temps (1828 à 1832), l’hospice de Bicêtre était le théâtre de réformes et de tentatives où se révélait une tendance analogue à celle qui animait M. Falret. M. Ferrus, médecin en chef, sépara les idiots des maniaques, dont ils subissaient, dans l’intérieur de son service, le voisinage odieux et les emportemens. Après avoir obtenu pour eux un dortoir et quelques soins, il les réunit durant la journée aux groupes de travailleurs qui cultivaient la terre. Secondé par un infirmier intelligent, il fit même sur une douzaine d’enfans idiots quelques essais d’éducation qui modifièrent plus ou moins leur infirmité. Marchant sur les traces de M. Ferrus, M. Félix Voisin, aujourd’hui médecin en chef d’une division des aliénés de Bicêtre, proclamait dès 1830 que l’idiotie n’est point incurable à tous les degrés. M. Voisin était amené à cette conviction par la phrénologie et par l’étude pratique des maladies nerveuses : il établit parmi les idiots, ou, pour adopter son expression, parmi les êtres imparfaits, des divisions fondées sur le système de Spürzheim, qui distribue les facultés humaines en trois groupes isolés : les pouvoirs instinctifs, moraux et intellectuels. Agrandissant par ce nouveau point de vue le cadre ordinaire de l’idiotie, il admit des altérations partielles dans les instincts, dans les sentimens ou dans l’intelligence ; tel se montre idiot, c’est-à-dire incomplet, vis-à-vis du calcul ou du dessin, qui ne le serait pas vis-à-vis d’un autre ordre de connaissances. Le traitement venait se calquer sur cette idée physiologique : il consistait à choisir dans l’entendement des enfans regardés comme incurables les surfaces les moins lésées pour les mettre en rapport avec le monde extérieur et avec la société. Passant de la théorie à l’application, M. Voisin créa en 1834 un institut ortophrénique pour le redressement des caractères et des intelligences déviés. Cet établissement devait recevoir, au nombre de ses élèves, outre des idiots proprement dits, tous les enfans qui sortent de la ligne moyenne, et qui, par des excentricités quelconques, se placent au-dessus ou au-dessous des proportions ordinaires de l’humanité. Le fondateur avait été saisi de cette idée, que certains sujets, largement doués par la nature, tournent, faute de direction, leur puissance contre l’ordre général de la société, et deviennent quelquefois, sous l’empire des circonstances, des êtres dangereux. Il espérait qu’en tenant acte, dans le jeune âge, de leurs facultés et de leurs sentimens, en faisant, pour ainsi dire, le tour de ces organisations faibles ou excessives, l’éducation arriverait à les assurer contre elles-mêmes et contre les influences extérieures. Les bases morales de cet établissement furent dénoncées comme dangereuses et subversives dans un mémoire adressé à l’Académie des Sciences. L’auteur de ce mémoire, lu le 7 février 1835, était, qui le croirait ? M. Népomucène Lemercier. Esprit droit, mais ombrageux, ce poète distingué n’aimait pas à voir la médecine physiologique intervenir dans le perfectionnement de l’espèce humaine. Il craignait surtout qu’elle ne déposât dans l’éducation un levain de matérialisme. M. Voisin répondit à cette attaque imprévue ; reconnaissant toutefois que l’opinion n’était pas encore mûre pour son œuvre naissante, il se contenta d’organiser un service et une école d’enfans idiots dans l’hospice de la rue de Sèvres.

C’est là seulement qu’on peut aujourd’hui chercher des résultats. Le 1er octobre 1841, le conseil général des hospices adjoignit au docteur Voisin, pour instruire les jeunes idiots de l’hospice des Incurables, un homme actif et remuant, M. Édouard Séguin. Ce nouveau maître se pénétra des précédens travaux qui formaient, comme nous venons de le voir, la chaîne de la tradition scientifique. A Itard il emprunta l’idée d’une éducation des sens, à M. Esquirol la nature des observations qu’il convient de faire sur les malades de l’intelligence, à M. Leuret les grandes et sévères leçons du traitement moral. Il y ajouta un esprit inventif dans les moyens et une volonté tenace. Les premiers essais qu’il tenta sur les idiots de l’hospice des Incurables firent assez bien augurer de ses talens et de sa méthode. Il réussit, après cinq ou six mois, à régler leurs mouvemens, à créer ou à développer chez quelques-uns l’articulation de la parole, à leur donner des notions, bien bornées sans doute, de la couleur, du nombre et de l’écriture. Soustraits aux malignes influences de l’oisiveté et de la solitude, ces enfans consacrèrent à quelques travaux manuels les heures qu’ils passaient loin de la classe. S’ils n’étaient pas encore utiles, ils avaient du moins le désir de l’être. Leur caractère moral se perfectionna ; ils devinrent plus soumis, plus affectueux. Cette expérience n’ajouta aucun résultat nouveau à ceux qu’avait déjà recueillis la science ; mais elle donna aux médecins plus de confiance vis-à-vis des redoutables obstacles qu’il s’agissait de vaincre. On dut reconnaître que l’idiotisme ne présentait pas cette immobilité dans le néant dont on l’avait cru frappé. Si les élèves de l’hospice des Incurables avaient fait quelques progrès grace à une éducation de courte durée, il était raisonnable d’espérer de plus grands résultats dans l’avenir.

En 1842, le conseil général des hospices, cédant aux instances éclairées des deux médecins en chef de Bicêtre, MM. Voisin et Leuret, qui réclamaient depuis long-temps le bienfait d’une éducation particulière au nom d’une classe de malades presque oubliée jusque-là dans cet établissement public, autorisa la fondation d’une école pour les jeunes idiots. A raison de ses heureux précédens, M. Édouard Séguin y fut installé avec le titre d’instituteur. Je visitai cette école en 1843. Ma première impression fut alors toute favorable à M. Séguin et à sa méthode. Les leçons auxquelles j’assistai me parurent ingénieusement conduites. Je vis les enfans se livrer avec assez d’ardeur à des exercices gymnastiques, répéter sous le commandement de leur maître des mouvemens et des gestes qui développaient chez eux l’instinct imitateur, assembler des lettres de plomb pour former ou épeler des mots, dire le nom de quelques figures géométriques, mesurer à l’œil les longueurs sur des morceaux de bois, tracer eux-mêmes des lignes au crayon sur le tableau. L’embarras ne consistait pour l’observateur que dans les moyens de contrôle. Quel était le degré d’idiotie de ces différens élèves ? Une connaissance personnelle de leur état avant toute éducation aurait pu seule prononcer sur la portée du succès obtenu par M. Séguin. Le doute, un doute bienveillant planait donc malgré moi non sur la méthode, mais sur les heureux résultats que l’instituteur mettait pour ainsi dire en spectacle En effet, pour peu que l’on décomposât, par des recherches attentives, la population infirme confiée aux soins de M. Séguin, on pouvait se convaincre que les idiots y étaient confondus avec des épileptiques et de jeunes aliénés.

Les trois infirmités que je viens de nommer, et qu’on s’étonnera peut-être de trouver réunies sous une seule discipline, ne présentaient pas toutes les mêmes obstacles à l’action de l’instituteur. Les attaques d’épilepsie laissent dans l’esprit de leurs victimes un obscurcissement passager ; à mesure que la crise s’éloigne, les facultés intellectuelles reparaissent à peu près intactes. Les enfans aliénés trouvent bien dans l’objet de leur délire une distraction aux influences de l’enseignement ordinaire ; mais, sauf un petit nombre de cas, leur entendement est plutôt troublé qu’anéanti. Restent les enfans idiots, arriérés ou imbéciles, que la méthode de M. Séguin devait surtout atteindre, pour sortir victorieuse de l’épreuve. L’Académie des Sciences morales, qui va au-devant de toutes les idées utiles, voulut juger par elle-même de la nature des faits et des résultats obtenus ; elle nomma pour cette mission deux hommes dont le caractère honorable et les lumières défient toute critique : c’étaient MM. Charles de Rémusat et Villermé. N’étant pas d’humeur à laisser surprendre leur approbation, les deux commissaires durent exiger quelques renseignemens précis sur l’état antérieur des malheureux enfans qu’instruisait M. Séguin. De tels élèves ne pouvaient en quelque sorte être comparés qu’à eux-mêmes ; il était indispensable de connaître exactement leur point de départ pour apprécier les effets de la méthode. Des documens exacts n’ayant pu être fournis, le travail de M. Charles de Rémusat fut ajourné. M. Séguin dut se contenter alors d’un rapport de M. Pariset à l’Académie de Médecine, rapport favorable, il est vrai, mais qui ne va pas assez au fond des choses. Au milieu de ces retards, motivés par une défiance bien légitime, l’école passa sous la direction d’un autre instituteur, M. Valée.

