Maman Léo/Chapitre 28

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Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 267-276).


XXVIII

La visite des Habits-Noirs


Germain demanda :

— Mademoiselle d’Arx désire-t-elle que je lui raconte le passé ? elle a le droit de tout savoir, et parmi les dernières paroles de mon cher jeune maître, il y avait celle-ci : « Que ma sœur n’ignore rien… »

— Je sais tout, interrompit Valentine.

— Alors que Dieu vous donne le courage ou l’oubli ! c’est une sanglante histoire et il y a bien des douleurs dans l’héritage que vous allez recueillir. Jusqu’à ces derniers temps, M. Remy vous cherchait encore, malgré le grand travail qui prenait toutes ses heures ; j’entends : il cherchait toujours sa sœur, la pauvre enfant disparue lors de la terrible catastrophe de Toulouse. Quand il ne chercha plus, c’est que le hasard vous avait envoyée sur son chemin, trompant sa tendresse et le condamnant à ce supplice atroce dont il est mort… car ce n’est pas le poison qui l’a tué.

— C’est moi qui l’ai tué, murmura Valentine. Je sais aussi cela.

Elle était plus pâle qu’une agonisante, mais elle se tenait ferme et droite sur son siège.

Maman Léo suait à grosses gouttes.

Germain courba la tête et dit tout bas :

— Il y a des familles qui sont condamnées.

M. Remy se cachait de moi, poursuivit-il, comme s’il eût craint un conseil ; je ne connaissais la fiancée de mon maître que pour l’avoir entrevue à travers un voile, le soir où il revint du palais, évanoui, et ce n’est pas à cause de cette rencontre que je vous ai reconnue tout à l’heure. J’ignorais aussi la guerre implacable où mon maître était engagé. Je savais seulement, ou plutôt je voyais qu’il devenait sombre, inquiet, malade d’esprit et de corps ; il y avait un signe funeste sur son front, et je devinais peut-être la nature du péril qui le menaçait, car la fièvre de ses nuits parlait dans son sommeil. Mais que faire ? Il était magistrat comme son père, et son père était tombé en faisant son devoir… Le jour même de la signature du contrat, vers quatre heures du soir, on le rapporta ici. Il n’était pas mort, mais il ne bougeait ni ne parlait, et ses yeux semblaient ne plus me voir.

Il resta ainsi toute la soirée. J’avais fait appeler plusieurs médecins qui vinrent et se consultèrent longuement.

Quand ils se retirèrent, l’un d’eux me dit :

— Si les opinions que M. d’Arx professait ne s’y opposent pas, il faudrait lui avoir un prêtre.

Jusqu’à ce moment-là, j’avais espéré en sa jeunesse et en la force de sa constitution.

Un autre docteur me demanda :

« — N’a-t-il donc point de famille ? Il faudrait prévenir ses parents ou du moins ses amis.

J’envoyai chercher le curé de Notre-Dame-des-Victoires, l’abbé Desgenettes, ce vieux soldat qui porte la soutane comme une capote de grenadier. Il nous connaissait bien ; il arrivait quelquefois dès le matin chez monsieur Remy, qu’on éveillait pour le recevoir, et il disait : « J’ai besoin de tant pour mes pauvres. »

On lui payait son dû.

Il vint, il interrogea mon pauvre malade, qui resta muet comme une pierre.

M. le curé s’agenouilla auprès du lit et pria, mais tout cela ne dura pas longtemps parce que d’autres malheureux l’attendaient.

— Garçon, me dit-il en s’en allant, si M. d’Arx recouvre sa connaissance à quelque heure du jour ou de la nuit que ce soit, je serai prêt ; mais s’il ne recouvre pas sa connaissance, il ne faut point craindre, car jamais il n’a rien refusé à ceux qui souffrent. Les âmes comme la sienne n’ont pas besoin de passe-port pour s’en aller tout droit à Dieu.

De la famille, M. Remy n’en avait plus ; des amis, il n’en voulait point parce que les amis prennent du temps et qu’il avait sa tâche.

Je songeai pourtant tout à coup à un homme de grand âge qu’il estimait fort au-dessus des autres hommes, et qui lui donnait des conseils pour son grand travail. J’envoyai rue Thérèse chez le colonel Bozzo-Corona.

