Maman Léo/Chapitre 05

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Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 34-44).


V

Triomphe de M. Baruque


Il ne s’agissait plus de travailler. L’atelier Cœur-d’Acier était célèbre, non seulement par le bon teint de l’élégance de ses produits, mais encore pour son insatiable appétit de flânerie. Ceux qui le composaient avaient deux fois le droit de rester enfants toute leur vie, puisqu’ils appartenaient en même temps à ces deux confréries joyeuses des peintres barbouilleurs et des artistes en foire.

La trêve de la besogne étant offerte et acceptée, chacun se mettait à son aise : on avait couché la grande échelle, qui faisait l’office d’un énorme divan ; d’autres avaient apporté des tréteaux, d’autres enfin restaient accroupis commodément dans la poussière.

C’était une halte de bohémiens de Paris. Tout le monde savourait le bienfait de ces vacances inespérées. On était là un peu comme au spectacle, et Similor pelait des pommes aux rougeaudes en disant :

— Ça fait pitié de voir les occasions tomber à celui qui n’est pas capable d’en profiter avec éclat. Si aussi bien on m’avait demandé la chose, au lieu de s’adresser au fabricant de croûtes et teinturier en guenilles, on aurait vu comment je sais charmer une assemblée par l’élocution de ma parole !

Échalot le regardait peler ses pommes et pensait :

— C’est à ces bagatelles qu’il enfouit ses ressources pécuniaires. Faut-il qu’il voltige sans cesse comme un papillon, et ce défaut-là lui coupe son sentiment paternel.

M. Baruque, cependant, n’était pas fâché d’être en lumière ; il gardait cet air impassible qui va si bien aux petits hommes grisonnants, pourvus d’une voix de basse-taille.

Similor, ici, était injuste comme tous les envieux. M. Baruque ne resta point au-dessous du rôle brillant qui lui était confié par sa bonne chance ; il raconta couramment et dans tous ses détails l’histoire du premier meurtre : le meurtre accompli au numéro 6 de la rue de l’Oratoire, aux Champs-Élysées.

Son récit n’aurait point satisfait nos lecteurs, qui connaissent d’avance l’envers de cette sanglante comédie, mais il était positivement exact au point de vue de ce que les journaux avaient porté à la connaissance du public.

Dans la science profonde de leurs combinaisons, les Habits-Noirs écrivaient l’histoire en même temps qu’ils la faisaient.

Ils ne se contentaient pas de jouer leur drame : ils se chargeaient en outre d’en rendre compte au public.

De ce récit, composé sur des apparences habilement préparées et d’après les pièces d’une instruction dont, seul au monde, le malheureux Remy d’Arx aurait pu reconnaître le côté mensonger, une brutale évidence se dégageait, sautant aux yeux de chacun.

Quand M. Baruque termina en mentionnant l’ordonnance de non-lieu délivrée par le feu juge et la mise en liberté de Maurice Pagès, il y eut des murmures dans l’auditoire.

— C’était trop bête, aussi ! dit Mlle Colombe en cassant un peu les reins de sa petite sœur.

Celle-ci demanda :

— À qui donnera-t-on les diamants qui étaient dans la canne à pomme d’ivoire ?

Mme Samayoux restait comme absorbée, elle ne dit rien sinon ceci :

— Il a été libre un instant, et je n’étais pas là !

— Les diamants, prononça sentencieusement Mlle Colombe, en réponse à la question de sa petite sœur, c’est toujours confisqué par le gouvernement pour récompenser les filles des généraux et les dames des procureurs du roi.

M. Baruque but un verre de vin. Tout le monde était content de lui, excepté pourtant Similor, qui cabalait dans son coin, disant :

— Faut que la patronne ait son idée pour faire mine d’ignorer des choses comme ça. Quoi donc ! Saladin, mon petit, en aurait spécifié les détails tout aussi bien que le colleur d’enseignes !

— Continuez, monsieur Baruque, dit Mme Samayoux avec sa tranquillité factice, sous laquelle perçait une navrante lassitude.

— Alors, maman Léo, répliqua le petit homme, vous voilà bien fixée sur le premier meurtre, pas vrai ?

— Oui… je suis fixée.

— Et vous comprenez pourquoi tout le monde devine que le nom de Maurice P…, imprimé dans les journaux qui racontent le second assassinat, veut dire Maurice Pagès ?

— Oui, je le comprends.

