Maman/Chapitres VI-VII
Le train express de Paris arrivait à trois heures. À trois heures moins dix, le capitaine Maulevrier grimpait lestement les marches du perron de la gare. Après avoir jeté un coup d’œil dans la salle d’arrivée, où il n’y avait encore personne, il reparut sur le perron, et alluma un cigare, qu’il se mit à fumer à bouffées rapides, comme un homme pressé.
M. Pichon, qui avait guetté son arrivée à l’angle d’une rue, se cacha vivement en le voyant paraître, comme s’il se fût trouvé là en contrebande. Peu à peu les omnibus vinrent se ranger un à un au bas du perron, des porte-faix arrivèrent en pantalon et en veste de velours vert à côtes, et des garçons de café en veste noire et en escarpins vernis ; puis l’on vit paraître des gens qui venaient recevoir des parents ou des amis, puis des curieux, puis quelques vagabonds en quête d’une aubaine.
Au coup de sifflet qui annonçait l’approche du train, M. Pichon sortit de sa cachette et s’avança obliquement, à pas de loup, dans la direction de la gare. Il prenait tant de précautions pour n’être point remarqué que tout le monde le remarqua. Mais, une fois dans la salle d’arrivée, il put se dissimuler tout à son aise dans la foule compacte.
Le capitaine Maulevrier était au premier rang, près de la porte qui devait livrer passage aux voyageurs. Il avait jeté son cigare et piétinait sur place comme un homme qui s’impatiente. La porte s’ouvre à deux battants, la foule se comprime des deux côtés pour laisser un passage libre, toutes les têtes sont tournées du même côté, beaucoup de personnes se dressent sur la pointe des pieds.
Les voyageurs commencent à défiler, avec cet air abasourdi des gens qui ont été longtemps assis et renfermés ; quelques-uns cherchent des amis dans la foule ; des bras se lèvent, il y a de petites bousculades, le capitaine ne bronche pas.
Ah enfin ! voici le capitaine Gilbert. Quoiqu’il soit en costume civil, on reconnaît tout de suite un officier ; d’ailleurs il est décoré. Il échange une chaude poignée de main avec le capitaine Maulevrier et se met à causer avec lui, sans doute en attendant Mme Gilbert et les enfants.
Le cœur de Pichon bat avec violence ; on ne voit jamais sans émotion des gens dont on a entendu beaucoup parler, et avec lesquels on doit se trouver en relations. Ce n’est pas du tout comme cela qu’il s’était figuré le capitaine Gilbert. Il le trouve bien hâlé pour un convalescent, il n’aime pas beaucoup non plus ses cheveux roux ramenés en accroche-cœurs au-dessus de ses oreilles, ni ses yeux trop rapprochés l’un de l’autre, ni son nez busqué, ni sa bouche, aux lèvres minces, si voisines du nez que les moustaches circonflexes ont l’air de sortir des narines. Tout en causant avec lui, le capitaine Maulevrier jette des regards de l’autre côté de la porte. Tout à coup il donne une grande poignée de main au capitaine Gilbert et lui dit vivement quelques mots pour lui expliquer quelque chose. Le capitaine Gilbert salue, sans attendre sa femme et ses enfants, et se dirige vers la porte de sortie en jetant sur la foule des regards durs et dédaigneux.
M. Pichon le suit de son demi-œil. Mais, pendant qu’il a la tête tournée, le capitaine Gilbert, le vrai, cette fois, échange de chaudes poignées de main avec son ami, le présente à sa femme et quand M. Pichon se décide à abandonner le faux Gilbert à son malheureux sort, le capitaine Maulevrier est en train d’embrasser deux amours d’enfants, un petit garçon et une petite fille, pendant que Mme Gilbert sourit doucement, que M. Gilbert cherche le billet de bagages dans son porte-monnaie, et que la domestique attend sans impatience qu’on ait fini de s’embrasser. Elle porte au bras gauche un panier qui a dû contenir des provisions de voyage pour les enfants, et tient de la main droite un faisceau de parapluies ou d’ombrelles qui ressemble vaguement aux faisceaux des licteurs romains. Seulement, au lieu de la terrible hache, ce sont deux filets à papillons qui sortent du faisceau.
