Maman Léo/Chapitre 31

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Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 296-303).


XXXI

Le commissionnaire


Coyatier, car c’était bien lui, ne fit qu’un pas à l’intérieur de la chambre ; il resta debout devant le seuil et ôta sa casquette, découvrant le poil crépu qui se hérissait sur son crâne.

Son costume de commissionnaire lui allait comme un gant, mais ne lui ôtait rien de sa terrible mine, et il aurait fallu avoir une confiance robuste pour mettre des objets de quelque valeur entre les mains d’un messager tel que lui.

— Alors, dit-il avec ce mélange d’effronterie et de timidité qui était le caractère le plus frappant de sa sauvage physionomie, nous n’avons pas l’idée d’obéir à ce pauvre M. d’Arx ?

Valentine le regarda en face, et les yeux du bandit battirent comme s’ils eussent été éblouis.

— Avancez, dit-elle au lieu de répondre.

Coyatier s’approcha.

— Nous avons à causer, dit-elle encore, asseyez-vous là.

Son doigt tendu montrait le propre fauteuil du jeune magistrat. Le Marchef eut un mouvement d’hésitation.

— Au fait, murmura-t-il enfin, je peux bien m’asseoir où il s’asseyait, car je ne lui ai jamais fait de mal.

— Vous avez parlé de bon conseil, murmura Valentine, vous connaissez donc ceux qu’il me donne dans cet écrit ?

— Non, répondit le Marchef, mais je les devine. Il a voulu combattre, lui aussi, et moi, qui ne suis pas payé pour aimer les juges, je lui avais dit d’avance qu’il allait à la boucherie. Ce n’était pas le premier venu, ce juge-là, et je n’ai pas connu beaucoup de soldats plus braves que lui. Il savait que je lui disais la vérité ; mais il continua de suivre son chemin, jusqu’au cimetière. Chat échaudé craint l’eau froide, je pense bien qu’avant de tourner l’œil, M. d’Arx vous aura défendu de jouer avec le feu.

— C’est vrai, prononça tout bas Valentine.

— Il m’avait payé pour savoir, reprit le Marchef, et je lui avais dit fidèlement tout ce que je savais. Ce n’était pas de la trahison ; ces gens-là ne me tiennent pas par une promesse ni par rien qui ressemble à du dévouement ; ils ont mis un carcan autour de mon cou et ils serrent quand ils ont besoin de mon obéissance. Je me souviens de la première parole que je dis au juge Remy d’Arx quand il vint me trouver jusque dans mon galetas de la barrière d’Italie… Et il fallait un crâne toupet de la part d’un magistrat pour venir chez Coyatier ! Ça me plaît à moi, le courage, parce que j’ai été une manière de lion avant de tomber chien enragé. Je lui dis : « Monsieur le juge, si dans mon idée c’était possible d’assommer les Habits-Noirs ou de les brûler, il y aurait du temps que la besogne serait faite, car ils se sont servis de moi comme d’un bourreau et m’ont forcé à tuer en m’étranglant. Mais rien ne peut contre eux, ni les coups de massue, ni le fer, ni le feu. »

Cet homme-là n’était pas de ceux qui haussent les épaules quand on leur parle. Il savait qui j’étais et je ne veux pas dire qu’il me regardait sans répugnance ; mais enfin, il m’écoutait. Sa première réponse fut celle-ci : « J’ai fait le sacrifice de ma vie. »

C’était un Corse, ils sont tous comme cela quand la vengeance les tient, et vous avez le même sang que Remy d’Arx dans les veines.

— Moi, dit Valentine, qui roula un fauteuil jusqu’auprès de lui et s’assit, je vous regarde sans répugnance : vous êtes l’homme qu’il me faut.

Le Marchef recula son siège. Il y avait sur son rude visage une expression de tristesse, j’allais dire de pudeur.

— N’en faites pas trop ! murmura-t-il. Ne soyez pas femme avec moi, je hais les femmes, j’ai peur des femmes.

— Je ne suis pas femme, je suis lionne, murmura la jeune fille d’une voix contenue, mais si profondément vibrante que le Marchef eut un frémissement : j’ai de quoi vous faire riche d’un seul coup.

— Ce serait le bouquet, grommela Coyatier, si, en fin de compte, je me laissais emballer pour l’autre monde par une demoiselle !… C’est vrai que vous êtes une lionne, dites donc ! non pas parce que vous bravez la mort pour vous venger, la moindre cadette de votre pays en fait autant, mais parce que vous causez là de bonne amitié avec le maudit qui fait horreur aux scélérats, qui se fait horreur à lui-même !… Savez-vous bien que quand Coyatier, dit le Marchef, entre dans la maison des Habits-Noirs, les Habits-Noirs, tout damnés qu’ils sont, n’ont plus ni faim ni soif ? Ils se taisent s’ils sont en train de causer ou de rire, et parmi eux je n’en connais pas un seul pour oser toucher cette main qu’ils voient rouge de sang jusqu’au coude !

Il étendait sa main énorme, dont les veines gonflées semblaient prêtes à éclater.

Dans cette main, Valentine mit la sienne, qui était glacée, mais qui ne tremblait pas.

Le bandit la regarda avec une sorte d’étonnement attendri.

— Vous seriez une sainte, pensa-t-il tout haut, si vous faisiez cela pour sauver l’homme qui vous aime !