Les témoignages d’hommes graves, tout-à-fait désintéressés dans la question, ne sont pas, je dois le dire, entièrement favorables à M. Séguin. Il paraît que, sur une population mêlée, l’instituteur avait fait choix des enfans moins maltraités dans leur intelligence. Ses soins cultivaient surtout les élèves dont les progrès, tracés d’avance par la nature, pouvaient le plus sûrement éveiller chez les visiteurs une admiration confiante. Son enseignement descendit peu, du moins à Bicêtre[3], vers les régions extrêmes de l’idiotie, ou, dans tous les cas, ce fut sans beaucoup de succès. A Dieu ne plaise que je refuse cependant une valeur réelle aux courageux efforts de M. Séguin ! Auteur depuis 1842 de différens écrits qu’il vient de réunir et de compléter tout dernièrement en un corps d’ouvrage, il a su indiquer un système d’éducation assez heureusement applicable aux défauts et aux infirmités de naissance. Pourquoi faut-il qu’un ton sec, tranchant, hargneux, froisse et déconcerte à chaque page de son livre la sympathie qui commençait à naître ? Heureusement pour M. Séguin, ses travaux valent mieux que la forme dont il les a revêtus, et, si les résultats obtenus par lui restent quelque peu au-dessous de ses promesses, du moins ne sont-ils plus de ceux qu’on passe sous silence.

Pour ne rien négliger de ce qui peut servir à préciser l’état actuel de la science vis-à-vis des idiots, et pour rendre strictement à chacun selon ses œuvres, il faut encore mentionner les beaux travaux de M. le docteur Foville sur les déformations du crâne et sur les altérations intérieures du siège de nos facultés. Éclairés maintenant sur ce que la médecine a fait pour préparer le traitement de l’idiotie, entrons dans l’étude des phénomènes de cette mystérieuse infirmité. Au seuil de cet enfer moral, où la nature intelligente perd tout à coup ses attributs, il faut que l’homme s’arme d’un certain courage et se couvre en quelque sorte d’une charité plus grande que tous les abaissemens, s’il ne veut point rougir devant son image dégradée.


II. – IDEE DE L'IDIOTIE. – CARACTERES PHYSIOLOGIQUES DE L'IDIOT.

Il y a entre l’idiotie et les maladies purement physiques une limite nettement tracée par la nature. En voyant la fraîcheur attristante et la constitution robuste de quelques jeunes imbéciles, il nous est arrivé plus d’une fois de comparer tacitement leur état de santé extérieure à la vieillesse maladive de certains grands hommes, le cardinal de Richelieu par exemple, dont le demi-cadavre dictait encore des lois à l’univers. Tant que le cerveau est sain, l’être intelligent peut bien souffrir, mais il ne descend pas. L’idiotie se rapproche-t-elle davantage des maladies mentales proprement dites ? Comme les fous, ces intelligences blessées, ont été souvent confondus dans nos hospices avec les imbéciles, il n’est pas inutile de noter, en passant, les traits qui les séparent. Si l’on peut définir l’aliéné par ces mots de Dante : Che han perduto il ben del intelletto (des hommes qui ont perdu le bien de l’intelligence), on peut définir l’idiot : un être qui n’a jamais rien perdu, car il n’a jamais rien possédé. La seule forme d’aliénation mentale à laquelle on puisse comparer l’idiotie, c’est la démence. Toutefois la démence, ce dernier terme du délire qui présente souvent au premier abord la morne figure de l’hébétement, entraîne l’abolition des actes de l’entendement humain, tandis que l’idiotie en est la privation native. Chez l’homme abaissé par la démence, les idées ne sont pas toutes éteintes : quelques pâles éclairs viennent de temps en temps sillonner ce triste tombeau de la raison, tandis que chez l’idiot il fait nuit moralement, toujours nuit.

Il existe une première division de l’idiotie, fondée sur une simple différence de temps : cette infirmité est tantôt antérieure et tantôt postérieure à la naissance. Dans le premier cas, selon M. Séguin, c’est l’idiotie proprement dite ; dans le second, l’imbécillité.

Une réunion d’enfans idiots et imbéciles présente un triste assemblage de difformités physiques et morales. Cette infirmité mère traîne à sa suite un hideux cortége de maux, toutes les misères de l’esprit, du cœur et de l’organisation. Pour mettre de l’ordre dans un tel désordre, il nous faut ramener l’idiotie à un plan général et trouver une loi de la nature au milieu de ce renversement de toutes les lois. Faute d’une telle vite d’ensemble, la classification de l’idiotie ne présente encore que ténèbres. Nous croyons que, pour arriver désormais à des résultats précis, il faut établir une série de rapprochemens entre les divers degrés de cette infirmité et d’autres états analogues. Il se passe moralement, dans les cas d’idiotie, ce qui a lieu dans les cas si nombreux de monstruosité, où la nature se reporte fatalement en arrière et revient, pour ainsi dire, sur ses traces. Ce ne sont plus ici seulement les formes organiques, ce sont encore toutes les manifestations de l’être qui se trouvent ramenées chez l’homme vers des conditions étrangères à son espèce. Rechercher, dans tous les faits d’idiotie, la cause de cette marche rétrograde du principe fécondant serait une entreprise inaccessible à l’état actuel de nos connaissances. La nature se plaît, dans toute la série animale, à ces mouvemens rétrospectifs, dont l’intention nous échappe, mais qui ont pour résultat constant de faire redescendre la force créatrice vers les étages inférieurs de la vie. Cette loi des formations incomplètes, qu’il faut admettre sans chercher à la discuter, est la seule qui rende raison, selon nous, des phénomènes si étranges et si mystérieux de l’idiotie. A quelque degré et sous quelque face que nous le prenions, l’idiot est un être arrêté, une ébauche d’homme. La conséquence nécessaire de son imperfection est de le rabaisser au-dessous du rang qu’il devrait tenir dans la création ou dans la société, et, en effet, il n’y a guère de cas d’idiotie qui échappe, par l’ensemble de ses caractères, à l’un de ces trois termes de comparaison : l’état d’enfance, — les diverses classes du règne animal, — les degrés inférieurs de l’échelle des races humaines.

Le retour d’un individu de la race blanche vers les conditions physiques et morales des races inférieures constitue le premier degré de l’idiotie, ou, en d’autres termes, l’imbécillité. On n’a jamais vu un Mongol avoir les mêmes idées, les mêmes traces de dispositions natives, qu’un Français ou un Italien. En descendant l’échelle des populations qui couvrent la surface de la terre, on arriverait ainsi à reconnaître que l’infériorité de certaines races constitue vis-à-vis de l’état plus élevé de certaines autres des idioties relatives. Les imbéciles se montrent, sous ce nouveau point de vue, des êtres auxquels le germe de la civilisation au milieu de laquelle ils sont nés n’a point été transmis.

