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Manifeste du parti communiste/Andler/II/Commentaire

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Traduction par Charles Andler.
Georges Bellais (tome 2p. 59-63).

COMMENTAIRE




Il apparaît assez, par l’Introduction, que Marx et Engels ont le droit d’appeler leur Manifeste un « document historique » (préface de 1872). Mais c’est un document obscur. Comment se fait-il qu’il agisse encore sur les ouvriers d’aujourd’hui ? On se l’explique à peine, tant il est difficilement intelligible. La doctrine, dont il est l’exposé trop dense, offre plus d’une difficulté ; et il abonde en allusions à des faits dont la connaissance, familière aux ouvriers de 1847, est devenue rare aujourd’hui, même parmi les hommes cultivés.

Le présent commentaire, tout en demeurant populaire, voudrait éclaircir toutes les allusions et tenter quelque chose pour lever les difficultés de doctrine. Il suivra pas à pas, et en observant la division en paragraphes qui avait été adoptée pour le texte, la marche même du Manifeste. Chaque paragraphe du texte trouvera ainsi, dans le paragraphe correspondant du commentaire, la glose destinée à l’éclaircir ; chaque paragraphe du commentaire, sous le paragraphe correspondant du Manifeste, le texte destiné à le justifier.

1. Ce Manifeste, tout d’abord, le Congrès communiste, et avec lui Marx et Engels, qui parlent en son nom, le motivent. La publication qui en est faite marque une ère nouvelle du mouvement prolétarien. Les adversaires, dans le cauchemar où ils vivent du communisme, n’en connaissent ni les visées ni la force. Il s’agit de leur en faire voir l’aspect réel et le danger, qui n’est pas où ils le cherchent. Le communisme nouveau n’est pas un « spectre » qui hante les ténèbres. Il ne trame pas de conspirations. « Conspirer, disaient dès 1834 les républicains eux-mêmes, avec Raspail, c’est le fait de la minorité[1] ». La révolution sociale sera le « mouvement spontané de l’immense majorité » (§ 29). Elle fera désormais publiquement sa propagande et la mobilisation de ses forces.

Elle aura raison de la résistance des adversaires par la force de ce mouvement spontané et irrésistible. Les « policiers allemands » qui ont empêché le Journal allemand de Bruxelles d’entrer en Allemagne, qui ont traqué jusqu’en Suisse les groupes de la Fédération des Justes, incarcéré Weitling et obtenu de la France, après la suppression du Vorwärts, l’expulsion brutale de Marx, seront impuissants à arrêter la commotion en quelque sorte géologique par laquelle « le prolétariat, couche inférieure de la société présente, se soulèvera » (§ 29). Les radicaux français, même préoccupés de réformes sociales, ont beau s’écrier avec Ledru-Rollin : « Je hais les communistes ! » et soutenir avec Armand Marrast que le communisme se préoccupe surtout d’améliorer la situation matérielle des travailleurs, sans relever leur dignité en les faisant libres politiquement[2], ils ne le discréditeront pas.

Parmi « les puissances constituées de la vieille Europe », celles qui ont le mieux compris l’essence du mouvement nouveau, ce sont d’abord le pape et Metternich. Il n’est pas excessif de dire que Pie IX, arrivé au pontificat en 1846, et Metternich, le vieux ministre autrichien, que la révolution viennoise de 1848 allait chasser, se sont fait de la révolution sociale la conception même de Marx. Cette conception, c’est qu’on ne fait pas à la révolution sa part. L’absolutisme est un état d’équilibre dont on ne peut ni déplacer la base ni changer les éléments, faute de quoi l’état social entier descend sur la « pente » des révolutions jusqu’au bout. « Le vrai mérite d’un homme d’État consiste donc, disait Metternich, dans le talent d’épargner au pouvoir la nécessité suprême de faire des concessions[3]. » Car on ne voit pas le terme des concessions une fois commencées, et elles mènent, par un enchaînement continu, à la ruine des empires. Mais le malheur « au-dessus duquel on ne peut rien imaginer », c’est l’intrusion du socialisme et du communisme. « Car le dernier danger qui puisse menacer la société humaine, c’est celui de son entière dissolution[4]. »

Ainsi pensait aussi Pie IX, arrivé à la papauté en 1846, et, bien qu’en 1847 il fût encore dans cette première période de popularité où il faisait, sous l’inspiration de Guizot et de Rossi, de timides essais de « juste milieu » dans l’État pontifical, la chute de Louis-Philippe le rejeta bientôt dans la politique absolutiste. L’encyclique de 1849, où le communisme est condamné comme « pestilentiel », dévoile sa pensée dont désormais il ne se départira plus.

Nul doute que cette pensée, absolutiste, par son intelligence exacte de la marche des faits, ne soit plus respectable que celle de Guizot. Ce dernier avait pour le communisme le même mépris que Metternich. Il soutenait que « pour assurer à tous les individus humains la répartition égale et incessamment mobile des biens et des plaisirs de la vie, la République sociale fait descendre les hommes au rang des animaux » ; qu’elle est « la dégradation de l’homme et la destruction de la société[5]. » Il pensait, comme Metternich, que « les classes diverses qui existent parmi nous et les partis politiques qui leur correspondent, sont des éléments naturels, profonds de la société[6] », et justement pour cela ils ne doivent pas espérer s’entredétruire dans une lutte nécessairement sans issue. Mais Guizot espérait, chimériquement, la pacification par un procédé « de rapprochement et de concentration », qui représente dans le gouvernement de l’État tous les intérêts du pays, et dans la forme du gouvernement toutes les formes de gouvernement possibles : l’absolutisme par l’unité du monarque héréditaire, l’aristocratie par la pairie héréditaire et la démocratie par une assemblée qui représente, selon une hiérarchie exacte des mérites sociaux, le peuple entier. Il espérait faire en sorte que la démocratie montante « trouvât partout des issues et rencontrât partout des barrières[7] » ; et ainsi, sans la supprimer, il voulait la contenir et la régler.

C’est la besogne que Metternich et Pie IX, déclaraient vaine entre toutes ; Marx, avec eux pensait qu’on n’arrête pas la révolution, et les concessions qu’on lui fait, loin de la désarmer, la précipitent. Mais Marx ajoute que la bourgeoisie elle-même travaille à sa propre défaite et à la victoire du prolétariat.

  1. V. Tchernoff. Le parti républicain sous la monarchie de Juillet, p. 259.
  2. Tchernoff, op. cit., pp. 153, 165.
  3. Metternich. Mémoires, t. VIII, p. 582.
  4. Metternich. Lettre à l’archiduc Jean, 10 juillet 1848. Mémoires, t. VIII.
  5. Guizot. De la Démocratie en France, 1849, pp. 60-62.
  6. Ibid, p. 105.
  7. Ibid., p. 124.