Manuel d’histoire de la littérature grecque/2

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Manuel d’histoire de la littérature grecque
(p. 11-25).

CHAPITRE II

DÉBUTS DE L’ÉPOPÉE HÉROÏQUE
HOMÈRE ET LES HOMÉRIDES
SOMMAIRE
I. Essor de la poésie épique dans la Grèce d’Asie après l’émigration. — II. Période éolienne ; période ionienne. Smyrne, Chios. — III. Homère. — IV. Les aèdes et leur public. Récitations épiques. — V Étendue des récits épiques. Vue générale sur la formation des grandes épopées — VI. Transmission des chants épiques. Les Homérides. Durée de la période épique. — VII. Caractères généraux de l’art épique.

1. Essor de la poésie épique dans la Grèce d’Asie après l’émigration. — L’événement qui paraît avoir déterminé le grand essor de la poésie épique vers le xe siècle avant notre ère, ce fut la série d’émigrations qui avaient amené sur le littoral asiatique, dans le cours du xie siècle, une partie des énergiques populations chassées de Grèce par les Doriens.

Dépossédés de leur pays natal, et mal assis encore sur un sol nouveau, ces Grecs se rattachèrent avec un intérêt plus passionné à leurs traditions. Elles représentaient pour eux l’âme de la patrie. D’ailleurs les circonstances mêmes de leur établissement en Asie durent rajeunir et développer quelques-unes de leurs légendes. Les Éoliens, qui s’établirent à Lesbos et en Troade, eurent à lutter contre les peuples qui occupaient ce pays. Les chefs achéens qui les commandaient furent dans le cas de renouveler là les hauts faits que leurs légendes attribuaient à leurs ancêtres, à Agamemnon et à ses compagnons. Ainsi les vieux chants qui commémoraient les exploits de ces héros reprirent tout à coup une actualité inattendue. Ils sortirent du passé pour idéaliser les choses du jour. Ils servirent à satisfaire et à exalter les sentiments dont les cœurs étaient pleins.

2. Période éolienne ; période ionienne ; Smyrne, Chios. — Cela explique pourquoi le chant épique dut se développer d’abord dans la partie éolienne de l’Asie Mineure, Nulle part les forces morales qui le favorisaient n’étaient aussi puissantes. D’ailleurs, les aèdes, attachés dans la Grèce propre aux princes achéens, avaient dû les suivre quand ils émigrèrent. Avec eux, s’il est permis de parler ici le langage de la légende, la tête et la lyre d’Orphée avaient abordé à Lesbos. De cette période éolienne du développement épique, nous ne savons rien. L’épopée grecque, devenue bientôt ionienne, a oublié ses propres origines. Mais ces origines méconnues sont restées imprimées en elle d’une manière ineffaçable. Non seulement, dans sa forme nouvelle, elle a conservé des traces du dialecte dont elle usait déjà sans doute dans la Grèce propre et dont elle continua d’user dans l’Éolie asiatique, mais, en outre, son œuvre la plus ancienne et la plus belle, l’Iliade, est, dans son fond, un chant éolien, car elle célèbre surtout Achille, de race thessalienne, et les ancêtres des chefs qui avaient conduit l’émigration éolienne.

Toutefois, c’est dans la partie ionienne de l’Asie Mineure que l’épopée semble s’être vraiment développée. Le langage qu’elle parle dans l’Iliade et dans l’Odyssée est dans l’ensemble un langage ionien[1] ; les mœurs même, la façon de penser et de sentir y ont une couleur ionienne ; et enfin d’importants éléments de tradition ionienne sont intimement associés dans ces deux poèmes aux éléments de tradition éolienne. Tout cela ne s’explique bien que par une seule hypothèse. Il faut admettre que les vieux chants épiques, après avoir pris un rapide et brillant développement en Éolie à la suite de l’émigration, ont passé de là en Ionie, et que le génie ionien, s’en emparant, en a tiré l’épopée proprement dite.