Les rapports qui unissent chez nous les infirmes aux hommes des races dégradées sont innombrables : nous en choisirons seulement quelques-uns. Le retour aux races noires ou basanées se manifeste quelquefois jusque dans le ton de la peau ; les crétins, les imbéciles, l’ont assez souvent dure, olivâtre, ou même tout-à-fait brune. La main, revêtue d’une enveloppe rugueuse et inégale, ne donne, comme chez les nègres, qu’un toucher imparfait. Les cheveux, ordinairement courts, noirs et crépus, les rapprochent encore de la race éthiopique ; d’autres fois, ils sont fins et rares, comme ceux des Malais. Le front comprimé, le nez aplati à sa racine, les lèvres épaisses, les yeux fuyans et relevés aux coins, les mâchoires avancées, autant de caractères qui dessinent les types dégradés de l’espèce humaine, et qui peuvent également servir à tracer la physionomie générale de l’imbécillité. Une autre circonstance vient compléter le rapprochement : à mesure que l’on s’éloigne de la race caucasique, on voit la tête se renfoncer dans les épaules, les jambes et les bras s’étendre ; on arrive ainsi jusqu’aux singes, dans lesquels la disproportion du cou et des extrémités tactiles est poussée jusqu’à ses dernières limites. Les crétins ont de même le cou volumineux et court ; les imbéciles, surtout les rachitiques, ont généralement les bras très longs ; le coude, qui, dans la race caucasique, correspond au niveau du bassin, descend chez eux, comme chez les nègres, beaucoup plus bas. L’histoire nous a conservé, dans la personne d’Artaxercès, dont l’extrémité des mains atteignait le genou, l’exemple d’un de ces retours à l’animalité, si fréquens dans les races anciennes de l’Asie.

La sensibilité est très obtuse chez les crétins et les imbéciles ; ils ne craignent ni le froid, ni le chaud, ni les tortures auxquelles nul autre ne résisterait. Le sauvage de l’Aveyron errait durant les froids les plus rigoureux de l’hiver, revécu d’une chemise en lambeaux. On a trouvé de ces malheureux qui, mutilés par les rats, n’avaient pas la conscience de la douleur et ne semblaient nullement s’émouvoir de leur triste état. Une telle indifférence physique établit un nouveau point de contact entre l’imbécile et les hommes des races inférieures. La délicatesse nerveuse croît dans le genre humain avec le développement de l’intelligence et du bien-être. La nature proportionne, au contraire, le degré d’insensibilité des êtres à leur abaissement, à leur incapacité de réagir sur les fléaux du monde extérieur. Les horribles traitemens qu’endure la race noire, presque sur toute la terre, seraient insupportable aux habitans de nos pays civilisés. A la paresse des sensations se lie, dans les races dégradées, un état habituel de langueur, un éloignement presque invincible pour le travail. On connaît l’humeur apathique des noirs et des indigènes du Nouveau-Monde. C’est pour remédier à cette indolence naturelle que les sauvages, comme nos imbéciles, recherchent quelquefois par instinct l’excitation des liqueurs fortes. Le besoin secret qu’ils éprouvent de tirer d’une opiniâtre léthargie l’organe du goût aiguillonne encore chez eux le fatal penchant à l’ivrognerie. À cette insensibilité générale se rattache en outre, chez les femmes, l’accouchement facile, presque exempt de douleurs. Les femmes botocudes se délivrent elles-mêmes sur le bord d’un ruisseau ; après s’être baignées, elles vont rejoindre leur tribu, et reprennent aussitôt les travaux du ménage. Les filles imbéciles qui entrent à la Salpêtrière dans un état de grossesse accouchent de même sans travail et, pour ainsi dire, sans s "apercevoir d’aucune souffrance.

La nature se montre, chez les imbéciles comme chez les sauvages, dans une complète indépendance : les instincts, délivrés du joug de la volonté comme de la raison, exercent une autorité souveraine ; la puberté est ardente et précoce. On a reçu plus d’une fois à la Salpêtrière des jeunes filles, privées d’intelligence, dont les familles se débarrassaient, ne pouvant plus les surveiller : ces malheureuses poursuivaient indistinctement tous les hommes. Le gonflement du ventre, ce signe caractéristique des races arriérées, se rencontre très ordinairement chez les imbéciles et les crétins ; aussi la plupart d’entre eux vivent-ils sous la dépendance de leur organe digestif ; on remarque chez ces pauvres êtres une voracité vraiment bestiale. Dans chacune des quatre grandes races primitives, il existe un tempérament particulier qui ramène à soi toutes les manifestations intellectuelles ou morales des hommes d’une même couleur. Cette influence énorme du tempérament propre à chaque race, qui se montre prépondérante chez le sauvage et que le croisement atténue dans les sociétés civilisées, se reproduit chez l’imbécile avec toute l’énergie d’une cause indépendante. Lymphatique, il sera doux, triste, larmoyant ; sanguin, il se montrera au contraire violent, irritable ; bilieux, il manifestera de l’inquiétude, de l’entêtement, de l’affection et des instincts colériques ; la prédominance des systèmes nerveux et musculaire entraînera chez lui le besoin de mouvement, d’activité, d’agitation. Un des écarts les plus singuliers du système nerveux chez les idiots est un balancement du corps qui va d’avant en arrière ou de droite à gauche. Je me suis souvent arrêté à regarder, dans les dortoirs de nos hospices, les enfans qui exécutaient, sans s’inquiéter de ma présence, ce mouvement mécanique. J’avais vu autrefois l’orang-outang de la ménagerie se livrer au même exercice. Niebuhr a observé que, dans tout l’Orient, les enfans se balancent continuellement au milieu de leurs salles d’étude ; il paraît que les Juifs agitent de même leur tête en chantant dans les synagogues. Ce ne sont pas seulement les gestes, ce sont les accens mêmes de l’idiot qui rappellent les familles arriérées de l’espèce humaine. L’idiot qui ne parle pas laisse échapper par momens des sons gutturaux et uniformes qui ont quelques rapports avec les articulations de certaines langues éthiopiques. Ces rapprochemens suffisent à démontrer qu’il existe une relation entre les faits qui déterminent, dans la nature, l’imbécillité de naissance et ceux qui établissent des infériorités de développement dans les différens groupes de l’espèce humaine.

L’imbécillité étant considérée, dans la race blanche ou caucasique, comme un affaiblissement de la civilisation, on se demande ce que ce premier degré de l’idiotie doit être chez les races dégradées. Les voyageurs nous ont transmis peu de faits remarquables sur l’état des êtres disgraciés chez les peuples sauvages ou barbares. De tels idiots doivent en effet peu trancher sur le reste de la population. Les exceptions en plus ou en moins augmentent chez l’homme avec le progrès des races. L’idiotie est une infirmité propre au roi de la création : elle ne se retrouve pas chez les animaux. Par la même raison, plus le niveau de la société s’abaisse avec les dégradations de la race, moins doivent être apparentes, dans l’espèce humaine, les inégalités particulières de l’intelligence. Quelques observations, recueillies par un savant distingué, nous portent à croire que la nature maintient néanmoins, dans les rares faits d’imbécillité chez les races inférieures, la curieuse loi de persistance des types qu’elle développe en grand dans la série animale. Des cas d’anomalie ou de monstruosité n’élèvent jamais un être au-dessus de son espèce ou de sa race, elles le font constamment descendre d’un degré vers les espèces ou les races inférieures. Si donc l’imbécillité existe chez quelques hommes sauvages, elle doit se rapprocher, par les formes, du second degré de l’idiotie, de celui que nous allons précisément décrire.

Nous avons vu les caractères des races inférieures reparaître chez l’imbécile ; c’est encore trop : nous allons rencontrer chez le véritable idiot de plus tristes ressemblances ; l’homme va devenir le fantôme de la bête. C’est ici que la marche rétrograde de la nature se montre dans toute sa sombre énergie. On remarquera cependant qu’il n’existe point dans l’idiotie, non plus que dans le règne animal, une série linéaire de déformations : les caractères de l’homme ne s’abaissent pas tous à la fois ; nous retrouvons chez les sujets les plus abrutis quelques facultés intactes et des fonctions respectées, tandis que d’autres ressorts de la vie sont entièrement ramenés chez eux aux conditions de l’animalité : d’où il résulte qu’on ne peut prendre aucun organe, pas même le cerveau, comme terme de comparaison, pour mesurer le degré d’abaissement de chaque idiot. Toute anomalie chez ces êtres dégradés n’en a pas moins son analogue dans une des couches de la série animale. Il y a des idiots qu’on touche, qu’on pince même sans qu’ils s’en aperçoivent ; cette insensibilité tactile est un retour aux pachydermes. Le retard dans la seconde dentition, si ordinaire chez les enfans arriérés, correspond à l’état fixe des animaux qui gardent leurs dents toute la vie. M. le docteur Foville m’a montré, dans un bocal, la main d’une idiote qu’il faisait macérer ; ce n’était pas, à vrai dire, une main, mais une patte. Les phalanges des doigts, réduites à l’état rudimentaire, étaient pour ainsi dire soudées entre elles : on retrouvait, dans l’adhérence commencée des diverses pièces de la main, les premières traces de ce travail d’emboîtement dont le sabot du cheval nous offre, dans le règne animal, le terme extrême. Les déformations de la main suivent d’assez près sur l’échelle de l’idiotie, ainsi que dans la série des êtres, les déformations du crâne : la main est liée au cerveau comme l’action à l’intelligence. Chez quelques idiots très abaissés, les sens se trouvent plongés dans un état d’inertie qui les ramène vers les conditions du mollusque : incapables de mouvement, ils ne peuvent ni étendre la main pour saisir leur nourriture, ni témoigner leurs besoins. De tels êtres, morts à l’intelligence, aux sentimens, aux impressions du dehors, ne vivent, comme l’huître, que par des appétits obscurs. Cette existence végétative marque, dans la série de l’idiotisme comme dans celle des êtres créés, le degré inférieur de la vie ; c’est le passage de la plante à l’animalité.

