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Maman Léo/Chapitre 29

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Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 276-286).


XXIX

La mort de Remy


Depuis le commencement de cette scène, maman Léo n’avait pas prononcé une parole. Elle écoutait, dominée par une religieuse émotion.

Il y avait en Valentine une douleur profonde, mais le sang corse qui était dans ses veines bouillait.

On avait essayé de mettre l’impossible comme une barrière entre elle et l’idée de vengeance, rien n’y faisait : la soif de vengeance lui emplissait le cœur.

En ce moment, l’image de Maurice lui-même se voilait dans son souvenir.

Elle voyait Remy d’Arx pâle sur son lit d’agonie.

La première parole prononcée par Germain, qui reprenait son récit, fit bondir le cœur de la jeune fille.

Le vieux valet continua ainsi :

— Pendant que les papiers flambaient dans le foyer, M. Remy se parlait à lui-même. Je ne comprenais pas, mais chacun des mots prononcés par lui est resté dans ma mémoire.

Il disait :

— L’arme invisible ! l’arme dont nulle cuirasse ne peut parer le coup mortel ! Ils savaient que cette passion était sans issue ; ils l’ont fait naître ; ils l’ont chauffée jusqu’au délire !… Y a-t-il quelque chose au-dessus du délire ?… car j’ai fait ce que le transport lui-même excuserait à peine… Cet homme est venu froidement me montrer l’abîme ouvert et me dire que mon malheur était un crime !

Valentine se couvrit le visage de ses mains.

— J’ai compris plus tard, prononça tout bas le vieux valet, ce que mon maître entendait par ces mots : l’arme invisible. Il y a sur la terre des hommes plus noirs que le démon.

— Moi, dit maman Léo, je devine bien qu’il s’agit d’une infamie grosse comme la maison, mais si on voulait m’expliquer un petit peu…

Les deux mains de Mlle d’Arx tombèrent, découvrant son front rougissant.

— Pas un mot de plus ! prononça-t-elle presque rudement. Je respecte la volonté de mon frère mort, mais ces hommes ont tué aussi mon père et ma mère, ma vengeance est à moi, je n’en dois compte qu’à Dieu !

La veuve et le vieux valet baissèrent à la fois les yeux devant sa beauté, qui avait des rayonnements tragiques.

— Vous plaît-il que j’achève mon récit ? demanda Germain avec une sorte de timidité.

— Je le veux, répondit Valentine.

Germain reprit aussitôt :

— Le foyer était plein de flammes ; M. Remy avait réussi à se soulever sur le coude pour voir flamber son travail de tant d’années, le travail de ses jours et de ses nuits. Il trouvait que l’œuvre de destruction n’allait pas encore assez vite et il me disait :

— Brûle ! brûle ! c’est sa vie, c’est son repos, c’est son bonheur qui naîtront de ces cendres !

À l’écouter je reprenais malgré moi de l’espoir, car sa voix devenait plus forte, et il y avait parfois des étincelles dans ses yeux.

La fièvre trompe ainsi toujours.

Quand les dernières fumerolles s’envolèrent, il laissa retomber sa tête sur l’oreiller et murmura :

— Comment combattrait-elle désormais, puisqu’elle n’aura plus d’arme ?

Valentine avait aux lèvres un sourire farouche.

— Saquédié ! dit maman Léo, tu as un air que je n’aime pas, toi ! tu me fais peur. Je suppose bien pourtant que tu n’iras pas agacer ces tigres tout exprès pour te faire avaler !

— Laissez parler Germain, répliqua seulement Valentine.

Le vieux valet poursuivit :

M. Remy resta un instant silencieux, car il était accablé de fatigue, puis il m’ordonna d’enlever un des deux grands tiroirs du secrétaire, celui de droite. Derrière ce tiroir, il y avait une cachette et dans la cachette une grande enveloppe portant ces noms comme une adresse : Marie-Amélie d’Arx.

La veuve rapprocha son siège, dominée par une curiosité nouvelle, et Valentine murmura d’une voix émue :

— C’est donc là mon véritable nom !

— C’est celui que vous reçûtes au baptistère de la cathédrale de Toulouse, le 30 octobre 1819, répondit Germain. J’étais là ; feu ma bonne femme, votre nourrice, se trouva faible au commencement de la cérémonie, et ce fut moi qui vous portai dans mes bras.