Le sang de M. Pichon ne fit qu’un tour et le cœur de M. Pichon bondit d’allégresse, lorsque M. Pichon s’aperçut qu’il s’était trompé de Gilbert. Il poussa un gros soupir et regarda de tous ses yeux.
Le vrai Gilbert avait les cheveux châtain clair et les moustaches blondes, le teint pâle, les sourcils un peu froncés, comme un homme qui a l’habitude de souffrir, et avec cela les yeux riants et la bouche épanouie: « Voilà, se dit M. Pichon, un malade qui ne doit pas être difficile soigner ! »
Mme Gilbert était plutôt petite que grande, mais très bien faite dans sa petite taille, avec des mouvements doux et tranquilles et toujours gracieux ; elle avait les cheveux noirs et les yeux d’un bleu de pervenche qu’elle clignait un peu, comme les personnes myopes. En dépit de ce clignement, qui était comme une grâce de plus, elle avait le regard franc et droit, très ferme par moments, et cette expression de visage calme et reposée qui dénote presque toujours une conscience tranquille, et l’habitude de prendre les choses de la vie comme elles doivent être prises, c’est-à-dire par le bon côté ; car, quoi qu’on en dise, elles ont toujours un bon côté.
La philosophie de M. Pichon n’allait pas jusqu’à lui permettre d’analyser une physionomie ; mais il avait un cœur, et un brave cœur, comme il l’avait déjà prouvé. Son cœur fut pris du coup. « Ma grand’foi du bon Dieu ! se dit-il à lui-même, si celle-là ne désensorcelle pas la Silleraye, c’est fini de la Silleraye pour jusqu’au jugement dernier. »
Cependant le capitaine Gilbert cherchait toujours son billet de bagages et ne le trouvait pas. Madame le regardait en souriant, sans témoigner la moindre impatience. Un instant, elle détourna la tête pour voir ce que faisaient les enfants. La petite fille, la main droite dans la main du capitaine Maulevrier, le regardait naïvement avec de bons grands yeux qui faisaient penser à ceux de sa mère ; le petit garçon essayait de se faire livrer par la bonne le faisceau consulaire, parce que la « pauvre Marie devait être fatiguée ».
Marie défendait son faisceau en souriant, et M. Pichon lui adressait mentalement ce discours: « Pardine, ce n’est pas malin d’être de bonne humeur quand on sert du bon monde.
— Maman vous regarde, » dit Marie au petit garçon.
Le petit garçon, ayant levé vivement la tête, rencontra le regard de sa mère. Sans faire la moindre réflexion, il s’en alla en sautillant vers sa mère, lui prit la main, qu’elle lui abandonna en souriant, et passa sa tête sous le bras maternel avec un geste de petit chat caressant.
Enfin le capitaine Gilbert finit par retrouver le billet de bagages dans la poche de son gilet. Le capitaine Maulevrier le lui prit des mains et dit:
« Irons-nous à pied jusqu’à l’hôtel ? c’est à deux pas.
— Te sens-tu de force, mon ami ? demanda Mme Gilbert à son mari.
— Parfaitement, si ce n’est pas loin ; je sens déjà que ce bon air de Touraine me fait du bien. Pourquoi souris-tu ? Je t’assure que c’est vrai, à moins que ce ne soit la vue de ce cher Maulevrier. »
Le cher Maulevrier fit signe au conducteur de l’omnibus du Coq de Bruyère, qui s’approcha vivement, la casquette à la main, et lui remit le bulletin en priant poliment l’homme de l’octroi de visiter les bagages.
L’homme de l’octroi, un gros papa imberbe qui prenait du ventre, aurait été à tout jamais perdu dans l’opinion de M. Pichon, s’il se fût permis de visiter les bagages quand Mme Gilbert en personne lui avait affirmé qu’elle n’avait rien à déclarer.
L’homme de l’octroi salua Mme Gilbert en rougissant, tira un morceau de craie de sa poche, et traça des signes cabalistiques sur tous les colis qui portaient l’indication Paris-Tours, no 7.
« Je crois que nous pouvons partir, » dit le capitaine Maulevrier en offrant son bras à Mme Gilbert.
