Manon Lescaut (opéra-comique)/Acte III
ACTE TROISIÈME
Trois mois après, à la Louisiane. — Une riche habitation aux bords du Mississipi et sur la route qui conduit à la Nouvelle-Orléans. — A droite, les bâtiments d’exploitation et la maison du colon. A gauche, une enceinte de palissades qui sert de limite et de défense. Au fond et derrière une rangée de pieux, on aperçoit les champs et les forêts de l’Amérique septentrionale, le cours du fleuve, et dans le lointain les principaux édifices de la Nouvelle-Orléans qui s’élèvent.
Scène PREMIÈRE.
- Jour nouveau vient de renaître,
- Et nous gaîment accourir !
- Quand esclave avoir bon maître,
- Bon maître il aime à servir !
- Le défendre et le servir
- Est un plaisir !
(Les Indiens et Indiennes amènent sur le bord du théâtre Zaby, un jeune esclave nègre, qu’ils prient de chanter.)
- Oui, moi chanter à vous, chanson du pays, oui.
- Mam’zelle Zizi,
- Mam’zelle Zizi,
- Un peu d’espoir
- Au pauvre noir,
- Pitié pour lui !
- Le teint n’y fait rien,
- Quoique noir, on aime bien.
- Soleil ardent de nos climats
- Noircit mes traits ; mais vois-tu pas
- Qu’ardent soleil de nos climats
- Jusqu’à mon cœur pénètre, hélas !
- Ah ! ah ! ah ! ah !
- D’amour, d’ennuis
- Je me péris…
- Mam’zelle Zizi, etc.
- Souvent
- Bon blanc
- Est inconstant,
- Et pauvre noir toujours aimant !
- Comme son teint, l’amour qu’il a
- Jamais, jamais ne changera.
- Ah ! ah ! ah ! ah !
- D’amour, d’ennuis,
- Je me péris…
- Mam’zelle Zizi, etc.
- Mais c’est monsieur Gervais, oui, c’est notre bon maître,
Scène II.
- O bonheur !
- O jour enchanteur !
- L’amour nous enchaîne !
- A moi
- Sa foi !
- Enfin, et non sans peine,
- Elle est à moi,
- Pour toujours à moi !
- Sur ces bords étrangers,
- Sur cette lointaine rive,
- Après tant de dangers
- Marguerite enfin arrive.
- O bonheur ! etc.
- O touchant souvenir
- Du pays et de l’enfance !
- Tous les deux nous unir,
- C’est encor rêver la France
- Et son doux souvenir !
- O bonheur ! etc.
- Quel beau jour pour nous va naître !
- Nous boire et nous divertir !
- Quand esclave avoir bon maître, etc.
(Ils sortent tous, et sur la ritournelle du chœur précédent, Gervais les reconduit en leur parlant.)
Scène III.
Oui… ce matin à dix heures… aux premiers sons de cloches de la chapelle… c’est convenu ! (Revenant près de Marguerite.) Eh bien ! ma petite femme, que dis-tu du local et des environs ?
Que c’est un beau pays que la Louisiane !
Et quel beau fleuve que le Mississipi ! c’est quasiment la mer !
Oui, c’est’plus grand que la Seine, même au Pont-Neuf !… il ne manque à ce pays que des habitants.
Tais-toi donc ! il n’en viendra que trop ! voilà M. Law, le contrôleur des finances, qui a mis en actions la Louisiane et le Mississipi, et pour peu que les Français aient de l’esprit…
Ils en ont tant !
Ils feront comme madame la marquise… ils troqueront, puisqu’il ne tient qu’à eux, leurs chiffons de papier de la rue Quincampoix contre de belles et bonnes terres au soleil…
En vérité !
Depuis trois mois à peine, que j’ai créé, cette habitation où madame la marquise a voulu me donner un intérêt… j’ai bien travaillé, par la mordieu !… mais je réponds de la fortune de notre bienfaitrice et de la nôtre…
Déjà !…
Fortune à laquelle il ne manquait que le bonheur !… tu me l’apportes… le voilà, et Dieu sait comme tu étais attendue !…
Dame ! la tempête et les vents contraires qui nous ont forcés de relâcher si longtemps… ça ne t’effraie pas, Gervais, un mariage qui commence par une tempête ?
