Maman Léo/Chapitre 22

La bibliothèque libre.
Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 203-213).


XXII

Où il est parlé pour la première fois de la noce


Les trois Habits-Noirs ne prenaient point la peine de cacher leur trouble et les regards qu’ils échangeaient témoignaient de leur profonde indécision.

Pendant que Lecoq ouvrait la première porte, Samuel dit à voix basse :

— Lecoq doit être de son bord.

— Non, répondit Portal, car Lecoq vient de trahir un trop gros secret.

— Lecoq a-t-il dit la vérité ? murmura M. de Saint-Louis.

La main de Portal-Girard s’était glissée sous le revers de sa redingote.

— À vous deux, murmura-t-il rapidement, tenez l’Amitié, mais tenez ferme ! et nous allons voir un peu à jouer le jeu qu’il conseille.

— Hé bien ! hé bien ! disait cependant au-dehors la voix frêle et flûtée du colonel Bozzo, vous me laissez prendre froid et je suis capable d’y gagner la coqueluche.

— C’est donc bien vous, papa ? repartit Lecoq ; du diable si on avait l’idée de vous attendre ! il est plus de minuit, et vous vous couchez toujours avec les poules.

— Je suis allé te chercher chez toi, dit le vieillard, au moment où la seconde porte tournait sur ses gonds, mais j’ai trouvé nez de bois, et comme j’avais besoin de causer affaires, je suis venu te relancer jusqu’ici.

Lecoq s’effaça pour livrer passage. Ce fut en vérité un spectre qui entra : quelque chose de si tremblant et de si cassé qu’on eût dit le squelette même de la caducité, grelottant sous les plis à demi vides de la douillette ouatée.

Cela faisait pitié, mais c’était drôle à cause des efforts qu’essayait le spectre pour paraître ingambe et guilleret.

Mais cela était terrible aussi, car Portal-Girard baissa les yeux en serrant le manche de son couteau.

Il y avait au milieu de ce visage hâve et couleur de terre deux prunelles qui roulaient étrangement, laissant sourdre par intervalles des rayons verts comme ceux qui passent entre les paupières demi-closes des chats.

D’un seul regard, le fantôme avait vu et traduit le geste du docteur en droit. À cette sorte d’escrime, il n’avait jamais trouvé son maître, et avant même d’avoir franchi le seuil, il dit :

— Cette grosse coquine de Lampion n’est donc pas encore montée, hé ?

Ces mots, prononcés avec la mauvaise humeur d’un enfant maussade, étaient le résultat d’un calcul précis.

Ces mots lui sauvèrent la vie comme aurait pu faire la plus vigoureuse et la plus adroite de toutes les parades.

En effet, Portal-Girard, poussé par l’excès même de sa terreur, allait l’abattre d’un seul coup.

Au lieu de cela, il retira sa main vide et dit d’un air bourru :

— Salut, père ! vous avez donc averti en bas ?

Les deux autres se levèrent disant comme lui :

— Salut, père !

Le colonel eut son sourire de casse-noisette agréable, et entra appuyé sur l’épaule de Lecoq.

Vous eussiez cherché en vain sur ses traits l’ombre d’une inquiétude. Chez lui, tout restait toujours en dedans.

— Bonsoir, bonsoir, mes mignons bien aimés, dit-il en leur adressant à chacun le même signe de caresse paternelle ; j’ai eu ma grosse fièvre ce soir, cent dix pulsations, Samuel, ma chatte ! Mais il ne faut pas s’écouter ; si je restais tranquille, je m’engourdirais. Quand je suis arrivé en bas, l’estaminet était déjà fermé ; j’ai fait toc-toc à la fenêtre de la cuisine, et Lampion a voulu m’ouvrir, mais je lui ai dit : « Bobonne, je crois que tu as du monde, quoiqu’on n’entende rien ; je vais à l’entresol ; monte-moi de la limonade à l’anis, car j’étrangle de soif… »

Il s’interrompit pour ajouter du ton le plus naturel :

— Timbre donc, l’Amitié, cette Lampion va me laisser étouffer.

Lecoq toucha le timbre, mais il pensa :

— Le vieux drôle nous a roulés encore une fois. Lampion n’était pas prévenue.

— Ah ! mes pauvres bibis, soupira le colonel en se laissant tomber dans le siège que Samuel et le prince lui avancèrent, ne devenez jamais si vieux que moi ! C’est honteux de mourir ainsi par petits morceaux ! Je suis bien content de te voir, Portal ; j’ai justement une contrariété de chicane qui m’a agacé les nerfs au moment où j’allais me mettre au lit, en quittant cette bonne marquise. Elle ne veut pas en démordre, vous savez ? Elle ne consentira jamais à laisser partir les deux enfants sans qu’ils soient bel et bien mariés. La morale, la religion… enfin, vous comprenez, je lui ai promis tout ce qu’elle a voulu. On les mariera, et je vous invite à la noce. Mais chut ! voici Lampion, nous allons recauser de tout cela.