Cette vue est d’ailleurs confirmée indirectement par toutes les traditions antiques. Celles-ci sont à peu près unanimes à assigner pour patrie à Homère, c’est-à-dire au plus grand représentant de l’épopée primitive, l’Ionie. Il est vrai qu’elles hésitent entre plusieurs villes ioniennes ; mais ce sont là pour nous divergences sans importance. Et, en réalité, cette hésitation est surtout apparente. Car, si l’on écarte les combinaisons où la fantaisie a trop de part, il est aisé de reconnaître que la tradition nous oriente nettement vers deux points, qui sont Smyrne et Chios. Or Smyrne, éolienne d’origine, devenue ensuite ionienne, est justement l’endroit où a dû s’opérer le plus aisément cette fusion des éléments éoliens et ioniens dont nous venons de signaler la trace ; et l’île de Chios, située en son voisinage, peuplée d’Ioniens, mais en relations constantes avec l’Éolie, ne se prêtait pas moins à cette appropriation ionienne d’un art éolien.

Si l’Ionie a eu ce privilège de recueillir ce qui avait été préparé dès longtemps et de donner à la Grèce la première œuvre où son génie s’est manifesté avec éclat, elle le dut à certains avantages naturels. C’était la partie la plus riche de la côte d’Asie. Les rives de ses fleuves, ses terrains d’alluvion, ses coteaux ensoleillés se prêtaient à de faciles cultures. Puis, l’occupation même du sol y fut moins sanglante, malgré les guerres avec la Lydie. On y connut plus qu’ailleurs la richesse et la paix, favorables à un art qui devait s’épanouir naturellement dans les grandes demeures, au milieu des festins. Enfin et surtout, les Grecs de cette région, par suite de leurs relations avec la Lydie, avec la Phrygie, avec la Phénicie, et, par elles, avec l’intérieur de l’Asie, semblent avoir été animés d’un esprit d’innovation et de progrès dont la poésie tira profit.

3. Homère[2]. — La naissance de l’épopée était rattachée par une tradition constante à la personne d’un grand poète, dont l’antiquité fit une sorte de dieu. Ce poète est Homère.

Il n’eut jamais d’histoire. On ne savait au juste ni le lieu de sa naissance, ni celui de sa mort, ni même le temps où il avait vécu. Plusieurs villes d’Ionie se disputaient l’honneur de lui avoir donné le jour ; d’autres voulaient, au moins, l’avoir reçu dans leurs murs ; mais tout cela s’appuyait uniquement sur des prétentions locales et des combinaisons arbitraires. On se le représentait comme un chanteur aveugle, qui avait vécu pauvre, errant de ville en ville, tantôt accueilli avec faveur, tantôt repoussé, payant ses hôtes avec des poèmes. Les diverses notices biographiques qui nous sont parvenues sur lui datent toutes de la période de l’Empire ; elle nous ont conservé, à peu de chose près, ce qui se racontait depuis longtemps dans les écoles grecques, simples légendes auxquelles aucun homme de sens n’attribuait une véritable valeur historique. Ou croyait à l’existence d’Homère, parce qu’elle était attestée par des œuvres immortelles, mais on ne savait sur lui rien de certain ni de précis.

La critique moderne, en face de traditions aussi vagues, ne pouvait manquer d’élever des doutes. Sans entrer ici dans des discussions complexes, il importe de dire brièvement dans quelle mesure ces doutes sont légitimes. L’Iliade, comme nous le verrons, semble, en son état actuel, résulter du travail successif de plusieurs poètes ; mais on s’accorde de plus en plus à reconnaître qu’elle a été tout au moins ébauchée par le plus ancien d’entre eux, de telle façon qu’il peut en être considéré comme le principal auteur. Il a donc existé nécessairement, au début de l’évolution de ce poème, un homme de génie, qui a été, par la grandeur incomparable de son invention, le père de l’épopée grecque. Cet homme était ionien, puisque son œuvre est ionienne Il a dû composer soit à Smyrne, soit à Chios, d’après ce qui a été dit plus haut. Smyrne lui voua un culte qui a duré dans les temps historiques ; Chios le considérait, comme l’ancêtre éponyme d’une de ses plus anciennes familles. Il n’est pas sûr qu’il s’appelât réellement Homère, car tous les vieux poèmes de ce temps étaient anonymes ; et il est très possible que ce nom ait été tiré de quelque légende ou emprunté aux traditions mythologiques d’une famille. Au fond, peu importe. Si l’existence du poète est incontestable, il n’y a aucun inconvénient à lui attribuer dans l’usage le nom sous lequel il n’a cessé d’être connu.