Je les aime mieux avant qu’après ! mais avec toi, Marguerite, je suis toujours sûr du beau temps ! Et dis-moi !… m’apportes-tu des nouvelles de France ?
Aucune ! pas même de ma meilleure amie, la petite Manon… à qui j’ai cédé mon fonds de couturière… pour épouser Desgrieux… de pauvres enfants que tu ne connais pas…
Ainsi, tu n’as pas entendu parler de notre nouveau gouverneur ?… on ne sait pas qui il est ?
On doit donc en envoyer un ?
Eh oui ! avec des troupes ! les établissements français dans la Louisiane ont pris une telle importance… une ville superbe qui s’élève au bord du fleuve, et qu’en l’honneur du régent… on appelle la Nouvelle-Orléans.
Est-ce loin ?…
A une lieue… en remontant le fleuve… et si ce n’étaient les tribus sauvages, les Natchez… qui nous inquiètent parfois…
Des sauvages… il y en a donc ici ?
Tiens ! à deux pas commence le désert… mais nous serons bientôt protégés de ce côté par un fort que l’on construit… le fort Sainte-Rosalie, auquel on fait travailler nuit et jour les détenus qui arrivent de France… ainsi, rien à craindre ; quant à moi, je n’ai qu’une peur…
Laquelle ?
Que notre mariage ne se fasse pas.
Quelle idée !… encore une heure… et tu verras ! d’abord me voilà prête depuis le point du jour.
Et moi aussi.
Monsieur le curé nous attendra à Sainte-Rosalie. Et dès que les cloches sonneront…
Nous nous mettrons en route…
Bras dessus ! bras dessous !
Hein !… qui vient là nous déranger ?… (A Marguerite.) Tu vois bien déjà !…
Scène IV.
Que la charrette attende quelques minutes à la porte de l’habitation… Bras-de-Fer et Laramée veilleront sur mes nouvelles pratiques ! (Entrant.) Que diable ! on peut bien, par la chaleur qu’il fait, se rafraîchir d’un doigt de vin… il y en a ici… et du bon ! du vin de France !
A votre service, monsieur Renaud. (A Marguerite.) C’est monsieur Renaud, ancien garde-chiourme, surveillant des détenus du fort Sainte-Rosalie… et qu’on a surnommé Tapefort !
Il faut cela dans la position que j’occupe. (Faisant le geste d’appliquer des coups de canne. — A Gervais qui lui verse un verre de vin.) Merci, mon voisin ! Car si vous saviez (Faisant le geste de battre.) combien l’ouvrage est rude pour nous…
El pour eux ?…
C’est leur état ! (A Gervais.) A votre santé !
A la leur !
J’avais déjà bien assez de monde à gouverner, lorsqu’est arrivée ce matin au fort Sainte-Rosalie, une dépêche annonçant qu’un brick venait de débarquer, à l’embouchure du fleuve, un chargement considérable, des provisions pour moi…
De nouveaux détenus ?
Non ! cette fois il n’y a que des femmes ! une attention du gouvernement qui nous les envoie pour peupler la colonie.
O ciel ! ces pauvres femmes !
Allez ! elles ne sont pas à plaindre ! elles riaient ! fallait les entendre ! excepté une seule qui est jolie… mais qui pleure toujours ! sans cela, et comme j’ai le droit de choisir, je la prendrais pour moi !
O mon Dieu ! qu’est-ce qu’elle a donc fait pour ça ?…
C’était, dit-on, la maîtresse d’un grand seigneur… qui, dans une querelle… dans une orgie… aurait été blessé ou tué…
Par elle ?
C’est possible !… on n’est pas parfait !… on parle aussi de diamants qui auraient disparu… enfin ! ça ne me regarde pas… elle m’a été remise ce matin… avec les autres ! l’envoi était régulier… j’en ai donné un reçu… et maintenant qu’elle est sous ma garde…
Vous serez bon pour elle.
Pourquoi faire ?
Bon et clément !