Regardez-moi, mademoiselle d’Arx, je suis ici comme un témoin, et je m’interroge moi-même avant de vous donner les actes qui vont faire de vous l’héritière légitime de mes maîtres.

Vous étiez une toute petite enfant quand je vous vis pour la dernière fois ; mais je vous reconnais, je le jure au fond de ma conscience !

Ou plutôt je reconnais en vous votre sainte mère, dont vous êtes le vivant portrait.

Quand mon maître eut le paquet entre les mains, il baisa votre nom sur l’enveloppe, pensant tout haut :

— Elle va rester la dernière, elle va rester seule.

Puis il me regarda en face et ajouta :

— Germain, ceci est le nom de ma sœur ; tu l’aimeras, tu la serviras, tu la défendras.

« Il ouvrit l’enveloppe.

— Voici, reprit-il, l’acte de naissance de Mlle d’Arx ; tu connais aussi bien que moi la catastrophe qui l’a mise jadis hors de la maison ; elle se nomme aujourd’hui Mlle Valentine de Villanove.

La voix de Germain trembla pendant qu’il ajoutait :

— Ce fut seulement à cette heure que je compris tout.

Je mis un genou en terre devant mon jeune maître et je lui dis :

— Remy, mon cher enfant, ne vous laissez pas mourir ; Dieu guérira la blessure de votre âme.

Il secoua la tête lentement.

— Dieu est bon, me répondit-il, il a eu compassion de moi ; en mourant, je peux regarder le fond de mon cœur.

Ses yeux étaient sur moi, ses yeux limpides et doux comme ceux d’un enfant.

Il avait sa main dans la mienne ; la résignation calme comme un sourire épanouissait ses lèvres décolorées.

Sa paupière se ferma à demi parce que l’épuisement venait.

Il m’envoya encore au secrétaire, où je trouvai, sur ses indications, les actes de décès de M. Mathieu d’Arx et de sa femme, votre père et votre mère.

Quelques mois auparavant, à ma grande surprise, à ma grande inquiétude aussi, car cela prouvait bien qu’il redoutait un malheur, M. Remy avait réalisé à la hâte tous les biens immeubles de sa famille, et au lieu d’acheter, avec le prix considérable de cette vente, des valeurs françaises, il avait pris des consolidés d’Angleterre et des bons autrichiens. Tous les titres étaient dans le secrétaire. Il me dit :

— Germain, je n’ai pas retiré des biens de mon père une somme égale à leur valeur parce que je me suis trop pressé. L’événement a prouvé que je n’avais pas de temps à perdre. Néanmoins, tu dois trouver dans la caisse qui est à gauche du secrétaire et dont voici la clef des titres au porteur constituant 80,000 francs de rente au capital de un million cinq cent mille francs environ. Cette fortune ne doit point rester ici. Aussitôt que je serai mort, tu la mettras en lieu sûr. Elle appartient tout entière à Marie-Amélie d’Arx, ma sœur, et c’est à toi que je la confie.

Sa voix faiblissait de plus en plus ; cependant il voulut se mettre sur son séant. Je l’y aidai. Je n’avais déjà plus d’espoir, car le signe de la mort prochaine était sur son front bien-aimé.

Il me demanda du papier, une plume et de l’encre.

J’hésitais à obéir, car sa tête vacillait sur ses épaules, mais il me regarda et ses yeux suppliants semblaient me dire : Dépêche-toi, Germain, ou je n’aurai pas le temps !

Je lui apportai tout ce qu’il fallait pour écrire. D’une main je tenais le flambeau, car il disait déjà que la lumière faiblissait ; de l’autre je lui présentais l’écritoire où sa main tremblante avait peine à tremper la plume.

Il traça quelques mots bien lentement d’abord ; je crus qu’il ne pourrait continuer, mais je l’entendis murmurer :

— Il faut pourtant qu’elle ait ma dernière pensée ; il faut que je lui parle en frère… en père, car j’ai remplacé celui qui n’est plus.

Et ses doigts se raffermirent.

Le jour naissait derrière les rideaux de la croisée.

Il n’avait pas encore achevé, quand on sonna à la porte extérieure.

— Ce sont eux, me dit-il, je ne veux pas les voir.

Il avait deviné ; c’étaient les trois hommes de la veille : le colonel Bozzo, M. de Saint-Louis et le docteur Samuel. Un quatrième s’était joint à eux, que j’entendis nommer M. de la Périère.

