Manuel de la parole/15/24

La bibliothèque libre.
J.-P. Garneau (p. 192-196).

LE JONGLEUR


C’est un métier mauvais que d’être saltimbanque ;
Rares y sont les soirs dorés et triomphants !
On a peur des jours noirs et des jours étouffants ;
En automne, au printemps, dès qu’il pleut, le pain manque,
Et c’est dur, pour la femme et les petits enfants.

Comme il faut bien manger, tout de même on travaille,
Sous la neige et l’averse, au soleil, dans le vent.
Puis on se sent malade : on l’est. On meurt, souvent ;
Ou, si l’on sort de là, guéri vaille que vaille,
On est un peu moins fort et plus pauvre qu’avant.

Donc il advint jadis, — l’histoire est d’un autre âge, —
Il advint qu’un jongleur subit le sort fatal ;
Main leste, corps dispos et bon cœur à l’ouvrage,
Il avait tout : à bout de voix et de courage,
La fièvre le jeta sur un lit d’hôpital.

Quand je dis hôpital j’ai tort ; en notre France,
Les hôpitaux d’alors s’appelaient des couvents ;
On y parlait, tout bas, d’amour et d’espérance,
Et, de ce chef au moins, les siècles d’ignorance
Valaient peut-être mieux que d’autres, plus savants.

Soigné, pansé, choyé, le jongleur guérit vite.
Son âme avait aussi trouvé le grand soutien :
Entré là peu croyant, il en sortait chrétien.
Toute longue souffrance à la prière invite :
Un beau jour, on se risque, et l’on s’en trouve bien.

Notre homme avait prié la bonne Sainte Vierge,
Comme un simple d’esprit qu’il était, humblement.
Même il avait promis, au fort de son tourment,
S’il réchappait jamais, de lui brûler un cierge.
Il se mit en devoir de tenir son serment.

Mais d’abord, il voulut que, seul dans la chapelle,
On le laissât en paix durant une heure au moins.
Inquiétante était la demande, et nouvelle :
Aussi, sans se creuser bien longtemps la cervelle,
Fit-on ce qu’il fallait pour qu’il eût des témoins :

Témoins secrets, afin de satisfaire un hôte,
Mais clairvoyants surtout ; veiller parut urgent,
Le calice étant d’or et les flambeaux d’argent.
Quelques moines cachés dans la tribune haute
Durent tout observer d’un regard diligent.

La nef était déserte. Un prisme de lumière
Y tombait du transept à l’autel tout en fleur,
Où, l’auréole au front, une Vierge de pierre
Vers le parvis du chœur abaissait la paupière,
Blanche dans le reflet des vitraux de couleur.

L’homme entra, se crut seul, et referma la porte.
Il avait bien encore cet ample vêtement
Qui drape à l’hôpital les maux de toute sorte ;
Mais, comme trop étroite à sa taille plus forte,
Cette espèce de froc bridait visiblement.

L’homme arrivait avec tout un bagage étrange.
C’était, outre le cierge, un faisceau composé
D’une table pliante et de son pied croisé,
Puis d’un tapis roulé dont s’élimait la frange,
Puis on ne savait quoi, dans un mouchoir usé.

Une fois dans le chœur, on le vit, sans rien dire,
Prendre son vieux tapis et le bien étaler,
Dresser la table, ouvrir le mouchoir, installer
Quelques menus objets ; puis, allumant la cire,
Il se mit à genoux et se prit à prier :

« Madame, je sais bien qu’on vous appelle Reine ;
Je sais que l’on vous nomme Étoile du Matin ;
Mais je sais bien aussi qu’Astre ni Souveraine
Ne m’eussent, comme vous, assisté dans ma peine,
Et je voudrais pouvoir vous le dire en latin.

« Excusez-moi, de plus, n’ayant ni sou ni maille,
Mon cierge, trop petit, me donne de l’ennui ;
Je ne me sens pas quitte ; et je pars aujourd’hui.
Il faut absolument que pour vous je travaille.
Vous avez un enfant ; mettons que c’est pour lui.