A quoi bon ? (Avec ironie.) clément ! (Regardant Marguerite.) Qu’est-ce qu’elle a donc, celle-là ?
C’est ma femme !… une femme qui mérite l’estime et le respect de chacun !
C’est différent ! jusqu’ici, je n’avais encore rien rencontré de pareil dans la société…
Je le crois bien ! dans la sienne ! ! (Regardant à gauche pardessus les palissades.) Ah ! mon Dieu ! une longue charrette découverte…
C’est mon équipage !
Exposée à un soleil ardent… et gardée par une escouade de soldats de la colonie.
Qui ont ordre de faire feu à la moindre tentative d’évasion…
Elle est bien impossible ! ces pauvres malheureuses sont attachées deux à deux par le milieu du corps…
C’est ma méthode à moi, pour fixer la beauté…
Eh ! mais… je ne me trompe pas… en voilà une qui penche la tête… elle se trouve mal.
Monsieur !… monsieur !… ordonnez qu’on la détache… qu’on puisse lu porter quelques secours…
Ce n’est pas dans mes instructions.
C’est vrai, monsieur Renaud ! (Prenant la bouteille qui est sur la table.) mais la bouteille est vide, et pendant que vous en boirez une seconde, on pourra la rappeler à la vie !…
(Marguerite s’élance dans la cave à droite.)
Une seconde bouteille, dites-vous ?
Oui ! vous consentez, n’est-ce pas ?
Qu’on détache cette femme, et qu’on l’amène !
Et puis qu’on mette la charrette là-bas, à l’ombre sous ce grand hangar… ainsi que les soldats qui ne la quitteront pas.
(Marguerite sort vivement de la cave dont elle laisse la porte ouverte, et place une bouteille sur la table devant Renaud.)
Vous faites de moi tout ce que vous voulez, madame Gervais ! (Levant son verre.) Hommage à la vertu !
Scène V.
- Dieu tout-puissant !
- Dieu juste !
- Ah ! qu’est-ce que je voi ?
- Ne me reconnais pas, Marguerite, et pour toi,
- Tais-toi, tais-toi !
Scène VI.
(On entend dans le lointain sonner les cloches de la chapelle. Les Indiens, les nègres et négresses accourent de tous côtés en dansant et en se donnant le bras ; ils entourent Gervais et Marguerite, a qui ils offrent des bouquets.)
- Plaisir et joyeuse ivresse !
- Le ciel, dans cet heureux jour,
- Récompense la sagesse
- Et le travail et l’amour !
(Manon se détourne et cache sa tête dans ses mains.)
- Entendez-vous à la chapelle
- Les doux époux que l’on appelle ?
- Bon curé vous attend.
- Et le bonheur aussi !
- On nous attend ; partons… partons…
- Mais… mon ami…
- Qu’as-tu donc ?
- Rien.
- Alors, viens vite.
- Mais… c’est que…
- Tu le vois… je l’ai dit… elle hésite…
- Moi ! par exemple !…
- Eh bien ?
- Pendant l’ardeur du jour…
- Si vous vouliez, ici, jusqu’à notre retour,
- Attendre… à l’ombre !… et du repas de noce
- Accepter votre part ?
- RENAUD.
Quoi, tu l’inviterais ?…
- Si ce n’est pas trop long…
- Le voilà moins féroce.
- La consigne un instant pourra s’oublier… mais
- C’est pour vous, madame Gervais.
(Levant son verre.)
- Hommage à la vertu !
- Plaisir et joyeuse ivresse, etc.
(Gervais, suivi des Indiens et des nègres, entraine Marguerite dont il a pris le bras, et qui sort en adressant à Manon des regards d’amitié et de consolation.)
Scène VII.
