Maman Léo/Chapitre 35

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Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 333-340).


XXXV

Le combat


Échalot, dans la bonté de son cœur, aurait volontiers parlementé, car il avait une véritable affection pour le père de Saladin ; mais celui-ci n’était point en état d’écouter la raison et on le voyait bien.

Ce n’était plus le même homme ; son aspect vous eût fait peur : il avait le teint terreux des malades, il avait ce regard tout noir du taureau furieux qui laboure la terre avec ses cornes.

Le bouffon grotesque des bas-fonds parisiens tournait au tragique ; la fièvre d’argent le tenait, et la fièvre de sang.

Échalot pensa :

— Ça va être dur ! Quand on pense qu’il a le toupet de parler du petit et que, s’il avait les chiffons, il les avalerait littéralement en noces et festins de consommation personnelle, sans acheter un sou de lait à l’innocente créature !

Il fit le tour de la table, mais ce fut seulement pour avoir le temps de relever ses manches et achever de boutonner sa redingote jusqu’au menton.

Aussitôt après cette toilette préparatoire et rapide, il sauta galamment dans l’espace libre, où il prit position d’un air à la fois mélancolique et résolu.

— Censément, dit-il, ça m’agace un tantinet de m’aligner avec l’ami de mon adolescence, mais si je renaudais tu aurais des doutes sur mon honneur.

Ce n’est certes pas en souvenir de l’aîné des quatre fils Aymon que ce verbe renauder est devenu classique dans le langage des sans-gêne.

Quant au mot honneur, pris dans son sens chevaleresque, nous affirmons que, chez les sans-gêne, il est employé désormais plus sérieusement et plus fréquemment qu’en aucun autre monde.

Similor n’avait peut-être pas lu l’Iliade, et pourtant il répondit comme Ajax :

— À toi, à moi, racaille au tas ! ça ne va pas peser lourd !

Il s’était campé selon la garde élégante des professeurs de boxe et adresse françaises ; ses jambes, entretenues par la pratique de la danse des salons et qu’il avait vendues tant de fois aux peintres en qualité de modèle « pour le bas, » placèrent leurs pieds en équerre et eurent deux ou trois flexions élastiques avant que le corps s’assît carrément sur leur base élargie. En même temps, il se décoiffa d’un geste fanfaron et mit ses deux poings fermés à la hauteur de l’œil.

Il était très beau, et les maréchaux de la savate n’eussent pu que l’admirer.

Échalot, doué d’une cassure moins brillante, obéit à la vieille tradition et passa préalablement ses mains dans la poussière du sol. Il négligea les fioritures du métier et prit tout bonnement la pose de l’humble combattant qui défend ses yeux à la Courtille, un soir de bal-habillé.

Jambes écartées, tête en arrière, mains étendues et prêtes surtout à la parade.

— Vas-y, Amédée, dit-il avec gravité, tu vas chercher à me détruire, c’est dans ton caractère ; moi je n’essayerai que de te casser une patte, comme étant gardien des trésors de la bourgeoise.

Ce dernier mot fut coupé par une ruade lancée de pied de maître. Similor avait fait comme ces tireurs de régiment qui débutent par le coup droit, avant que la main de l’adversaire ait acquis toute sa vitesse de parade.

Mais Échalot, qui connaissait le jeu de son Pylade, rabattit le coup nettement et ne riposta pas.

Un ricanement passa entre les dents serrées de Similor.

En retombant d’aplomb, il porta le double coup de boxe anglaise, et la poitrine du pauvre Échalot sonna deux fois comme un tambour.

— Touché ! dit-il paisiblement. Tu as du talent, Amédée, et comme tu n’as pas l’estomac fort, ces deux taloches-là t’auraient défoncé, mais moi je pose pour « le haut, » et c’est solide. Je te préviens que je vas taper désormais.

Un coup de pied fauché circulairement lui arriva au flanc, raide comme balle, en guise de réponse. Similor n’avait garde de parler.

Échalot, au lieu de venir à la parade, fit un pas en avant, uniquement pour amortir le choc, et détacha son poing droit, qui toucha Similor au front à l’instant même où celui-ci se relevait.

Similor chancela comme s’il eût donné de la tête contre une muraille et tomba sur ses genoux.

Échalot demanda, sans même songer à profiter de son avantage :

— Ça t’a fait du mal, Amédée ?

Il avait presque retrouvé la douce voix que nous lui connaissons et avec laquelle il disait de si raisonnables choses pour l’éducation du petit Saladin.

Probablement que ça n’avait pas fait du bien à Similor ; car il ne se releva point, et pour réponse il ne donna qu’un sourd gémissement.

Sa tête pendait sur sa poitrine.

— C’est sûr, dit Échalot étonné, que tu t’es laissé bien ramollir depuis le temps par toutes les voluptés que tu t’y livres au café et chez les dames, car je n’ai pas tapé de toute ma force. Au lieu de continuer, je te laisse souffrir ne désirant pas abuser de ma victoire.

Il se rapprocha de la table pour regarder de près, à la lumière, la place où le pied de Similor avait touché sa redingote.