Homère ne peut avoir pour nous aucun trait particulier en dehors de ceux qui sont imprimés dans son œuvre. Ce fut un aède semblable à ceux qui sont dépeints dans l’Odyssée. Il reçut comme eux la tradition épique des mains de ses devanciers et il la transmit comme eux à ses successeurs ; mois sur cette tradition, il greffa une œuvre personnelle dont nous montrerons plus loin la grandeur.

4. Les aèdes et leur public. — Récitations épiques[3]. — Pour nous représenter ce qu’il était et dans quelles conditions il composa, mettons-nous sous les yeux la condition des aèdes en général et les mœurs de leur public.

Ce public se composait surtout des riches citoyens des villes et des bourgs. Adonnés à l’apiculture, et plus tard au commerce, guerriers quand il le fallait, les chefs de famille formaient une aristocratie qui avait à sa tête des rois, censés issus des dieux. Chacun d’eux vivait dans une vaste demeure, entouré de ses fils et de ses serviteurs, les uns esclaves, les autres mercenaires ; il avait là ses appartements, ses trésors et ses magasins. Au milieu de la demeure se dressait une construction, appelée proprement le μέγαρον. Là était la grande salle où le chef de famille prenait ses repas avec les siens et recevait ses hôtes ; le toit, soutenu par des piliers, était percé d’une ouverture à la partie centrale pour laisser échapper la fumée ; sous cette ouverture se trouvait le foyer toujours allumé ; on y faisait bouillir l’eau et rôtir les viandes. La simplicité des mœurs était en rapport avec celle de la maison. Les hommes de ce temps causaient peu, au sens que nous donnons à ce mot, car ils n’avaient que peu d’idées à échanger. Leurs jugements étaient brefs, sentencieux, traditionnels ; ils avaient, sur toutes les choses essentielles, des opinions arrêtées, que personne ne mettait en question.

Ce qui leur plaisait surtout, c’étaient les récits. Ne discutant pour ainsi dire pas, ils n’avaient rien de mieux à faire pour se divertir, tout en se reposant, que de se raconter mutuellement ce qu’ils avaient vu ou entendu dire. L’étranger, qui apportait des nouvelles ou qui décrivait des choses inconnues, était accueilli avec joie. À défaut d’étranger, il fallait à une telle société des narrateurs attitrés, qui eussent pour métier de charmer les réunions amicales en débitant de longs récits. Les aèdes étaient justement ces narrateurs.

Doué de facultés particulières, l’aède s’était formé à la récitation par une éducation appropriée. Un maître, son père quelquefois, lui avait enseigné à jouer de la cithare et à déclamer en mesure, d’une voix sonore et cadencée ; il lui avait appris aussi les règles de la versification et de la langue poétique ; enfin, il lui avait transmis toute une série de chants composés par lui-même ou par d’autres. Cette transmission se faisait sans doute oralement ; car il est fort douteux que l’écriture fût alors d’un usage assez courant pour servir à conserver de longs récits ; la mémoire y suffisait : un bon aède devait posséder avant tout une excellente mémoire. Au reste, la provision de chants qu’il avait reçue en héritage s’épuisait assez vite. Le public consentait bien à entendre plusieurs fois certains récits admirés. Mais, en somme, c’était là l’exception. Pour lui plaire longtemps, il fallait lui en offrir le plus possible de nouveaux. L’aède devait donc composer à son tour des récits en vers, analogues à ceux qu’il avait appris de ses maîtres. Les morceaux épiques se multipliaient ainsi, comme plus tard se multiplièrent les drames. Il y avait des aèdes en renom que la fécondité de leur génie rendait populaires. Un maître de maison qui voulait donner à ses hôtes un régal brillant faisait venir un d’entre eux, comme chez nous on fait venir à une soirée un acteur ou un chanteur connu ; et, bien entendu, il le rétribuait en raison de sa renommée.