— L’homme à qui j’ai donné mon cœur, répliqua Valentine dans un élan de soudaine énergie, je ne le sépare pas de moi-même ; lui et moi nous ne faisons qu’un. Tout ce que j’ai dans l’âme est à lui : ma vengeance, c’est sa vengeance.

Coyatier eut un gros rire qui sonna sinistrement.

— C’est un joli soldat d’Afrique, dit-il comme pour expliquer sa lugubre gaieté ; je connais les lapins de son numéro, il aimerait mieux la clef des champs que toutes vos belles phrases !

Il ajouta en changeant de ton :

— J’étais venu pour régler la chose de son escampette ; est-ce que vous auriez changé d’idée ?

— Oui, repartit Valentine, qui fixait sur lui son regard brûlant.

— Ah ! ah ! fit le Marchef, en cherchant à éviter le feu de ces prunelles qui l’éblouissaient, alors vous ne voulez plus le sauver ?

— Non, répliqua encore Valentine d’un accent bref et dur.

— Tiens, tiens ! dit Coyatier entre ses dents, vous en revenez donc à la première idée du colonel : un verre de poison partagé à deux ?

— À quoi bon le sauver ! s’écria impétueusement Valentine ; tant que ces hommes vivront, la mort ne reste-t-elle pas suspendue sur sa tête ?

— Ça, c’est la pure vérité.

— Est-ce que je sais, ami, poursuivit la jeune fille, dont les paroles jaillissaient maintenant comme un torrent de passion, est-ce que je sais, moi, si c’est la vengeance ou l’amour qui m’entraîne ? Il y a des instants où, dans mon cœur qui déborde de tendresse, je ne trouve plus de place pour la haine ; il y a des instants où je me vois entourée de trois spectres sanglants qui me crient : Pour la fille de Mathieu d’Arx, pour la sœur de Remy d’Arx, la pensée seule du bonheur est une impiété ! Ah ! ils m’ont crue folle, ou ils ont fait semblant de le croire, car nul ne sait le secret de cette redoutable comédie ! Mais sais-je moi-même si je n’ai pas été, si je ne suis pas toujours folle ? Mon père, ma mère, dont j’adore le souvenir sans avoir eu leurs caresses, mon frère, ce noble et cher ami, tous ceux-là ne sont plus !

Il n’y a qu’un vivant dont l’existence chancelle en équilibre au bord d’un abîme, il n’y a que Maurice, mon dernier espoir, le premier, le seul amour de ma jeunesse, mon fiancé, mon mari, sur la tête de qui le même glaive meurtrier est suspendu par le même fil ! Je suis Corse, c’est vrai, et toutes les fibres de mon être tressaillent à la pensée de punir les bourreaux de ma famille, mais je suis femme, je suis femme surtout, mais j’aime jusqu’à l’idolâtrie, et ce qui semble en moi démence, c’est la vérité même, la lumière faite par l’amour !

Elle s’interrompit, et son regard découragé s’arrêta sur Coyatier, tandis qu’elle murmurait :

— Mais comment pourriez-vous me comprendre ?

Le grossier visage du bandit avait une expression étrange.

— Je ne comprends peut-être pas tout, fit-il d’un air pensif, mais peu s’en faut, en définitive. J’ai été un homme ; il y a des heures où je m’en souviens. Calmez-vous un peu, si vous pouvez ; parlez droit et net ; que voulez-vous de moi ?

Valentine fut un instant avant de répondre, et pendant toute une minute ils se regardèrent fixement.

Dans les yeux de la jeune fille, il y avait un espoir plein de trouble ; dans les yeux du bandit, on pouvait lire l’envie qu’il avait de résister à un enthousiaste entraînement.

Ce fut Coyatier qui reprit le premier la parole :

— Il est bon que vous n’ignoriez rien, dit-il à voix basse ; je suis ici par ordre du colonel, et le colonel a toujours eu connaissance de tout ce qui se passait entre nous.

— Je m’en doutais, fit Valentine, et malgré cela, quelque chose me disait que vous ne me trahissiez pas.

— Ce quelque chose là disait vrai, poursuivit le Marchef, jusqu’à un certain point pourtant. Dans cet enfer où ils règnent et où nous sommes tourmentés par le caprice de leur tyrannie, il n’y a rien de tout à fait vrai ; les choses se passent autrement qu’ailleurs. Laissez-moi vous dire encore un mot, et puis vous répondrez à ma dernière question, car le temps presse et le colonel m’attend : je devais partir pour l’île de Corse, où est notre refuge, tout de suite après le meurtre de Hans Spiegel, pour lequel votre Maurice va être condamné ; on avait surpris mes accointances avec M. d’Arx, et je pense bien qu’on devait se défaire de moi au couvent de la Merci. Au lieu de cela, j’ai reçu contre-ordre le jour même de mon départ, qui était le jour où vous fûtes amenée à la maison du docteur Samuel. On me déguisa en malade et je fus mis à l’infirmerie, tout cela parce qu’on avait besoin de moi pour vous et pour Maurice, qui étiez alors les deux seules créatures humaines possédant le secret des Habits-Noirs. Maintenant il y en a trois autres qui sont dans le même cas que vous : Maman Léo, le vieux Germain et moi. Allez, on vous écoute !