Se marier ! !… voilà une drôle d’idée !… ce Gervais est un original !… enfin !… il y en a comme ça… il en faut ! (Se retournant vers Manon qui, assise è droite, cache toujours sa tête dans ses mains.) Ah çà, dites donc, la belle éplorée… ça commence à m’ennuyer… d’autant que je veux bien te l’avouer… j’ai des vues sur toi… mais faut en être digne et mériter ton bonheur par un air plus jovial !… (Entendant du bruit à gauche, et saisissant sa canne.) Hein ? qu’est-ce que c’est ?… est-ce qu’on n’est pas content là-bas ? (S’appuyant sur la palissade et regardant.) Ah ! c’est encore le même… il menace… non… il supplie nos soldats… un jeune voyageur… jolie tournure… tenue de gentilhomme, qui, depuis trois lieues environ, et par le soleil qu’il fait, suit de loin, à pied, et toujours courant, notre charrette dont nos soldats l’empêchaient d’approcher ! Quel diable de plaisir ! lui, qui n’y est pas forcé ! par la mordieu ! à qui en veut-il ?… Je le saurai ! (Criant par-dessus la palissade.) Laissez-le passer !
Scène VIII.
(Desgrieux entre vivement par la porte à gauche, regarde autour de lui aperçoit Manon qui, au bruit de ses pas, lève la tête.)
- Manon !
- C’est lui !
- C’est elle !
- Enfin, te voilà ! te voilà !
- Quelle ardeur !…
(Haut.)
- C’est assez ! à mon devoir fidèle,
- Je dois vous séparer !
- Déjà !
- Sur-le-champ ! ou j’appelle !
- Ah ! monsieur l’inspecteur, quelques instants encor,
- RENAUD.
Cinq minutes !
- Discours frivole !
- Dussé-je les payer, monsieur, au prix de l’or !
- Ta, ta, ta, ta ! c’est bon pour la parole !
- Un louis d’or par minute ?
- Comptant !
- Les voici !
- C’est différent !
- Les voici ! les voici !
- Quand on est ponctuel, moi, je le suis aussi.
- Un, deux, trois, quatre, cinq !
(Quittant Renaud, qui met les louis dans sa poche, et courant près de Manon.)
- C’est toi, ma bien-aimée !
- Toi, l’ami de mon cœur !
- Mon âme ranimée
- S’ouvre encore au bonheur !
- Par toi l’infortunée
- Dont on flétrit les jours,
- DESGRIEUX.
N’est pas abandonnée…
- Moi ! je t’aime toujours !
- Tu le vois bien… toujours !
- Une !
- Le malheur, l’infamie,
- En vain brisent nos jours ;
- A toi, mon sang, ma vie !
- A toi mes seuls amours !
- A présent et toujours,
- A toi mes seuls amours !
- Toujours ! toujours ! toujours !
- Deux !
- Le marquis, par moi, frappé d’un coup fatal,
- En déchirant l’écrit signé par son rival,
- M’a d’un cœur généreux préservé du supplice !
- Trois !
- Sorti de prison !… et libre, libre enfin,
- Je te cherchais !… Une horrible injustice
- Te condamnait à ce climat lointain !
- Sur le navire où l’on t’avait placée
- Je pris passage !
- Toi !
- Mais vois quel sort affreux !…
- Quatre !
- Près l’un de l’autre, et séparés tous deux,
- Impossible, pendant toute la traversée,
- Toi, prisonnière, toi, soustraite à tous les jeux,
- De t’entrevoir… de te parler !… et toi ?
- Que faisais-tu ?
- Moi ! je pensais à toi !
- Cinq !
(S’approchant d’eux.)
- Cinq minutes !
- Ciel !
- Allons, qu’on se sépare !
- Déjà !
- Déjà ! quand j’avais tant encor
- De choses à te dire !
- Allons, qu’on se sépare !
- Sinon… j’appelle !
- Ah ! barbare ! barbare !
- Rassure-toi ! je crois qu’il me reste de l’or !
- En êtes-vous bien sûr ?
- (Les comptant dans le chapeau de Renaud.) La fin de mon trésor !
- Un, deux, trois, quatre, cinq.
(Avec joie.)
- Pour nous quel heureux sort !
(Courant près de Manon ; reprise du premier motif.)
- O toi, ma bien-aimée !
- Toi, l’ami de mon cœur !
- Mon âme ranimée
- S’ouvre encore au bonheur !
- Par toi l’infortunée
- Dont on flétrit les jours,
- N’est point abandonnée !