À ce nom, Valentine et aussi la dompteuse firent un si brusque mouvement que le vieux valet s’arrêta.

— Vous le connaissez ? demanda-t-il ; moi je ne savais qu’une chose, c’est qu’il avait une figure bien vénérable et que M. Remy n’accueillait personne aussi affectueusement que lui.

Il vint tout de suite et ne vint pas seul. Il y avait avec lui le docteur Samuel et un M. de Saint-Louis que j’avais vus l’un et l’autre quelquefois. Il y avait aussi une femme admirablement belle qui, dès son entrée, courut vers le lit et prit les deux mains de M. Remy en pleurant.

Le colonel et ses compagnons avaient aussi l’air ému. Ce fut d’eux que j’appris dans ses détails la scène de la rue d’Anjou-Saint-Honoré.

Le docteur Samuel examina M. Remy pendant que la jeune femme, qui était la comtesse Corona, demandait d’une voix tremblante :

— N’y a-t-il donc aucun moyen de le sauver ?

Le docteur Samuel répondit :

— La vie ne tient plus en lui que par un fil.

Et quelques minutes après il ajouta :

— Le voilà qui meurt… il est mort !

— Était-ce vrai ? interrompit Valentine, qui écoutait, la face livide, mais les yeux secs.

— Non, répliqua Germain, ce n’était pas encore vrai ; mais je le crus, car les yeux de mon maître étaient sans regard et ma main, que j’approchai de ses lèvres, ne sentit que du froid.

Le colonel s’approcha de moi et me dit :

— Germain, vous savez qu’il y avait entre mon malheureux ami et moi autre chose que de l’affection. Nous poursuivions en commun l’accomplissement d’une tâche qui a occupé son existence tout entière.

C’était vrai, je le savais ou du moins M. Remy m’avait donné à entendre que le colonel Bozzo avait sa plus intime confiance, et qu’en cas de malheur, car M. d’Arx avait la pensée d’un malheur, c’était au colonel Bozzo que je devrais m’adresser en première ligne.

Je savais aussi que le secrétaire de mon maître était plein de papiers ayant rapport à cette œuvre mystérieuse que je croyais commune entre lui et le colonel.

La responsabilité qui pesait sur moi en ce moment terrible m’écrasait. Peut-être ne savais-je pas bien ce que je faisais, car le chagrin me rendait fou. Toujours est-il que j’allai vers l’endroit où M. d’Arx mettait la clef de son secrétaire, et je revenais déjà vers le colonel pour la lui donner, lorsque la comtesse Corona, qui était penchée sur mon cher maître, s’écria par trois fois :

— Non, non, non ! Remy d’Arx n’est pas mort !

Le colonel Bozzo, à ce moment même, tendait la main pour prendre la clef du secrétaire.

Je ne sais quel instinct me retint de la lui donner, et je masquai mon refus en m’élançant tout joyeux vers le lit.

Le lit fut aussitôt entouré par le colonel et ses amis, qui semblaient, en vérité, aussi contents que moi.

Les yeux de Remy d’Arx avaient repris, en effet, un vague rayon, et ma joue, que j’approchai tout contre ses lèvres, sentit un souffle.

Mais si faible !

— Voyons, docteur, dit le colonel, c’est peut-être le commencement d’une crise favorable ; aidez le miracle à s’accomplir.

— Nous vous en serons reconnaissants, ajouta M. de Saint-Louis, comme s’il s’agissait pour nous d’un cher enfant.

Et moi je dis aussi quelque chose et j’implorai le médecin à mains jointes.

Il répéta en prenant le poignet du malade pour lui tâter le pouls avec soin :

— Ce serait en effet un miracle.

Puis il alla vers la table autour de laquelle les autres médecins s’étaient consultés et il écrivit une ordonnance.

On ne parla plus de la clef du secrétaire. Le colonel dit seulement en me prenant à part :

— Si nous avons le bonheur de le sauver, mes intérêts sont aussi bien entre ses mains que dans les miennes propres ; si au contraire… mais je reviendrai demain matin à la première heure.