Il était temps que la petite caravane se décidât à partir, car il n’y avait plus dans la gare que quelques flâneurs qui restaient sans
Pour se donner une contenance, il étudiait, avec un soin affecté, et en regardant de si près, qu’il se sentait loucher, une grande affiche jaune placardée sur la muraille. L’affiche parlait d’un voyage circulaire, à prix réduits, sur les côtes de l’Océan. Une carte, grossièrement imprimée sur un carré de papier blanc, encadré au centre de l’affiche jaune, indiquait les deux itinéraires (car il y en avait deux), ainsi que les points principaux où il était loisible aux excursionnistes de prendre quelque repos.
En suivant de son index noueux l’une des grandes lignes noires, M. Pichon arriva à la Rochelle ; il n’eut pas le courage d’aller plus loin, et tourna furtivement la tête, pour voir se qui se passait derrière lui. Les voyageurs étaient encore là. M. Pichon renfonça vivement sa tête dans ses épaules, et retourna à la Rochelle, barbotta en plein Océan, sans s’en douter. Il y barboterait encore s’il n’eût entendu un froufrou de robe, et un bruit de pas qui se dirigeaient vers la porte de sortie. Il poussa un gros soupir et fit un quart de conversion.
Enfin, le capitaine Maulevrier et Mme Gilbert ouvrirent la marche, chacun d’eux tenant un des enfants par la main. Le capitaine Gilbert venait ensuite, et Marie marchait quelques pas en arrière.
M. Pichon se glissa sournoisement tout le long du mur, et, arrivé à la porte, risqua prudemment un œil avant de tenter une évasion.
« Oh ! dit la petite fille quand le quatuor fut arrivé au bas du perron, le pauvre papa qui est tout seul ! » Alors, levant de grands yeux suppliants vers le capitaine Maulevrier, comme pour lui demander pardon de la liberté grande, elle dégagea doucement sa menotte, qu’elle alla offrir à son papa.
Le petit garçon hésita ; il se trouvait si bien là où il était ! Une toute petite pression de la main de sa mère le décida, et il alla prendre l’autre main de son père.
M. Pichon se sentit incapable de garder pour lui tout seul l’admiration que lui avait causée cette petite scène ; se retournant vers l’intérieur de la salle, il chercha à qui parler. Les employés et les conducteurs tournaient tous le dos, l’homme de l’octroi avait disparu dans sa retraite mystérieuse, le vigneron têtu seul regardait du côté de la sortie, les deux mains appuyées sur son bâton d’épine, les reins cambrés, son chapeau rond rejeté en arrière.
« Regarde-moi donc ça, dit M. Pichon, en désignant d’un signe de tête le petit groupe des voyageurs qui s’éloignait lentement.
— Je suis de la Roche-Corbon, grogna le vigneron têtu ; je suis venu par ici et je m’en irai par ici. On ne se gaussera pas de moi. »
M. Pichon haussa dédaigneusement les épaules.
Au moment de franchir la grille de la cour, Mme Gilbert se retourna pour voir si son mari pouvait suivre sans trop de fatigue, et profita de l’occasion pour échanger un sourire avec lui.
« Jolie frimousse de femme tout de même ! dit le paysan avec une admiration grossière, et il ajouta : « N’a point sa pareille à la Roche-Corbon !
— Ni à Tours non plus, reprit M. Pichon avec l’assurance d’un homme qui aurait passé l’inspection générale de la population féminine de Tours.
— Ça se peut, dit prudemment le vigneron.
— Ça est, reprit péremptoirement M. Pichon ; et bonne !
— Il y a donc de bonnes femmes ? demanda l’autre d’un air goguenard.
— Peut-être pas beaucoup, répliqua très sérieusement M. Pichon, mais celle-là en est une.
— Tu la connais donc ! »
Cette question rendit le philosophe tout perplexe. Non ! il ne la connaissait pas du tout, mais rien qu’à la voir, il devinait qu’elle était bonne ; il le savait, il en était sûr ; la preuve, c’est qu’il aurait parié n’importe quoi contre n’importe qui. Malheureusement les vignerons tourangeaux sont les plus sceptiques de tous les vignerons, et l’homme têtu se serait gaussé du philosophe, si le philosophe avait répondu à une question de fait par des raisons de sentiment. D’un autre côté, M. Pichon ne voulait point mentir, car il était honnête homme. Il se tira ingénieusement d’affaire en disant au vigneron : « C’est moi qui la conduis demain à la Silleraye !
