Malvina (Ménard, 1824)/3

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Ménard et Desenne, fils (2p. 23-37).


CHAPITRE III.

Une plus ample connaissance.


Il était fort tard le lendemain lorsque Malvina se leva. À peine avait-elle passé sa robe, qu’en s’approchant d’une des croisées de son appartement, elle fut frappée du superbe spectacle qui s’offrait à ses regards : les eaux bleuâtres et transparentes du lac s’étendaient au loin, et les vapeurs qui soulevaient de son sein ne permettaient pas d’apercevoir ses bornes. Sur un de ses côtés, les montagnes, couvertes d’une forêt de noirs sapins, dont les têtes robustes défiaient la fureur des tempêtes, entrecoupées de profonds ravins, du sein desquels de vastes et impétueux torrens se versaient à grand bruit, faisaient un contraste frappant avec le silence qui régnait sur les montagnes de l’autre rive ; celles-ci, encombrées d’énormes blocs de granit entassés les uns sur les autres, et sans aucun vestige de végétation, offraient à l’œil attristé l’image du chaos et de la destruction.

Tandis que Malvina considérait attentivement ce tableau, elle fut interrompue par une voix caressante qui s’informait d’elle avec intérêt ; elle se retourne, et aperçoit mistriss Birton dans le déshabillé le plus élégant, et qui, lui souriant, lui dit : « Ah ! ma belle cousine, ce ne sont point ici les aspects doux et fertiles de notre France ; c’est là seulement que se déploient tous les bienfaits de la nature : nous n’avons ici que ses rigueurs ; mais, en attendant que la belle saison vienne un peu égayer nos montagnes, j’ai eu soin de faire placer ici différens tableaux des meilleurs maîtres des écoles italienne et flamande. Croyez-moi, il vaut mieux regarder le beau ciel de France et d’Italie en peinture, que celui d’Écosse en réalité. Malvina leva la yeux, et aperçut en effet plusieurs jolis paysages disposés avec goût sur le papier vert qui ornait son cabinet. Touchée de cette attention, et l’attribuant au bon cœur de mistriss Birton, elle lui prit la main et lui dit : « Je suis bien reconnaissante, ma cousine, de tout ce que vous faites pour moi ; ces soins attentifs dont je suis l’objet, me disent tout ce que vous êtes : qui s’occupe ainsi d’une étrangère, doit faire le bonheur de tout ce qui l’entoure. — C’est du moins le but où j’aspire, lui répondit mistriss Birton, et c’est la principale raison qui m’a engagée à vivre dans cette solitude ; cette terre étant seigneuriale, et ayant un grand nombre de vassaux, je veille sur eux, je les soulage ; et comme ils voient en moi l’arbitre de leur destinée, je fais en sorte qu’ils y voient aussi la source de leur bonheur. » Malvina applaudit à ce discours, que mistriss Birton avait prononcé avec un peu d’emphase ; mais elle n’en fut point attendrie, et elle se reprocha intérieurement de n’être pas plus sensible au mérite de mistriss Birton. Peut-être qu’un observateur moins indulgent ou plus éclairé aurait pensé que quand la bonté se montre au lieu de se laisser voir, elle doit être honorèe encore, mais qu’elle ne peut plus toucher.

« Puisque vous m’avez permis, dit Malvina, de passer quelques jours sans descendre, je vais en profiter dès aujourd’hui et rester chez moi, loin du monde que j’ai quitté depuis long-temps…… Vous êtes libre, entièrement libre, ma cousine, interrompit mistriss Birton ; j’ai toujours su mettre mes amis si à leur aise chez moi, qu’ils croyaient être chez eux, et je ne ferai certainement pas d’exception pour vous. Au reste, je vous engage d’autant moins à m’accompagner dans le salon, que j’ai, pour quelques jours encore, une société qui ne vous conviendrait guère, des jeunes gens très-gais, très-bruyans… Mais quand nous serons en famille, vous nous reviendrez. »

Malvina fit une inclination, et sa cousine la quitta. Durant plusieurs jours elle la vit fort peu et ne s’en plaignit point. Le malheur avait beaucoup exalté sa dévotion habituelle, et cette disposition si naturelle aux âmes tendres lui faisait chérir la solitude avec passion : car on sait que la solitude est le séjour auguste que la religion s’est réservé dans tous les siècles ; que c’est là qu’elle communique ses inspirations, que coulent les larmes de contrition, et que les soupirs du cœur sont entendus des cieux.