La face rubiconde de la dame de comptoir parut, en effet, à la porte entre-bâillée.

Elle ne vit rien, selon la coutume, sinon cinq voiles noirs sur autant de visages.

— On a appelé ? dit-elle.

— Ne m’apportes-tu pas ma limonade à l’anis ? demanda le colonel, qui souriait narquoisement.

La grosse femme répéta d’un air idiot :

— Votre limonade à l’anis ?

— Sac à l’absinthe ! s’écria le colonel, feignant une colère soudaine, je te mettrai à pied, tu bois trop, l’eau-de-vie te sort par les yeux ! Va-t’en, je ne veux rien de toi, je n’ai plus soif. Que personne ne bouge en bas ! Il fait jour, jusqu’à nouvel ordre.

La grosse femme s’enfuit.

Il n’y avait personne désormais dans le Confessionnal pour ne point comprendre la ruse du vieillard, qui venait d’élever une muraille solide entre lui et toute tentative de violence.

Le colonel, du reste, ne se gêna pas pour triompher ouvertement. Il se frotta les mains en regardant Lecoq, qui lui adressa un sourire de flatterie.

Les trois autres, malgré leurs efforts, ne réussissaient point à dissimuler leur embarras.

— Eh bien ! oui ! eh bien ! oui ! reprit le colonel après un silence, vous avez deviné juste, mes trésors ; j’ai eu un petit peu défiance de vous, dans le premier moment, parce qu’on serait très bien ici pour assassiner le vieux père. Certes, personne ne viendrait chercher au fond de ce bouge les quelques gouttes de sang refroidi qui se trouvent peut-être encore dans les veines du colonel Bozzo-Corona. J’ai eu tort d’avoir peur, je vous connais, vous me défendriez tous au péril de votre vie ; mais je ne me repens pas du petit tour que je vous ai joué, parce que cela entretient la main. Il n’est jamais mauvais d’avoir peur quand la peur n’empêche pas de combattre.

— Je disais donc, poursuivit-il en changeant de ton, que je comptais trouver l’Amitié tout seul et causer avec lui de notre situation, car les choses s’embrouillent, voyez-vous, mes chéris. Je ne me souviens plus très bien de l’histoire de ce Cadmus, roi de Thèbes, qui tua un dragon dont les dents piquées en terre produisaient d’autres monstres, comme les glands font pousser des chênes, mais il nous arrive quelque chose de semblable. Chaque fois que nous tuons un ennemi, trois ou quatre ennemis nouveaux surgissent ; cela me donne du tintouin, je pense, je rêvasse, je me creuse la cervelle et ma pauvre santé s’en ressent.

Il avait courbé sa tête sur sa poitrine et ses pouces tournaient lentement.

— Et mes locataires qui s’en mêlent ! s’écria-t-il tout à coup avec un vif sentiment de colère ; tire-moi de là, Portal, si tu veux que nous restions bons amis. Tu vas me dire que ce sont des misères ? Il n’y a pas de misères dans une maison bien tenue, et je suis sûr que cette histoire-là va me coûter encore dans les trois ou quatre cents francs.

Il parlait désormais d’un ton saccadé, avec une extrême volubilité. On pouvait voir que le sujet l’intéressait puissamment et qu’il ne jouait plus la comédie. Les regards curieux de ses compagnons étaient fixés sur lui.

— Y a-t-il une loi ? continua-t-il en frappant contre le bras de son fauteuil sa main qui rendit un bruit sec ; la loi est-elle la même pour tout le monde ? et parce qu’on a le malheur d’avoir fait sa pelote, doit-on être à la merci du premier va-nu-pieds qui monte sur les toits pour crier contre les riches et contre les propriétaires ? Voilà le fait : j’ai acheté la maison voisine de mon hôtel, et, entre parenthèses, je l’ai payée trop cher ; mon notaire est un filou que nous réglerons un jour ou l’autre, il en vaut la peine. Au cinquième étage de cette maison, il y a un ménage d’employés, mauvaise engeance, toujours en retard pour leur loyer et en avance pour demander des réparations. Ce soir, à l’instant où j’allais me coucher, j’ai reçu une lettre de la femme, qui dépense au moins six mille francs pour sa toilette avec les cent louis d’appointements de son mari. Ah ! le siècle va bien ! et ceux qui sont jeunes en verront de drôles ! Ce que je veux savoir, c’est si je suis forcé de remettre à neuf le fourneau que ces gens-là ont brûlé à force d’y cuisiner toute sorte de friandises.

— Le fourneau est-il d’attache ? demanda le docteur en droit.

