Maman Léo/Chapitre 36

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Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 341-354).


XXXVI

Le dernier rugissement


Voici ce qui s’était passé : Similor avait reçu en effet entre les deux yeux une sévère taloche, mais il en avait vu bien d’autres, en sa vie, et après le premier étourdissement, il aurait pu se relever, puisque la clémence imprudente d’Échalot lui en laissait le loisir. Mais ce n’est pas sans raison que nous avons prononcé tant de fois dans ce récit le mot « sauvage. »

Rien ne ressemble si bien aux héros de Cooper que nos mohicans de la savane parisienne.

Même ruse, même adresse, même convoitise, même férocité.

Là-bas, chez les rouges combattants de la forêt, la vaillance la plus intrépide n’exclut jamais l’astuce, et souvenez-vous que parmi les deux demi-dieux chantés par le vieil Homère, il y en avait un au moins qui était diplomate.

Sans établir aucune analogie entre Échalot et le bouillant Achille, nous retrouvons dans Similor quelques-unes des qualités qui distinguaient le sage Ulysse.

Seulement, Similor n’eût point résisté au chant de la sirène.

Il n’y avait dans sa chute aucune feinte, le coup de poing d’Échalot l’avait jeté bas irrésistiblement ; la feinte était dans la durée de son étourdissement, prolongé à plaisir.

Il ne s’agissait point pour lui d’un tournoi, d’un assaut où la gloriole seule est le prix du vainqueur ; la pensée des billets de banque mettait le feu à son sang et dominait son être tout entier.

Il était fanfaron comme tous ses pareils et se regardait comme bien plus fort qu’Échalot ; mais la question n’était pas là ; il y a du hasard dans toute bataille, Similor ne voulait ni bataille ni hasard.

Pendant qu’il jouait la comédie de l’homme foudroyé, son esprit avait travaillé. Au moment où Échalot tournait le dos pour gagner son armoire, Similor s’était relevé vivement et avait marché sur la pointe des pieds jusqu’à la muraille.

Une fois là et se sentant protégé par l’ombre, il avait rampé comme un lézard, sans produire aucun bruit, vers l’endroit où nous le vîmes naguère donner des leçons de danse aux deux rougeaudes.

Cet endroit était situé tout près de l’armoire d’Échalot, et pour y arriver Similor dut côtoyer presque toute une moitié des clôtures de la cabane.

Échalot, du reste, lui fit la place libre en revenant vers la table.

Juste à l’instant où le pauvre Échalot s’apercevait de l’absence de Similor, celui-ci refoulait dans sa poitrine un cri de joie en arrivant à son but.

Son but, c’était un misérable trophée, composé des accessoires, comme on dit au théâtre, qui lui servaient quand il travaillait en public.

Il y avait là deux fleurets, deux cannes, deux sabres et deux gants fourrés, suspendus aux planches.

Ce n’étaient pas de bonnes armes, mais toute arme est bonne contre un bras désarmé.

Le bruit de ferraille avait averti Échalot ; le malheureux avait deviné que Similor décrochait un des sabres.

— Moi, je les aurais décrochés tous les deux, pensa-t-il, et je lui aurais donné à choisir.

Il ajouta avec amertume :

— Mais je ne suis qu’un imbécile, et Amédée est un homme de talent !

Amédée se sentait si bien le maître que toute son insolence lui était revenue.

Il prit le temps de dépouiller son paletot en guenilles et de passer la redingote toute neuve d’Échalot qu’il avait sous la main.

Ainsi vêtu, la tête haute, et le sourire aux lèvres, il arriva disant :

— Je vas y ajouter le gilet et la culotte, si tu n’obéis pas incontinent à mes ordres !

— Tu peux me tuer, répliqua Échalot, qui n’essaya point de fuir et croisa ses bras sur sa poitrine, la faiblesse que j’ai eue pour ma redingote est une faute et j’en suis puni, mais quant à te livrer ce qui est à la patronne, raye ça de tes papiers. Avance, et viens percer le cœur de ton frère qui a été en même temps la mère de ton enfant !

On dit que le ridicule tue l’émotion ; ce n’est pas toujours vrai, car il y avait dans le calme de ce pauvre diable une véritable grandeur.

Et Similor, le coquin sans âme, s’irritait contre la défaillance qui lui faisait trembler la main.

Il avançait toujours, pourtant, car la fièvre de sa convoitise était de beaucoup la plus forte, et la pensée du tas d’or représenté par les billets de banque lui montait au cerveau comme un transport.

— Une fois, deux fois, dit-il, ça m’agace, l’idée de te tuer ; tu étais une bonne bête de somme : mais ne me laisse pas dire trois fois, ou je pique !