« Je ferai de mon mieux. Par malheur, le chômage,
Cruel pour tout le monde, est plus fâcheux pour nous.
Je puis manquer mes tours, et ce serait dommage.
Vous n’en voudrez pas moins accepter mon hommage,
Et je vous en requiers, Madame, à deux genoux. »

L’homme se releva. D’un seul geste rapide,
Il rejeta le froc ouvert dans son ampleur,
Et, comme un papillon hors de sa chrysalide,
Il apparut, pimpant, léger, souple et solide,
Sous ses vieux oripeaux fanés de bateleur !

« Je commence, » fit-il. Et vive, insaisissable,
La muscade courut en de subtils détours ;
Là, sous ce goblet, elle était sur la table ;
On allait l’y trouver, c’était indubitable :
Et qui l’eût parié se fût trompé toujours !

Mêlant dans un coffret une foule de choses,
Le jongleur dit ensuite un mot sacramentel ;
Et ce mot pouvait tout, jusqu’aux métamorphoses.
Car le coffret, ouvert, n’était plein que de roses
Dont il alla joncher les marches de l’autel.

Pour terminer, il prit quelques boules de cuivre ;
Et l’on vit, par ses mains à peine en mouvement,
Des sphères, sur un orbe idéal et charmant
Où l’œil émerveillé se perdait à les suivre,
Passer et repasser, inépuisablement ;

Et les globes légers piqués d’une étincelle,
En ce jaillissement alternatif et prompt,
Lui faisaient une gloire, assez pareille à celle
Qui, là-haut, égrenée en couronne immortelle,
De neuf étoiles d’or nimbait un autre front !

« Autre chose ! dit-il. Peut-être êtes-vous lasse,
Et si j’en faisais trop, je serais dans mon tort.
Donc, j’écarte la table et tout le passe-passe :
Pour ce qui va venir il faut beaucoup d’espace,
Et nous allons marcher de plus fort en plus fort ! »

De plus fort en plus fort ! — sans aucune arrogance
Il en parlait, vraiment ; car ce qui vint, ce fut
Un travail de haut style et d’exquise élégance,
Et d’une fantaisie et d’une extravagance
À faire se trahir les moines à l’affût :

Il marcha sur les mains, il se tint sur la tête,
En équilibre et dans un aplomb merveilleux.
Fit la roue, et, traçant une courbe parfaite,
Vint retomber debout sous les regards en fête,
Après un saut de carpe et trois sauts périlleux !

Un temps. — Puis, en silence, et d’un air de mystère,
L’homme, avec des lenteurs de reptile ondoyant.
Se coucha, cette fois, tout de son long par terre ;
Et le spectacle alors changea de caractère,
De joyeux qu’il était, il devint effrayant !

Tout ce qu’on peut tirer d’une tête et d’un torse,
D’un cou, de bras, de pieds, de jambes et de mains ;
Tout ce qu’ils peuvent rendre, en fait de tours de force,
Par le déboîtement, la brisure et l’entorse,
Prit en ce pauvre corps des aspects surhumains ;

Aussi, quand il eut clos une dernière passe
Par son plus beau salut, tout pâle de chaleur,
Chancelant et cherchant le mur, la tête basse,
Avec des souffles courts dans sa poitrine lasse,
Voici que de nouveau parla le bateleur :

« Madame, disait-il, cet-exercice est rude,
Plus rude qu’il ne semble et que vous ne croyez !
Pour un travail pareil il faut beaucoup d’étude ;
On se rouille très vite, et, faute d’habitude,
On y peine un petit, comme vous le voyez. »

Alors, et nous entrons en plein dans la merveille,
Il se passa chose de vraiment inouï ;
Ce n’est pas seulement un pauvre homme ébloui,
Ce sont gens ayant tous bon œil et bonne oreille
Qui l’affirment : la Vierge en souriant fit : « Oui. »

Tous la virent, quittant le haut du tabernacle,
Descendre jusqu’au sol en un glissement doux,
Puis, le parvis atteint, y marcher comme nous ;
Et lui, l’humble, pour qui se faisait ce miracle,
La regardait venir, en ployant les genoux ;

Et comme il restait là, secoué jusqu’aux moelles,
Blanche dans le reflet des vitraux de couleur,
La belle Dame au front auréolé d’étoiles
Essuya, de l’ourlet auguste de ses voiles,
La sueur qui perlait aux tempes du jongleur.

De Borelli.