— Va bien ! Quant à la demoiselle, c’est une autre paire de manches : Valentine de V…, connais pas ! Tout ce qu’on peut dire, c’est que ça se saura plus tard. Donc le juge Remy d’Arx avait sauvé la vie, ou tout au moins la liberté de votre Maurice Pagès…

— Fixe ! interrompit Gondrequin-Militaire, ménagez vos expressions, Rudaupoil ! Quand même il ne s’agirait pas d’une cliente honorable et qui donne du comptant, je vous dirais encore : Respect à son sexe !

— Je ne crois pas avoir besoin de leçon pour ce qui regarde les convenances, répartit M. Baruque avec fierté, et il y a beau temps que Mme veuve Samayoux connaît les sentiments que je nourris en sa faveur. Je voulais dire tout uniment ceci : Quand il y a rivalité d’amour entre deux hommes, qu’est-ce que c’est que leur reconnaissance ? ce n’est rien, comme vous allez le voir.

— Ah ! fit Mlle Colombe avec un grand soupir, les hommes ! Celui qui m’a laissé une petite sœur sur les bras avait pourtant des mille et des cent !

— Maurice Pagès, poursuivit M. Baruque, possédait peut-être autrefois les qualités du cœur qui ont pu motiver l’intérêt que lui témoigne la patronne, mais rien n’arrête le débordement des passions. Quand il fut sorti de la conciergerie, il continua de se fréquenter avec la demoiselle Valentine de V…, qui est une pas grand’chose, quoique appartenant à la plus haute société.

Il faut vous dire, et c’est à maman Léo que je parle, car tous les autres savent cela sur le bout du doigt, que le mariage de la demoiselle avec le juge était une chose arrêtée. On avait signé le contrat et publié les bans.

En passant, une observation qui a ses conséquences. On voit un peu plus loin que le bout de son nez, c’est sûr. Je suis, moi, de ceux qui pensent qu’il y avait là un marché, et que ce mariage était le prix de la faiblesse du juge à l’endroit du Maurice pincé en flagrant.

La demoiselle avait dû dire quelque chose comme cela : « Sauvez celui qui m’est cher et je serai votre femme. »

Ça n’est pas beau, et, en plus, ça a l’air bête. Ils sont si drôles, dans le beau monde ! Voilà un endroit où il s’en passe de cruelles, qui ne viennent pas souvent à la cour d’assises, rapport à la richesse et à la faveur des fautifs.

Ceux qui connaissent le dessous de leurs lambris dorés disent que ça fait frémir pour l’immoralité de toutes les turpitudes qu’ils contiennent !

Et, quant à la bêtise, écoutez donc, depuis le commencement jusqu’à la fin, ce juge-là, malgré sa réputation de savant, s’est toujours conduit comme qui n’a pas inventé la poudre.

Voilà donc qui est très bien : les préparatifs de la noce allaient leur train dans le bel hôtel des Champs-Élysées, chez une Mme d’O…, comme le marquent les feuilles publiques, qui cachent encore la fin de ce nom-là. S’il s’agissait de moi ou de Gondrequin-Militaire, on nous y coucherait en toutes lettres, c’est bien sûr.

Mais voilà une assez cocasse de chose : le bel hôtel est situé tout contre la maison du numéro 6, où le premier meurtre avait eu lieu. Y a-t-il là-dedans un fait exprès ? Cherche ! Faudrait avoir du temps à soi comme un rentier pour deviner tant de rébus.

L’important, c’est que, après l’ordonnance de non-lieu, Maurice Pagès avait loué un petit logement garni dans la rue d’Anjou-Saint-Honoré, sur le derrière, dans une situation bien commode pour faire tout ce qu’on veut, sans être gêné par les voisins.

C’était là que Valentine de V… venait causer avec lui.

La veille même du mariage, M. Remy d’Arx reçut une lettre de Maurice Pagès qui lui donnait son adresse, comme qui dirait un défi.

Il se trouva qu’au moment où les amis et la famille étaient rassemblés à l’hôtel des Champs-Élysées pour l’exposition de la corbeille, comme ça se fait dans la noblesse, plus orgueilleuse qu’un troupeau de dindons, Mlle Valentine de V… manqua justement à l’appel.

Remy d’Arx alla jusque dans sa chambre pour la chercher, et là une servante lui dit qu’elle était partie en voiture, toute pâle et toute défaite.

Pour aller où ?