C’était d’ordinaire à la fin du repas, dans le mégaron, que l’aède se faisait entendre. Quand les convives avaient bu et mangé à leur gré, celui-ci se levait. Tous étaient attentifs, curieux des récits émouvants dont ils allaient jouir, prêts à se passionner pour les scènes héroïques. L’aède préludait par quelques mesures de cithare, destinées surtout à faire faire silence et à marquer le rythme de la récitation. Puis, il lançait à travers la grande salle sa voix claire et vibrante, qui modulait les vers sans les chanter, par le simple effet du rythme. Pour débuter, une courte prière adressée à Zeus ou au dieu que la circonstance désignait, et, aussitôt, il entamait son récit.

Ce récit avait pour sujet un épisode détaché d’une des grandes légendes héroïques (οἴμη) qui circulaient alors partout. Le récitant indiquait d’abord en quelques vers ce qu’il allait raconter en détail, et, pour marquer que ce récit lui était inspiré par les dieux, il priait la Muse, déesse à la fois de l’invention et de la mémoire, de lui suggérer ce qu’il avait à dire. Il exposait ensuite brièvement la situation initiale, en se reportant à des faits connus de tous. À partir de là, son invention était à peu près libre. Sur le fond traditionnel, il avait pu, en composant sa narration, broder à sa fantaisie. Seuls, les grands événements et les grands personnages lui étaient imposés ; tout le détail lui appartenait ; et, pourvu qu’il se conformât aux données générales de la tradition, rien ne l’empêchait de faire agir et parler les héros à sa guise. Il imaginait des combats, des rencontres, des disputes, des entretiens, combinait des péripéties, composait des discours. Était-ce de l’histoire ou de la légende ? Personne alors ne songeait à se poser cette question, ni lui ni ses auditeurs. Si le récit était émouvant, si les actes et les paroles étaient en rapport avec une certaine vraisemblance à la fois idéale et humaine, on admettait volontiers que les choses avaient dû se passer ainsi. En un temps où l’on croyait sentir partout une suggestion divine, jusque dans les manifestations vulgaires de l’industrie humaine, on ne pouvait douter que de si beaux récits ne fussent inspirés par les dieux ; et, sans distinguer le fond de la forme, on admettait volontiers que ceux-ci révélaient le passé au poète, en même temps qu’ils lui dictaient ces belles expressions qui ravissaient les âmes. Les chants de l’aède étaient donc écoutés avec une sorte de ferveur, comme quelque chose de divin. Ces hommes naïfs, frémissant aux sons vibrants de la cithare, qui, de loin en loin, soutenait la déclamation, croyaient voir les scènes que la poésie évoquait. Des frissons de terreur, de colère, de pitié ou d’admiration passaient en eux à tout instant. À certains moments, ils interrompaient l’aède par des cris ; et celui-ci devait suspendre son récit pour laisser aux acclamations bruyantes le temps de s’apaiser. Mais il reprenait bientôt, excité par le dieu qu’il croyait sentir en lui, et il enchaînait ses narrations les unes aux autres, jusqu’à l’heure où la soirée prenait fin.

Les caractères les plus frappants de l’épopée grecque, tels que nous les ferons ressortir plus loin, résultent presque tous de son appropriation à ce milieu. Elle est religieuse, héroïque, aristocratique, comme le public pour lequel elle a été faite. Elle reflète ses idées, ses sentiments et ses goûts. En outre, — et il faut attirer l’attention sur ce point, — sa forme même a été déterminée par les conditions qu’on vient d’exposer.

5. Étendue des récits épiques. — Vue générale sur la formation des grandes épopées. — Les aèdes n’ont jamais composé pour être lus ; car, à supposer même qu’ils aient pu d’assez bonne heure aider leur mémoire par l’écriture, ce qui après tout n’est pas sûr, leur public, en tout cas, ne lisait pas. Leurs poèmes étaient faits pour être récités ; ils ont été nécessairement mesurés aux récitations. Cela détermine, tout au moins, leur étendue primitive.

Le type premier de l’épopée ionienne, c’est un morceau d’étendue médiocre, fait pour être récité en une soirée, après le repas. On peut, pour fixer les idées, en évaluer approximativement le développement à un minimum de 500 vers et à un maximum de 1.000.