De tels rapports avec le règne animal ne se bornent point à quelques traits fugitifs de l’organisme ; ils constituent chez l’idiot une manière d’être. Entraîné vers les mœurs des êtres dégradés dont il reproduit les caractères, il tend à s’assortir avec leur condition, si basse qu’elle soit. On voyait autrefois à Bicêtre des idiots se ruer, comme l’enfant prodigue au milieu des porcs et leur disputer d’immondes débris. Boerhaave en cite un qui avait vécu en Hollande parmi des troupeaux de chèvres sauvages dont il avait contracté les habitudes, les inclinations, et dont il imitait le chevrotement. D’autres ont été trouvés parmi les ours, parmi les loups, ayant perdu même les caractères extérieurs de l’homme, et faisant entendre de sourds grognemens[4]. Le penchant qui porte les enfans idiots, dans nos hospices, à imiter divers cris d’animaux, comme le chant du coq, le bêlement de la brebis, le hurlement du chacal, est connu depuis long-temps ; j’ai entendu dans le dortoir de Bicêtre un enfant qui poussait de son lit les accens aigres et funèbres de la chouette. Une idiote de la Salpêtrière, âgée de onze ans, se rapprochait non-seulement de la brebis par le bêlement, mais par les formes de sa tête, par ses mœurs douces, par sa nourriture végétale, enfin par le tégument soyeux et noirâtre qui couvrait son corps d’une sorte de toison. On retrouve chez les idiots jusqu’aux raffinemens d’instinct qui caractérisent certaines classes du règne animal. Le flair est quelquefois aussi actif chez un petit nombre d’enfans dégradés que chez le jeune chien. On en voit qui, comme la pie, ont un penchant prononcé à cacher des débris de faïence, de verre et d’autres objets dérobés. L’idiot qui retourne aux instincts, aux inclinations et quelquefois aux formes de l’animal, marque d’autant mieux dans son abrutissement l’intervalle qui sépare chaque temps de la création. Par ces formations rétrospectives, la nature semble avoir en vue de mesurer, comme par des bornes milliaires, les espaces et les haltes de la route qu’elle parcourt pour arriver de l’animal à l’homme.

L’idiotisme reproduit enfin d’une manière stable les états successifs de l’homme avant la naissance ou pendant la première enfance : c’est la troisième série de ses phénomènes. L’action nerveuse, qui est chez nous comme l’élément matériel des idées, avorte ici dans son germe, et avec elle le mouvement, la sensibilité, la vie morale ; nous n’avons plus chez de tels êtres, venus à terme, que des embryons permanens de l’intelligence humaine. Les avortemens du principe de nos idées atteignent l’idiot plus ou moins bas sur l’échelle des développemens de la vie intra-utérine. Au dernier degré, nous retrouvons chez lui l’immobilité, l’insensibilité du germe au début de ses évolutions, moins un homme formé, en un mot, qu’une matière d’homme. L’idiotisme parcourt ensuite tous les temps de l’embryogénie, et en reproduit moralement les caractères. Les élémens de l’intelligence sont divisés, fractionnés chez l’idiot, comme les élémens de la vie dans le foetus ; chaque fonction tend à s’individualiser ; chaque organe attire successivement à soi un excès d’activité. Le chaos des forces, la lutte des pouvoirs de l’organisation divisés les uns contre les autres, un moi multiple, tel est le point de départ de la nature dans la formation de l’homme et le point de retour de l’idiotie. M. Serres, auquel nous devons la découverte de ces belles lois qui président à la formation de nos organismes, a remarqué chez les monstres acéphales une face et des épaules énormes, unies à des rudimens de cerveau. Nous retrouvons dans l’idiotisme la concordance des mêmes phénomènes : la prédominance du système facial et des épaules sur le système encéphalique est d’autant plus caractérisée que nous prenons un cas d’idiotie plus inférieure. Le même observateur éminent a démontré sur l’embryon la dualité primitive des organismes ; il y a dans l’origine la moitié d’un homme à droite et la moitié d’un homme à gauche ; ces deux parties symétriques viennent plus tard se réunir sur la ligne médiane. S’il arrive que ce travail de conjonction des organes s’interrompe avant la naissance, nous aurons un cas de monstruosité physique. Certains phénomènes de l’idiotie rappellent au moral cette dualité embryonnaire des organismes. Un idiot âgé de quarante-huit ans, quand il entra dans l’établissement du docteur Belhomme, éprouvait le besoin des sensations paires : si on le touchait à un bras, il se faisait toucher au bras opposé ; si même il s’était fait mal à une jambe, il se frappait l’autre : un jour une bûche lui tomba sur le pied droit, il saisit la bûche et se la fit tomber sur le pied gauche. Il serait extrêmement curieux de savoir si cette dualité primitive des sensations existe chez l’enfant nouveau-né, et si elle s’efface, dans les cas ordinaires, par le progrès de la vie, tandis qu’elle persiste chez les êtres arrêtés. Nous avons rencontré nous-même, il y a deux mois, une fille de six ans imbécile, chez laquelle le regard se faisait en deux temps : les objets du monde extérieur envoyaient de la sorte à son cerveau une double image, confuse et troublée, qui l’empêchait de rien reconnaître. Les deux yeux agissant, si j’ose ainsi dire, séparément, il fallut d’incroyables efforts pour ramener chez elle les phénomènes de la vision à l’unité.

