Maman Léo/Chapitre 30

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Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 286-296).


XXX

Le testament


Maman Léo avait les yeux gonflés de larmes ; Valentine seule ne pleurait pas.

Un sanglot avait essayé de soulever sa poitrine aux dernière paroles du vieux Germain, mais elle l’avait comprimé par un effort violent.

Il y avait sur son beau visage, exprimant une douleur sans bornes, quelque chose qui ressemblait à la sévérité d’un juge.

Elle prit le papier que Germain lui tendait et dit :

— Mes amis, je vous prie de vous retirer tous les deux. Il faut que je sois seule pour prendre connaissance de la dernière volonté de mon frère.

Germain et la veuve se levèrent aussitôt. Comme ils allaient sortir, Valentine ajouta :

— Quand cet homme, ce commissionnaire va revenir, vous l’introduirez près de moi.

— Et nous reviendrons avec lui, je suppose ? demanda maman Léo.

— Non, vous reviendrez seulement quand je vous appellerai. Allez !

La dompteuse et Germain sortirent.

Maman Léo se laissa conduire jusque dans la salle à manger, où elle tomba sur un siège en murmurant :

— Saquédié ! moi, je suis brisée comme si j’avais reçu une danse ! Cette enfant-là va faire un malheur ! Il n’y a pas à dire, le juge d’instruction était bon comme un ange, mais enfin il est mort, et la pauvre fillette avait bien assez à s’occuper de notre Maurice.

Le vieux valet se promenait lentement, les bras tombants et la tête inclinée.

Il s’arrêta tout à coup devant maman Léo.

— Vous qui la connaissez, demanda-t-il, croyez-vous qu’elle obéisse à la dernière volonté de son frère ?

— Je crois qu’ils sont tous les mêmes dans cette famille-là, répliqua la veuve, ils ont un diable dans le corps.

Germain se redressa, ses yeux brillaient.

— Est-elle assez belle ! murmura-t-il avec un enthousiasme profond ; et quel regard de princesse elle vous a ! Oh ! oui, c’est bien la fille de la bonne dame… la fille de Mathieu d’Arx que rien ne faisait trembler ! la sœur de Remy, mon cher enfant, qui avait la douceur d’un agneau et le courage d’un lion !

Il se laissa choir lourdement à son tour sur un siège et mit sa tête entre ses mains.

Au bout de quelques minutes, maman Léo reprit la parole avec un certain embarras.

— Dites donc, l’ancien, fit-elle rougissant, j’ai un petit peu honte, parce que ça n’a pas l’air de concorder avec les circonstances ; mais on ne se fait pas, c’est sûr et moi, la sensibilité me creuse. Sans vous commander, est-ce que vous pourriez me donner un morceau sous le pouce ?

Germain releva d’abord sur elle un regard scandalisé, mais en voyant la bonne figure de la veuve qui avait repris ses couleurs enluminées, il eut presque un sourire et dit :

— Au besoin, vous en assommeriez bien un ou deux, la mère ! Tout le monde ne peut pas être des duchesses et marquises ; vous m’allez, à moi. Il faut vous dire que, dans l’occasion, je taperais encore tout comme un autre. Je vas vous servir un petit déjeuner, après quoi vous aurez du vif-argent dans les bras et dans les jambes s’il faut se trémousser contre ces coquins-là !


Pendant cela Valentine, que nous continuerons de nommer ainsi, puisque sous ce nom nous l’avons connue, nous l’avons aimée, Valentine était revenue vers le portrait.

Elle avait roulé un siège jusqu’auprès de la peinture, comme on fait quand les importuns s’en vont et qu’on peut enfin causer seul à seul avec un ami cher, après l’absence.

Ce n’était qu’un portrait immobile et muet, mais il y avait au bas de la toile le nom de ce peintre prodigieux dans sa sobre sagesse, qui avait le don de faire vivre les morts.

Le pinceau de Zeuxis trompait les oiseaux, le pinceau plus habile d’Apelle trompa Zeuxis lui-même. Ingres, ce peintre tant et si amèrement outragé, fit plus encore : il trompa une fois la douleur d’une mère.

Je n’ai pas vu cela, mais j’ai vu de mes yeux à une exposition particulière, ouverte voici déjà bien longtemps, au bazar Bonne-Nouvelle, un ami de la famille Bertin percer la foule et s’élancer les bras tremblants vers le portrait de Bertin-l’ancien, qui semblait prêt à se lever, les mains appuyées sur les bras de son fauteuil.