C’est l’étendue des chants de l’Iliade et de l’Odyssée, de ceux du moins qui forment un tout. Il ne paraît pas douteux que les aèdes contemporains d’Homère n’aient composé le plus souvent des poèmes de cette mesure, car les seuls qui soient mentionnés dans l’Odyssée sont précisément faits sur ce modèle. Et, d’autre part, les grandes œuvres épiques que nous possédons, l’Iliade et l’Odyssée, témoignent elles-mêmes de cette façon de procéder, puisqu’elles se divisent naturellement en une série de récits partiels qui ont à peu près cette longueur. Il y a donc là un fait bien établi, qu’il ne faut pas perdre de vue en essayant de comprendre la formation des grandes épopées.

Est-il vraisemblable qu’on ait passé sans transition de ces poèmes courts à des poèmes aussi étendus que l’Iliade ? Assurément non ; et il est même difficile de concevoir à quoi ces grands poèmes auraient été destinés, tant qu’il n’y eut pas de lecteurs. Car des récitations publiques de très longue durée ne sont attestées nulle part pour la période homérique, et elles semblent peu en rapport avec les usages de ce temps. Pour expliquer l’existence de ces grands poèmes, il faut trouver une forme de transition qui les ait préparés, tout en restant appropriée aux besoins d’une société qui ne donnait que peu de temps à la poésie. Cette forme, nous pouvons aisément l’imaginer, d’après la vraisemblance et d’après les témoignages.

Empruntés à une même légende, les poèmes dont nous venons de parler devaient souvent se faire suite les uns aux autres. Un aède, après avoir raconté avec succès la querelle d’Achille avec Agamemnon, pouvait être tenté d’en montrer les conséquences, en racontant successivement la défaite des Achéens, leur tentative pour apaiser Achille, l’intervention de Patrocle en leur faveur, ses hauts faits et sa mort. Il se constituait ainsi à lui-même cinq ou six morceaux de récitation, distincts, mais connexes. S’il était appelé à les produire séparément, en divers lieux, et devant des auditoires différents, chacun d’eux formait un tout, et il suffisait de quelques vers d’introduction pour qu’il fût parfaitement intelligible. Si, au contraire, il récitait deux fois dans la même journée devant le même auditoire, comme le fait Démodocos au VIIIe chant de l’Odyssée, il choisissait deux de ces morceaux, afin de procurer à son public le plaisir de retrouver les mêmes personnages et de savoir, comme on dit, « la fin de l’histoire ». Si enfin, ce qui était possible encore en certaines circonstances, il retrouvait plusieurs jours de suite le même auditoire dans diverses maisons opulentes d’une même ville, il lui était permis de dérouler toute la série de ses poèmes et de faire ainsi valoir l’heureuse fécondité de son génie. Un certain groupement des poèmes du même auteur était donc naturel et avantageux ; mais à condition que l’assemblage ne fût pas trop serré et permît toujours de détacher aisément les morceaux.

C’est cette sorte de groupement qui a été probablement l’origine des grandes épopées. Pour en mieux comprendre la formation, il faut tenir compte aussi de la manière dont les premiers groupes ainsi constitués se sont transmis de main en main et développés.

6. Transmission des chants épiques. — Les Homérides. — Durée de la période épique. — Les chants créés par un aède pouvaient naturellement être retouchés et augmentés par lui jusqu’à la fin de sa vie. Ceux qui avaient eu le plus de succès ne disparaissaient pas nécessairement avec leur auteur. D’autres aèdes, ses héritiers ou ses disciples, les recueillaient et les récitaient à leur tour ; chacun de ceux-ci avait de même des successeurs, et ainsi de suite, tant que l’épopée fut la forme de poésie à la mode. Ces successions d’aèdes n’étaient pas uniformes. Quelquefois l’art et la tradition passaient d’un maître à un disciple volontaire, plus souvent probablement d’un père à l’un de ses fils ou à un proche parent. Les témoignages anciens paraissent établir, en effet, qu’il y eut des lignées de poètes. On cite certaines familles où se transmettait l’héritage de l’épopée. Telles la famille des Homérides, à Chios, et celle des Créophyliens, à Samos. Bien entendu, cela ne veut pas dire que tous les membres de ces familles aient exercé le même art. Mais, parmi tous ceux qui se rattachaient au même ancêtre, il n’est pas surprenant qu’en un temps où les habitudes héréditaires gardaient encore toute leur force, il ait pu se rencontrer, à chaque génération, un ou plusieurs hommes qui se vouaient à une profession déjà illustrée par leurs pères. Un tel fait devait, on le comprend, favoriser singulièrement la conservation, et aussi le développement, de certaines grandes compositions épiques.

