Manuel-Roret du relieur/II-V

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CHAPITRE V.

Marbrure sur Tranche.


Observations préliminaires.

On appelle marbreur, celui qui s’occupe spécialement d’imiter, sur la tranche des livres ou sur des feuilles de papier isolées, les couleurs et les nuances irrégulières du marbre par des moyens tout à fait différents de ceux qu’emploient les fabricants de papiers peints. C’est un art particulier qu’une très-longue pratique peut seule permettre d’exercer d’une manière satisfaisante, qui ne saurait rien produire de convenable quand on n’exerce qu’accidentellement, de loin en loin, et qui, dans les villes où la reliure a lieu sur une très-grande échelle, se trouve monopolisé entre les mains d’un fort petit nombre d’ouvriers d’élite. Nous allons en décrire les procédés généraux, mais en faisant remarquer qu’ici, comme en tant d’autres choses, le tour de main est presque tout.

§ 1. — outillage.

Les outils ou instruments dont le marbreur a besoin ne sont pas en grand nombre. Ce sont :

1o Un baquet en chêne de 83 centimètres de long sur 30 à 55 centimètres de large pour qu’un volume in-folio puisse y être à l’aise, et de 5 à 8 centimètres de profondeur ; il doit être absolument imperméable à l’eau, et muni d’un couvercle à rebords pour que la poussière ne puisse y pénétrer quand on ne travaille point ;

2o Un petit bâton rond, pour remuer les matières ;

3o Plusieurs vases de terre, pour renfermer les couleurs et les diverses préparations ;

4o Un petit fourneau ;

5o Un porphyre et sa molette pour broyer les couleurs ;

6o Un seau avec son couvercle, pour préparer l’eau gommée que nécessite la marbrure ;

7o Un tamis de crin serré, pour passer l’eau gommée et en séparer les résidus ;

8o Plusieurs pinceaux à longs poils, pour jeter les couleurs, autant que de couleurs différentes, le fiel compris. Pour les faire, on prend, d’une part, des brins d’osier, de 3 centimètres environ de largeur et 4 millimètres de diamètre ; d’autre part, une quantité convenable de soies de porc de la plus grande longueur possible. On place une centaine de ces soies tout autour de l’extrémité la plus mince de chaque brin d’osier, et on les lie fortement avec de la ficelle. Ces pinceaux ont plutôt l’air de balais ;

9o Un rondin de bois, sur lequel on frappe avec la hampe des pinceaux comme pour jasper ;

10o Un morceau de bois mince, large de 8 centimètres et de la longueur de la caisse à marbrer, nommé ramasseur de couleurs, afin d’enlever les couleurs de dessus l’eau gommée, lorsqu’on veut changer la marbrure ;

11o Plusieurs peignes, c’est-à-dire des liteaux de bois percés de trous à différentes distances, dans lesquels on fait entrer à force des petits bâtons ronds, des osiers, par exemple, de 17 centimètres ; ils servent à agiter les couleurs, afin de déterminer des parties tantôt angulaires, tantôt onduleuses, tantôt tortueuses, serpentantes, rondes ou ovales.

§ 2. — matières employées.

Outre les matières colorantes, le marbreur emploie : la gomme adragante, la cire, le fiel de bœuf, l’essence de térébenthine.

§ 3. — couleurs employées.

Les couleurs végétales et les ocres sont les matières colorantes qui conviennent le mieux. La plupart des couleurs minérales, autres que les ocres sont trop lourdes et ne pourraient pas être supportées à la surface de l’eau gommée.

Pour le jaune, on prend ou le jaune de Naples, ou la laque jaune de gaude, ou le jaune de chrome. Le jaune doré se fait avec la terre d’Italie naturelle.

Pour les bleus de différentes nuances, on emploie l’indigo flor, les bleus de Paris et de Berlin, l’outremer artificiel.

Pour le rouge, on se sert ou du carmin, ou de la laque carminée en grains.

Le brun se fait ordinairement avec la terre d’ombre, ou le brun de Cassel.

Le noir s’obtient avec le noir d’ivoire, ou celui de Francfort.

Le fiel seul produit le blanc.

Avec la terre d’Italie, l’indigo flor et la laque carminée, on fait une très-belle tranche qu’on peut varier à l’infini.

Pour imiter exactement certaines sortes de marbres, il faut bien étudier les couleurs qui les caractérisent, et les formes qu’elles affectent, les veines qu’elles dessinent. Alors on cherche par des essais variés, faits avec des couleurs, à en produire de semblables, et l’on peut y parvenir aisément, en jetant plus ou moins certaines couleurs avec le pinceau sur l’eau de marbrure, et en les y jetant dans l’ordre le plus propre à reproduire l’aspect du marbre que l’on a choisi pour modèle.

§ 4. — préparation de la gomme.

