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Malte-Brun - la France illustrée/0/5/2/6/4

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Jules Rouff (1p. lxii-lxiv).
L’EMPIRE.

« Nous avons un maître, » avait dit Sieyès en s’effaçant devant le génie de Bonaparte. D’abord premier consul, puis consul à vie, Napoléon, en effet, ne tarda pas de monter les derniers degrés du pouvoir. L’éclat de sa gloire et ses grands services furent la cause de son élévation nouvelle ; en vain les royalistes, qui ne lui avaient point pardonné le 13 vendémiaire, voulurent la conjurer : la machine infernale et la conspiration de Cadoudal et de Pichegru ne firent qu’y aider. Un sénatus-consulte appela Napoléon à l’empire (1804). Bien que le nom de la République fût encore conservé, tout prit un aspect monarchique. Le Sénat et le Corps législatif ne rappelaient plus que les anciens parlements. Seul le Tribunat représentait encore la liberté ; mais cet élément fut bientôt jugé superflu dans le gouvernement, et le Tribunat fut supprimé en 1807. On vit en même temps le nouveau pouvoir s’entourer d’une hiérarchie pompeuse de grands dignitaires, de grands officiers du palais, de maréchaux ; on vit même surgir une nouvelle noblesse. Les anciennes choses renaissaient profondément modifiées, il est vrai, par les idées nouvelles et les nouveaux besoins issus de la révolution. Le concordat (1802) rétablissait en France le culte catholique ; mais la vente des biens du clergé était reconnue et les prêtres salariés par l’État. En même temps, le Code civil, d’après les principes proclamés par la Constituante et sur les bases jetées par la Convention, s’élaborait et s’achevait dans ces belles discussions du conseil d’État souvent présidées par Napoléon lui-même avec le merveilleux bon sens d’un grand législateur. L’institution de l’ordre impérial de la Légion d’honneur au camp de Boulogne allait permettre au nouvel empereur de récompenser les services rendus au pays, et exciter l’émulation de tous pour la gloire de la France. De grands travaux publics s’opéraient partout. Des routes étaient tracées, des canaux creusés, des ponts construits, des monuments élevés, l’industrie encouragée d’autant plus vivement que c’était la meilleure guerre que l’on pût faire à l’Angleterre, alors notre ennemie.

Cette ennemie, Napoléon la menaçait depuis plusieurs années d’un coup terrible par les préparatifs immenses de Boulogne. Pitt, rentré au ministère, sut amener une diversion de l’Autriche et de la Russie. Napoléon désespérait déjà du succès de la descente, compromise par les timides manœuvres de l’amiral Villeneuve, lesquelles allaient aboutir au désastre de Trafalgar. Napoléon se retourne alors contre l’Autriche. En un mois la grande armée est sur le Danube, au delà d’Ulm, où s’est arrêté le général avec quatre-vingt mille hommes. Ce général capitule et son armée est dissoute presque sans combat. Les Russes s’avançaient cependant avec leur jeune et présomptueux empereur. Ils sont coupés et détruits à Austerlitz (1805), la plus belle des victoires de Napoléon. Le traité de Presbourg (1806) consacra l’affaiblissement de l’Autriche, substitua le titre d’empereur d’Autriche à celui d’empereur d’Allemagne, et déroba ce pays à l’influence autrichienne par l’établissement de la Confédération germanique. C’est alors que Napoléon, pour mieux faire rayonner au dehors sa puissance, commença à créer des rois de son sang, et mit Joseph à Naples et Louis en Hollande, distribuant en outre à tous ses serviteurs duchés et principautés.

Le roi de Prusse louvoyait depuis longtemps entre les rois ses égaux et le terrible vainqueur des rois. Plein de mépris pour cette cour fausse et perfide, Napoléon la menaça du sort de l’Autriche ; mais la nation prussienne, se croyant encore au temps de Rosbach, poussa à la guerre son faible roi. Napoléon en eut facilement raison. Le 14 octobre 1806, il fait essuyer à l’armée du prince de Hohenlohe la grande défaite d’Iéna, et le même jour, à peu de distance, Davout, un de nos plus grands hommes de guerre, battait à Auerstædt, avec vingt-six mille hommes, soixante mille Prussiens commandés par le duc de Brunswick. Un officier prussien écrivait après ce combat : « S’il ne fallait que se servir de nos bras contre les Français, nous serions bientôt vainqueurs. Ils sont petits, chétifs ; un seul de nos Allemands en battrait quatre ; mais ils deviennent au feu des êtres surnaturels. Ils sont emportés par une ardeur inexprimable, dont on ne voit aucune trace chez nos soldats... Que voulez-vous faire avec des paysans menés au feu par des nobles dont ils partagent les dangers, sans partager jamais ni leurs passions ni leurs récompenses ? » Comme l’année précédente, les Russes se trouvaient en arrière-garde derrière les vaincus : ils s’avançaient : « Nous leur épargnerons la moitié du chemin, dit Napoléon à son armée. Eux et nous, ne sommes-nous pas les soldats d’Austerlitz ? » Après leurs sanglantes défaites à Eylau et à Friedland, les Russes se retirèrent derrière le Niémen. Napoléon et l’empereur Alexandre eurent une entrevue sur ce fleuve : Alexandre, « faux comme un Grec du Bas-Empire, » suivant l’expression de Napoléon, feignit pour le héros une grande admiration et une cordiale amitié. Napoléon y crut trop légèrement et fit de l’alliance avec la Russie la base de sa politique nouvelle. Il alla jusqu’à lui abandonner, dans l’excès de sa confiance, la Finlande et les provinces turques. Faute immense aujourd’hui irréparable. Alors fut signé le traité de Tilsitt (1807) : la Prusse, dépouillée, vit se former de ses débris le grand-duché de Varsovie et le royaume de Westphalie donné à Jérôme Bonaparte.

