Maman Léo/Chapitre 04

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Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 27-34).


IV

D’où maman Léo sortait


Le sentiment généralement éprouvé par l’assistance était une compassion assez vive pour l’ignorance inconcevable de maman Léo.

Il n’est pas permis, en effet, d’ignorer certaines choses, et, selon les couches sociales, ces choses qu’on n’a pas le droit d’ignorer changent.

En haut, la chose est, le plus souvent, un vaudeville, dont les personnages sont invariablement M. le duc ou M. le comte, Mlle la comtesse ou Mme la duchesse, outre monsieur Arthur, qui peut avoir tous les noms de baptême du calendrier.

Ce vaudeville est toujours le même, et toujours très amusant, à ce qu’il paraît, car son succès se prolonge sempiternellement.

En bas, c’est un drame qui varie un peu plus que le vaudeville élégant, mais où il faut cependant un élément immuable : le sang.

Au lieu de repasser la chronique de l’adultère, enrichi de diamants, qui fait les délices des grands, les petits radotent avec une fidélité pareille la chanson favorite du crime.

Cela n’empêche pas la vertu d’être fort considérée chez nous, mais on n’en parle jamais.

Ce qu’il faut savoir, sous peine d’excommunication, c’est, si on est du beau monde, la hauteur exacte du dernier saut périlleux de la princesse, et, si on est du pauvre monde, ce sont les détails circonstanciés du meurtre de la rue Pagevin, de la rue Mauconseil ou de la rue Thévenot, avec le nombre des coups donnés, la nature de l’outil employé, la place des trous faits dans le corps, la largeur des ecchymoses et la posture que la victime gardait quand on l’a trouvée, déjà froide, les membres convulsionnés dans leur raideur, les cheveux hideusement brouillés, gluants et collés au carreau.

Voilà quels sont nos appétits au dix-neuvième siècle.

À Paris, comme en province, les marchands de livres ne demandent plus aux jeunes écrivains s’ils ont du talent, ils leur ordonnent tout uniment de rassasier le monstrueux idiotisme de cette gourmandise populaire.

M. Baruque avait demandé, dans son étonnement bien naturel :

— Ah ça ! d’où sortez-vous donc, maman Léo, si vous en êtes encore là ?

Et quoique la bonne femme fût une reine absolue dans sa masure, l’auditoire avait presque souri.

Similor, l’homme au chapeau gris et aux cheveux jaunes, n’était pas seulement un type très réussi de don Juan, il possédait à l’état latent l’étoffe d’un courtisan.

— La patronne, dit-il entre haut et bas, mais de manière à être entendu, aux deux rougeaudes ses élèves, la patronne n’a pas l’air, mais elle travaille de cabinet, comme moi, quand des grandes idées pareilles à celles qui lui emplissent le cerveau se trémoussent dans une coloquinte, on ne peut pas faire attention à toutes les vulgarités journalières qui occupent la fainéantise de notre population.

Échalot le regarda d’un air attendri et murmura :

— Quelle dorure de langue ! Ah ! si j’avais son talent ! mais tout le monde ne peut pas jouir des mêmes facultés.

— Silence dans les rangs ! ordonna Gondrequin-Militaire.

Mme Samayoux elle-même crut devoir une explication à l’étonnement de ses sujets.

— Le garçon dit vrai, murmura-t-elle en accordant un geste approbateur à la flatterie de l’adroit Similor, ma tête travaille et ça fait mon malheur. Vous avez raison, vous aussi, monsieur Baruque, je reviens de loin, de trop loin. Ça semble aujourd’hui que je suis une étrangère au sein de ma patrie, puisque je ne sais rien de la nouvelle du moment que les plus naïfs paraissent en avoir connaissance. C’est comme ça, entendez-vous, je ne sais rien de rien, sinon ce que je viens de saisir à la volée, et je vas vous dire une chose : si j’en avais su seulement, depuis le temps, gros comme le bout du petit doigt, je saurais tout, car ça intéresse la tranquillité de mon existence.

Involontairement, le cercle se rapprocha et l’on put entendre des voix qui chuchotaient :

— Est-ce que la patronne serait mélangée à ces affaires-là ?

— Commence donc par le commencement, reprit la dompteuse en s’adressant toujours à M. Baruque ; les noms !

Gondrequin-Militaire, qui était une bonne âme, lui prit la main, qu’il serra à tour de bras.

— C’est l’instant, c’est le moment, dit-il tout bas, fixe ! et tenez-vous ferme dans les rangs, maman ; je n’ignorais de rien, mais le cœur m’a manqué, quoi ! et j’aime mieux que la commotion vous vienne de Rudaupoil.

— On n’a jamais imprimé les noms tout au long sur le journal, reprit M. Baruque, qui bourrait sa pipe avec tranquillité. Dieu merci ! on prend des gants dans cette affaire-là, parce que ça touche à des familles huppées. Le feu juge lui-même est ordinairement couché dans les feuilles publiques en abrégé. La demoiselle a nom Valentine de V… ; connaissez-vous ça ?

— Oui et non, répondit Léocadie ; je n’ai jamais su le nom, mais la personne…

Sa voix tremblait. Gondrequin lui serra la main en répétant :

— Fixe ! et du courage !