Quelque chose qui ressemblait à de la beauté vint à l’intrépide visage d’Échalot, tandis que le nom de Léocadie montait de son cœur à ses lèvres.

— Trois fois ! dit Similor en levant le bras.

Le sabre brandi jeta des étincelles.

Mais Similor, au lieu de frapper, recula parce qu’un bruit sinistre, profond, immense, ébranla les planches de la baraque.

Ce bruit ne fut suivi d’aucun autre.

C’était le dernier rugissement du grand vieux lion qui s’éveillait de son étourdissement pour mourir.

On put le voir un instant dressé sur ses pattes de derrière comme un ours et plus haut qu’un géant.

Puis il retomba, rendant un soupir énorme, et au choc de son vaste cadavre la terre trembla.

Tout cela fut rapide comme la pensée, et pourtant, quand Similor leva son arme de nouveau, les choses avaient complètement changé de face.

En mourant, le lion avait arraché la victoire aux griffes du chacal.

Échalot, en effet, à la voix du lion, avait fait lui aussi un pas en arrière, et son talon avait heurté contre le fragment de balancier dont Similor s’était servi tout à l’heure.

Il n’eut qu’à se baisser pour avoir en main une arme terrible contre laquelle le mauvais sabre de Similor n’était plus qu’une défense dérisoire.

Celui-ci mesura la situation nouvelle d’un coup d’œil et devint tout blême.

Échalot lui dit tranquillement :

— Amédée, tu peux t’en aller si tu veux, je continuerai de servir de père à l’enfant, et si j’entends dire que tu as faim, la moitié du pain que j’aurai sera pour toi.

Similor courba la tête et fit un pas vers la porte.

Mais c’était une feinte encore ; il se retourna tout à coup, croyant qu’Échalot n’était plus sur ses gardes, et bondissant comme un tigre, il lui planta son sabre en pleine poitrine.

Le coup était assené terriblement et aurait mis fin d’une fois à l’histoire ; mais Échalot était sur ses gardes et Similor avait compté sans le balancier, qui fit voler le sabre en éclats.

— Assassin ! balbutia pour la seconde fois Similor, dont la langue bredouillait comme celle d’un homme ivre.

Ceci n’est point une erreur de l’écrivain, ni une faute de l’imprimeur : Similor dit : « Assassin ! » au moment même où il tentait un assassinat.

Et il ajouta, car vis-à-vis du pauvre diable qui avait été si longtemps son esclave, il avait la perfidie effrontée de certaines femmes en face de certains maris, plus trompés encore que battus :

— Lâche ! vas-tu m’assommer, maintenant que je suis sans arme ?

Il tenait à la main, d’un air piteux, le tronçon de son sabre. Échalot, qui déjà brandissait sa massue, s’arrêta.

C’était un véritable preux que ce mouton, fort et vaillant comme un taureau : un preux panaché d’ange.

— Jette ton morceau de fer-blanc, dit-il, et terminons ça, rien dans les mains, rien dans les poches.

Aussitôt Similor, réprimant un sourire de triomphe, lança au loin la poignée de son sabre. Échalot abandonna sa massue et tous deux, sans parler cette fois, se ruèrent l’un sur l’autre avec tant de violence que le choc de leurs poitrines sonna bruyamment.

Tous les mauvais instincts de Similor étaient surexcités jusqu’à la rage et le sang d’Échalot lui-même avait fini par bouillir.

Ce fut une terrible joute.

À les voir enlacés corps à corps, tantôt debout, tantôt à genoux, tantôt roulant comme un seul paquet dans la poussière et semblables à deux serpents qui câblent leurs anneaux, un profane aurait cru qu’ils avaient mis de côté toutes les ressources de l’escrime populaire pour s’attaquer comme les loups affamés se mangent.

Il n’en était rien, le nageur qui tombe à l’eau fait les mouvements voulus, d’instinct et sans savoir.

Sans savoir et d’instinct, ils se battaient avec une redoutable adresse. Il y avait, jusque dans la bestialité de leur accolade, la science de la lutte, la maîtrise du pugilat.

Seulement, Échalot restait loyal dans le paroxysme de sa colère, tandis que Similor, au plus furieux de son enragée démence, essayait de tricher et de trahir.

Il n’y avait pas de témoins pour voir ce combat hideux, mais curieux, qui se prolongeait en silence. On n’entendait que les respirations de plus en plus oppressées et qui sifflaient comme des râles.

De temps en temps un coup retentissait, mais pas souvent, car leurs mains étaient étroitement engagées.

Échalot était le plus fort ; en un moment où il tenait Similor sous lui, il poussa un cri étranglé.

— Ne mords pas, Amédée, dit-il, ou je t’écrase !

— Assassin ! gronda celui-ci, qui parvint à rejeter sa tête de côté.