Cependant la bonne miss Tomkins n’était pas contente de voir sa maîtresse toujours renfermée dans son appartement ; il lui semblait que la distraction pouvait être employée avec succès contre la douleur, et trouvait très-mauvais que mistriss Birton laissât pleurer sa cousine toute seule, tandis que la joie régnait dans le salon. Elle se hasarda un matin à en parler à Malvina, en lui apportant son déjeuner. « Est-ce que madame ne descendra pas aujourd’hui ? Tout le monde part demain ; et si j’osais dire mon avis, je crois que madame pourrait s’amuser là-bas. — Hé ! ma bonne Tomkins, vous savez bien que je ne suis pas disposée à m’amuser. Mais si madame voulait essayer seulement… d’ailleurs, on a tant de desirs de la voir ! — Mais je ne suis connue de personne ici. — Qu’est-ce que cela fait ? on a entendu parler de madame, et on est impatient de la connaître ; chacun me questionne : Pourquoi votre maîtresse ne paraît-elle pas ? est-ce qu’elle est malade ? pourquoi se cache-t-elle ? est-ce qu’elle est laide ?… Hal ha ! comme je leur ai répondu avec dédain qu’ils parcourraient en vain leurs trois royaumes avant d’y trouver une figure comme la vôtre, cela n’a fait que redoubler la curiosité. — Et vous croyez que, pour la satisfaire, je quitterai ma retraite tant qu’on m’y laissera en paix ? — Ma bonne, interrompit la petite Fanny, dites donc à maman qui était ce joli lord, celui qui avait le plus d’envie de la voir, qui m’a tant caressée et m’a donné tous ses bonbons. — C’est sir Edmond Seymour, répartit miss Tomkins, le neveu de mistriss Birton ; il est beau comme un ange, et puis si affable, si gracieux envers tout le monde ! Il est vrai qu’on dit que c’est un franc libertin ; mais, pour moi, je n’en sais rien, je ne me mêle point de tous les caquets des domestiques. — Et vous faites bien, ma chère Tomkins ; évitez, autant que vous le pourrez, ces sortes de conversations, si vous voulez vivre tranquille : ma cousine me paraît une excellente femme, et… — Quant à cela, madame, interrompit miss Tomkins, ce n’est pas ce que tout le monde dit ici, et on m’a déjà raconté des choses !… Mais Dieu me préserve de dire du mal de mon prochain, on le connaît toujours assez tôt. Je voudrais seulement que madame consentît à se distraire ; quand je la vois toujours pleurer, il me semble que je suis plus vieille de dix ans. — Ma bonne Tomkins, reprit doucement Malvina, laissez-moi le choix de mes distractions, je vous prie, et croyez que j’en trouve davantage dans ma solitude que dans le monde. » Miss Tomkins secoua la tête, comme n’étant pas convaincue de ce que sa maîtresse lui disait ; mais n’osant pas la presser davantage, elle sortit sans ajouter un mot.

Le surlendemain, mistriss Birton fit dire à sa cousine qu’elle l’attendait à déjeuner dans son appartement. Quoique cette invitation contrariât un peu Malviua, elle ne crut pas devoir s’y refuser, et descendit. Elle trouva mistriss Birton seule dans un salon où le déjeuner était préparé. « Enfin, ma chère Malvina, lui dit-elle en la voyant entrer, toute ma société est partie, et je peux jouir du plaisir de me trouver avec vous. — Je crains bien, ma cousine, reprit Malvina, d’être peu propre à vous en procurer, et je vous plaindrais si vous n’aviez d’autre société que moi. — Pourquoi donc, ma cousine ? vous me paraissez très-aimable. Au reste, je ne suis pas absolument seule dans mon château, et vous ferez connaissance, à dîner, avec ceux qui résident avec moi ; mais, pour cette matinée, je vous l’ai réservée toute entière. Malvina se sentit plus gênée que reconnaissante de cette attention : elle aurait voulu y répondre ; mais n’ayant presque rien à dire à sa cousine, elle ne fut frappée que de l’idée d’avoir une conversation de plusieurs heures à soutenir, et l’effroi qu’elle en conçut augmenta encore la difficulté qu’elle y trouvait.

Dans cette disposition, elle s’assit assez tristement auprès du feu devant une table servie avec profusion ; mistriss Birton ne la pressa point de manger avec affectation, mais lui fit remarquer avec soin ce qu’il y avait de plus délicat, et tâcha d’exciter son appétit ainsi que sa gaîté. Malvina la remerciait toujours, et cependant, fatiguée de tant d’attentions, elle aurait préféré le plus négligent oubli à ces prévenances officieuses qui ne laissent pas respirer un moment : car mistriss Birton avait beau vouloir se faire bonne, comme la nature ne l’y portait pas, ses soins manquaient toujours de cette cordialité qui met à son aise, et ses discours, de cet abandon qui s’insinue dans le cœur.

Le déjeuner étant fini, et la conversation épuisée, mistriss Birton proposa à sa cousine de parcourir l’intérieur du château, et la conduisit d’abord dans un joli salon de musique ; elle lui montra des orgues, des pianos, des harpes, enfin toutes les sortes d’instrumens possibles. De là elles passèrent dans une spacieuse bibliothèque, qui les conduisit à une vaste galerie de tableaux ; des poêles souterrains échauffaient ces pièces, et leurs différens tuyaux se réunissant auprès de l’appartement de mistriss Birton, elle avait fait construire au—dessus une petite serre chaude où elle cultivait, en toutes saisons, les arbrisseaux odorans que des climats plus doux ne voient naître que l’été ; par une ouverture ménagée avec art, la rose, l’oranger et l’héliotrope exhalaient leurs parfums aromatiques dans son boudoir. Cette petite pièce, peinte à fresque sur le mur, représentait un bocage de verdure, entremêlé de touffes de fleurs si bien imitées, que chacun, trompé par leurs couleurs et séduit par l’odorat, se croyait au milieu des champs : quelques glaces, dont les bordures étaient cachées par des feuillages découpés, égayaient encore ce séjour, et dans le fond une ottomane placée dans une alcôve, et cachée par un rideau de crêpe, présentait l’asile de la volupté.