— Eh bien ! ne la verse point en route, parce que, ma foi ! ce serait dommage ! »
Le philosophe lui fut profondément reconnaissant de cette bonne parole.
« Un bon conseil en vaut un autre, reprit-il en posant sa large main sur l’épaule du bonhomme. Ne t’obstine point à vouloir repartir par ici, c’est le côté par où on arrive ; on prend les billets de l’autre, côté. Tu as encore un quart d’heure devant toi avant le départ. Fais le tour avec moi jusqu’à l’autre côté de la gare, ça te prendra juste deux minutes, et tu auras dix fois le temps de revenir, si tu t’aperçois que je t’ai attrapé. »
Comme l’homme hésitait encore :
« Je suis, reprit le philosophe, conducteur de la diligence de Tours à Châteauroux ; par conséquent, tu vois que je suis un peu de la partie, et que je n’ai pas le droit d’attraper le monde. Viens avec moi. » Comme il le regardait de l’œil gauche en prononçant ces paroles, le paysan se décida.
Néanmoins, par surcroît de précaution, il ne se risqua au guichet qu’après s’être adroitement renseigné près d’un gendarme qui promenait sur la foule des regards sévères.
Voyez, je vous prie, l’enchaînement des effets et des causes en ce bas monde. Si l’homme de la Roche-Corbon n’eût pas payé son tribut d’admiration à Mme Gilbert, M. Pichon l’eût abandonné à son malheureux sort, et réellement son sort n’eût pas été enviable. Ce bonhomme si obstiné et si fanfaron devant les étrangers baissait tristement la crête devant la femme qui lui avait juré obéissance, et il avait des raisons toutes particulières pour demander avec une amère ironie s’il y a des femmes véritablement bonnes. S’il eût manqué le train, sa douce moitié l’eût certainement accusé de l’avoir manqué exprès, pour courir les cabarets, et lui aurait rendu la vie dure et pesante.
S’il eût réussi à prouver qu’il avait manqué le train par sa bêtise et son obstination, il serait tombé dans un autre traquenard. Le voisin Guignard, « cette peste de Guignard », aurait composé une chanson sur sa mésaventure. Or, le paysan tourangeau, né goguenard, ne redoute rien tant que de prêter le flanc à la raillerie.
Ainsi, un bon sourire de à Mme Gilbert avait coupé court à tant de maux, sans compter les conséquences. Car le mal naît du mal, comme le bien naît du bien. Une querelle de ménage, chose déplorable en elle-même, n’a pas seulement pour effet d’aigrir et de pervertir les deux acteurs du drame. La mauvaise humeur de ces malheureux agit sur les enfants, les domestiques, les voisins ; elle se répercute à l’infini sur une foule d’innocents qui ne savent même pas d’où vient le coup, et exerce sa pernicieuse influence longtemps après que ceux qui ont donné le branle sont rentrés dans leur repos.
Autrefois les souverains, quand ils visitaient une province. payaient leur bienvenue en répandant des bienfaits. La bonté est une souveraine, et une souveraine toute-puissante et toujours agissante, même quand elle n’a pas conscience de son action. C’est ainsi que le premier pas de Mme Gilbert sur la terre de Touraine fut
marqué par un bienfait.
CHAPITRE VII
M. Pichon débrouille ses idées en regardant couler l’eau de la Loire, et met sa montre de Genève en grand danger d’être disloquée.
Quand il eut perdu de vue le capitaine Maulevrier et la famille Gilbert, et qu’il eut embarqué son vigneron têtu, le philosophe se trouva dans une singulière situation d’esprit ; il lui sembla tout à coup que la ville de Tours était déserte, que sa journée, à lui, était finie, et qu’il avait un grand espace vide à traverser pour atteindre la journée du lendemain.
Il aurait pu aller rejoindre ses amis à la Pintade, car il n’était que trois heures vingt minutes, et les joueurs de bézigue ne se séparaient jamais avant cinq heures. Mais il ne se sentait disposé ni à jouer au bézigue, ni à boire sa chopine de vin blanc, ni à subir les plaisanteries des conducteurs, ni à y répondre. C’était bizarre, mais c’était comme cela ! il aurait voulu faire autre chose, mais il ne savait pas quoi. comme il sortait de la gare, tout désorienté et les bras ballants, il se dit qu’il ne ferait pas mal d’aller relancer le bourrelier, et de s’assurer par lui-même si la diligence avait été soigneusement rincée. Le bourrelier avait été exact, et la diligence était rincée de fond en comble. Alors M. Pichon prit à part le garçon d’écurie et lui demanda s’il y avait en ce moment des chevaux de rechange. Oui, il y avait des chevaux de rechange.