L’homme n’est point achevé quand il vient au monde ; le travail de formation continue après la naissance ; la nature fait alors passer l’enfant par une nouvelle série d’états transitoires. Dans toute une classe d’idiots, nous retrouvons les caractères de la première enfance. Des savans ont passé leur vie (et certes il en est de plus mal employées) à étudier les développemens d’un insecte ; n’a-t-on pas lieu de s’étonner qu’il ne se soit pas encore rencontré un philosophe pour observer à la loupe de l’intelligence les transformations du moral et du physique chez l’homme depuis sa naissance jusqu’à l’âge adulte ? Ces commencemens si précieux pour l’histoire de notre espèce et pour la philosophie naturelle ont été jusqu’ici négligés. La première ouverture de l’esprit, l’épanouissement moral du cœur, rendu visible sur la figure de l’enfant par un sourire, l’éclosion de la pensée qui s’essaie dans un bégaiement vague, toutes ces primeurs de l’intelligence et de la vie si intéressantes à recueillir n’ont d’autres témoins que des nourrices mercenaires ou des mères aveuglées par la tendresse. Le coup-d’œil de la science a manqué à des faits si délicats. Sans la connaissance exacte des évolutions du premier âge, on ne peut cependant fixer avec certitude à quelle phase de ces évolutions il faut placer le point d’arrêt de nos facultés, en d’autres termes, les débuts de l’idiotie. Les rapprochemens abondent entre l’état d’ignorance, de stupidité naturelle à l’homme qui vient de naître, et l’état des êtres engourdis que nous rencontrons dans nos hospices. L’homme arrive au monde sourd-muet, aveugle, perclus, privé de raison et de sentiment : les progrès de l’âge et de l’éducation consistent à le guérir de ces infirmités originelles : chez l’enfant arrêté, ces progrès avortent. L’estomac, quoique très exigeant, ne sait pas toujours se faire obéir par les membres auxiliaires : il y a des idiots qui mourraient de faim à côté d’une table chargée d’alimens. Un des caractères du premier âge est surtout visible dans la démarche de certains idiots : ces malheureux ne lèvent point les jambes en marchant ; comme les enfans de trois ou quatre ans, ils traînent sous eux leurs pieds et glissent lourdement. Cette marche pesante qui ne quitte point la terre coïncide avec l’abaissement de l’intelligence, dont elle est, dans tous les cas, un signe manifeste ; il y a là un retour vers les êtres qui rampent. Quelques philosophes ont placé le berceau du genre humain dans une forêt ; on peut dire que l’homme naît encore tous les jours au milieu des animaux. L’enfant ne doit en effet sa conservation qu’à des instincts puisés dans la nature inférieure : ce lien qui rapproche l’enfance de l’animalité devait aussi la rapprocher de l’idiotie, qui nous montre plus complète et plus hideuse la victoire de la bête sur l’homme. L’inégalité de volume entre la langue et le palais constitue chez les nouveau-nés un des obstacles à l’émission de la parole humaine. Les idiots, comme les enfans et comme certains animaux, marchent volontiers la langue pendante. Cette habitude tient en partie à ce que le volume de la langue reste plus considérable chez eux que chez les autres hommes. L’enfant a besoin de toute sa gentillesse pour nous faire oublier ces restes d’animalité : l’idiot, au contraire, chez lequel la grace du premier âge n’existe plus et qui conserve les mêmes traces d’imperfection native, n’est plus pour nous qu’un objet repoussant, un enfant vieux.

Nous avons vu se former dans les infirmités de l’esprit des couches successives de dégradation. L’être moral s’arrête tantôt sur les conditions de l’échelle animale ou embryologique, tantôt sur les degrés inférieurs des races humaines : dans les deux premiers cas, il y a idiotie ; dans le dernier, imbécillité. Ces trois ordres de faits n’en constituent, après tout, qu’un seul : c’est toujours la main de la nature qui se retire avant d’arriver chez l’homme à terminer son ouvrage. Rudimens de l’espèce, avortons de l’entendement humain, les idiots portent, sur une ou plusieurs facultés abolies, la flétrissure morale du coup qui les a frappés dans la série des développemens de l’intelligence. Quelques-uns des faits sur lesquels nous avons établi une division des caractères de l’idiotie existaient déjà dans la science, mais ils n’avaient point été raisonnés. Les affinités de l’idiotie avec l’état d’enfance et avec le règne animal avaient été indiquées en passant par MM. Esquirol, Belhomme, Séguin, par Pinel surtout. Nous croyons que de telles coïncidences physiologiques sont très importantes ; elles constituent les anneaux de cette grande chaîne de déformations par lesquelles la nature limite les degrés de l’entendement ou de l’instinct dans l’ensemble des êtres qui couvrent la surface du globe. L’idiotie n’est donc, dans son étrangeté, que la reproduction d’un fait universel, celui de l’abaissement intellectuel et moral des caractères de la vie, depuis l’homme de la race caucasique, qui tient la tête de l’échelle, jusqu’aux régions les plus basses et les plus muettes de l’animalité.


III. – DES CAUSES, DU SIEGE ET DES DEBUTS DE L'IDIOTIE. – DES IDIOTS AU POINT DE VUE LEGAL.

Il existe deux ordres de causes qui arrêtent chez l’homme le développement des facultés : les unes agissent avant la naissance, les autres suspendent chez l’enfant déjà formé les manifestations morales. De ces causes, les premières sont communes à l’idiotie et à l’imbécillité ; les secondes déterminent l’imbécillité seulement. Il résulte de là deux influences dominantes sur les infirmités de l’esprit. Nous allons d’abord rechercher les circonstances voisines de la conception qui peuvent altérer l’intégrité du germe.

Parmi les causes de l’idiotisme antérieures à la naissance, la médecine doit rechercher uniquement celles qu’il est possible de combattre. Les affections morales de la mère durant l’état de grossesse ne paraissent pas être étrangères aux avortemens de l’intelligence chez les nouveau-nés. Une frayeur mortelle, un bouleversement subit des idées, une grande peine de cœur, peuvent réagir par une sympathie mystérieuse sur l’embryon, et troubler dans ses organes l’ouvrage commencé de la nature. A Bicêtre, on a cru reconnaître dans ces derniers temps qu’une assez forte proportion d’enfans idiots ou imbéciles avaient été conçus dans l’ivresse ou dans l’orgie. L’imbécillité étant, comme nous l’avons démontré, un retour vers les premiers âges de la civilisation sur le globe, il faut tenir compte, pour l’expliquer, des circonstances qui précèdent la naissance et qui tendent à ramener l’homme vers la condition des races sauvages ou barbares, comme la misère, la promiscuité des sexes, la vue continuelle de scènes de destruction et de carnage. M. Séguin affirme avoir rencontré parmi ses élèves plus d’un imbécile qui était né au milieu d’une boucherie. On oublie trop souvent aussi qu’il faut à la nature des temps de repos. La loi des jachères existe dans le champ des développemens de l’humanité. Les anciens avaient fixé la durée de la lactation de deux à trois ans, pour donner à la puissance génitale chez la femme le temps de se réparer. Nous avons vu deux enfans idiotes dans la même famille qui étaient nées chacune à dix mois d’intervalle après deux fausses couches.

Une autre cause d’idiotisme ou d’imbécillité sur laquelle le moraliste doit fixer toute son attention, c’est l’oubli des lois physiologiques qui doivent présider à l’union des sexes. Il y a sur le globe des races qui sont faites pour s’unir, et d’autres qui, à raison même de leurs caractères homogènes, ne semblent pas faites pour se rechercher ; il en est de même de l’homme et de la femme. La nature, qui veut la force et le perfectionnement de l’espèce, ne ratifie pas toujours les motifs intéressés qui déterminent les familles dans le choix des alliances. La stérilité absolue, ou, qui pis est, la stérilité de l’esprit dans le fruit de la conception, est trop souvent la triste conséquence de ces unions imprudemment contractées. L’absence de croisement est quelquefois aussi funeste que l’union entre des races incompatibles. L’ancienne noblesse s’est affaiblie elle-même en contractant toujours ses alliances dans les mêmes maisons. Quand on enfreint cette loi, qui fait dépendre du mélange des races et des familles le renouvellement et le développement de l’humanité, il en résulte un appauvrissement de la force vitale qui réagit bientôt sur les facultés intellectuelles. La bourgeoisie doit profiter de l’exemple de l’ancienne noblesse, si elle ne veut pas voir avec le temps dépérir les germes de sa puissance ; le désir d’empêcher la division des grandes fortunes, comme autrefois celui de perpétuer l’éclat des titres, oppose maintenant au libre mélange du sang, dans la classe moyenne, des obstacles que la nature n’approuve pas, et dont elle se venge par l’abâtardissement de la race.

La plupart de ces causes antérieures à la naissance agissent pour produire l’idiotie sur l’organe de nos idées, sur le cerveau. Le docteur Gall avait rattaché l’idiotie à un état particulier d’étroitesse et d’évidement du crâne. Cette vue est exacte en ce qui regarde les idiots très abaissés. Gall eut seulement le tort d’en forcer les conséquences pratiques. Son habile contradicteur, M. Lélut, montra que le volume du cerveau n’est pas la seule condition du développement de l’intelligence. Il faut que les écarts soient portés à l’excès dans la forme et le volume de cet organe pour qu’on puisse, sur la simple vue de la boîte osseuse, conclure à l’idiotisme. Nous avons bien rencontré dans les hospices et ailleurs de ces malheureux qui portent sur la tête, comme dit le docteur Voisin, le stigmate de leur dégradation. Il en est d’autres, au contraire, chez lesquels, quoique le cerveau soit intérieurement malade, la forme extérieure du crâne n’est point visiblement altérée. S’ensuit-il que l’étude du cerveau et de ses enveloppes n’ait rien à nous apprendre sur cause des états pathologiques de l’intelligence ? Je ne le crois pas. L’erreur de quelques phrénologistes a été seulement de déclarer l’indépendance du cerveau : il y a ici plus d’une influence à démêler. Le cerveau est, sans aucun doute, le roi de l’organisation, mais c’est (qu’on nous passe le mot) un roi constitutionnel ; il rencontre dans les autres grands systèmes de la vie animale ou végétative des pouvoirs secondaires qui limitent ou modifient à chaque instant son autorité.