Ils s’en allèrent ensemble comme ils étaient venus. La comtesse Corona voulut rester, mais le colonel ne le permit point. La potion ordonnée par le docteur Samuel fut apportée ; je ne sais quelle vague défiance était en moi contre ce médecin qui avait dit en parlant de mon maître vivant : « Il est mort. »

Au moment où je voulus donner la potion, me disant en moi-même que c’était peut-être le salut, le bras de M. Remy eut un mouvement faible que je pris pour un refus, et je ne me trompais pas, comme vous allez le voir.

Je n’insistai point ; je roulai un fauteuil au chevet du malade, et je m’installai pour passer la nuit auprès de lui.

Certes, je ne dormais pas, j’entendais les bruits du dehors qui allaient s’affaiblissant et la pendule sonnant les heures, mais une sorte de vague enveloppait ma pensée et je voyais comme au travers d’un voile les visages de ces trois hommes, qui maintenant me semblaient ennemis.

Les douze coups de minuit venaient de sonner, lorsque je bondis sur mes pieds comme si une main m’eût soulevé. La voix de M. Remy, bien faible, mais très distincte, parlait à côté de moi.

— Donne-moi à boire, disait-elle ; pas de la potion, de l’eau pure.

— Remy, mon cher maître, m’écriai-je croyant rêver, car je l’appelais souvent par son nom de baptême, pour l’avoir eu tout enfant sur mes genoux, ai-je donc eu le cœur de dormir et m’avez-vous appelé déjà ?

En même temps je m’approchais avec un verre d’eau.

— Tu n’as pas dormi, me répondit-il, ma langue vient de recouvrer sa liberté comme si on eût brisé le lien qui l’attachait. Va chercher un verre dans le buffet et de l’eau à la fontaine : ces hommes ont été autour de la table.

— Et vous croiriez ?… commençais-je.

Il m’interrompit en disant :

— Va, j’ai grand’soif !

Je revins tout courant après avoir pris de l’eau fraîche à la fontaine, et il but avec avidité.

— Ce sont ces hommes qui m’ont tué, me dit-il de sa pauvre belle voix tranquille et grave en me rendant le verre.

Et comme je balbutiais dans ma stupéfaction les mots justice, tribunaux, il sourit d’un air découragé.

— Dix ans d’existence ne suffiraient pas pour faire luire la vérité, murmura-t-il, et c’est à peine si j’ai quelques heures. À quoi bon essayer l’impossible ? Il faut employer autrement le temps qui me reste.

— Mais vous les avez donc vus ! m’écriai-je, vous les avez entendus !

— J’ai tout entendu et tout vu, répondit-il. Ma jeunesse et ma force n’ont rien pu contre eux, que pourrait désormais mon agonie ? Allume du feu.

Je crus avoir mal entendu, car les idées se brouillaient dans ma cervelle en fièvre. M. Remy répéta d’un accent impérieux :

— Allume du feu !

J’obéis et la flamme brilla bientôt dans le foyer.

— Tu as bien fait de ne pas donner la clef, Germain, reprit mon maître, dont la voix semblait déjà plus faible. Ouvre le secrétaire.

J’ouvris le secrétaire.

— Prends tous les papiers qui sont dans la tablette du milieu, tous, depuis le premier jusqu’au dernier, et brûle-les devant moi.

Je n’avais jamais lu ces papiers, mais je les connaissais bien ; c’étaient tous les brouillons d’un grand travail dont il s’occupait depuis des années, des pièces à l’appui, des documents, le produit d’une immensité d’efforts, de recherches et de fatigues.

— Ma sœur viendra, pensa tout haut mon maître (et c’était la première fois que je l’entendais parler de sa sœur), elle trouverait tout cela, elle voudrait continuer l’œuvre fatale que je n’ai pu achever, et comme je vais mourir elle mourrait !

— Les papiers ne furent pas brûlés, je suppose ! demanda ici Valentine, dont les yeux brillèrent.

— C’était sa volonté, répondit le vieux valet, les papiers furent brûlés comme il l’avait dit : tous, depuis le premier jusqu’au dernier.

— Alors, dit la jeune fille en baissant la tête, il ne me reste rien… je n’ai plus d’arme pour combattre !

— Il souhaitait justement cela, répondit encore Germain, il voulait rendre le combat impossible. Il vous aimait bien, mademoiselle ; dans ses derniers moments, il n’y avait pas en lui d’autre pensée que celle de sa sœur. Mais à quoi bon parler ? Vous allez voir tout à l’heure comment il vous aimait.