C’est l’Angleterre que Napoléon allait chercher jusqu’au Niémen. De Berlin, il lança le décret de blocus continental ; décret grandiose et de la plus vaste portée, mais fort dangereux dans l’application, car il fallait que l’Europe fût matée. Le Portugal était allié à l’Angleterre ; Napoléon y jette une armée et s’en empare. Le pape se refuse à l’exécution du blocus, afin de rester neutre. Il est saisi, amené en France et Rome occupée par nos soldats. Mais rien n’obligeait Napoléon à se mettre en guerre avec l’Espagne. À la vérité, la faiblesse de Charles IV et l’inconséquence du misérable Godoï faisaient de ce pays un allié fort incommode. C’était pour l’Angleterre un pied à terre sur le continent. Une querelle éclate entre Charles IV et son fils, proclamé sous le nom de Ferdinand VII. Napoléon les appelle comme arbitre à Bayonne et donne une exacte représentation de la fable de l’Huître et les Plaideurs. Il les amène l’un et l’autre à abdiquer et adjuge à son frère Joseph le trône d’Espagne. Murat passe sur celui de Naples. La nation espagnole se sentit profondément blessée dans son indépendance et commença contre nos soldats cette résistance opiniâtre qui consuma une partie des forces de la France et qui fut une des principales causes de la chute de Napoléon.

L’Autriche, soldée par l’Angleterre, reprit les armes quand elle vit Napoléon au fond de la Péninsule. Eckmühl, Essling, Wagram nous la livrèrent une seconde fois. Ces victoires n’étaient plus les chefs-d’œuvre de Marengo, d’Ulm et d’Austerlitz. Les vieux soldats de la République, avec lesquels Napoléon avait pu oser toutes les hardiesses, disparaissaient dans les combats, et surtout en Espagne ; de jeunes soldats les remplaçaient, braves aussi, mais non plus aguerris et trempés comme les autres. Napoléon crut enchaîner l’Autriche par un lien de famille en épousant l’archiduchesse Marie-Louise. Faible lien bientôt rompu. Ce fut une grande faute ; car le peuple, qui aimait Joséphine, ne vit dans son abandon qu’une vanité du monarque parvenu, jaloux de mêler son sang à celui des Césars. L’idée dynastique perdit Napoléon.

En 1811, l’empereur Alexandre, sans rendre la Finlande et le reste, fit défection à son tour, passa aux Anglais et fit brûler les produits de l’industrie française. « J’aimerais mieux recevoir un soufflet sur la joue, s’écria Napoléon, que de souffrir qu’on anéantit le fruit du travail de mes sujets. » Il se lança donc dans cette gigantesque campagne de Russie, qui pouvait réussir et qui eût été, dans ce cas, sa meilleure entreprise. On sait ce qui arriva. — Après avoir battu les Russes à Smolensk, à la Moskowa et fait son entrée dans Moscou au chant de la Marseillaise, l’armée française fut obligée de se retirer. C’est alors que « le général Hiver » vint au secours des Russes. Plus de trois cent mille Français restèrent sous les neiges : le reste n’échappa à ce grand désastre que grâce au courage héroïque du maréchal Ney. Il fallut, en 1813, faire la guerre en Allemagne, et avec des conscrits. Ils furent admirables aux batailles de Lutzen et de Dresde ; mais, faute de cavalerie (elle avait été toute perdue en Russie), elles n’eurent que peu de résultats. En 1814, il fallut reculer derrière le Rhin et faire la guerre sur le territoire français. Napoléon se montra aussi grand capitaine dans cette guerre défensive, marquée par les victoires de Champaubert, Montmirail, Château-Thierry, Vauchamp, Craonne, que dans l’offensive. Mais Paris capitule. Napoléon est obligé d’abdiquer à Fontainebleau, et tombe du trône de France sur celui de l’île d’Elbe. Déjà les intrigues de M. de Talleyrand avaient préparé le retour des Bourbons : il trouva dans les souverains alliés d’utiles coopérateurs, et Louis XVIII arriva. Ce prince, libéral et sage, mais d’abord mal conseillé, débuta par dater son règne de la dix-neuvième année. Son premier règne fut court, grâce aux fautes que lui fit commettre le parti royaliste. Un an ne s’était pas écoulé que Napoléon, regretté par l’armée et par le peuple, revenait triomphalement de l’île d’Elbe. Plus disposé en faveur de la liberté, il convoque l’Assemblée du champ de mai et donne l’acte additionnel. Mais de nouveaux dangers menacent la France ; Napoléon veut prévenir les alliés et marche en Belgique. Il les bat à Ligny ; mais il succombe à Waterloo après une lutte inégale et gigantesque (18 juin 1815).

Les guerres de la République et de l’Empire avaient considérablement reculé, vers l’est, les limites de la France, qui s’étendait de l’embouchure de l’Elbe au Rhin, aux Alpes et aux Apennins. Elle sortit bien amoindrie du second traité de Paris (10 novembre 1815) ; elle rentra dans ses anciennes frontières, mais en perdant, en outre Philippeville et Marienbourg, entre la Sambre et la Meuse, Bouillon sur la Chiers, Sarrelouis et toute la partie avoisinante du cours de la Sarre, Landau et le cours inférieur de la Queich, c’est-à-dire les postes avancés de sa frontière septentrionale, la rive du lac de Genève, et la partie de la Savoie que lui avait laissée le traité de 1814. La principauté de Monaco cessa d’être sous la suzeraineté de la France, et le pays de Gex dut rester en dehors de la ligne des douanes françaises.