Après les causes antérieures à la naissance viennent les causes qui agissent sur l’enfant une fois né ; ces causes rentrent presque toutes dans l’éducation. Les mauvais traitemens, les privations de nourriture, les habitations malsaines et humides, deviennent assez souvent, dans les classes pauvres, des causes d’imbécillité. L’accouchement négligé ou confié aux mains inhabiles des sages-femmes, la mauvaise direction des premiers soins donnés à l’enfant qui vient de naître, peuvent également détériorer le germe, alors si tendre, de l’intelligence. Les défectuosités de la tête ne sont pas toujours l’ouvrage de la nature, quelques pratiques extérieures arrêtent, dans la première enfance, le développement du crâne ; au lieu des idioties formées dans le sein de la mère, nous avons alors quelquefois des idioties acquises. Les races barbares, qui tiennent presque toutes à perpétuer les caractères de leur infériorité, font subir aux nouveau-nés un aplatissement systématique du front. M. Foville a rencontré, dans plusieurs provinces de France, l’usage, sans doute fort ancien, de coiffures artificielles qui déforment l’organe de la pensée. Ce savant observateur rapporte la cause de ces altérations aux bandes fixées par les nourrices sur la circonférence de la tête des nouveau-nés, et dont l’effet lent est d’exercer autour de ces parties encore molles une constriction souvent ineffaçable. Les enfans frappés de semblables mutilations sont en général plus disposés que d’autres à l’aliénation mentale et à l’imbécillité[5]. Il ne faudrait pas néanmoins conclure de ces faits que l’imbécillité fût toujours la suite d’une compression mécanique de la tête : il existe dans l’organe même une force de renversement qui trouble et détruit, à un certain âge, surtout en l’absence d’une éducation bien appropriée à l’enfant, l’action plus ou moins libre de la pensée.

M. Serres nous paraît être celui qui a le mieux étudié les conditions organiques au milieu desquelles se forme cette idiotie tardive. Un enfant naît avec un éclat d’esprit et de mémoire qui fait bien espérer de son avenir ; il a du succès dans ses études ; à peine si un observateur très exercé distinguerait en lui le point noir, précurseur de l’orage qui doit traverser un peu plus tard ces heureux commencemens. Arrivé, à un certain âge, tout ce brillant des facultés s’éclipse, et l’adolescent tombe alors dans une sorte d’engourdissement moral. À l’époque où l’imbécillité se manifeste, non-seulement le crâne s’immobilise dans sa forme et dans son volume, mais encore, selon M. Serres, le front se déjette quelquefois en arrière. Ce fait extraordinaire n’est pas exclusivement lié à l’idiotie tardive ; on le rencontre dans les races abaissées. Les enfans du peuple américain, disent Ulloa et Zarate dans leurs écrits sur le Nouveau-Monde, donnent quelque lueur d’intelligence jusqu’à l’âge de seize ou dix-sept ans : ils apprennent dans cet intervalle à lire et à écrire, ils font même naître des espérances plus flatteuses ; mais, à la vingtième année, la stupidité se développe tout d’un coup : au lieu d’avancer, ils reculent et oublient tellement ce qui ils avaient appris, qu’on est contraint de renoncer à leur éducation. Cette invasion tardive de l’idiotie est accompagnée dans la race américaine, comme chez quelques individus de la race blanche, d’un mouvement de bascule (l’expression appartient à M. Serres), qui rejette tout le crâne en arrière et qui efface ainsi les caractères de la dignité humaine. Si nous descendons vers le règne animal, nous retrouvons encore la concordance des mêmes phénomènes moraux. Les singes naissent avec une somme à peu près égale d’instinct dans toutes les familles, mais les uns s’arrêtent après le premier âge et rétrogradent vers des conditions fixes de déchéance, tandis que les autres demeurent dans leur état de supériorité. On pourrait donc dire que les limites qui séparent les genres en histoire naturelle et qui constituent les divers degrés d’instincts se fixent par le mouvement de l’âge. L’imbécillité, considérée comme un degré inférieur dans la série des développemens de notre intelligence, rentre ainsi dans l’ordre général des choses : ce qui nous échappe, c’est la raison du fait. On se demande comment le doigt de Dieu s’étend tout à coup sur la tête de l’homme dans sa croissance, et la remplit d’ombre en lui disant : « Tu n’iras pas plus loin (non ibis amplius). »

L’étude des circonstances au milieu desquelles se forme l’imbécillité fait naître une question pratique : existe-t-il des moyens d’hygiène morale pour empêcher ce renversement du cerveau et des facultés intellectuelles ? Nous rentrons encore ici dans les influences de l’éducation. En appuyant l’esprit de l’adolescent sur des réalités, en cultivant chez lui des aptitudes solides, comme le jugement et la réflexion, on arriverait à lui créer des points de défense contre les attaques tardives de l’idiotie. L’éducation actuelle, loin d’opposer une barrière aux progrès soudains de l’imbécillité, les favorise au contraire par l’exercice immodéré qu’elle impose à la mémoire, à l’instinct d’imitation et à d’autres facultés plus brillantes. Telle jeune fille récite admirablement des fables, témoigne même une sorte de talent mécanique pour le dessin, touche avec agrément du piano en s’accompagnant de la voix, qui couve en elle les germes d’une imbécillité imminente. Il existe nombre d’enfans regardés par les familles comme des prodiges, que la nature avait simplement pourvus d’une facilité superficielle, et que l’éducation ordinaire rend imbéciles, en cultivant outre mesure, et au détriment de la raison, ces dons précoces qui deviennent bientôt, chez les filles surtout, les ornemens prétentieux de la vanité. L’orgueil ou la complaisance des familles ne tarde guère à être cruellement châtié par le sommeil profond, opiniâtre, éternel, qui suit, dans un âge plus avancé, cet éveil factice des graces de l’esprit. Il en est des facultés trop hâtives comme des branches qui montrent trop tôt des fleurs : elles ne tiennent pas toujours leurs promesses. L’influence de l’éducation éclate surtout dans ces faits odieux que les chroniques judiciaires révèlent trop souvent à l’indignation publique. Nous voulons parler de ces enfans séquestrés dès leur naissance par une mère indigne de ce nom ; enfouis dans l’obscurité, privés de tous les moyens d’acquérir des connaissances, de tels êtres ne sont pas des hommes. La perversité des parens a créé en eux une imbécillité artificielle. L’existence de ces Gaspard Hauser deviendra, il faut l’espérer, de plus en plus rare ; à mesure que la civilisation et les lumières morales se répandent, le sentiment maternel tend à s’élever, à s’épurer dans toutes les classes. La science peut du moins tirer de ces faits contre nature une conclusion utile : le traitement moral auquel un enfant est soumis pendant les premières années peut aviver ou éteindre chez lui le principe même de l’intelligence.