« Ça tombe bien, dit M. Pichon, et si Flageolet est libre, ça tombe encore mieux.
— Pourquoi ça ? demanda le garçon d’écurie.
— Parce que Flageolet est une bonne bête que je connais et qui me connaît, et que Tringlot est un fainéant. Tu me donneras Flageolet demain matin, et tu colleras Tringlot au Breton ; c’est lui qui l’a acheté, il est bien juste que ce soit lui qui s’en serve. »
Ayant réglé cette petite affaire à son entière satisfaction, le philosophe retomba dans le vide. Un moment, il eut l’idée de se mettre au lit pour faire passer le temps plus vite. Mais il eut la sagesse de prévoir que s’il se couchait en plein jour, il passerait une nuit blanche à ne plus savoir que faire de son corps, de ses membres et de ses idées. Il en vint à décider qu’il ferait une promenade ; d’abord, une promenade serait une nouveauté pour lui: car, depuis vingt ans, il avait fait des courses sans nombre à travers la ville, mais jamais ce qui peut s’appeler une promenade. Il savait très bien que la Loire passe au bout de la rue Royale ; seulement, il ne se souvenait pas de l’avoir jamais regardée, mais là ! ce qui s’appelle regarder ; il l’apercevait en passant, mais il ne s’était jamais accoudé sur le parapet pour contempler les îles plantées de saules, et le fleuve qui coule tout vert aux endroits profonds, tout clair aux endroits où l’on voit le sable, et les grandes herbes molles qui s’amusent à s’enrouler et à se dérouler au gré du courant.
Dans le parcours de la rue Royale, le philosophe ne se laissa point séduire aux magnificences des magasins. Les seuls étalages sur lesquels son œil gauche s’arrêtait un instant étaient ceux des marchands de joujoux. Les enfants aiment les joujoux ; il savait cela vaguement pour l’avoir entendu dire, et, s’il eût osé, il eût rempli ses poches de joujoux pour les offrir… il savait bien à qui, afin de se faire bien venir ; mais il pressait le pas pour échapper à la tentation. Avait-il le droit, lui simple conducteur, d’offrir des joujoux aux enfants de Mme Gilbert ? Non, il ne l’avait pas ; et puis, quand même il l’aurait eu, il n’aurait jamais su comment s’y prendre. Allons, décidément, il valait mieux n’y point songer.
Alors il regardait devant lui, observant avec une attention toute particulière les officiers et les dames en toilette, surtout celles qui avaient des enfants.
Son examen terminé, il souriait de dédain en dedans, et se disait: « Que je ne boive jamais un verre de bon vin, s’il y a un seul de ces messieurs qui approche du capitaine Maulevrier, et même du capitaine Gilbert, quoiqu’il soit un peu blanc pour un homme ; une seule de ces dames qui vous fasse l’effet de Mme Gilbert, un seul de ces petits enfants qui soit aussi mignon que les siens ; et, au fait, comment s’appellent-ils ces deux chérubins si jolis et si obéissants ? »
Il aurait aimé à savoir leurs noms ; il lui aurait semblé alors qu’il avait fait un petit pas dans l’intimité de la famille ; mais, bah ! il les saurait le lendemain, quand il devrait employer la ruse pour se les faire dire.
Arrivé au pont, il s’accouda sur le parapet ; au bout d’une demi minute, il se releva comme effrayé ; la tête lui tournait un peu, et il lui semblait que le pont penchait et allait l’entraîner dans la Loire. Mais il ne tarda pas à rire de son erreur, et se remit à regarder couler l’eau. On ne regarde pas impunément couler l’eau, et il arrive toujours un moment où la pensée, même la pensée obscure et informe d’un conducteur, se laisse entraîner au fil du courant, et alors le conducteur se demande où va cette eau-là qui semble si pressée d’arriver ? Le philosophe, qui ne savait pas un mot de géographie, avait entendu dire cependant que la Loire se jette dans la mer, à un endroit qu’on appelle Saint-Nazaire.
