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Malte-Brun - la France illustrée/0/7/10

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Jules Rouff (1p. cxix-cxxi).
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§ II. Les barbares, qui chassèrent et remplacèrent les Romains, avaient bien moins encore le goût et la tradition du commerce ; ils ne pouvaient donc modifier dans un sens favorable l’élément gaulois ; aussi, jusqu’à Charlemagne, l’histoire est-elle complètement muette sur le sujet qui nous occupe. Le commerce fut une des préoccupations de ce vaste génie. Il encouragea les émigrations d’Italiens en France ; il contint les Danois, qui exerçaient la piraterie sur les côtes de la mer du Nord ; il noua même des relations avec le souverain de la Perse pour la sûreté des relations commerciales de ses sujets. Au premier aspect, ces faits paraissent sans aucune coïncidence avec ce qui précédait et ce qui a suivi ce grand règne ; mais quand on songe à l’agglomération dont se composait cet immense empire, qui s’étendait de Hambourg à Raguse et de l’Èbre à l’Oder, on comprend l’opportunité pour certaines provinces de mesures très peu réclamées par les besoins de la France de Charles le Chauve ou de Louis le Bègue.

Pendant sept longs siècles, de la mort de Charlemagne à l’affermissement de Louis XI, il ne s’agira guère pour le pauvre marchand de France d’avoir sécurité sur les côtes de la Baltique ou voie ouverte jusqu’en Perse. Ce qu’il demanderait, s’il avait, hélas ! l’espoir d’être exaucé, ce serait de pouvoir aller de Paris à Orléans, de Châlons à Reims ou de Laon à Soissons sans courir la chance d’être rançonné, dévalisé ou tué en chemin. Parfois encore dans nos campagnes, loin des grandes routes et des voies ferrées, on rencontre un homme à la démarche assurée malgré le lourd ballot qu’il porte vaillamment sur les épaules ; vêtu d’une blouse bleue, la tête couverte d’un chapeau à larges bords, de longues guêtres aux pieds, un solide bâton à la main, il va de ferme en ferme, de chaumière en chaumière, offrant, étalant, vendant les marchandises dont il porte l’assortiment dans son havresac ; c’est le colporteur, le porte-balle, le dernier représentant du commerce français au moyen âge. Quand on se représente ce rude marcheur pendant les brûlantes journées d’été, pendant les longues, froides et brumeuses nuits d’hiver, on se sent ému d’un vif sentiment de compassion, surtout si on compare son sort à la somptueuse et molle existence des marchands de la ville, attendant leur clientèle dans leurs magasins tout d’or et tout de glaces ; eh bien, entre la vie de l’un et celle de l’autre, il y a moins de différence encore qu’entre la destinée de celui-là même que vous plaignez tant et la carrière du plus fortuné marchand d’autrefois. Notre colporteur a des routes sûres, des chemins tracés ; il trouve partout un accueil poli, sinon bienveillant. Le jour de son départ, il a fixé son itinéraire et ses étapes, qu’aucun accident ne dérange ; il sait où chaque soir l’attend son repas et son gîte. Mais l’autre, que de peines il lui a fallu endurer, que de dangers il lui a fallu traverser pour aller d’abord, emportant son argent avec lui, chercher la marchandise qu’il compte revendre ! S’il fait commerce dans une ville, ce sont vingt droits arbitraires à acquitter, la protection du maître et de ses serviteurs à acheter, le choix de ses denrées à offrir à des acheteurs qui ne payeront pas s’ils sont de mauvaise foi et peu scrupuleux ; il faut feindre la misère, dissimuler le gain le plus légitime, de peur d’éveiller la cupidité et l’envie ; tout est péril et obstacle, le succès même est un danger. C’est une lutte continuelle de finesse, de ruse, d’hypocrisie obligée, de mensonge nécessaire contre la brutalité et la tyrannie ; encore ne parlons-nous ici que d’un régime normal ; quelles autres tribulations quand venait la guerre ! Pas de ville prise qui ne fût pillée ; pas de rançon que le marchand ne fût à peu près seul à payer. Toutefois, ce commerce des bourgs et des villes était plein de sécurité relativement au commerce extérieur, aux expéditions foraines. Le poète a dit que le premier navigateur dut avoir le cœur bardé d’un triple airain ; l’historien peut emprunter cette image et l’appliquer à l’intrépidité du marchand, qui, s’aventurant hors du domaine de son seigneur, osait transporter toiles, draps ou bijoux d’une province dans une autre. Dans ces occasions, le courage n’était point aveugle ; on avait conscience des dangers qu’on allait affronter ; on s’entourait de toutes les précautions que suggéraient les mœurs du temps. On se groupait en caravane, on se mettait sous la protection de quelque saint vénéré dont on devait célébrer la fête ou visiter les reliques. On ne partait pas sans s’être muni d’une autorisation de son seigneur, ni sans s’être assuré pour la route et pour le but du voyage des bons offices de quelque personnage puissant. C’était se prémunir contre quelques-unes des mauvaises chances de l’entreprise ; mais à combien d’autres ne restait-on pas exposé ! Les chemins effondrés, les rivières débordées, les ponts rompus étaient les incidents les plus ordinaires ; souvent le baron dont on traversait les terres et avec lequel on croyait avoir réglé les conditions du passage soulevait une difficulté inattendue et soumettait les pèlerins à de nouvelles épreuves ; d’autres fois, ils étaient ouvertement traités en ennemis sans qu’on daignât même alléguer un prétexte, ou détroussés, la nuit, au coin d’un bois, par des hommes d’armes dont ils n’osaient pas dénoncer la bannière ; souvent encore ils tombaient au milieu de bandes de partisans, compagnies franches, lansquenets sans emploi, soldatesque indisciplinée, sans foi ni loi, pour laquelle toute rencontre semblable était occasion de meurtre et de pillage. Quand par miracle on avait échappé à tant de périls et heureusement conclu ses affaires, il fallait, au retour, triompher des mêmes obstacles pour rapporter au logis le bénéfice réalisé.