Dans quelles conditions s’opérait alors la transmission d’une œuvre poétique, nous ne pouvons plus aujourd’hui que le conjecturer. La notion du respect scrupuleux d’un texte, considéré comme la propriété de son auteur, semble avoir été totalement étrangère aux hommes de ce temps. Un poème se conservait uniquement parce qu’il plaisait au public, et parce que les aèdes, visant toujours au succès par la nécessité même de leur profession, avaient intérêt à le reproduire, tant qu’il était demandé. Mais, en le conservant, ils avaient intérêt aussi à le rajeunir et à l’étendre. De même que, plus tard, certains sujets tragiques furent repris indéfiniment et sans cesse rajeunis, de même alors les sujets épiques qui avaient plu. Seulement, une tragédie, une fois faite, ne pouvait guère être étendue arbitrairement ; il fallait la refaire pour la rajeunir. Au contraire, les groupes de chants épiques que nous avons définis se prêtaient, par leur nature même, à toutes sortes de développements. Rien de plus facile que d’imaginer des scènes secondaires fondées sur les situations déjà données et de les greffer à volonté sur les scènes primaires. La Dolonie (XIe chant de l’Iliade) nous offre un exemple manifeste de ce genre de création. Il n’est pas douteux, en fait, que la plupart des chants épiques primitifs n’aient été ainsi remaniés, étendus et grossis, pendant la période où l’invention épique fut en pleine activité.

Cette période, nous l’avons dit, semble avoir commencé en Ionie, peu après l’immigration des Grecs, lorsque les premières difficultés, eurent été surmontées, c’est-à-dire au xe siècle avant notre ère, vers l’an 950 avant Jésus-Christ environ. Elle se prolongea pendant deux ou trois siècles, jusque vers 700 ou 650, époque où le genre épique déclina sensiblement, tandis que les genres lyriques, plus en rapport avec les mœurs et les goûts du temps, prenaient leur essor. C’est dans cette période que se place la formation des grandes épopées, dont nous parlerons au chapitre suivant.

7. Caractères généraux de l’art épique. — Avant d’en aborder l’étude, il nous reste à indiquer en quelques mots certains caractères généraux qui étaient communs à toutes les épopées héroïques.

La langue dont se servaient les aèdes n’était pas celle qu’on parlait autour d’eux : c’était une langue conventionnelle. Bien que les poètes et leur public fussent ioniens, leur langue, comme nous l’avons vu, renfermait des éléments éoliens. Cela lui donnait une couleur d’archaïsme, grâce à laquelle elle paraissait plus noble, plus digne des héros et des grandes aventures qu’elle célébrait. Pour la même raison, ils dédaignaient les termes courants et les remplaçaient volontiers par des expressions rares ou déjà vieilles, ils aimaient les mots composés, et ils créaient sans cesse, pour satisfaire ce goût, des épithètes brillantes et sonores, qu’ils se transmettaient ensuite les uns aux autres. Un certain archaïsme se faisait sentir aussi dans leur manière de décliner et de conjuguer : ils gardaient les formes que la mode commençait à délaisser, et ils écartaient celles qu’elle commençait à accueillir. Enfin, ils se plaisaient aux formules traditionnelles, à une phraséologie pompeuse, qui rappelait l’antique poésie religieuse. Tout cela donnait au chant épique quelque chose de solennel, qui transportait les imaginations bien loin de la réalité présente. Nous verrons comment les grands poètes ont su concilier cette solennité avec les qualités qui font la vie.