Chez nous, les querelles d’école, en musique, en peinture, en littérature aussi, sont aveugles jusqu’à la stupidité.

Ingres avait peint, un an auparavant, le portrait de Remy d’Arx, et la ressemblance était si poignante que Valentine restait là le cœur étreint, l’esprit frappé comme à l’aspect d’une vision évoquée.

C’était bien là ce jeune homme triste et doux, timide avec des audaces héroïques, grand par l’intelligence, grand aussi par la bonté, mais dont le front semblait marqué d’un signe fatal.

Ses yeux vivaient, sa bouche pensait, prête à parler, et parmi l’austère noblesse de ses traits on devinait ce sourire charmant qui naissait à la moindre émotion, mais qui mourait sans s’épanouir jamais.

Valentine ne l’avait pas vu bien souvent ce sourire, car Remy d’Arx était grave auprès d’elle. Remy d’Arx évitait Valentine comme on fuit instinctivement le malheur de la destinée.

Et pourtant, elle l’avait vu parfois quand le jeune magistrat si brillant, si aimé, était loin d’elle et causait, par exemple, avec la belle comtesse Corona.

— Je croyais qu’il me détestait, murmura-t-elle, et ce fut sa première parole : il avait peur de moi, il me l’a dit lui-même. Il devinait le coup mortel que j’allais lui porter.

Elle baissa les yeux devant le regard calme et profond que du haut de la toile Remy laissait tomber sur elle.

— Il était jeune, murmura-t-elle, on le croyait heureux ; ses rivaux le regardaient d’en bas et leur jalousie était presque de la haine. Les voilà bien vengés ! Il est mort à force de souffrir ! Il y a eu des hommes assez cruels pour le choisir entre tous, lui qui n’avait jamais fait que le bien, et pour lui infliger la plus effrayante de toutes les tortures. Ils l’ont tué à petit feu, prolongeant le supplice avec une abominable barbarie, et non contents de supplicier son corps, ils ont tenté de déshonorer son âme…

Elle resta un instant silencieuse, puis ses lèvres s’entr’ouvrirent pour exhaler ce nom et ces mots :

— Remy… mon frère !

Puis encore elle déchira l’enveloppe et déplia le papier que l’enveloppe contenait.

C’était une pauvre écriture, pénible et tremblée, dont le désordre lui arracha sa première larme. Elle lut tout bas :

« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ceci est mon testament. En présence de Dieu et sentant venir ma fin prochaine, j’adresse ma dernière pensée à Marie-Amélie d’Arx, ma sœur bien-aimée, malgré le nom de Valentine de Villanove qu’elle a porté pendant l’espace de deux ans, par suite d’une fraude ou d’une erreur.

» Les pièces à l’appui de cette assertion sont déposées entre les mains du plus fidèle ami qui me reste : Germain Lambert, serviteur de ma famille depuis plus de quarante ans.

» Marie-Amélie d’Arx est mon héritière unique et légitime ; néanmoins, et pour le cas où son état civil lui serait contesté, je déclare lui donner et lui léguer soit sous le nom de Valentine de Villanove, soit même sous celui de Fleurette qu’elle portait depuis son enfance, la totalité de mes biens meubles et immeubles.

» Mourant comme je le fais dans la plénitude de ma raison, je signe et je date ce testament olographe pour qu’il ait la force voulue par la loi. »

Il y avait ici, en effet, le nom de Remy d’Arx signé lisiblement et d’une main assez ferme.

On voyait bien que l’agonisant avait dépensé là tout ce qui lui restait d’énergie.

Au-dessous de la signature, le texte continuait, mais devenait plus confus, parce que la main avait graduellement faibli.

Valentine put lire néanmoins à travers ses larmes :

« Ma sœur, ma Valentine, laisse-moi te garder ce nom que j’ai tant aimé.

» Mais laisse-moi te dire aussi tout de suite que le regard de notre mère peut descendre au fond de mon cœur, guéri de sa blessure.

» Je t’aime comme il m’est permis de t’aimer sous l’œil de Dieu qui m’appelle, je t’aime comme l’enfant chérie dont je contemplais jadis le berceau et dont je surveillais le souriant sommeil.

» Nous avons été bien malheureux, ma sœur, j’espère que ma mort achèvera de payer notre dette de misère.