Faut-il s’étonner de voir cette carrière délaissée par ceux qui pouvaient en choisir une autre et envahie par les juifs ? Cette race persécutée était la seule qui pût accepter la richesse à d’aussi dures conditions. La cupidité d’ailleurs n’est pas le seul mobile du juif au moyen âge ; il y a en lui la haine si justifiée du chrétien et un immense désir de vengeance. C’est bien le Schylok de Shakspeare ; il y a au bout de toutes ses souffrances l’espoir du morceau de chair à couper. Il y avait encore chez ce peuple errant un caractère d’universalité qui préparait providentiellement les développements ultérieurs du grand commerce. C’est aux juifs qu’on doit, en matière commerciale, le crédit et la circulation. C’est plus que la vapeur en industrie. On sait que, pour soustraire leurs richesses aux violences de leurs persécuteurs, ils les représentèrent par des traites ou lettres de change dont chaque correspondant endossait la responsabilité, et qui, après avoir eu cours parmi leurs coreligionnaires seulement, finirent par être acceptées par les négociants de tous les pays.

L’émigration de la noblesse pour les croisades eut pour le commerce les mêmes résultats que pour l’industrie ; les corporations de marchands se formèrent ; il y eut aussi de puissantes associations pour les expéditions maritimes ; certains noms surgissent. Le commerce a aussi ses illustrations, ses connétables : Ango à Dieppe, Jacques Cœur à Bourges ; il a aussi ses traités, et, pour la première fois, le sceau royal est apposé comme garantie des intérêts commerciaux du pays. C’est une des gloires de Louis XI d’avoir négocié et conclu ce qu’on appelait les trêves marchandes, la première à Picquigny avec Édouard IV, roi d’Angleterre, le 29 août 1475, et l’autre à Soleure avec les Suisses. Plus tard Louis XII signe au château de Marcoussis un traité de commerce avec l’Espagne. Au xvie siècle, une grande ère commerciale semblait devoir s’ouvrir pour la France ; on avait découvert le nouveau monde, la nouvelle route de l’Orient par le cap de Bonne-Espérance était trouvée, et cette révolution dépossédait Venise et Gênes d’un monopole si longuement et si richement exploité.

Séance de l’Académie.

Séance de l’Académie.

La France n’était pas prête ; elle avait à se constituer, à s’organiser au dedans avant de se répandre au dehors ; elle laissa le champ libre aux entreprises de l’Espagne, du Portugal, de la Hollande et de l’Angleterre. Ce n’est pas toutefois dans un sens trop absolu qu’il faut comprendre cette inaction que nous déplorons ici ; mais constatons une fois de plus que, dans ce grand mouvement commercial et industriel qui entraîne l’Europe pendant le xvie et le xviie siècle, la France reste dans un rang secondaire. Tous les motifs que nous avons donnés pour expliquer notre infériorité industrielle sont applicables à la stagnation du commerce pendant la même époque. On se ferait à peine une idée des innombrables entraves qui garrottaient encore le commerce en 1789, après deux siècles d’une civilisation si avancée, après tant de lumières répandues par les sciences, après tant d’éclat jeté par les arts, les lettres et la philosophie.

Les transports étaient d’une cherté extrême et d’une lenteur désespérante : de Paris à Rouen, le coche, diligence des gens pressés, ne partait que deux fois par semaine et couchait deux nuits en route ; un bateau de marchandises pour descendre d’Orléans à Nantes avait plus de trente droits différents à acquitter ; la diversité des coutumes rendait les procès ruineux et interminables ; enfin les préjugés administratifs étaient tels, que, depuis Colbert, le gouvernement actuel ne semblait voir dans le commerce qu’une source d’impôts et une matière à règlements.