Si, du style, nous passons à la composition, ici encore nous sommes en présence de traditions arrêtées. La récitation épique, faite pour charmer des heures d’oisiveté, est lente et abondante ; elle s’arrête complaisamment aux épisodes ; elle ne craint ni les longues énumérations, ni les descriptions de combats, qui nous semblent à nous singulièrement monotones. Elle ignore le dialogue proprement dit. Lorsqu’elle fait parler ses personnages, point d’interruptions, point d’échange rapide de questions et de réponses. Chacun des interlocuteurs est introduit à son tour par quelque formule de ce genre : « Alors, tel personnage se leva, et il dit ce qui suit » ; ou encore : « Après qu’un tel eût ainsi parlé, tel autre lui répondit en ces termes ». Le poète nous représente ainsi des séries de discours, longs ou brefs, jamais une conversation proprement dite. Dans le récit même, il procède par développements partiels ; l’unité totale résulte de la liaison intime de ces développements, mais, en général, elle est faible. La progression, quand il y en a une, est presque toujours peu accusée. Les parties sont introduites et closes par des formules, qui se répètent plusieurs fois dans le même récit.

Quant au fond des choses, l’invention poétique s’y montre non moins assujettie à des habitudes héréditaires. L’intervention constante des dieux est sans doute en rapport avec les croyances du temps ; elle n’en constitue pas moins un moyen dont les poètes se servont pour embellir leurs récits et en augmenter l’intérêt. Quelquefois, ils font descendre les dieux sur la terre, et alors ils représentent leur équipement, leur attelage, leurs transformations ; quelquefois, au contraire, ils transportent leurs auditeurs dans l’Olympe, et ils leur racontent, en témoins oculaires, ce qui s’y est dit et ce qui s’y est fait. Ce sont là des thèmes traditionnels, dont l’imagination puissante d’un Homère a tiré des développements admirables, mais qui pouvaient offrir et qui ont offert en effet à de moindres poètes des ressources faciles. On pourrait en signaler d’analogues dans les récits de combats, d’assauts, d’entrevues, de discussions. Dans tous les genres littéraires et en tous les temps, les inventions heureuses entrent vile dans le domaine public ; imitées par tous, elles finissent par n’appartenir à personne. Mais, dans l’épopée primitive, ce fait s’est produit peut-être plus qu’ailleurs et il y a pris plus d’importance, parce qu’en ces temps primitifs on visait moins à l’originalité.

C’est qu’en effet un des traits les plus frappants de cette poésie est son impersonnalité. Jamais le poète n’y parle de lui-même, jamais il ne se croit autorisé à émettre un jugement en son propre nom ou à nous faire part de ses sentiments. C’est la Muse qui est censée parler par sa bouche, il n’est, lui, que son interprète, et c’est là sa grandeur.

On conçoit combien, dans de telles conditions, l’œuvre de différents poètes pouvait aisément se fondre dans un même tout. Sans doute, un homme ne ressemble jamais exactement à un autre homme, et, là où plusieurs ont collaboré, chacun a dû laisser sans le vouloir quelque empreinte de sa personnalité. Mais ces empreintes, dont on se défiait soigneusement, sont aussi légères que la nature humaine le permet. La difficulté de les discerner aujourd’hui, en l’absence de toute indication accessoire, est immense. Et c’est là ce qui fait qu’il est à peu près impossible de noter avec précision les éléments divers dont se composent des poèmes tels que l’Iliade et l’Odyssée.

  1. Sur la langue homérique et les divers éléments dont elle se compose, consulter spécialement les prolégomènes de Christ, Iliadis carmina, Leipzig, 1884.
  2. Notices biographiques :

    Les notices anciennes sont réunies dans Westermann, Vilarum scriptores, I-VIII. Brunswick, 1841. On les trouve, en outre, dans quelques éditions d’Homère. Voir aussi Harpocration, Lexique, art. Ὁμηρίδαι.

    À consulter :

    Nitzsch, Meletematum de historia Homeri, fasc. II, pars altera, Kiel, 1834 ; Sengebusch, Dissertationes Homericæ, I et II, jointes à l’Iliade et à l’Odyssée de la Bibl. Teubner ; P. Cauer, Grundfragen der Homerkritik, 2e édit., Leipzig, 1909.

  3. À consulter :

    Textes anciens : Odyssée, chants I, VIII, XXII. — Sur le Μέγαρον et le palais homérique : Buchholtz, Homerische Realien, II, 2e part., Leipzig, 1883 ; W. Helbig, l’Épopée homérique, trad. Trawinski, Paris, 1894 ; Perrot et Chipiez, Histoire de l’art dans l’antiquité, t. VI et VII.