- Moi ! je t’aime toujours !
- Une !
- Le malheur, l’infamie, etc.
- Deux !
- Deux ! J’oubliais l’important… cet écrin…
- Tu sais…
- Qu’on m’accusait d’avoir fait disparaître !
- Quelle infamie !
- Eh bien ! je ferai reconnaître
- La vérité !
- DESGRIEUX.
Trois !
- Oui ! c’est Lescaut ton cousin !
- Depuis j’en eus la preuve ! En France on écrira,
- Et justice l’on nous rendra !
- O toi ma bien-aimée !
- O l’ami de mon cœur !
- Sois enfin ranimée
- Par l’espoir du bonheur.
- Enfin la destinée
- Semble offrir à nos jours,
- Chance plus fortunée
- Et riantes amours !
- Quatre !
- Sur ton bras je m’appuie,
- Et quels que soient nos jours,
- A toi mon sang, ma vie !
- A toi mes seuls amours !
- A présent et toujours,
- A toi mes seuls amours !
- Toujours ! toujours ! toujours !
- Cinq minutes !
- O ciel !
- Cinq ! vous le voyez bien !
- Il faut partir !
- Ensemble. Et rien ! il ne me reste rien !
- O barbarie !
- Te perdre encor,
- Toi, ma chérie,
- Mon seul trésor !
- Tu resteras,
- Dût le trépas
- M’atteindre, hélas !
- Entre tes bras !
- O barbarie !
- Te perdre encor,
- Mon bien, ma vie,
- Mon seul trésor !
- Tu resteras,
- Dût le trépas
- M’atteindre, hélas !
- Entre tes bras !
- Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf et dix,
- Les beaux louis,
- Qu’ils sont jolis !
(Montrant son gousset.)
- En ce logis,
- Mes chers amis,
- Soyez admis !
(S’adressent à Desgrieux et à Manon.)
- Assez causé ! la loi condamne
- L’amour exclusif qui vous tient.
(Montrant Manon.)
- De droit, cette belle appartient
- Aux colons de la Louisiane !
(Geste d’indignation de Desgrieux.)
- DESGRIEUX, le prenant au collet et le secouant.
Rassurez-vous, c’est moi qui la prends pour sultane !
- Misérable !… crains mon courroux !
- M’oser toucher !
(Courant prendre sa canne.)
- A genoux !
(S’avançant sur Desgrieux et sur Manon, la canne haute.)
- Tous les deux… à genoux !…
- Ou je vous brise sous mes coups !
(Desgrieux tire de sa poche un pistolet dont il présente le canon à Renaud qui s’arrête immobile et abaisse sa canne. En ce moment, Marguerite entre par le fond à droite, mais elle n’avance pas et reste cachée derrière la porte de la cave qui est demeurée ouverte.)
- Si tu t’avances,
- Je punis, moi,
- Tes insolences.
- Tais-toi ! tais-toi !
- N’appelle pas,
- Et pas un pas,
- Ou, de mon bras,
- Crains le trépas !
- Fatale chance !
- Je meurs d’effroi ;
- Et si j’avance,
- C’est fait de moi !
- Ne faisons pas
- Vers eux un pas ;
- N’appelons pas,
- Ou le trépas !
- Quelle imprudence !
- Modère-toi.
- Plus d’espérance,
- Je meurs d’effroi.
(A Renaud.)
- N’avance pas,
- N’appelle pas,
- Ou, de son bras,
- Crains le trépas !
- Quelle imprudence !
- Je meurs d’effroi.
- Mais du silence,
- Et restons coi.
- N’avançons pas ;
- Mais sur son bras,
- Mais sur leurs pas,
- Veillons, hélas !
(Desgrieux présente toujours le pistolet à Renaud qui recule devant lui, jusqu’aux premières marches de la cave. Au moment où il y entre, Marguerite qui est derrière la porte la pousse, enferme Renaud et se trouve face à face avec Manon et Desgrieux étonnés.)
Scène IX.
C’est donc vous que je revois… aussi insensés et aussi malheureux que par le passé !
Elle n’est pas coupable ! croyez-moi bien !