On met dans un vase propre un demi-seau d’eau et l’on y fait dissoudre à froid 93 grammes de gomme adragante, en remuant de temps en temps pendant cinq à six jours. Cette dissolution est ce qu’on peut appeler l’assiette, c’est-à-dire la couche sur laquelle se posent les couleurs qui doivent servir à la marbrure, avec laquelle elles ne doivent pas se mêler, comme on le verra par la suite. La quantité ci-dessus est suffisante pour marbrer quatre cents volumes.

On doit avoir toujours de la gomme préparée plus forte que celle que nous venons d’indiquer, afin de pouvoir augmenter la force de cette dernière, si cela était nécessaire, lorsqu’on en fera épreuve, comme nous allons l’expliquer.

On peut remplacer la gomme par une décoction épaisse de graine de lin, que l’on fait bouillir dans de l’eau de pluie, en agitant fréquemment avec un bâton.

On peut aussi se servir pour assiette de mousse caraghen qu’on fait bouillir dans l’eau et qu’on passe au tamis pour en former une gelée pure et translucide.

§ 5. — préparation du fiel de bœuf.

On verse dans un plat un fiel de bœuf auquel on ajoute une quantité d’eau égale à son poids, et l’on bat bien ce mélange après quoi on ajoute encore 18 grammes de camphre qu’on fait dissoudre préalablement dans 25 grammes d’alcool ; on bat bien le tout ensemble et l’on filtre au papier joseph. Cette préparation doit se faire au plus tôt la veille du jour qu’on veut marbrer ; sans cela elle risquerait de se gâter.

§ 6. — préparation de la cire.

Sur un feu doux, et dans un vase vernissé, on fait fondre de la cire vierge (cire jaune). Aussitôt qu’elle est fondue on la retire du feu, et l’on y incorpore, petit à petit, et en remuant continuellement, une quantité suffisante d’essence de térébenthine, pour que la cire conserve la consistance du miel. On reconnaît qu’elle a une fluidité convenable, lorsqu’en en mettant une goutte sur l’ongle et la laissant refroidir, elle a la fluidité du miel. On ajoute de l’essence lorsqu’elle est trop épaisse.

De même que le fiel de bœuf, la cire ne doit pas être préparée trop longtemps à l’avance.

M. Thon assure avoir remplacé avec succès la cire par la préparation suivante :

Belle gomme laque 
 25 gram.
Savon de Venise 
 8 


qu’on fait fondre sur un feu doux, en remuant constamment, dans 80 ou 100 grammes d’alcool, filtrant la liqueur et la conservant dans un flacon. Si, avec le temps, ou en refroidissant, la masse devient trop ferme, on y ajoute de l’alcool et l’on agite vivement.

§ 7. — préparation des couleurs.

Les couleurs ne sauraient être broyées trop fin. On les broie à la consistance de bouillie épaisse sur le marbre ou porphyre, avec de la cire préparée et de l’eau dans laquelle on a jeté quelques gouttes d’alcool. Lorsqu’elles sont broyées, on en prend un peu avec le couteau à broyer, et l’on renverse celui-ci si elles sont au point convenable elles doivent tenir dessus.

Au fur et à mesure qu’on a broyé une couleur, on la met dans un pot à part ; elles doivent être toutes séparées.

§ 8. — préparation du baquet à marbrer.

On verse dans le vase qui contient la gomme préparée, 200 grammes d’alun en poudre fine, et l’on bat bien pour dissoudre celui-ci. On prend ensuite une cuillerée ou deux de la dissolution et on la met dans un petit pot conique, afin de faire les épreuves nécessaires pour s’assurer si l’eau gommée a trop ou trop peu de consistance.

D’un autre côté, on prend un peu de couleur qu’on a délayée, en consistance suffisante, avec du fiel de bœuf ; on en jette une goutte sur la gomme dans le pot, et l’on agite en tournant avec un petit bâton. Si elle s’étend en formant bien la volute, sans se dissoudre dans la gomme, celle-ci est assez forte ; si, au contraire, la couleur ne tourne pas, l’eau gommée est trop forte, il faut y ajouter de l’eau, et la bien battre de nouveau enfin, si la couleur s’étend trop et se dissout dans l’eau gommée, on ajoutera de l’eau gommée forte qu’on a en réserve.

Toutes les fois qu’on ajoute de l’eau ou de la gomme, on doit bien battre l’eau pour que le mélange soit parfait. À chaque essai que l’on fait, on doit mettre l’essai précédent dans un vase à part, et reprendre de nouvelle eau gommée. Enfin, quand on a amené cette eau au point de consistance voulue, on la passe au tamis, et on la verse dans le baquet à marbrer jusqu’à ce qu’elle y atteigne une hauteur de 3 centimètres. Le baquet ainsi préparé, on colle toutes les couleurs avec le fiel de bœuf préparé, et l’on fait en sorte qu’elles ne soient ni trop consistantes ni trop liquides. Plus on met de fiel, plus elles s’étendent sur l’eau gommée. Si elles ne s’étendaient pas comme on le désire, on n’aurait, pour obtenir l’effet voulu, qu’à ajouter quelques gouttes d’essence à la couleur en retard.