La fille de chambre se fit un petit peu prier, puis elle donna l’adresse du logement garni de la rue d’Anjou.

Est-ce un guet-apens, oui ou non ? Du reste, la servante a été en prison.

Ce qui se passa dans le logement garni, dame ! je n’y étais pas pour le voir, mais la justice fut avertie.

— Par qui ? demanda ici Mme Samayoux, dont les yeux se relevèrent.

— Oui, par qui ? répéta Échalot, qui, d’ordinaire, n’avait point la hardiesse de se mêler ainsi à l’entretien.

— Qu’est-ce que ça fait, par qui ! répliqua M. Baruque.

Les yeux de la dompteuse se baissèrent, et au lieu d’insister elle dit :

— Allez toujours.

— C’est presque fini, vous le devinez bien. La justice trouva le juge d’instruction empoisonné comme un rat dans une cave où l’on a jeté des boulettes.

— C’est tout ? demanda la veuve.

— C’est tout, et je crois que c’est assez comme ça. Il n’y avait pas à nier le flagrant, cette fois-ci, puisque le jeune homme et sa demoiselle étaient enfermés censément avec le cadavre.

Dans l’auditoire on se demandait :

— Qu’est-ce que la patronne veut donc de plus ?

Et Similor ajouta entre haut et bas :

— Quand les femmes qui ont dépassé l’automne de l’existence en tiennent pour un jeune premier, ça fait frémir !

Échalot se glissa derrière les groupes et vint lui mettre la main sur l’épaule.

— Toi, Amédée, dit-il, tu vas te taire !

— Qu’est-ce que c’est ?… commença fièrement le faraud en haillons.

— Tu vas te taire ! répéta Échalot, qui ne se ressemblait plus à lui-même et dont l’humble regard avait pris une expression d’autorité. Le petit se mourait de besoin, c’est elle qui lui a remplacé la Providence. Tant pis pour toi si tu n’as pas de cœur : Un mot de plus et on s’aligne !

Similor haussa les épaules, mais il se tut.

En ce moment, Mme Samayoux disait, en se parlant à elle-même plutôt que pour poser une objection :

— Qu’un homme soit frappé, ça se comprend, mais pour empoisonner quelqu’un…

— Il faut qu’il boive ! s’écria Gondrequin. Ra, fla, droite, alignement ! Je n’en avais jamais tant su à l’égard de cette aventure ; mais le bon sens le dit : pour empoisonner quelqu’un, faut que ce quelqu’un-là boive !

— Et le juge, dit Échalot, qui revenait de son expédition, n’était pas venu là pour se rafraîchir, peut-être !

Il y avait de la reconnaissance dans le regard mouillé que Mme Samayoux tourna vers lui.

Échalot recula sous ce regard et appuya sa main contre son cœur.

Parmi l’auditoire, quelques voix dirent :

— Le fait est que le juge et les deux amoureux n’étaient pas vis-à-vis les uns des autres dans la position où l’on se dit entre amis : Voulez-vous prendre quelque chose ?… C’est louche.

— Avec ça, s’écria M. Baruque, qu’un homme qui trouve sa fiancée dans une pareille situation n’est pas dans le cas de tomber évanoui les quatre fers en l’air, s’il a de la délicatesse !

— Ça, c’est vrai, fit Gondrequin, mais après ?

— Après ?… avec ça que quand ils sont deux autour d’un quelqu’un qui ne peut pas se défendre, c’est bien malin de lui ouvrir le bec et de lui entonner ce qu’on veut !… Et d’ailleurs est-ce qu’il n’y a pas toujours des manigances qu’on ne comprend pas dans les causes célèbres ? c’est ce qui en fait le charme, et sans ça il n’y aurait pas besoin d’audience.

— Parbleu ! approuva-t-on à la ronde.

Gondrequin lui-même parut ébranlé par ce raisonnement si clair.

— Et à la fin des fins, acheva M. Baruque, j’ai été interrogé, j’ai répondu : Tout ça m’est bien égal à moi. Je ne m’occupe pas du comment ni du pourquoi, je dis : Pour être empoisonné, il faut boire, donc il a bu puisqu’il est mort empoisonné. Faut-il reprendre l’ouvrage ?

Un instant la dompteuse fixa sur lui ses yeux où il y avait de l’égarement.

Puis, au lieu de répondre, elle appuya ses deux coudes sur la table et cacha sa tête entre ses mains.