Rechercher les influences qui déterminent dans la civilisation actuelle l’existence des idiots ou celle des imbéciles, c’est être sur la voie pour juger les mesures qui pourraient amener le décroissement de cette population dégradée, et pour tracer le devoir de la société vis-à-vis de malheureux qui encourent trop souvent les rigueurs de la loi pour des actes où la volonté n’intervient pas. Notre attention doit se porter d’abord sur une mesure récente de l’administration des hospices. Depuis plusieurs années, la population augmente, la somme des secours attribués aux infirmes et aux malades de la classe pauvre reste stationnaire : il résulte de cet état de choses une disproportion entre la masse des besoins et les limites actuelles des établissemens destinés à les satisfaire. La situation est embarrassante sans doute. Que fait l’administration des hospices de Paris pour en sortir ? Elle traite avec les établissemens de province, et, moyennant un prix convenu, leur envoie le superflu de ses malades. Cette mesure nous paraît grosse d’inconvéniens et de dangers ; elle a été jugée telle par l’élite du corps médical, qui l’a sourdement combattue. A ne juger ici cette décision qu’en ce qui touche les idiots, nous dirons qu’elle est défavorable à ces malheureux et dangereuse pour la société. Les imbéciles que l’administration envoie en pension chez des fermiers iront reproduire dans les campagnes les caractères de leur triste état ; c’est un levain d’infirmité morale qu’on verse dans la population agricole. Ceux qui connaissent les mœurs des imbéciles n’osent même pas songer à toutes les suites de cette mesure inhumaine. Les pauvres filles de la Salpêtrière, plus faciles que d’autres à la séduction, faute de lumières et de savoir-vivre, ont besoin d’une surveillance continuelle qui leur manquera certainement hors de l’hospice. L’administration devrait au contraire tourner sa sollicitude vers les provinces de France où l’idiotisme et l’imbécillité sont, pour ainsi dire, endémiques. L’action du mariage sur la durée et la propagation des infirmités de l’esprit, dans les localités où se rencontrent des germes altérés, ne saurait être raisonnablement mise en doute. Fodéré croit qu’un premier goitreux a donné naissance à cette population de goîtreux et de crétins qui occupent toutes les vallées étroites situées sous la chaîne des Alpes. C’est à empêcher de telles alliances que devrait tendre, dans certaines localités, la prévoyance de l’administration. L’intérêt public exige même qu’au lieu de faire refluer sur les provinces les imbéciles et les idiots de nos hospices, Paris les attire et les concentre dans des établissemens charitables pour en éteindre la race. Ce serait un premier moyen de combattre, parmi les causes de cette infirmité morale, celles qui agissent sur la conception. Les notions de l’hygiène publique, en se répandant même dans les populations rurales, concourront encore à déterminer cet heureux résultat.

Des mesures qui peuvent combattre les causes physiques de l’idiotie, il faut passer à celles qui peuvent lutter contre les influences morales. Les progrès de la civilisation exercent-ils une action sur l’état intellectuel des enfans nouveau-nés ? Le nombre des idiots tend-il à diminuer ou à s’accroître ? La statistique positive de l’idiotie est encore trop dans l’enfance pour qu’on puisse répondre à cette question par des chiffres ; il faut donc le faire par des raisonnemens. La seule observation que nous ayons pu recueillir est celle-ci : l’idiotie habite les deux extrémités de l’échelle sociale : elle frappe surtout les classes qui sortent de l’état d’enfance et celles qui y rentrent, le peuple et l’aristocratie. Ce fait doit nous mettre sur la trace d’une grande loi de philosophie naturelle : la matière humaine est perfectible ; les caractères naturels ou acquis de la supériorité de race s’élaborent sous l’action du temps et des circonstances extérieures. Il en résulte que les infirmités humaines participent au mouvement de chaque siècle ; elles en reçoivent une influence qui les modifie en plus ou en moins. L’idiotie échapperait-elle seule à cette action du progrès sur les organismes de la vie et sur les maladies morales ? Nous ne le croyons pas. Chaque jour, les inégalités de l’intelligence tendent, dans l’ordre civil, non à disparaître (ce qui serait un mal), mais à s’atténuer. Il se passe sous nos yeux, pour les richesses morales, un fait analogue à celui de la division de la propriété dans l’économie politique. Ajoutez à cela l’influence de l’enseignement sur les masses : les esprits ordinaires s’égalisent jusqu’à un certain point dans l’éducation publique ; cette répartition plus uniforme des connaissances vient en aide à la nature pour accélérer le progrès organique de l’espèce humaine. Il est donc permis de croire que, les dons de la civilisation étant, dans de certaines limites, héréditaires, les cas d’idiotie, qui sont des défaillances de la nature dans la série de ses productions intellectuelles et morales, deviendront probablement plus rares, quand la masse sera plus éclairée par l’éducation.

Les progrès de l’éducation doivent assurer, du moins en partie, le triomphe des influences morales sur les causes de plus en plus restreintes de l’idiotisme. En attendant ces résultats, que le moraliste entrevoit et que le législateur devrait préparer, n’y a-t-il pas quelque chose à faire pour améliorer dans la société le sort d’une race d’hommes déclassés qui viennent trop souvent grossir la population des bagnes et des prisons ? Ne pourrait-on pas prévenir, dans certains cas, des fautes, des crimes mêmes dont les auteurs sont coupables devant la loi, mais dont ils sont quelquefois innocens devant la science ? La question légale que soulève l’imbécillité mérite de fixer ici notre attention. Il se rencontre des sujets chez lesquels le germe du crétinisme existe sans éclater. Ces êtres médiocres arrivent même quelquefois à faire illusion sur leur infériorité réelle par le vernis des connaissances et des dehors. Les faveurs de la fortune concourent alors avec l’éducation à masquer les imperfections de l’intelligence. Dans les familles riches, on voit beaucoup de ces imbéciles instruits. L’opinion, toujours favorable dans le monde aux positions faites, contrebalance autour d’eux les disgraces de la nature. Il n’en est pas de même quand ces demi-hommes (c’est ainsi que les nommait le docteur Gall) ont pris naissance dans la classe pauvre. Loin de les soutenir, le monde extérieur les accable. M. Lélut nous a montré à la Salpêtrière des filles imbéciles qui arrivent, par les soins qu’on leur donne, à lire, à coudre, à se rendre utiles dans la maison que leur manque-t-il donc pour se rattacher entièrement à la société ? Il ne leur manque en vérité presque rien, un je ne sais quoi, dirait Pascal ; mais ce presque rien, si peu de chose qu’on ne saurait l’évaluer au juste, leur étant retiré, ces pauvres filles retombent tout de suite dans le monde à l’état d’impuissance et d’isolement ; elles mourraient inévitablement de faim, si la charité publique ne venait aussitôt à leur secours. Un peu moins de volonté, un peu moins d’intelligence que les autres hommes, en voilà assez pour rendre un être incapable de gagner sa vie, et pour lui enlever dans certains cas la libre détermination de ses actes. L’imbécillité affecte, comme on voit, plus d’une forme et plus d’un degré. La vie est un combat, a dit Beaumarchais les pauvres d’esprit, les faibles, les imprévoyans, les inhabiles, composent dans cette lutte journalière le parti des vaincus. Par le temps de concurrence qui règne, certaines femmes qui mendient, qui volent, ou qui vivent du déshonneur, n’ont pas trouvé dans leur nature la somme de moyens ni de volonté suffisante pour réagir autour d’elles sur les circonstances. Moralement faibles, elles succombent à la fatalité des entraînemens coupables.

On rencontre sur la limite flottante de l’imbécillité un nombre beaucoup trop considérable de ces créatures douteuses, pas assez intelligentes pour vivre honorablement dans le monde, pas assez fortes de volonté pour éloigner les suggestions du mal ; tout leur a manqué, même le degré d’abaissement nécessaire qui émeut les entrailles de la charité publique. Ces pauvres êtres chez lesquels le sens moral est en souffrance, trouvant la porte des hospices fermée devant leur infirmité incomplète, tombent trop souvent sous la main de la justice. S’ils étaient riches, ils rencontreraient peut-être dans la satisfaction prompte et facile de leurs besoins, dans les appuis de tout genre qui les entoureraient, un contre-poids à cette débilité de la conscience qui seule explique leurs écarts. Encore avons-nous vu le contraire dans une affaire criminelle, où le jury, par une application, malheureuse cette fois, du principe d’égalité, a frappé d’une peine infamante un jeune prince imbécile. Pauvres, ces hommes incomplets sont encore bien plus exposés à commettre, faute de discernement, des crimes involontaires, que la justice ne distingue pas toujours des actions libres, les seules qui devraient entraîner avec elles la responsabilité.