Il avait la bouche rouge et humide comme un chien qui vient de faire curée.

À l’endroit où l’épaule s’attache au cou, la chemise d’Échalot montrait une large tache écarlate.

Il ressaisit la tête de Similor, qui se laissa faire, mais qui dégagea sa main droite tout doucement pour la plonger dans la poche de son pantalon.

— Rends-toi, dit Échalot ; ça me monte, ça me monte au cerveau, et je vois rouge !

— Assassin ! grinça Similor.

Sa main ressortit de sa poche avec un couteau qu’il parvint à ouvrir.

— Rends-toi, Amédée ! dit pour la seconde fois Échalot.

La main de Similor qui tenait le couteau lui tâtait le dos pour chercher l’envers du cœur.

Ces gens-là connaissent mieux que les chirurgiens la place précise où il faut frapper pour être sûr de tuer.

Il trouva la place et tout en écartant sa main pour poignarder de plus haut, il dit encore :

— Assassin !

Mais la lutte avait désormais un témoin, quoique ni l’un ni l’autre des deux combattants n’eût entendu la porte s’ouvrir.

Le poignet de Similor fut arrêté par une main solide comme un étau de fer, et une bonne grosse voix s’éleva qui dit sans trop d’émotion :

— Hé ! l’enflé, ce n’est pas de jeu !

En même temps Échalot fut écarté par une irrésistible poussée.

— Maman Léo ! dirent-ils tous les deux en même temps.

Échalot se releva, mais non point Similor, qui avait le talon de la dompteuse sur la gorge.

— Alors, dit celle-ci en s’adressant à Échalot, tu as eu l’argent de mes papiers chez le changeur ?

— Oui, patronne, l’argent est là, répondit le bon garçon en mettant sa main sur sa poitrine.

— Il n’y a pas besoin d’être une somnambule et devineresse, reprit la veuve, pour calculer ce qui s’est passé. Le gredin ici présent avait l’idée de faire la noce avec ma caisse d’épargne.

— Ayez pitié de lui, patronne, supplia Échalot, c’est le père de mon petit.

Similor était comme foudroyé et ne trouvait pas une parole.

La robuste main de la dompteuse lui tordit le poignet et le couteau tomba.

Échalot n’avait pas encore vu le couteau ; il murmura :

— Et il m’appelait assassin !

Ce fut tout.

— C’était pour toi, l’eustache, dit la dompteuse ; mais, sois tranquille, je n’ai pas idée d’endommager la bête. Mes occupations ne me permettent pas de perdre mon temps avec une pareille racaille. Regarde voir s’il ne t’a rien volé.

Échalot déboutonna son gilet : le paquet était intact.

Maman Léo lâcha le poignet de Similor et le prit par la nuque, de sorte que, sa tête seule étant soulevée, ses pieds restaient à terre ; elle le traîna ainsi sans qu’il fît aucune résistance jusqu’à la porte principale, qu’elle ouvrit.

Échalot voulut implorer encore, elle lui ordonna rudement de se taire et sortit sur la galerie, d’où elle jeta Similor en bas du perron comme un chien mort.

Après quoi, elle rentra et ferma la porte tranquillement.

— Ça m’a fait du bien cette histoire-là, dit-elle en regagnant la table, j’étais énervée, quoi ! ni plus ni moins qu’une marquise qui a sa migraine. Toi, tu voudrais bien aller voir s’il s’est fait une bosse au front en tombant, pas vrai ? Reste là ! J’aime bien qu’un homme ait bon cœur, mais les imbéciles ça me dégoûte.

— Patronne… voulut dire Échalot.

— La paix ! il y a encore de l’eau-de-vie dans la bouteille qui est là-bas derrière les cordes, va me la chercher avec deux verres. C’est certain que si je n’étais pas arrivée, tu allais te laisser larder par ce polisson-là, et que mon argent serait maintenant à tous les diables.

Échalot courba la tête et s’en alla en murmurant :

— C’est vrai qu’ayant sur moi du bien qui ne m’appartenait pas, j’aurais dû montrer plus de férocité, mais la prochaine fois gare à lui !

Maman Léo se laissa tomber dans son fauteuil de paille et mit ses deux coudes sur la table.

En revenant avec la bouteille et les deux verres, Échalot la retrouva la tête entre ses mains et plongée dans de profondes réflexions.

— Est-ce qu’il est arrivé malheur, patronne ? demanda-t-il timidement.

— Verse à boire, répliqua la veuve, qui ne bougea pas.

Échalot emplit un des verres.

— Dans l’autre aussi, dit maman Léo ; je ne connais pas beaucoup d’âmes meilleures que la tienne, et tu peux maintenant trinquer avec moi, puisque je t’ai distingué par mon amitié.