Tout à coup il se ressouvint que la Loire passe à Saumur, et qu’il avait à Saumur son neveu, tonnelier de son état. Ce tonnelier était marié, père de famille, à preuve que l’oncle Pichon avait été parrain du petit dernier. Il avait été parrain par procuration, et même il avait envoyé à son filleul un couvert d’argent, qui lui avait coûté quinze bons francs, sans compter le port. Au-dessous de lui, l’eau infatigable coulait toujours, pressée d’aller à la mer, en passant par Saumur.
Comment était-ce fait Saumur ? Et son neveu, quelle figure avait-il. maintenant que c’était un homme et un père de famille ? Et sa nièce par alliance, à quoi ressemblait-elle ? Un commis-voyageur qui avait passé par Saumur lui avait dit qu’elle était blonde et gentille, c’est tout ce qu’il savait d’elle. Et les marmots ? étaient-ils doux, rangés, obéissants ? ou bien, les laissait-on polissonner, les pieds nus, dans la poussière, comme ceux qu’il voyait tous les jours au passage de la diligence ?
À vrai dire, il n’eût tenu qu’à lui de savoir tout cela depuis longtemps ; son neveu et sa nièce bien des fois l’avaient invité à venir se reposer un peu chez eux, ils avaient tout particulièrement insisté à l’époque du baptême. Mais lui, comme beaucoup d’ondes célibataires qui ont mis de l’argent de côté pour leurs vieux jours, se défiait instinctivement de ses futurs héritiers, et il se tenait sur la défensive.
Les petites vagues du fleuve continuaient à se pousser l’une l’autre ; ainsi, par esprit d’imitation, les idées se poussaient l’une l’autre dans la tête du philosophe. comme il commençait à avoir la vue, fatiguée, il se releva et se remit à marcher. Tout en marchant, il se demandait avec surprise pourquoi il avait pensé à son neveu, qui cependant ne lui avait pas écrit depuis le baptême. Bien plus, il pensait à ce neveu, à cette nièce, à ces petits enfants, avec une bienveillance inaccoutumée ; et même, il regrettait d’avoir bougonné en envoyant le couvert d’argent et d’avoir écrit une lettre un peu sèche.
« Ça doit être l’effet de cette eau qui me tourne la cervelle, se dit-il en hâtant le pas. Mais il eut beau hâter le pas, ses idées ne voulurent pas rester en arrière, et lui tinrent fidèle compagnie jusque dans la campagne.
Quand il eut longtemps marché par les petits chemins, il revint vers le fleuve, le corps fatigué, mais l’esprit moins embrouillé ; il commençait à voir clair dans ses idées, et il avait pris tout à coup, dans un chemin creux, entre deux vignes, la résolution d’aller surprendre les Saumurois, et de savoir, une fois pour toutes, à quoi pouvaient bien ressembler les enfants de son neveu et particulièrement son filleul. Comme il passait devant une petite guinguette de bonne apparence, il s’arrêta brusquement, et il lui vint la fantaisie de manger une friture, à moins que ce ne fût un prétexte qu’il se donnait pour passer la soirée tout seul. On aurait dit qu’il avait pris à tâche de changer ce soir-là toutes ses habitudes.
« Bonjour la compagnie ! » dit-il en poussant la porte de la petite salle. Mais, en fait de compagnie, il n’y avait dans la salle qu’un chapeau de paille accroché à une patère, et une légion de mouches dont les bourdonnements formaient une mélopée aiguë et monotone.
« Y a-t-il du monde ? » cria M. Pichon d’une voix sonore.
Une porte à vitres dépolies s’ouvrit, et M. Pichon vit apparaître une jeune femme qui tenait dans ses bras un gros poupon d’un an (juste l’âge du filleul de M. Pichon).
« Ma petite mère, dit M. Pichon d’un ton bienveillant, est-ce qu’il y aurait moyen de manger une friture ?
— Là ! voyez comme c’est contrariant, dit la petite mère d’une voix douce ; mon mari a reçu un papier de la régie et il est à Tours ; et le drôle (le petit garçon) est allé dans les champs cueillir de l’herbe pour les lapins ; est-ce assez contrariant tout de même !
— Alors, demanda M. Pichon désappointé, vous ne sauriez pas faire une friture à vous toute seule ?
