Manuel de la parole/15/35

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J.-P. Garneau (p. 212-213).

LE SAVETIER ET LE FINANCIER


Un savetier chantait du matin jusqu’au soir ;
MerveiC’était merveille de le voir,
Merveille de l’ouïr ; il faisait des passages,
MerveiPlus content qu’aucun des sept sages.
Son voisin, au contraire, était tout cousu d’or,
MerveiChantait peu, dormait moins encor :
MerveiC’était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le savetier alors en chantant l’éveillait ;
MerveiEt le financier se plaignait
MerveiQue les soirs de la Providence
N’eussent pas au marché fait vendre le dormir,
MerveiComme le manger et le boire.
MerveiEn son hôtel il fait venir
Le chanteur, et lui dit : « Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? — Ma foi ! monsieur,
MerveiDit avec un ton de rieur
Le gaillard savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n’entasse guère
UnUn jour sur l’autre : il suffit qu’à la fin
MerveiJ’attrape le bout de l’année :
MerveiChaque jour amène son pain.
— Eh bien ! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
— Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
MerveiQu’il faut chômer : on nous ruine, en fêtes ;
L’une fait tort à l’autre, et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône. »
Le financier, riant de sa naïveté,
Lui dit : « Je veux vous mettre aujourd’hui sur le trône
Prenez ces cent écus : gardez-les avec soin
MerveiPour vous en servir au besoin. »

Le savetier crut voir tout l’argent que la terre
MerveiAvait, depuis plus de cent ans,
MerveiProduit pour l’usage des gens.
Il retourne chez lui ; dans sa cave il enserre
MerveiL’argent et sa joie à la fois.
MerveiPlus de chant : il perdit la voix,
Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.
MerveiLe sommeil quitta son logis ;
MerveiIl eut pour hôtes les soucis,
MerveiLes soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avait l’œil au guet ; et la nuit,
MerveiSi quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l’argent. À la fin le pauvre homme
S’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus :
« Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme
MerveiEt reprenez vos cent écus. »

La Fontaine.