On appelle jeter l’opération d’ajouter les couleurs à l’eau gommée. Cette opération se fait avec les pinceaux dont il a été question plus haut ; elle consiste à prendre chaque couleur avec son pinceau correspondant, et à la faire tomber en pluie çà et là, sur la surface de la gomme, en frappant avec le manche du pinceau sur le rondin de bois.

La couleur rouge, est ordinairement la première qu’on jette.

Les couleurs ne se mêlent pas. Au contraire, toutes les fois qu’on en jette une nouvelle, celle-ci pousse de tous les côtés la précédente, qui s’étend ainsi de plus en plus et occupe une plus grande place.

Quand toutes les couleurs que l’on veut employer sont jetées, le baquet est prêt à servir.

Supposons qu’on veuille que la marbrure présente des volutes. Pour obtenir l’effet voulu, il suffit d’enfoncer peu profondément le bâton rond dans le baquet, et de le faire tourner par ci par là en spirale.

Supposons encore qu’on veuille former la marbrure qu’on désigne sous le nom d’œil de perdrix. On a préparé deux sortes de bleu avec l’indigo flor, l’un tel que nous l’avons indiqué plus haut, et que nous désignerons sous le nom d’indigo no 1 ; l’autre, qui est le même indigo qu’on a mis dans un vase à part, et auquel on a ajouté une plus grande quantité de fiel préparé, que nous désignerons par le no 2. On jette 1o la laque carminée ; 2o la terre d’Italie ; 3o l’indigo flor no 1 ; 4o l’indigo flor no 2, auxquels on ajoute, avant de les jeter, deux gouttes d’essence de térébenthine qu’on remue bien ; puis on agite en volute, lorsque cela est nécessaire.

Le bleu no 2 fait étendre toutes les autres couleurs, et donne un bleu clair pointillé qui produit un si joli effet. C’est à la seule essence de térébenthine qu’est due cette propriété. On peut incorporer cette essence dans toutes les couleurs qu’on voudra jeter les dernières ; elle serait sans effet, si on l’incorporait dans les précédentes.

Si l’on veut faire la marbrure qu’on appelle peigne rien n’est plus simple, du moins théoriquement. Au lieu de remuer les couleurs avec le bâton rond ; il faut se servir des instruments qu’on nomme peignes, en les choisissant et les manœuvrant de la manière la plus convenable pour produire l’effet voulu. On conçoit qu’il est possible de varier les marbrures à l’infini. Cela dépend du goût et de l’habileté du marbreur, du nombre et de l’intensité des couleurs qu’il emploie, et de l’ordre suivant lequel iI les dispose.

§ 9. — marbrure des tranches.

Quand tout est disposé comme il vient d’être dit, on passe à la marbrure proprement dite. Commençons par celle des tranches.

Le marbreur travaille à la fois un certain nombre de volumes, une douzaine par exemple, et il marbre d’abord les gouttières.

Prenant donc chaque volume, il le pose sur une table par le dos, laisse tomber les cartons, appuie sur les mors pour aplatir la gouttière, puis place le volume entre des ais, les cartons en l’air. Il n’a plus alors qu’à le saisir avec les deux mains, ou même avec une seule, à le bien serrer et à le plonger dans le baquet à une profondeur telle qu’il ne puisse se charger que de la préparation colorante strictement nécessaire pour produire l’effet voulu.

La gouttière marbrée, on la laisse sécher. Quand elle est suffisamment sèche, on marbre de la même manière, la tête et la queue, successivement. Après avoir rabattu les cartons, on les frappe pour les faire rentrer jusqu’au niveau de la tranche, puis sans mettre le volume entre des ais, on le plonge dans le baquet.

§ 10. — marbrure du papier.

Le papier marbré se fait exactement comme la tranche des livres, avec les mêmes matières, les mêmes préparations, le même outillage.

L’ouvrier prend d’une main entre le pouce et l’index, une feuille de papier blanc, par le milieu de l’un des petits côtés, et de l’autre main, entre les mêmes doigts, le milieu du côté opposé. Cela fait, il la couche sur le baquet, et la relève sans la faire glisser sur la gomme, après quoi il l’étend immédiatement sur un châssis, la couleur en dessus, pour qu’elle puisse sécher. Quand elle est sèche, on la lisse et la plie.

Toute la difficulté de cette marbrure consiste à savoir poser la feuille de papier à plat sur l’eau gommée qui supporte les couleurs, et à la retirer sans que la disposition de ces dernières en soit dérangée. Aujourd’hui, l’on a rarement recours à ce procédé pour se procurer le papier marbré. Celui qu’on emploie, soit pour les gardes des livres, soit pour les demi-reliures est produit par des fabricants spéciaux, dont l’industrie a été décrite avec détails par M. Fichtenberg, dans son Manuel du Fabricant de Papiers de fantaisie.