Manuel de la parole/15/34

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J.-P. Garneau (p. 211).

COLIN-MAILLARD


Un enfant frêle et blond, dont la mine éveillée
Laisse voir des pâleurs, quoiqu’un peu barbouillée
Conduit le pauvre aveugle et marche à petits pas.
À l’angle du chemin ils vont s’asseoir là-bas.

Muets, l’un contre l’autre, et jamais ne demandent.
Ils ne poursuivent pas notre aumône, ils l’attendent.
Il faut les plaindre, enfants ; ils sont si malheureux !
Et c’est touchant de voir comme ils s’aiment entre eux,
Et de voir ce garçon de huit ans dont l’enfance
Aurait encore besoin de guide et de défense,
Si petit ! attentifs aux pierres du chemin,
Surveiller un vieil homme et lui donner la main.

Le sourire à la lèvre ou les pleurs sur la joue,
Fils de pauvre ou de riche, il faut qu’un enfant joue ;
C’est pourquoi l’autre jour, l’enfant pâle à l’œil bleu
Avait naïvement imaginé ce jeu
De courir tout autour de l’aveugle débile,
Qui, sur la terre assis, posant là sa sébile,
À droite, à gauche, vite, étendant les deux bras,
Cherchait à le saisir selon le bruit des pas.

L’enfant, que chaque erreur du pauvre aveugle amuse,
S’éloigne plusieurs fois d’un petit air de ruse,
Sur la pointe du pied, sans souffler, doucement,
Et le vieillard écoute, immobile, un moment…
Puis, troublé tout à coup d’un si profond silence,
Il appelle ; l’enfant rit alors et s’élance,
Accourt et vient tomber dans les bras du vieillard ;
Et l’aveugle riait d’être colin-maillard.

Moi, j’admirais l’enfant, dont la candeur suprême
Peut jouer, sans l’accroître, avec la douleur même,
Et qui fait naître au cœur d’un malheureux pareil
La gaieté, le bon rire et l’oubli du soleil !

Jean Aicard.