— Ah ! patronne… fit Échalot étourdi par un si grand honneur.

— Tais-toi ! je te dis que je suis énervée.

Elle but une gorgée d’eau-de-vie et replaça son verre sur la table brusquement.

— Qu’est-ce que ça aurait fait s’il avait volé mon argent ? reprit-elle en regardant Échalot en face : à quoi mon argent peut-il me servir ? tu ne comprends pas, toi, n’est-ce pas ? ni moi non plus, je ne comprends pas, et quand je suis dans les rébus et charades, ça ne va pas, je ne sais plus s’il faut aller à droite ou à gauche, je ne sais plus rien ! rien de rien ! la petite n’en sait pas plus long que moi, la marquise n’en sait pas plus long que la petite, M. Germain jette sa langue aux chiens, les autres… Ah ! les autres savent. Ils ne savent que trop, et j’ai peur !

Échalot l’écoutait bouche béante.

— Bois, dit-elle, tu es tout pâle.

— C’est l’effet du malheur d’Amédée… les passions le tyrannisent, mais il n’a pas mauvais cœur. À votre santé, patronne !

— J’ai peur, répéta maman Léo, dont la physionomie accusait un désordre d’esprit extraordinaire ; je croyais que ça m’avait calmée, la chose de cette laide bête, mais non, j’ai la fièvre.

— Si vous me disiez… commença Échalot.

— Tais-toi ! le colonel a l’air d’un mort, et il y a des morts qui ne sont pas si blêmes que lui. Il ne se tient plus ; sa peau est collée à ses os, et je suis bien sûr qu’il n’y a pas une chopine de sang dans ses veines. Je parie qu’il ne passera pas la journée de demain. Tu me diras : tant mieux, c’est un scélérat. Es-tu sûr ? Il y a des moments, moi, où je le prendrais pour un brave homme, car enfin, c’est lui qui l’a voulu, nous serons tous de la noce.

— Quelle noce, patronne ? demanda Échalot, que l’inquiétude prenait.

Car il y avait de l’égarement dans les yeux de maman Léo.

— Tais-toi, fit-elle encore, je te dis que le colonel nous a invités au mariage, et je te réponds bien qu’on ne s’embarquera pas là-dedans sans biscuit. Nous serons tous armés, saquédié ! J’en vaux un autre, et mon Maurice aura une bonne paire de pistolets dans sa poche pour prendre part à la conversation, si on cause comme j’en ai peur.

Sa main tourmentait ses cheveux, dont la racine était baignée de sueur.

— Quoique, reprit-elle, je ne sais rien de rien ! j’ai fait tout ce que j’ai pu pour savoir ; mais faudrait plus fin que moi, à ce qu’il paraît. Le Marchef était déguisé en commissionnaire, il a causé avec la petite plus d’une grande heure dans le salon où est le portrait du juge. Nous attendions, M. Germain et moi, et nous nous regardions comme deux événements. On a froid dans cette maison-là, qui sent le deuil à plein nez.

Quand le Marchef a repassé pour s’en aller, il m’a fait un signe d’amitié. On n’est pas maîtresse de ça ; j’ai eu la chair de poule.

Fleurette était plus pâle encore qu’à l’ordinaire, mais ses grands yeux brillaient. Elle ne m’a rien dit le long du chemin, en revenant, pas seulement un mot ! Ah ! c’est maintenant qu’elle a l’air d’une pauvre folle !

Ce n’est pas faute que je l’interrogeais, non ! mais je parlais à une pierre. Pourtant, quand la voiture s’est arrêtée devant la maison de santé, à la porte où il y a des maçons, j’ai cru l’entendre qui soupirait comme ça tout bas : « C’est un coup de dés !… »

Il y avait sur la bonne grosse figure de maman Léo une expression de véritable angoisse. Elle releva les yeux sur Échalot, qui faisait pour la comprendre des efforts surhumains.

— Qu’en dis-tu, toi ? demanda-t-elle brusquement.

Échalot ferma les poings avec désespoir. Il était aussi rouge que la dompteuse, tant sa pauvre tête travaillait.

— Je dis, répliqua-t-il, que je voudrais bien avoir la capacité d’Amédée. Paraît que je suis bouché à fond, car ça me fait l’effet comme si j’écoutais du latin de bas-breton.

— Tu le connais pourtant bien, ce jeu-là, murmura la veuve, dont le regard était fixe et sombre : un sou d’un côté, un sou de l’autre, et pile ou face ! Mais au lieu d’un sou, c’est la mort qui est ici, du côté où l’on perd, et veux-tu mon idée ? Pair ou non, c’est trop peu dire ; il y a cent à parier contre un, et mille aussi, pour le côté où est la mort !