M. Voisin assistait en 1828 au départ de la chaîne des forçats. On venait d’opérer le ferrement de ces misérables, quand il aperçoit dans un groupe un jeune homme de vingt-deux ans condamné pour viol. Habitué par ses observations journalières à reconnaître les traits extérieurs de l’idiotisme, il soupçonna dans le galérien un de ces êtres infirmes et disgraciés chez lesquels la liberté morale n’existe pas. Il s’avance, il interroge les camarades de l’infortuné ; les doutes du médecin se confirment : il avait bien un imbécile sous les yeux. Si la faiblesse de ses facultés intellectuelles ôtait à ce malheureux le sentiment de son humiliation, il n’en restait pas moins couvert d’une tache qui s’étendait à sa famille. Un si triste spectacle émut le cœur du docteur Voisin, qui dénonça plus tard le fait à l’Académie de Médecine. « Il y a, s’écriait-il devant cette assemblée, il y a des idiots dans nos bagnes et dans nos maisons centrales de détention. Je demande qu’on rende l’honneur à leurs pères, à leurs mères ; je demande à aller les chercher, à les amener dans cette enceinte, à les livrer à vos lumières et à vos sentimens généreux, à les arracher du poteau de l’infamie et à les placer dans l’hospice dont j’ai l’honneur d’être le médecin en chef : j’y prendrai soin de leur misère. » Il y aurait quelque chose de mieux encore, ce serait d’atteindre ces malheureux avant leur chute, d’épargner à la société, à eux-mêmes, la liberté de mal faire. Nous entrerions, il est vrai, dans un système préventif qui a ses dangers. On accuserait peut-être l’administration de violer, dans plus d’un cas, la liberté individuelle et le secret des familles. Aussi n’indiquons-nous cette voie que comme un moyen éloigné et délicat d’arriver à réagir un jour sur les entraînemens funestes d’une demi-imbécillité.

L’étude des causes et des formes de l’idiotie, la marche de cette infirmité décroissante, la revue des travaux plus ou moins heureux qui ont été entrepris jusqu’à ce jour, tout nous amène à une conclusion rassurante, tout nous dit : L’idiot est un être capable d’éducation. La médecine philosophique doit ouvrir et tracer la voie à cette éducation spéciale. En attendant que des expériences plus concluantes aient permis d’adopter à cet égard un système définitif, que faut-il faire dans les hospices et hors des hospices pour améliorer, dans l’état actuel des choses, le sort des faibles d’esprit ? Nous croyons qu’on doit suivre l’exemple donné dans ces derniers temps par l’hospice de Bicêtre. Il existe dans cette maison une école où tous les enfans plus ou moins disgraciés par la nature viennent réparer le vice originel de leurs organes. Il est à désirer que cette fondation s’étende aux autres établissemens charitables. Nous demandons qu’on fasse lever le soleil de l’éducation pour ces pauvres intelligences qui se traînent lamentablement dans les ténèbres de la mort.

Le traitement moral de l’idiotie, avons-nous dit, est encore à créer. Il existe toutefois dans les méthodes inventées depuis Itard, dans les découvertes de la science médicale unies à une analyse raisonnée des facultés de l’entendement humain, les élémens d’une théorie nouvelle de l’éducation pour les idiots et pour les imbéciles. L’enseignement des idiots ne doit point être un enseignement ordinaire. L’expérience a démontré que ces êtres inférieurs se montrent indifférens aux méthodes qui ne reposent point sur une base physiologique. La gloire d’Itard est d’avoir compris la nécessité d’une éducation proportionnée aux moyens de l’élève. Si la méthode est demeurée jusqu’à ce jour vague et indécise, c’est qu’on n’avait pas classé encore les différens caractères de cette infirmité. La connaissance des degrés de l’idiotisme, la comparaison de ces divers degrés avec l’état de l’homme sauvage, avec le règne animal et avec la succession des faits embryologiques, sont essentielles ; elles nous donnent la base du traitement qui doit être suivi dans l’éducation des imbéciles et des idiots. — Vis-à-vis des imbéciles, l’éducation doit être une civilisation, un retour à la vie sociale : un bon système d’enseignement suppose, sous ce rapport, un bon système de philosophie de l’histoire. — Dans le cas où l’idiot occupe un des rangs inférieurs de la série animale, l’éducation doit lui faire remonter les degrés de cette échelle qui se rapprochent le plus de l’homme. — Enfin, dans tous les cas de formation incomplète, il faut qu’une force étrangère reprenne en sous-œuvre le travail interrompu de la nature. Le traitement doit reculer alors jusqu’au point d’arrêt de l’idiotie, et continuer l’ouvrage du Créateur, en remaniant, pour ainsi dire, tous les organes. Cette théorie de l’enseignement s’appuie sur les caractères naturels de l’infirmité ; elle nous semble être la seule qui puisse conduire à des résultats précis, la seule qui réponde aux progrès et aux exigences nouvelles de la science.

Hors des hospices, la tâche du législateur est plus compliquée. Quelle conduite tenir envers ces demi-imbéciles qui menacent la société et eux-mêmes sans le savoir ? Peut-être conviendrait-il d’organiser à l’égard de ces imbécillités tolérables un système de patronage, pour les surveiller et les soutenir. Dans les cas de chute, l’humanité nous conseille de convertir pour ces infirmes de la conscience la prison en hospice, le châtiment en un régime d’hygiène morale. L’administration doit, de son côté, retirer de la population des germes d’affaiblissement intellectuel qui tendent à se propager. Cherchons à éteindre doucement, à l’ombre de nos établissemens publics, la race des idiots et des imbéciles, en attendant que nous arrivions à la perfectionner. Un moyen d’arrêter ou d’atténuer du moins dans l’avenir les causes du mal, c’est le développement de l’éducation primaire dans les campagnes de France. Plus la moyenne des connaissances s’élève chez un peuple, et moins la nature retourne en arrière vers les conditions abrutissantes de la barbarie ou de l’animalité. Ne tuons pas les enfans idiots comme faisaient les anciens, comme font encore les habitans de la Chine ; empêchons-les de naître en dissipant les ténèbres de l’ignorance au sein desquels couve l’idiotie. Ce moyen civilisateur ne saurait d’ailleurs embrasser à lui seul toute la question ; il y a et il y aura sans doute toujours des pauvres d’esprit, des êtres maltraités par la naissance, auxquels il sera interdit de participer aux progrès de la civilisation. Le but qu’on peut espérer d’atteindre vis-à-vis de ceux-là est de les rendre de jour en jour moins pénibles à la société, à leur famille, à eux-mêmes. Élever et consoler, cette œuvre est grande. Tirer l’être moral du néant, c’est le but que Dieu même s’est proposé au commencement du monde quand il s’est dit : « Faisons l’homme ! »


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Voyez, dans la livraison du 15 octobre 1845, des Phénomènes de l’hallucination.
  2. Le terme de crétin, par lequel on désigne encore dans quelques provinces une des variétés de l’idiotie, dérive lui-même de chrétien, comme si l’on eût voulu dire « bon chrétien, chrétien par excellence. »
  3. Je tiens d’un médecin fort distingué et très compétent que M. Séguin se serait livré hors de l’hospice au traitement de véritables idiots dont il aurait amélioré la situation. C’est surtout là qu’il aurait fait preuve d’un esprit inventeur.
  4. A l’autorité de Boerhaave, on peut joindre ici celle de Linnée : ce grand naturaliste fait monter jusqu’à dix le nombre des malheureux idiots trouvés de son temps dans les bois, où ils vivaient à l’état de bêtes sauvages. Il les présente même comme formant une variété de l’espèce humaine. M. le docteur Calmeil rapporte en outre, dans son dernier ouvrage sur la folie, l’histoire de plusieurs de ces êtres défigurés : l’un d’eux habitait dans une fosse avec des loups qui lui laissaient la meilleure part de leur chasse. Loup lui-même, il les suivait à quatre pattes dans toutes leurs excursions.
  5. Une autre remarque singulière a été faite par M. Foville : l’oreille externe se montre, chez l’homme, solidaire des déformations du crâne. Nous avons répété cette observation sur un assez grand nombre d’imbéciles, et nous l’avons presque toujours rencontrée juste, quoiqu’il soit assez difficile d’expliquer les raisons d’une telle coïncidence.