Mais vous l’êtes tous les deux en ce moment envers M. Renaud, dont la vengeance sera implacable !… Sur sa seule déclaration, on vous condamnera sans vous entendre… il n’y a pas de justice en ce pays ! et il y en aurait, que bien souvent encore… (S’interrompent.) Enfin… il faut vous cacher… mais ici… impossible !
Je l’emmène !
Où ça ?
Au fort Saint-Laurent, où j’ai des amis ; là, nous serons en sûreté.
Mais pour y arriver, il faut traverser le désert.
Qu’importe !…
Mais sans parler d’autres dangers, comment sortir d’ici ?
Je suis libre !
Vous !… (Montrant Manon.) mais elle ?
C’est vrai !… de ce côté, mes gardiens.
Et de celui-ci ?…
C’est une fatalité ! un détachement de soldats vient d’arriver au-devant du gouverneur dont on a signalé le vaisseau et qui doit débarquer aujourd’hui…
O mon Dieu ! mon Dieu !
On vient !… on vient…
C’est fait de nous !
Non !… c’est mon mari !
Scène X.
Enfin, et non sans peine, ma femme est à moi, et maintenant je ne la quitterai plus !
Si vraiment !
Que dis-tu ?
Qu’il faut partir !
Moi !…
Sur-le-champ !
Et pourquoi ?
Pour sauver des amis !… des amis malheureux qui ne méritent pas leur sort ! et une bonne action, un jour de noce… ça commence bien un ménage ! ça lui porte bonheur !
Mais songe donc…
Et puis, tu seras revenu ce soir ! qu’est-ce que je dis donc ?… bien avant !
J’entends bien ! c’est l’essentiel… mais cependant…
Bien ! bien ! tu consens !
Eh bien ! oui…
(Il embrasse Marguerite.)
Où sont les soldats qui viennent d’arriver de la ville ?
Dans la grande salle… où ils se reposent…
Cette grande salle… qu’il faut traverser…
Et puis à la porte de l’habitation, ils ont placé plusieurs factionnaires.
Devant lesquels il faudra passer…
Et avec moi, c’est impossible.
Peut-être !
- Courage ! amis, Dieu nous regarde.
- Avec nous il est de moitié.
- Marchons sans crainte sous la garde
- (A Desgrieux.) De l’amour et de l’amitié !
- Veillez au loin !
(A Manon.)
- Et nous… de cette robe brune,
- Triste souvenir d’infortune,
- Défaisons-nous d’abord…
(A Gervais qui s’avance.)
- Toi, ne regarde point…
- Mais quel est ton dessein, ma chère ?
- Qu’on ne raisonne pas et qu’on me laisse faire ;
- C’est là, pour moi, le premier point.
(Otant de sa tête à elle la couronne et le voile de mariée.)
- Que ce long voile blanc te couvre… t’environne
- Et te dérobe aux regards curieux !
- Pour mieux l’assujettir, plaçons cette couronne…
- Y penses-tu ?
- Je le veux ! je le veux ?
- Qui ? moi ! porter ce noble signe ?
- Non ! non ! mon front n’en est pas digne !
Deux vertus l’ont purifié.
(Montrant Manon.)
- Le repentir !…
- Et l’amitié !
- MARGUERITE, à Gervais, lui montrant Manon, à qui elle a donné sa couronne et son bouquet de mariée.
Du courage ! Dieu nous regarde ! etc.
- Toi, maintenant, traverse la grand’salle,
- Tenant ta femme sous le bras !
(A Desgrieux.)
- Vous, suivez-les… vous verrez nos soldats,
- Du costume admirant la blancheur nuptiale,
(Montrant Manon.)
- Avec respect s’incliner sur ses pas !
- Mais ceux en faction m’inspirent des alarmes…
- Devant les mariés ils porteront les armes.
(A demi-voix à Gervais.)
- Lorsque loin du danger tu les auras conduits,
- Reviens !… pour qu’on te paie !
- Oui ! oui ! je me dépêche.
- Et vous, pour le désert, tenez… prenez ces fruits !
- Emportez surtout cette eau fraîche.