» Il en sera ainsi, Valentine, si vous suivez mon conseil, si vous exaucez ma prière. Que ma fin douloureuse vous serve au moins d’exemple ; n’essayez pas de combattre ces hommes qui possèdent un pouvoir surnaturel.

» Ce que je n’ai pu faire, moi qui étais armé de la loi comme un soldat porte l’épée, moi que ma fonction semblait rendre invulnérable, moi qui passais pour avoir la faveur des puissants de ce monde, il y aurait folie de votre part à le tenter.

» Folie inutile, coupable, presque suicide. Vous n’êtes qu’une pauvre enfant isolée, tous ceux qui vous entourent, tous ceux qui vous protègent en apparence ou du moins presque tous sont affiliés à la ténébreuse corporation que j’ai voulu vaincre et qui m’a tué.

» Je ne vous apprends rien en vous disant que vous êtes au milieu des Habits-Noirs, dont le chef s’est servi de vous comme d’une arme infernale pour assassiner le seul homme peut-être qui pût combattre avec avantage la terrible association.

» Sauf Mme la marquise d’Ornans, pauvre victime désignée d’avance à leurs coups et qu’ils ont frappée dans son fils unique, sauf Francesca Corona (et je n’oserais répondre d’elle absolument), tous les autres sont des scélérats abrités derrière une sorte de rempart magique.

» Valentine, l’esprit s’éclaire à l’heure de mourir, la vengeance n’appartient qu’à Dieu. Si j’avais été seulement un juge, peut-être ne tomberais-je pas écrasé dans la lutte.

» Mais il y avait autre chose en moi que le zèle du magistrat, il y avait la passion de l’homme qui se venge.

» Valentine, ma sœur chérie, songe à toi, songe surtout à celui que tu aimes, à Maurice, qui ne m’ayant plus pour démêler son innocence au milieu des preuves mensongères accumulées par mes assassins, va retomber tout au fond de son malheur.

» Je viens de voir l’homme qui me remplacera ; il est de ceux qu’on appelle des gens instruits, avisés, prudents ; il a cette cruelle sagesse qui ne croit à rien en dehors des choses admises par le sens commun ; tout ce qui sort de la vraisemblance acceptée lui semble fabuleux et indigne d’occuper un brave esprit.

» Son opinion est faite par mon opinion même, dont il prendra le contre-pied ; j’étais à son sens un rêveur et il est un sage ; là où j’ai dit non, il dira oui.

» Maurice sera renvoyé devant les assises, Maurice sera condamné ; aucune éloquence d’avocat, aucune perspicacité de magistrat, nulle puissance humaine, en un mot, ne peut empêcher le jury en pareille circonstance de répondre : « Oui, l’accusé est coupable. »

» Ne nous venge pas, Valentine, laisse dormir ton père, ta mère, ton frère au fond de leur cercueil. Les morts ne connaissent plus la haine, laisse la haine, songe à l’amour, sauve Maurice !

» Pour le sauver, il n’y a qu’un moyen, l’évasion, la fuite sans espoir de retour, le changement de nom et la vie cachée loin, bien loin au-delà de la mer.

» Pour ouvrir toute grille, l’argent est une clef magique ; tu es riche, tu peux répandre l’or à pleines mains, tu ne saurais acheter trop cher ton bonheur.

» Adieu, Valentine, j’ai tenu ma plume tant que j’ai pu. Ceci est la dernière ligne que ma main tracera. Si tu m’aimes, ne me venge pas et sois heureuse ! »

Valentine resta un instant immobile, les yeux fixés sur le dernier mot, qui n’était pas achevé.

Elle porta le papier à ses lèvres et le baisa à la place même où la main du mourant s’était arrêtée.

Puis elle se laissa tomber à genoux, et ainsi prosternée, elle regarda le portrait de son frère, qui semblait vivre.

Qui semblait vivre et répéter encore la dernière pensée du vaillant et malheureux jeune homme : « Ma sœur, ne me venge pas ! »

Ce fut au bout de plusieurs minutes seulement que les lèvres de Valentine s’entr’ouvrirent et qu’elle murmura :

— Pardonne-moi, pardonne-moi, mon frère, car je vais te désobéir !

— Ah ! ah ! dit une rude voix derrière elle, c’était pourtant un bon conseil qu’il vous donnait là, le défunt.

Elle se retourna en sursaut. Le commissionnaire dont Germain lui avait parlé et qui était venu la demander déjà dans la matinée était sur le seuil et refermait la porte.