Maman Léo/Chapitre 21

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Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 197-203).


XXI

Le roman du colonel


Lecoq avala son cinquième verre de punch et reprit :

L’idée que vous avez d’ouvrir la succession de notre bien-aimé maître, je l’avais avant vous, mes chers collègues. Je ne vous accuse pas de me l’avoir volée, les beaux esprits se rencontrent, voilà tout !

Le Père est bien éloigné d’avoir baissé autant que vous le croyez, mais il y a en lui de l’enfant, c’est certain, comme chez tous les hommes de génie.

Il a toujours été enfant, cherchant le roman dans ses combinaisons les plus sérieuses, et j’ajoute que ses combinaisons ont presque toujours réussi par leur côté enfantin.

C’est la loi du succès. Les imaginations trop ingénieuses sont comme les livres trop bien faits : elles ne réussissent pas.

Le dernier roman du Père-à-tous, ou plutôt sa dernière affaire, pour parler son langage, a dû être l’objet de tous ses soins. Il y avait en lui deux mobiles également passionnés : l’envie d’assurer à sa Fanchette un brillant, un paisible avenir, et le besoin de nous jouer un tour suprême.

C’était arrangé depuis des mois, depuis des années peut-être.

Donc, il y a trois jours, le colonel fit asseoir la comtesse Corona auprès de son lit et lui traça, comme on raconte une anecdote, le tableau de son existence future.

Il existe à la Nouvelle-Orléans une famille, française d’origine, qui occupe une position énorme ; le fils aîné de cette maison faisait, l’an dernier, son tour d’Europe. Le colonel Bozzo et sa petite-fille Francesca Corona passaient à Rome le mois le plus rude de l’hiver. Le colonel a des précautions à garder en Italie, non seulement par suite de son passé, mais encore à cause de certains hauts faits, plus modernes, accomplis par le comte Corona, son gendre. Sous prétexte d’incognito, il était à Rome M. le marquis de Saint-Pierre, et Fanchette était Mlle de Saint-Pierre.

L’Américain la vit et en devint éperdument amoureux. Fanchette a le cœur sensible, elle allait voguer à pleines voiles sur le fleuve de Tendre, lorsque le Maître, qui avait son dessein, l’arrêta net et l’enleva pour la ramener en France.

Avant de partir néanmoins, il avait eu, lui, le colonel, une conférence avec le jeune Américain, qui s’était déclaré et avait demandé la main de Mlle de Saint-Pierre.

Depuis lors, le colonel et lui sont en correspondance. C’est un mariage arrêté entre les deux familles.

— Du vivant de Corona ? demanda Samuel.

— Sous la main du Père, répondit Lecoq, Corona est comme nous tous un brin de paille qu’on peut briser au premier caprice.

Ce que je viens de vous dire est de l’histoire ; passons au roman.

Dans le petit poème récité à Fanchette, il y a trois jours, Corona était mort d’une fièvre cérébrale ou d’une fluxion de poitrine.

Le colonel n’a même pas pris la peine de choisir la maladie qui tuera ce comparse.

Faites comme le colonel, supposez que Fanchette est veuve, puisqu’elle le sera quand le colonel voudra.

Il y a une dame anglaise, toute prête, convenable au plus haut point, joli nom, possédant les façons du meilleur monde et qui conduirait Fanchette à la Nouvelle-Orléans avec tous les papiers constatant l’état civil de Mlle de Saint-Pierre, y compris l’acte de décès de son vénérable aïeul.

Le reste va de soi : le mariage fait, voile impénétrable jeté sur le passé, existence princière au sein d’une des plus riches et des plus honorables familles du monde entier.

Avez-vous quelque chose à dire contre cette combinaison ?

Quand le Père eut achevé de raconter cette anecdote, que j’appellerai préventive, il remit entre les mains de la comtesse le fameux coffret et lui ordonna de le serrer dans sa chambre.

— Et cet ange de Fanchette accepta ? demandèrent à la fois les trois Habits-Noirs.

— Le rôle virginal de Mlle de Saint-Pierre ? je n’en sais rien, répondit Lecoq, mais le coffret, assurément oui. Et c’est là, veuillez le remarquer, le seul côté de la question qui nous intéresse. Vous savez désormais où trouver le trésor de la Merci, qui est notre patrimoine. Laissons à l’écart tout le reste, et délibérons sur la question de savoir comment nous nous emparerons du trésor de la Merci.

Le docteur en droit se frotta les mains et dit :

— Pour la première fois, depuis bien longtemps, nous voilà en face d’une opération nette et claire. L’Amitié vient de nous rendre un grand service, je propose qu’il ait sa part, plus une prime.

— Accordé ! firent les deux autres.

L’Amitié salua.

— J’accepte la prime, dit-il, mais ce que je voudrais surtout, c’est ma part. Ne vendons pas trop vite la peau de l’ours ; l’affaire est nette et claire, c’est vrai, mais elle n’est pas encore dans le sac. Cette fois, songez-y bien, il ne faut rien laisser derrière nous.

— C’est un compte à établir, dit tranquillement M. de Saint-Louis ; du moment que nous ne nous embarrasserons plus dans les subtilités dont abusait le Maître, on verra ce qu’il faut et on taillera dans le vif. Le lieutenant mourra en prison, Valentine mourra dans son lit, et cette maman Léo, comme on l’appelle, au coin d’une borne.

— Restent nos quatre associés, dit Samuel.

— Chacun de nous se chargera de l’un d’eux, répliqua le docteur en droit. Je prends Corona, choisissez les vôtres.

— Et Fanchette ? demanda Lecoq.

— Je prends Fanchette par-dessus le marché ! dit Portal-Girard en proie à une fiévreuse exaltation. C’est un dernier coup de collier à donner, après quoi nous sommes riches, puissants… et honnêtes !

— Et le colonel ? demanda encore Lecoq, qui baissa la voix malgré lui.

Personne ne répondit.

Aucun bruit ne montait plus de l’étage inférieur.

Au milieu du silence, qui avait quelque chose de solennel, on put entendre trois petits coups frappés avec précaution, mais distinctement, à la double porte qui défendait l’entrée du cabinet dit le Confessionnal.

Les quatre conjurés se regardèrent ; ils étaient pâles et des gouttes de sueur perlaient à leurs fronts.

Portal-Girard dit le premier :

— C’est un maître !

On frappa encore, et cette fois d’une façon plus distincte.

Involontairement, M. de Saint-Louis, Samuel et le docteur en droit se mirent debout.

Lecoq seul resta assis et rectifia de cette sorte la dernière parole de Portal-Girard.

— Ce n’est pas un maître, dit-il d’une voix basse mais ferme : c’est LE MAÎTRE !

— N’ouvrons pas ! opina Samuel.

M. de Saint-Louis et le docteur en droit répétèrent :

— N’ouvrons pas !

Mais Lecoq, se levant à son tour, fit un pas vers la porte et dit :

— Tous ceux qui sont en bas appartiennent au Père avant de nous appartenir. Nous sommes pris au piège, mes camarades ; si le Maître a un doute, aucun de nous ne sortira d’ici !

Pour la troisième fois on frappa à la porte extérieure avec une certaine impatience.

Les trois Habits-Noirs retombèrent sur leurs sièges.

— Vous avez donc bien peur de lui ? demanda Lecoq en se redressant. Vous avez raison, et moi aussi, j’ai peur. Mais nous nous demandions tout à l’heure « qui se chargera de lui ? » Nous sommes quatre et il est seul ; il est mourant, nous sommes forts… allons, souriez mes frères, si vous pouvez ; l’occasion est belle, il s’agit de bien jouer notre jeu !