(Lui présentant un panier de provisions dont Gervais se saisit. — Gaiement et avec émotion.)
- Et maintenant… partez ! mes trois amis.
- Du courage ! Dieu nous regarde ! etc.
(Gervais, donnant le bras à Manon, sort par la porte du fond à droite. Desgrieux marche derrière eux.)
Scène XI.
Ils s’avancent dans la salle… bien ! je m’en doutais !… l’officier les salue… les soldats aussi ! ils sortent… aucun obstacle… (Écoutant.) Tout aura réussi… car je n’entends rien ! (On entend un coup de canon.) Ah ! mon Dieu !… un coup de canon !… est-ce pour signaler leur fuite !… (Écoutant à gauche.) De ce côté quels cris !… (Écoutant à droite Renaud qui frappe avec force à la porte de la cave.) et de celui-ci, quel tapage !
(Elle va ouvrir.)
Scène XII.
Dieu ! monsieur Renaud !… Par quel hasard étiez-vous là, dans notre cave ?
J’y étais… j’y étais…
Pour chercher la fraîcheur ?
Non !
Pour chercher du vin !… il fallait nous le dire.
Il s’agit bien de cela… N’entendez-vous pas le bruit du canon ?…
Eh bien ?…
C’est le nouveau gouverneur qui débarque en ce moment, le marquis d’Hérigny.
Le marquis d’Hérigny ! vous en êtes sûr !…
Eh oui ! celui que le régent vient de nommer !
Ah ! quel bonheur !… Manon ! Desgrieux ! vous êtes sauvés !
(Elle sort en courant par le fond.)
L’entrée d’une forêt dans un désert de la Louisiane.
Scène XIII.
- Errants, depuis hier dans ces steppes sauvages
- Nous avons de notre chemin
- Perdu la trace !
- Et de ce ciel d’airain
- DESGRIEUX, lui montrant l’entrée de la forêt.
L’ardeur me brûle !
- Viens ! et cherchons des ombrages
- Là-bas sous ces forêts !… encore quelques pas !
- C’est trop loin ! je ne peux !… et puis… je n’ose pas !
- Je crois encor de ce tigre sauvage
- Entendre le rugissement !
- Tu m’as sauvée… ami, par ton courage !
(Montrant le bras de Desgrieux qui est taché de sang.)
- Mais te fut au prix de ton sang !
- Dans ces déserts la terreur m’environne.
- Et j’ai beau faire… malgré moi…
(Portant la main à son cœur.)
- Je me sens là mourir !
(Avec amour.)
- Non, non, pardonne !
(Se serrant centre lui.)
- Je suis bien !… je suis près de toi !
- Autour de nous la solitude immense
- S’étend toujours… toujours… hélas !
- Et du désert rien ne rompt le silence…
- Rien !… que le bruit sourd de nos pas !
- Ce ciel de feu qui sur nos fronts rayonne
- M’anéantit !… Et malgré moi
- Je me sens là mourir…
(Avec amour.)
- Non, non, pardonne !
- Je suis bien !… je suis près de toi !
(Elle le presse dans ses bras.)
- Mais toi-même ?
(Le regardant.)
- (Elle l’aide à s’asseoir sur un quartier de roche. — Regardant son bras.) O ciel ! il chancelle !
- Sa blessure d’hier !… Une pâleur mortelle
- Couvre son front !
(Elle prend la gourde et lui fait boire le peu d’eau qui y reste.)
- Reprends tes sens, ami !
(Le regardant.)
- Il revient… il renaît !
- Merci ! merci !
(Se levant.)
- Ce n’était rien !… marchons, ma bien-aimée ;
- Le pourras-tu ?
- Mais oui… je m’appuirai sur toi !
- Tiens ! par cette eau d’abord que la soif soit calmée !
(Avec terreur.)
- Plus rien !… rien !
- A quoi bon ?… je n’ai pas soif !… crois-moi.
- Je ne souffre plus ! je respire !
- Je sens renaître, avec bonheur,
- Et sur mes lèvres le sourire,
- Et l’espérance dans mon cœur.
- Son sein plus doucement respire !