— Pour le jeune homme, continua M. Baruque en s’asseyant sur la table, on met Maurice P…

— Bien ! dit Mme Samayoux, qui se tenait immobile et droite ; merci, monsieur Baruque !

— Vous êtes une fière femme ! murmura Gondrequin.

— Et ici, poursuivit encore Baruque, ce n’est pas bien malin de compléter le nom, puisque les journaux l’avaient imprimé tout entier à l’occasion du premier meurtre.

Cette fois Mme Samayoux chancela sur son siège.

— Le premier meurtre !… balbutia-t-elle.

Il y eut un mouvement dans l’auditoire, où quelques-uns crurent que l’ignorance de la dompteuse était jouée.

— Le premier meurtre ! dit-elle encore d’une voix où il y avait des larmes ; mes enfants, je vous ai menés à la baguette quelquefois, c’est vrai, mais le métier veut cela, vous savez bien. Ne vous vengez pas, je suis trop malheureuse !

Elle fut interrompue par un sanglot qui souleva brusquement sa poitrine.

Les yeux de Gondrequin battaient par l’effort qu’il faisait pour ne point pleurer. Échalot, le pauvre diable, passait tour à tour ses deux manches sur ses yeux baignés de larmes.

Les autres étaient partagés entre l’émotion inattendue et la curiosité excitée violemment.

Mme Samayoux avait croisé ses deux mains sur ses genoux ; elle parlait désormais pour elle-même et peut-être n’avait-elle plus conscience des phrases entrecoupées qui tombaient de ses lèvres.

— Ça semble cocasse, disait-elle de sa pauvre voix brisée, mais c’est comme ça, que voulez-vous ? Je ne lisais plus le journal depuis que le journal ne pouvait plus me parler de lui. Ah ! du temps qu’il était dans l’Algérie, le journal apportait tous les jours quelque chose de bon ; il aurait fait un héros, ce cher enfant-là, sans l’amour qui le tenait. Alors, comme le journal était muet, car toutes les autres choses et rien c’est tout de même pour moi, j’avais défendu de l’acheter… C’est de l’eau que je voudrais : une goutte d’eau.

Mais c’était l’eau qui manquait dans la baraque. Une des jeunes filles alla en chercher un verre à la fontaine de la rue St-Denis.

Mme Samayoux poursuivait :

— Vous me direz qu’on n’a pas besoin des journaux pour apprendre ; on cause avec celui-ci ou avec celle-là, n’est-ce pas ? eh bien ! moi, je ne causais plus. Ça me faisait mal de causer. Rien que de voir les gens gais, j’étais plus triste… et voilà comme ça s’est passé, tenez, je veux vous le dire : il était revenu, je lui avais cuit son souper en riant et en pleurant…

— Le fricandeau ! murmura Similor, dont les narines s’enflèrent.

Échalot ajouta :

— Le petit Saladin avait grand-soif ce soir-là ; c’est elle qui nous donna de quoi remplir la bouteille.

— J’eus toute une bonne soirée, continua Mme Samayoux, je pense bien que ce sera ma dernière bonne soirée. On bavarda. Ah ! si vous saviez comme il l’aime ! J’avais des pressentiments, c’est vrai, je lui dis : Petit, prends garde ! Mais il était fou de joie parce qu’il allait la revoir, et le nom de ce Remy d’Arx…

Elle s’arrêta comme effrayée.

— Quand il fut parti, reprit-elle, la maison me sembla vide. Ils devaient venir tous les deux le lendemain… et un autre encore, mais personne ne vint et j’en fus presque contente. Le jour d’après, je devais partir pour les Loges ; au lieu de retarder le déménagement, je le pressai : j’avais besoin de fuir ; il me semblait que, loin d’eux, je serais plus tranquille. J’avais peur, ah ! c’est bien vrai ce que je vous dis là, j’avais peur d’entendre parler d’eux, et pourtant je cherchais à me rappeler mes prières que je disais du temps où j’étais jeune fille au pays de Saint-Brieuc, et ce que j’en pouvais rattraper dans ma mémoire, je le récitais à mains jointes pour leur bonheur !…

Elle trempa ses lèvres dans le verre d’eau qu’on lui apportait.

— Voilà pourquoi je ne sais rien, mes pauvres enfants, acheva-t-elle, voilà comment j’ai besoin qu’on me dise tout. Ce qu’il y a de plus impossible au monde, voyez-vous, c’est que Maurice soit coupable.

Elle s’arrêta encore, parce qu’un mouvement d’incrédulité avait agité l’auditoire.

Ses yeux firent le tour du cercle, où tous les regards étaient baissés.

— Vous ne croyez pas cela, vous, reprit-elle sans colère ; les juges feront peut-être comme vous, et je suis une bien pauvre femme pour aller contre l’idée de tout le monde. Mais c’est égal, contre l’idée de tout le monde j’irai !… Parlez maintenant, monsieur Baruque, si c’est un effet de votre complaisance, et ne craignez pas de me faire du mal ; rien ne peut me tuer, désormais, puisque j’ai entendu ce que vous avez dit sans mourir.