— Oh que si ! mais je ne pourrais pas arranger les poissons et manœuvrer la poêle avec ce gros monstre-là sur les bras. »
Et pour punir « le gros monstre » de la mettre dans un si grand embarras, elle prit une de ses menottes, et fit semblant de vouloir la dévorer. Le gros monstre se mit à rire aux éclats, et M. Pichon put voir qu’il avait à la mâchoire inférieure deux petites dents aussi blanches que le lait.
M. Pichon parut indécis, et se disposait à se retirer, lorsqu’il se ravisa.
« Donnez-le-moi, dit-il, je le tiendrai pendant que vous vous occuperez de ma friture. »
À peine eut-il fait cette proposition imprudente, qu’il s’en repentit. L’enfant voudrait-il venir avec lui ? et si l’enfant voulait venir, comment s’y prendrait-il pour le tenir sans le détériorer, soit en le laissant choir, soit en le serrant trop fort ; car il n’avait jamais tenu, ni même regardé de près. un petit enfant. « C’est que…, objecta timidement la jeune mère, il ne veut pas aller avec tout le monde.
—Il viendra avec moi, » répondit M. Pichon avec un aplomb désespéré ; et il approcha sa figure de celle du petit enfant.
Homère nous raconte que le petit Astyanax se rejeta en pleurant sur le sein de sa nourrice, effrayé à la vue du casque de son père. Le gros monstre ne fut pas plus raisonnable. À la vue de cette figure baroque qui s’approchait de la sienne, il se rejeta vivement sur le sein de sa mère.
Une fois là, il se crut en sûreté, et risqua un œil du côté de l’homme grêlé. Son œil rencontra l’œil gauche du philosophe, qui attachait sur lui un bon regard presque suppliant. Ce regard lui ôta toute sa crainte ; la vue d’un objet qui se balançait entre la figure de l’homme et la sienne le fit sourire, et il tendit les bras au conducteur. L’objet en question était la grosse montre en argent que le rusé philosophe avait extirpée de son gousset, et dont le tictac, semblable à celui d’un moulin, dominait la plainte aiguë des mouches.
Le gros monstre passa sans protestation des bras de sa mère dans ceux du philosophe, et se mit à secouer la montre de toutes ses forces, comme si c’eût été une tirelire, dont il eût cherché à faire tomber les sous par’la fente.
Le philosophe rougit de plaisir et pàlit de terreur quand il eut le petit enfant dans les bras ; la petite créature était si légère qu’il n’osait la serrer, et si remuante, qu’il croyait la voir tomber par terre à chaque mouvement.
Lentement il s’assit, posa l’enfant sur son genou en l’entourant de son bras gauche, et retrouva assez de sang-froid pour oser l’examiner en détail. La montre cependant était en train de passer un mauvais quart d’heure. Le petit enfant l’avait lâchée pour saisir la chaîne des deux mains, à deux pouces environ du point d’attache, et s’en servait comme d’une masse d’armes. L’objet, vu son volume qui était considérable, aurait fort bien pu endommager le nez du philosophe et la frimousse de chat espiègle du petit garçon. Le philosophe se contentait de retirer sa figure aux moments dangereux, et ne songeait qu’à parer de la main les mauvais coups que le marmot aurait pu s’administrer à lui-même. Et la montre rendait un son mat quand elle attrapait la main ou le gilet du philosophe, et un son clair quand elle rebondissait sur un des boutons, et le marmot émerveillé redoublait d’ardeur à chaque coup.
Le philosophe le contemplait avec une sorte d’avidité, se demandant tout le temps si son filleul à lui avait les yeux aussi brillants et aussi profonds, les joues aussi rebondies, la bouche aussi rose et aussi fraîche. Et pendant ce temps-là, la montre avait des soubresauts de plus en plus furieux, et le cliquetis de la boîte d’argent devenait de plus en plus sonore et menaçant contre les gros boutons de corne du gilet.