- Je vois renaître, avec bonheur,
- Et sur ses lèvres le sourire.
- Et l’espérance dans son cœur.
(A la fin de cet ensemble, Manon qui a jusque-là cherché à se contraindre, succombe à ses souffrances.)
- Ah ! qu’as-tu donc ?…
- Ma force expire.
- Je succombe !… va-t’en ! va-t’en !
- Qu’oses-tu dire ?…
- C’est ici que ma vie…
- Doit s’éteindre… et finir.
- Va-t’en, je t’en supplie,
- Et laisse-moi mourir !
- Non, non… unis pendant la vie,
- La mort doit nous unir !
- A tes côtés, amie,
- Je reste pour mourir.
(Il soutient dans ses bras et étend sur le sol Manon, qui n’a pas quitté sa main et qui l’attire vers elle.)
- Plus près… plus près encore… un seul instant me reste.
(Joignant les mains.)
- Pardonne-moi les maux qu’hélas ! je t’ai causés.
- Je n’ai jamais aimé que toi… je te l’atteste :
- Que par ce mot mes torts soient excusés !
- Oui… je sens… que ma vie
- Va s’éteindre et finir…
- Va-t’en, je t’en supplie !
- DESGRIEUX.
Et laisse-moi mourir !
- Unis pendant la vie,
- La mort doit nous unir !
- A tes côtés, amie,
- Je reste pour mourir !
- Mon cœur se brise !
- Allons ! sèche les pleurs,
- Je suis heureuse, ami, car dans tes bras je meurs,
- Et n’aurais dans mon âme
- Rien… rien à désirer !… si je mourais ta femme !
- Ce sera !… par le Dieu qui doit lire en nos cœurs !
- Et comment ? seuls, ici ?… dans ce désert immense…
- Où tout d’un Dieu vivant atteste la puissance !
- Dans ces vastes forêts
- Dont les dômes épais
- Nous serviront de temple,
- A la face du ciel
- Et devant l’Eternel,
- Qui tous deux nous contemple,
- A genoux ! à genoux !
(Manon se soulève, s’appuie d’une main sur la terre et lève l’autre au ciel.)
- Mon Dieu, jette sur nous un regard favorable !
- Pardonnez-nous !
- MANON.
Tu fis du repentir la vertu du coupable !
- Pardonnez-nous !
- Le malheur châtia notre coupable flamme.
- Pardonnez-nous !
- Accepte nos serments, et qu’elle soit ma femme !
(Les harpes retentissent à l’orchestre comme annoncent la réponse qui descend du ciel.)
- Sa femme !… je suis sa femme !
- Comme un doux rêve.
- Ce jour s’achève. !
- Mon cœur s’élève
- Vers l’Eternel !
- Je suis sa femme !
- Je sens mon âme.
- Rayon de flamme,
- Monter au ciel.
- Oui… je vais… moi, ta femme,
- T’attendre dans le ciel !
(Sa voix expire, sa tête tombe sur sa poitrine.)
- Manon ! Manon… c’est moi qui t’appelle et qui t’aime ;
- Écoute-moi !… réponds !
(Avec désespoir.)
- Soins superflus
- (Il met la main sur son cœur et écoute quelque temps, puis s’écrie, éperdu et hors de lui.) Rien ! rien !… ton cœur du moins…
- Ah ! son cœur même
- Ne me répond plus !
(On entend au loin dans le désert un air de marche. Desgrieux se relève et écoute.)
- Qu’entends-je ? ô ciel !
Scène XIV.
- Les voilà ! ce sont eux !
(Courant à eux.)
- Sauvés !
- Le gouverneur, ennemi généreux…
- M’envoie, et c’est enfin le bonheur qu’on l’apporte !
(Se penchant sur le corps de Manon.)
- Libre… justifiée… entends-tu ?…
- Morte !
- Morte !
(Les uns l’entourent et se penchent vers elle, d’autres se mettent à genoux et prient.)
- Pauvre enfant, que l’orage
- Brisa sur son passage,
- Tu cesses de souffrir !
- Et Dieu, dans sa clémence,
- A placé l’espérance
- Auprès du repentir !