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Malte-Brun - la France illustrée/0/6/8

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Jules Rouff (1p. lxxxvii-lxxxviii).

Dauphiné, Franche-Comté, Lorraine. — Ici, nous rencontrons un caractère tout nouveau. Des provinces que nous avons parcourues, les unes sont défendues par la mer, les autres par le mur des Pyrénées. Ici, nous entrons dans la zone militaire de la France. L’ennemi est à deux pas, cela donne à songer, et d’ailleurs le climat est plus sévère. Ce n’est plus ce riant soleil qui enflamme l’imagination et les sens. L’esprit critique domine, et, dans la poésie même, que nous y trouverons encore, parce qu’elle est inhérente à la nature humaine, nous n’apercevrons guère partout que le même ordre d’idées sous des formes différentes. Ce ne sera plus la poésie d’imagination avec ses vifs élans ; mais le drame, la description, la satire. Ce caractère est commun sur toute la ligne qui distingue la France de la Suisse et de l’Allemagne. Aussi ne séparerons-nous pas le Dauphiné, la Franche-Comté, la Lorraine ; et même nous comprendrons dans cette revue certaines parties de la Bourgogne et de la Champagne, l’Ain et les Ardennes, qui, placés dans la même situation, ont subi les mêmes influences.

Tous ont eu à lutter sans cesse contre les ennemis et à repousser les invasions ; chez tous, la nature est rude et le sol hérissé de montagnes. Aussi le génie de ces populations est-il partout sévère et opiniâtre. À cela s’ajoutent les austères doctrines du calvinisme, au moins pour le Dauphiné. Dans le seul département de la Drôme, on compte environ trente-quatre mille calvinistes, et c’est là que s’est livrée la terrible et longue bataille du baron des Adrets, de Montbrun et de Lesdiguières contre les catholiques.

Grâce à ces influences, ces contrées ont donné à la science des esprits sévères et analytiques. Mably et Condillac sont de Grenoble ; d’Alembert est Dauphinois par sa mère ; de Bourg-en-Bresse sont l’astronome Lalande et Bichat, le grand anatomiste.

Les hommes éminents de ces contrées sont des économistes, des philosophes, des savants, des grammairiens, des critiques. Les philologues sont nombreux dans ce pays ; ce sont Beauzée, l’abbé d’Olivet, Charles Nodier, qui, aux qualités brillantes de la plus vive imagination, joignit la sagacité du grammairien. La critique littéraire est représentée par l’abbé de La Porte, le continuateur de Fréron ; Palissot, qui fit des comédies et des satires, et est surtout connu par sa lutte contre les encyclopédistes ; Suard, le journaliste, littérateur et critique spirituel, dont le titre principal est le recueil des lettres où, sous le pseudonyme de l’anonyme de Vaugirard, il défend la musique allemande contre la musique italienne ; — l’histoire, par dom Calmet, Maimbourg, le cardinal Granville, le grand diplomate qui a laissé de si précieux mémoires ; Chorier, l’historien du Dauphiné ; l’abbé Millot ; le père Mailla, le traducteur des grandes annales de la Chine ; de Genoude, qui, tout en consacrant sa vie à la politique, a trouvé le temps de traduire la Bible et d’écrire vingt-trois volumes sur l’histoire de France ; et enfin Michelet, notre éminent historien, qui, bien que né à Paris, appartient par sa famille au département des Ardennes. Cet honneur est trop précieux pour que nous ne le rendions pas à cette province. De tous les historiens, peintres ou philosophes, Michelet est certainement le plus hardi et le plus brillant. L’histoire, entre ses mains, n’est plus une narration, c’est, comme il l’a dit lui-même, une résurrection. À la fois poète et historien, il a trouvé le secret de nous faire contempler tous ces personnages de l’histoire comme s’ils vivaient sous nos yeux. Le temps n’existe plus Jeanne Darc, Louis XI, Charles le Téméraire sont là, vivant, agissant, et nous suivons d’un regard avide chacun de leurs mouvements.