Quoique Malvina eût été accoutumée à l’opulence dans sa patrie et chez milady Sheridan, jamais, néanmoins, l’image d’un luxe aussi recherché n’avait frappé ses regards : il lui eût paru inconvenable à Paris et à Londres ; qu’était-il donc dans le nord de l’Écosse ? Que de frais pour faire venir tous ces ornemens ? que d’ouvriers pour les mettre en œuvre ! que de soins pour les entretenir ! il n’aurait pas fallu la moitié autant de peine et de dépense pour fonder un hospice : dans un pays aussi sauvage il eût été un bienfait ; ce boudoir n’y semblait qu’un choquant contraste. Tandis que Malvina faisait toutes ces réflexions, mistriss Birton, comme si elle eût deviné sa pensée, lui dit : « Ma belle cousine, vous semblez surprise, je le vois, de trouver quelques commodités dans le fond de cette province, et peut-être me blâmez-vous d’avoir donné trop à mon goût à cet égard ; mais sachez, du moins, que je ne m’y suis livrée qu’après avoir fondé des établissemens utiles. J’ai dans une aile de mon château une école pour les enfans, une infirmerie pour les malades, et une forge où je distribue, gratis, aux pauvres habitans de ma terre, du fer et des outils pour gagner leur vie. — Ah ! oui, ma cousine, répondit Malvina attendrie, voilà qui rachète bien l’extrême élégance de vos appartemens ; il est permis de donner un peu à son penchant, quand on a commencé par faire du bien aux autres : mais, je vous en prie, allons voir ces honorables institutions ; ici on peut louer votre goût, sans doute, mais c’est là qu’on doit apprécier votre cœur. — Je voudrais fort vous obliger, reprit mistriss Birton ; mais, ayant fixé de n’aller que deux fois par mois visiter ces établissemens, je craindrais que ceux chargés d’y veiller ne s’autorisassent de mon exemple, si je manquais moi-même à l’ordre prescrit ; ainsi nous attendrons au jour marqué. — Comme il vous plaira, répliqua Malvina un peu surprise ; mais ne pourrais-je pas y aller seule ? — Non, ma chère, je ne veux pas me priver du plaisir de vous y conduire, et vous me désobligeriez si vous y alliez jamais sans moi.

Malvina n’insista pas, et, sans trouver précisément rien à blâmer dans le ton et les discours de mistriss Birton, elle sentit qu’il y avait là quelque chose qui ne lui plaisait pas ; car si son esprit était plus disposé que tout autre à l’indulgence, son cœur avait une pénétration rapide, qui lui faisait saisir dans l’instant les secrets motifs de ceux qui lui parlaient. Avant d’avoir réfléchi, avant même d’avoir pensé, l’impression était reçue : souvent il lui arrivait de se blâmer de ces mouvemens involontaires ; mais elle ne pouvait les vaincre : en vain, à force de raisonner, se persuadait elle de leur injustice, son cœur ne se rendait pas à ses raisons ; et s’il était facile de tromper son jugement, il ne l’était pas d’échapper à son instinct.

Comme elle se disposait à quitter sa cousine, celle-ci lui dit : « Ma chère Malvina, afin de vous faire oublier, s’il est possible, que vous n’êtes point ici chez vous, je voudrais que vous me disiez avec franchise si vous préférez manger dans votre appartement : on pourra trouver cela un peu singulier, mais n’importe ; je veux me prêter à tous vos goûts. Malvina fut tentée un instant d’accepter la proposition ; cependant en réfléchissant qu’elle serait obligée de donner quelques momens à sa cousine, elle trouva plus convenable de choisir l’heure des repas, elle lui dit « que, quoique l’excessive tristesse qui l’accablait lui fit craindre d’être une compagnie bien maussade, néanmoins, si sa cousine n’en était pas effrayée, elle descendrait dîner. — Pourvu que cela vous convienne, ma chère Malvina, pourvu que vous veniez de votre plein gré, soyez sûre de tout le plaisir que je trouverai à me réunir à vous ; d’ailleurs pourquoi redouterais-je votre tristesse ? la douleur d’autrui peut-elle m’être étrangère ? ah ! ne craignez pas d’exhaler la vôtre dans mon sein ; j’ai trop souffert moi-même, je connais trop les maux dont la sensibilité est la source, pour ne pas compatir aux vôtres. » Malvina le crut, et plaignit sa cousine des chagrins dont elle disait avoir été la victime ; mais elle sentit en même temps que ce n’était pas à mistriss Birton qu’elle aimerait à parler des siens.