Si un mortel quelconque, arrivé à l’âge de raison et responsable de ses actes, qu’il fût d’ailleurs gros ou mince, grand ou petit, barbu ou rasé, civil ou militaire, se fût permis avec le chronomètre de M. Pichon la dixième partie seulement des libertés que se permettait le gros monstre, ce mortel audacieux aurait eu affaire à M. Pichon. Car le chronomètre de M. Pichon était une grosse vieille ' montre de Genève, d’un bons sens à toute épreuve et d’une véracité
infaillible ; on disait communément que c’était elle qui réglait le cours du soleil. Cette montre, M. Pichon la connaissait et l’estimait depuis vingt ans ; et cependant il l’abandonnait aux caprices d’un enfant qu’il connaissait depuis vingt minutes ; mais qui de nous osera lui jeter la pierre ? Ne sommes-nous pas, tant que nous sommes, disposés à nous engouer de nos nouveaux amis et à leur sacrifier les autres ?
CHAPITRE VIII
M. Pichon admire un paysage et achète des joujoux. — Un dîner au Coq de Bruyère, menus propos des convives.
Quand le père du marmot arriva de la ville, il contempla avec des yeux tout ronds le spectacle étrange qui s’offrit à ses yeux. S’il avait eu la moindre notion de mythologie, il aurait songé immédiatement au vieux Silène faisant l’éducation de Bacchus enfant. Mais il n’alla pas si loin chercher des comparaisons ; le spectacle qu’il avait sous les yeux l’amusa pendant quelques secondes ; puis, tout d’un coup, il fut saisi d’un accès de jalousie en voyant son premier-né si bon camarade avec un étranger.
Il fit entendre un petit claquement des lèvres, et le marmot tourna vivement la tête ; il tendit les bras, et le marmot gigotta dans ses langes ; il prit le marmot, et le marmot sourit. Tout à coup le père, surpris, rencontra une résistance inattendue ; le petit enfant se tenait attaché des deux mains à la montre, comme un naufragé à une bouée de sauvetage. Dans son inexpérience de la vie, il ignorait que, quand on accepte les avantages d’une situation, il faut aussi en subir les charges ; il ne remarquait pas que l’homme et la montre n’allaient point l’un sans l’autre, et que s’il voulait jouir de la montre, il fallait accepter l’homme par-dessus le marché. Avec les jeunes gens de son âge, le raisonnement est de peu de ressource ; aussi n’essaya-t-on point de lui parler raison ; le père tira de sa poche un bâton de sucre d’orge en l’élevant en l’air. Pour saisir cette nouvelle proie, les deux petites mains làchèrent la bouée de sauvetage, et le père rentra sans coup férir en possession de sa progéniture.
Quand M. Pichon eut expédié sa friture et quelques accessoires, le soleil couchant envoyait de longues traînées de lumière, qui faisaient resplendir certaines parties du fleuve comme du métal en fusion, tandis que les autres parties paraissaient, par le contraste, sombres et fraîches comme des dessous de bois, le matin, à l’heure de la rosée. De l’autre côté de la Loire, des gens, assis sur la quille d’un bateau renversé, causaient et riaient ; leurs paroles et leurs rires joyeux couraient à la surface de l’eau, et rebondissaient jusque dans la petite salle de la guinguette. Les travailleurs de la campagne commençaient à rentrer des champs, et passaient en traînant un peu la jambe, leurs instruments de travail sur l’épaule. Tous échangeaient un signe de tête avec les gens de la guinguette.
M. Pichon se leva et se remit en route. Il marchait lentement pour jouir de la fraîcheur délicieuse qui s’élevait du fleuve, et surtout pour savourer à loisir le calme et la paix d’une des plus belles soirées dont il pût se souvenir, si loin qu’il remontât dans le passé. Il est probable cependant qu’il en avait vu d’aussi belles, car les belles soirées ne sont pas rares sur les bords de la Loire ; mais il est probable aussi qu’il ne les avait jamais vues dans d’aussi bonnes dispositions d’esprit.
Certes, un beau paysage est toujours un beau paysage, que ! que soit le spectateur qui le contemple. Mais le même paysage ne dit pas la même chose à la même âme, mettons au même conducteur de diligence, selon que ce conducteur est préoccupé des choses de son métier, des tracasseries de ses chefs, de l’humeur de ses chevaux, du soin égoïste de lui-même ; ou bien, selon qu’il lui est entré dans l’intelligence des idées plus élevées, dans le cœur des sentiments plus généreux. Tel était le cas de M. Pichon, et voilà pourquoi il trouvait cette soirée-là plus belle que toutes les autres.