— Jeux de main, jeux de vilain, grommela-t-il d’un ton de sérieuse contrariété, et encore plus les jeux de souliers crottés. Le vêtement est marqué dès son premier jour d’étrenne. Je vas toujours l’ôter et le plier proprement pour le cas où Amédée aurait l’idée de rejouer.

Il déboutonna la redingote. Similor se tenait la tête à deux mains et ne bougeait pas plus qu’une pierre.

Au moment de dépouiller la première manche, Échalot se ravisa :

— Il est filou comme un singe, pensa-t-il, et tricheur, et plus roué que Robert Macaire ; peut-être qu’il fait le mort pour me prendre en traître. Si j’ôte ma lévite, je n’aurai plus les économies de Léocadie sur mon cœur, prêt à les défendre jusqu’au trépas. Mais, d’un autre côté, quand aurai-je l’occasion de me payer une pareille pelure ? C’est moelleux, c’est cossu, c’est plein la main !

Il tâtait amoureusement l’étoffe du vêtement confectionné, qui ne méritait assurément aucun de ces éloges.

Le désir de sauvegarder cette toilette si chère l’emporta ; il dépouilla une manche en ajoutant tout haut :

— Hé ! vieux ! j’ai donc tapé un petit peu trop fort ?

— Assassin ! prononça d’une voix sourde Similor, qui versa de côté et se laissa tomber dans la poussière sans lâcher son front.

— Ça a l’air qu’il a son compte, pensa Échalot, dont le cœur se serra, mais il m’a déjà pris si souvent à ses grimaces et manières.

Il ôta la seconde manche.

— On s’avait juré mutuellement dans les temps, murmura-t-il, une amitié réciproque et fidèle qui ne devait finir qu’avec l’existence de toi et de moi. J’y ai tenu, pour ma part, du mieux que j’ai pu, et l’attache qui nous unissait fut encore raccourcie par la naissance de notre Saladin, de qui la maman me faisait éprouver les mêmes émotions pures que j’ai ressenties par la suite pour Léocadie. C’est bête de s’aligner ensemble quand on partage les devoirs du père vis-à-vis du même môme que, si le malheur arrivait d’un double accident, il resterait seul au biberon ici-bas.

Il étala sa redingote sur la table et la brossa d’une main caressante, tout en poursuivant :

— Voilà les fruits de ta conduite inconséquente et dissolue, Amédée. Je ne voudrais pas te gronder sévèrement puisque le coup a été mauvais, mais c’est toi qui as commencé, et je n’ai fait que défendre la chose sacrée du dépôt qui n’est pas à moi… Tu ne réponds pas ?… T’es donc bien malade ?… Attends voir que je mette ma lévite dans un endroit propre et je vas revenir te prodiguer les soins compatibles avec mon apprentissage de pharmacien. Ah ! tu m’en as fait des crasses depuis qu’on est ensemble ; mais c’est plus fort que moi, et je te pardonnerai celle-là comme les autres.

Il avait plié la redingote avec beaucoup de soin et regardé plutôt dix fois qu’une la place froissée par le coup de pied.

Il hésita un instant sur la question à savoir s’il laisserait le trésor de la dompteuse dans le paquet, mais son bon sens lui dit que mieux valait ne point s’en séparer et il glissa les billets de banque entre sa chemise et son gilet, boutonné du haut en bas.

Après quoi, il gagna le coin où il faisait bouillir d’ordinaire le lait de Saladin et déposa le cher vêtement sur la planchette qui était son armoire.

Puis il revint, l’âme pleine de miséricorde, et disant déjà :

— Maintenant, me voilà tout aux soins de l’amitié. Aie pas peur, Amédée ; s’il le faut, je te ferai chauffer du tilleul et de la camomille.

Mais sa phrase s’acheva en un cri d’étonnement.

Il n’y avait plus personne à l’endroit où il avait laissé Similor.

— Où donc es-tu passé, Amédée ? demanda-t-il en regardant sous la table.

Dès ce premier moment, il y avait en lui de la défiance, tant il connaissait bien son ami de cœur.

— Voilà de l’ouvrage ! pensa-t-il avec une sérieuse inquiétude ; j’aurais dû le démonter d’une patte comme je l’avais spécifié tout d’abord.

La chandelle posée sur la table projetait sa lumière à quelques pas seulement ; le reste de la baraque était plongé dans un clair-obscur qui trompait l’œil et où les objets se distinguaient à peine.

Le regard d’Échalot allait de tous côtés, interrogeant cette ombre, mais il n’apercevait rien.

Et à mesure que le temps passait, son inquiétude s’aggravait, parce qu’il se doutait bien qu’on allait le prendre par surprise.

Au moment où il ouvrait la bouche pour interroger encore, sans beaucoup d’espoir d’obtenir une réponse, un bruit de ferraille frappa ses oreilles.

— Les sabres, balbutia-t-il d’une voix altérée : je suis un homme mort !

En ce moment, un reflet s’alluma dans la nuit et la voix de Similor, qui avait recouvré tout son éclat, dit :

— Je ne veux plus partager, il me faut toute la tirelire de maman Putiphar. Si tu ne me jettes pas le paquet de chiffons, je te coupe en deux comme une pomme !