— Sangodémi ! s’écria le colonel, jamais il ne répondrait oui ou non du premier coup ! Il y a toujours des si, toujours des mais ! La raison dit cependant que dans un logement de 600 francs, on ne doit pas faire pour 1,000 écus de cuisine ! Les fourneaux sont en rapport avec le taux de la location, quand le diable y serait ! Mais laissons cela, tu me donnerais tort, et je veux avoir raison ; je plaiderai, et j’ai bien assez d’aisance, n’est-ce pas, pour flanquer mon locataire sur la paille avec les frais de procédure ! moi, d’abord, l’injustice me met hors des gonds.

Ses paupières baissées battirent, pendant qu’il faisait effort pour reprendre son calme. Autour de lui, personne ne parlait plus.

Il reprit en baissant la voix comme s’il avait eu honte de son émotion :

— Les personnes trop vieilles sont comme les enfants, elles s’imaginent toujours que leurs amis font attention à ce qui les intéresse.

Il eut un petit rire court et sec, puis il reprit d’un ton dégagé :

— Excusez-moi, bijoux, nous allons parler de vos propres affaires, Nous allons en parler pour la dernière fois, moi du moins, car aussitôt que je vous aurai tirés du guêpier où le diable vous a mis, je donnerai ma démission, cette fois, irrévocablement. N’essayez pas d’aller contre cela, ce serait inutile…

— Et d’ailleurs, ajouta-t-il avec mélancolie, mes heures sont comptées. Mes chéris, si je ne consulte plus notre bon Samuel, c’est que je n’ai plus besoin de lui pour connaître mon sort.

Allons ! vous voilà tout attristés ! Mais soyez tranquilles : je laisserai derrière moi quelque chose qui vous consolera.

L’arme invisible est une jolie machinette, et d’ailleurs nous n’avions pas le choix pour ce bon Remy d’Arx ; les autres armes ne pouvaient rien contre lui ; mais l’arme invisible comme tout ce qui est de ce monde a ses inconvénients et ses défauts : elle ne tue pas raide comme un coup de couteau piqué en plein cœur. Remy d’Arx a traîné deux jours, et c’est beaucoup trop. Ce qui s’est passé pendant ces deux jours, je crois le savoir, mais il se peut que j’ignore encore quelque chose.

Voyons, trésors, voulez-vous être bien gentils, et m’obéir encore une fois aveuglément ?

Il n’y eut qu’une seule voix pour répondre :

— Nous vous obéirons toujours aveuglément.

Les yeux vitreux du maître eurent cet éclat bizarre que nous avons déjà dépeint tant de fois.

— C’est une idée que j’ai, reprit-il, je la trouve charmante, mais il suffirait d’un faux mouvement, d’une maladresse grosse comme le doigt, pour me la gâter de fond en comble ! C’est pourquoi je vous demande de rester complètement passifs. Je dis : complètement.

Vous savez, avant de s’éteindre, on dit que les lampes jettent une flamme plus brillante. J’ai vraiment eu un grain de génie ce soir.

Cela m’est venu par l’insistance même que cette bonne marquise mettait à exiger le mariage préalable de nos deux jeunes gens.

Étant donné cette nécessité absolue où la connaissance qu’ils ont de notre secret nous place vis-à-vis d’eux, ma première idée de les faire disparaître dans une tentative d’évasion était simple comme bonjour.

Mais voici qu’il y a maintenant sous jeu cette bonne femme, la veuve Samayoux, qui en sait plus long que je ne voudrais. Notre ami Lecoq n’a pas entendu, ce soir, tout ce qui s’est dit entre elle et Mlle de Villanove. Elle joue serré, la chère enfant ! Prenons garde à elle.

Il y a, en outre, le Marchef qui a refusé tout net d’aller prendre le vert dans nos pâturages de Sartène.

Il y a enfin un certain Germain, le vieux domestique de Remy d’Arx, qui ne l’a pas abandonné un seul instant pendant son agonie. Ah ! mais cela fait bien du monde, dites donc ?

La noce aura lieu, mes mignons, elle aura lieu chez moi ; la cérémonie religieuse, bien entendu, car je ne peux pas procurer aux deux fiancés la bénédiction de M. le maire… Commencez-vous à me comprendre ?

Il s’était redressé dans son fauteuil, et sa respiration devenait haletante.

Le docteur Samuel fit un mouvement pour s’approcher de lui, mais il l’écarta du geste.

— Je me vois finir, dit-il, en se retenant des deux mains au bras de son fauteuil ; je n’ai aucune illusion et je pourrais faire le compte exact des heures qui me restent, ce ne sera pas encore pour cette nuit. Je vous promets d’ailleurs de vous avertir ; soyez tranquilles, je serai de la noce.

Il ajouta avec un sourire véritablement diabolique :

Mme la marquise d’Ornans en sera aussi pour me remercier d’avoir accompli ma promesse ; nous y inviterons également la veuve Samayoux, notre bon serviteur le Marchef, et même le vieux Germain, domestique de Remy d’Arx… et vous y viendrez vous-mêmes, mes enfants, pour voir votre maître expirant gagner sa dernière bataille !