Aller au contenu

Malte-Brun - la France illustrée/0/5/2/3/10

La bibliothèque libre.
Jules Rouff (1p. xlviii-li).
RIVALITÉ DE LA FRANCE ET DE L’AUTRICHE. FRANÇOIS Ier.

Entre Louis XII et son successeur le contraste était frappant : autant le premier était prudent, pacifique et maladif, autant le second était fougueux, batailleur et bien portant. Ce pauvre Louis XII, qui n’avait cessé d’être sage qu’à la fin de sa vie, crut tout perdu. « Ce gros garçon va tout gâter, » se disait-il. Il jugeait mal des ressources de la France. Ce pays était désormais trop fort, trop bien uni, pour que la folie d’un roi pût compromettre ses destinées. Au reste, le roi des gentilshommes débuta bien. Il tomba du haut des Alpes sur le Milanais, et les Suisses étant survenus, il battit cette paysandaille à Marignan (1515). « Combat de géants ! » disait Trivulce : les Suisses marchaient droit devant eux comme des sangliers ; trois fois ils enlevèrent les premières batteries ; trente fois ils soutinrent les charges de la gendarmerie française, le roi en tête ; ils ne firent retraite que le lendemain, à l’approche des Vénitiens.

François Ier recueillit habilement les fruits de sa victoire. La paix perpétuelle avec les Suisses lui assura de bons soldats. Le concordat mit l’Église gallicane dans sa main. Son pouvoir était absolu : si le parlement faisait résistance, il le menaçait de le jeter dans un cul de basse-fosse. Les impôts, il ne les diminuait pas comme Louis XII, il les augmentait et vendait les charges de justice. Il ne vivait point de tisanes et de juleps, mais de bons et succulents repas. Le surcot rapiécé de Louis XI n’eût point été de son goût. Riches habits, cour brillante, grand appareil de chasse, et des femmes, surtout des femmes, luxe plus coûteux que tous les autres, voilà ce qu’il fallait à ce roi bon vivant. La politesse et la galanterie y gagnèrent, mais point le gouvernement du pays. « Elles furent cause (les femmes) qu’il s’introduisit de très méchantes maximes dans le gouvernement, et que l’ancienne candeur gauloise fut rejetée encore plus loin que la chasteté. » (Mézeray.)

Le trône impérial fut vacant en 1519, Charles-Quint et François Ier se mirent sur les rangs. L’argent de France passa dans la cassette des électeurs ; nos ambassadeurs grisèrent les seigneurs allemands, et Charles-Quint fut élu. François Ier lui avait bien dit à l’avance qu’ils étaient deux rivaux pour une même maîtresse, et que le moins heureux se résignerait en galant homme. Joli mot comme en savent dire les princes. Il n’en fut pas moins piqué d’avoir échoué, et bientôt la guerre éclata.

Cette guerre eût été mesquine si la situation de l’Europe ne lui eût prêté une grande portée. La puissance exagérée de la maison d’Autriche menaçait tous les États européens : ce fut la France qui eut l’honneur de lui tenir tête, de la contenir, et plus tard de l’abattre. Cette fois, au reste, tout alla mal d’abord. Nos Suisses furent battus dans le Milanais, parce qu’ils n’avaient pas d’argent ; et ils n’avaient pas d’argent, parce que Louise de Savoie avait volé au surintendant Semblançai celui qui leur était destiné. Semblançai fut pendu : c’était trop juste. Le connétable de Bourbon, traître à son pays, envahit la Provence avec une armée impériale. Il disait bien haut que Marseille allait lui

Manufacture d’armes de Saint-Étienne.

Manufacture d’armes de Saint-Étienne.


envoyer ses clefs. Marseille lui envoya des boulets.

Il se retira précipitamment. François Ier se jeta à sa poursuite ; avec une armée fraîche et un peu de bon sens, il anéantissait les troupes fugitives et délabrées de l’ennemi. Il avait l’armée, il n’eut point le bon sens ; de chevaleresques maladresses lui firent perdre la bataille de Pavie (1525) : il se jeta follement devant son artillerie, qui faisait merveille, pour avoir le plaisir de charger l’ennemi et de faire des prouesses. Le voilà prisonnier à Madrid. « De toutes choses, écrit-il à sa mère, ne m’est demeuré que l’honneur et la vie, qui est sauve. » Qu’avait-il besoin de parler de sa vie ? Eût-il écrit s’il eût été mort ? L’honneur et le salut de son peuple, n’étaient-ce pas là les seules pensées qui devaient l’occuper ? Il ne sortit de sa prison que par un traité désastreux (1526). Non seulement toute l’Italie était abandonnée, mais même la Bourgogne, et Bourbon rentrait dans ses biens ; traité qui ne fut point signé de bonne foi. Charles-Quint en fit le reproche au roi de France. « Il en a menti par la gorge ! » s’écria celui-ci. Guerre nouvelle, malheureuse expédition de Lautrec au royaume de Naples. Nouveau traité funeste : c’est le traité de Cambrai (1529). Moins la cession de la Bourgogne et la clause en faveur de Bourbon, qui s’était fait tuer devant Rome en 1527, c’est une seconde édition du traité de Madrid.