Aucun d’eux n’insista pour entrer. Le docteur demanda seulement quel avait été l’effet de sa potion et dit :

— Puisqu’il n’y a pas eu d’accident j’ai bon espoir, car les effets secondaires de la belladone sont aisés à combattre.

M. de la Périère ajouta qu’il était envoyé personnellement par Mme la marquise d’Ornans pour que M. d’Arx n’ignorât point tout l’intérêt qu’elle portait à sa santé.

Quand je revins dans la chambre, je trouvai mon maître fort agité. Il me demanda si l’on avait parlé de Mlle de Villanove, et sur ma réponse négative il m’ordonna de faire porter immédiatement chez un pharmacien qu’il me désigna la potion du docteur Samuel.

Mais je n’étais pas encore à la porte, qu’il me rappelait, disant :

— C’est folie, ma tête s’égare. Si l’on trouvait là-dedans ce que je crois, ce serait une arme, c’est-à-dire une tentation, c’est-à-dire un danger pour elle. Verse la potion dans les cendres, brise la fiole, je ne veux pas qu’elle ait d’arme, je ne veux pas qu’elle ait de tentation !

Il fallut obéir, car sa voix était impérieuse et son regard commandait.

Il allait reprendre son travail lorsqu’on sonna de nouveau.

Cette fois, c’était la justice, un monsieur Perrin-Champein, qui depuis a remplacé mon maître comme juge d’instruction. Il arrivait, assisté de son greffier ; il fut reçu, mais monsieur Remy avait reposé sa tête sur l’oreiller et s’était retourné du côté de la muraille.

M. Perrin-Champein l’interrogea longuement, quoiqu’il n’obtînt aucune réponse à ses demandes concernant l’événement de la rue d’Anjou, auxquelles il mêlait des observations ayant trait au meurtre de la rue de l’Oratoire et à la propre conduite de M. d’Arx comme magistrat instructeur.

Le greffier ricanait dans sa cravate et murmurait de temps en temps :

— Le plus souvent qu’il répondra !

— Monsieur et cher collègue, dit le Perrin-Champein en levant le siège, vous me voyez désolé du triste état où je vous laisse ; une parole est bientôt dite, et la bonne volonté vous manque peut-être un peu ; néanmoins j’aime à croire que votre silence, qui est en soi fort extraordinaire, n’indique pas que vous ayez rien fait contre votre conscience de juge.

Sur le carré il me demanda :

— Votre maître n’a-t-il point parlé de toute la nuit ?… Mais vous ne me répondrez pas plus que lui. Allons, mon bonhomme, à vous revoir ! Tout cela est fort extraordinaire, mais j’en ai débrouillé bien d’autres, et en thèse générale, les interrogatoires ne servent à rien. C’était un garçon fort instruit, assez capable et surtout terriblement protégé ! Maintenant le voilà qui fait de la place aux autres, mon avis est qu’il ne l’a pas tout à fait volé.

Je m’entendis appeler comme je refermais la porte.

— Dépêchons, Germain, dépêchons, me dit mon maître qui faisait effort pour se relever, je n’ai pas fini. Tout ce que je demande à Dieu, c’est qu’il me donne le temps de finir.

Je l’aidai encore à se mettre sur son séant, et il reprit sa tâche, qui devenait à chaque instant plus difficile.

Sa figure changeait à vue d’œil, ses tempes étaient baignées d’une sueur froide.

Au moment même où il achevait, on sonna pour la troisième et dernière fois.

— Tu lui remettras ceci, me dit-il en pliant le papier, à elle, à elle seule, tu me comprends bien, et tu lui diras ce que m’a coûté ce suprême travail. Va ouvrir, c’est la prière qui vient.

Les yeux de son corps allaient se voilant, mais il avait cette autre vue qui perce les murailles. C’était la prière. Le vieux curé Desgenettes entra et lui donna l’extrême-onction. Mon maître répondit jusqu’au bout les raisons latines, après quoi sa tête tomba sur l’oreiller. Le vieux prêtre l’embrassa en murmurant : « Priez, âme chrétienne ! » et mon maître prononça votre nom.

Je m’approchai. Il n’était plus. Je lui fermai les yeux…

Deux grosses larmes roulaient sur les joues du vieillard.

Il entrouvrit les revers de sa livrée et prit dans son sein un pli qu’il tendit à Mlle d’Arx en disant :

— J’accomplis l’ordre que j’ai reçu et vous remets le testament de votre frère.