L’économie politique présente les noms de Blanqui et de Proudhon, tous deux diversement célèbres. Fourier aussi est né à Besançon. Au milieu de ses erreurs, on rencontre cependant des vues profondes, et ses adversaires mêmes ne peuvent méconnaître en lui un ardent amour de l’humanité et le désir sincère de lui être utile. — Les philosophes Droz et Jouffroy sont du même pays ; Jouffroy, cette âme mélancolique et profonde, d’une grandeur si simple, d’une si touchante poésie. À ces noms s’ajoute celui de Louise Serment, le philosophe de Grenoble. — Parmi les théologiens, nous remarquons Guillaume Saint-Amour, l’adversaire du mysticisme des ordres mendiants ; Gerson, chez qui le mysticisme chrétien n’amollit pas l’énergie dans la conduite de la vie ; et enfin, parmi les naturalistes, Ramond de Carbonnières, l’historien ou, comme l’appelle Michelet, le poète des Pyrénées ; et l’immortel Cuvier, dont le génie perça si profondément les secrets de la nature, qu’il sembla en avoir saisi par une sorte d’intuition le plan tout entier.

Les orateurs sont : Servan, dont les discours judiciaires et politiques sont remarquables par leur vigueur, et à qui il n’a manqué qu’un goût plus pur ; Mounier ; Barnave, l’adversaire de Mirabeau ; Casimir Périer, l’orateur politique et le plus grand homme d’État de la monarchie de Juillet.

La littérature proprement dite est aussi représentée par des noms bien connus ; Mme de Tencin, dans les romans de laquelle on trouve moins peut-être la vivacité de l’imagination et du sentiment qu’une singulière finesse d’analyse et d’observation ; Mme de Graffigny, dont les Lettres péruviennes sont un tableau souvent saisissant des mœurs de son temps ; Brillat-Savarin, l’ingénieux et piquant physiologiste du goût ; Charles de Bernard, dont les nouvelles et les romans présentent un intérêt toujours soutenu ; et enfin Ch. Nodier, que nous avons déjà eu l’occasion de citer, et qui eut l’art d’attacher tant de charme aux sujets les plus légers.

Les poètes eux-mêmes retiennent une forte part de cet esprit critique et sévère. Leurs caractères sont la finesse, la netteté, l’énergie, la délicatesse, l’analyse savante, plutôt que l’imagination, qui entraîne et enlève. Les uns se sont voués au théâtre, comme Mairet, Campenon, Guilbert de Pixérécourt, Casimir Bonjour, Andrieux, Émile Augier ; ou à la satire, comme Gilbert ; ou au genre descriptif, comme Saint-Lambert ; ou à l’élégie, comme Mmes Desbordes-Valmore et Tastu ; ou à la poésie légère, comme Boufflers. Quelques-uns, comme François de Neufchâteau, ont essayé leurs talents sur des sujets plus variés ; mais dans aucun l’imagination n’est la qualité dominante. Et cependant, parmi ces noms, plus d’un est entouré d’une gloire justement méritée. Un seul nom imposant pourrait nous être cité, celui de Victor Hugo ; mais le hasard seul le fit naître à Besançon, où il ne resta que peu de jours. Son père était Lorrain, sa mère Vendéenne. Après avoir passé une partie de son enfance en Espagne, il revint à Paris. C’est la combinaison de toutes ces influences qui a fait le caractère si multiple de son génie, et sa naissance à Besançon ne pouvait guère influer sur sa destinée. Nul poète n’a plus subi les influences de son temps. Royaliste et religieux sous la Restauration, libéral en 1830, républicain socialiste en 1848 et 1870, il a chanté toutes les causes et pour tous les partis, et marqué toutes ses étapes par des chefs-d’œuvre. Il est le chef de cette nouvelle école littéraire qui, sous le nom de romantisme, a prétendu réformer la langue française et le théâtre et qui n’a produit encore, — sauf dans la poésie lyrique, — que des fruits imparfaits ou exagérés. Victor Hugo n’en reste pas moins un grand magicien en fait de style, et son nom planera sur le xixe siècle comme celui de Ronsard, le chef poétique de la Renaissance, sur celui de François Ier.

C’est également de la Franche-Comté qu’est sorti l’auteur de ce chant immortel qui conduisit si longtemps nos armées à la victoire, la Marseillaise, tout enflammée de patriotisme et d’amour de la liberté ; Rouget de l’Isle était de Lons-le-Saunier.