On eut alors six années de paix. C’est à ce moment que François Ier se montra plus habile. Les revers avaient calmé sa fougue : il fut moins batailleur et plus politique. Roi Très Chrétien, il tendit hardiment la main aux Turcs et aux hérétiques, et bientôt Charles-Quint eut assez de besogne sur le Danube et au cœur de l’Allemagne. La France eut du repos. L’indépendance européenne fut sauvée. Irrité de cette politique, qui ruinait ses ambitieux desseins, Charles-Quint, dès qu’il fut libre, se jeta sur la France et envahit la Provence. « Combien y a-t-il de journées d’ici à Paris ? demanda-t-il à un vaillant capitaine français, son prisonnier. — Si Votre Majesté, répondit-il, entend par journées batailles, il y en aura bien une douzaine, à moins que l’agresseur n’ait la tête rompue dès la première. » L’empereur ne trouva, au lieu d’une province fertile, qu’un désert ; au fond de ce désert, Montmorency, dans une forte position, qui attendait et observait. Le maître de tant d’empires rétrograda honteusement, laissant sur les routes une partie de ses soldats morts de faim ou sous les arquebusades des paysans provençaux. On conclut la trêve de Nice, et bientôt Charles-Quint traversa amicalement la France. « Vous voyez cette belle dame, lui dit un jour à table François Ier en lui montrant le duchesse d’Étampes, elle me conseille de vous retenir prisonnier. — Si le conseil est bon, il faut le suivre, » répondit froidement l’empereur. Le repas fini, l’empereur s’essuyant les mains laissa tomber une bague d’un grand prix ; la duchesse la ramassa pour la lui rendre. « Elle est en trop belles mains, duchesse, lui dit-il, pour que je la reprenne. » Dès lors il ne fut plus question de le retenir. Mais de nouveaux griefs rallumèrent la guerre. La France y triompha encore. L’invasion de la Champagne ne réussit pas mieux à Charles-Quint que celle de la Provence, et tandis que ses troupes étaient battues à Cérisoles, en Piémont, lui-même signait le traité de Crespy (1544). François Ier mourut au sein de la paix (1547) : les qualités et les défauts furent chez lui en doses à peu près égales. Il défendit assez habilement son royaume. Il ne suscita point les grands écrivains et les grands artistes de son règne, cela n’est point au pouvoir d’un homme ; mais il fut bienveillant pour eux. On aime à voir le roi de France attendant à la porte de Robert Estienne que le roi des typographes ait fini de corriger ses épreuves. D’un autre côté, il fut tyrannique, cruel envers les protestants de son royaume ; égoïste, dépensier, et il aima trop les plaisirs des sens.

Henri II recommença tout de suite la grande lutte. Metz, Toul et Verdun sont enlevés : excellente conquête. Le vieux Charles-Quint tout irrité accourt sous les murs de Metz ; mais la noblesse française et François de Guise à sa tête défendent la place avec un courage invincible. Charles se retire, laissant le tiers de son armée dans les boues et les glaces de l’hiver. « Je vois bien que la fortune est femme, dit-il amèrement ; elle aime mieux un jeune roi qu’un vieil empereur. » Trois ans après il abdique, trompé dans son ambition et dépité contre les choses humaines (1559). La guerre continua sous Philippe II. Le connétable de Montmorency en compromit le succès par sa malheureuse défaite de Saint-Quentin ; mais Guise survint et releva les affaires par son audacieuse conquête de Calais. À la vérité, le traité de Cateau-Cambrésis (1559) ne fut pas ce qu’il aurait dû être, puisque la France abandonnait cent cinquante places ou châteaux dont elle s’était emparée ; elle occupait la Bresse, le Bugey, la Savoie, qu’elle eût pu garder. C’étaient, cependant, de bien précieuses acquisitions que celles des Trois-Évêchés et de Calais. Les frontières de la France se faisaient du côté du nord et du nord-est, le plus vulnérable. En définitive, malgré beaucoup de fautes et de revers, les règnes de François Ier et de Henri II avaient été remplis par une résistance glorieuse et victorieuse au colosse de l’époque.

D’où venait donc cette puissance de notre pays ? Elle venait de la révolution intérieure qui avait abattu la féodalité, allégé le sort du peuple et formé une seule nation à la place de cent petits États. Par là les ressources de la France, autrefois dispersées et souvent neutralisées par l’antagonisme, concouraient toutes au même but. Le symptôme de cette révolution fut la toute-puissance de la royauté, dont le pouvoir était alors une protection pour la nation laborieuse et intelligente, et qui réduisait au rôle de courtisans les vaincus de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt. Pourtant, que de misères encore pour le peuple ! Quel fardeau toujours croissant de tailles et d’impôts, sans préjudice des dîmes du clergé et des droits féodaux de la noblesse ! Que de vols dans l’administration des finances ! Que de caprice dans le gouvernement ! Que de favoritisme dans la distribution des charges et des faveurs ! Écoutons un contemporain, le maréchal de Vieilleville : « Il n’y avoit que les portes de Montmorency et de Guise pour entrer en crédit. Tout estoit à leurs neveux ou alliés : maréchaussées, gouvernements de provinces, compagnies de gens d’armes, rien ne leur échappoit... Il ne leur échappoit, non plus qu’aux hirondelles les mouches, état, dignité, évêché, abbaye, office ou quelque autre bon morceau qui ne fust incontinent englouti, et avoient pour cet effet en toute partie du royaume gens apostés et serviteurs gagés pour leur donner avis de tout ce qui mouroit parmi les titulaires des charges et bénéfices. » Aussi, quand les états d’ Orléans liquidèrent la succession de François Ier et de Henri II, que trouvèrent-ils ? Quarante-trois millions de dettes (450 millions d’aujourd’hui) et douze de recettes, et L’Hospital appelait le roi « l’orphelin le plus engagé, le plus endetté, le plus empêché qu’on pût trouver dans tout état et condition. »