Manuel de la parole/15/40

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J.-P. Garneau (p. 219-220).

LA CAMPAGNE


Moi ! je ne peux pas souffrir la campagne… Je ne peux pas la souffrir !… Il y a des arbres… des fleurs qui sentent mauvais… des oiseaux qui font un train ! Ce n’est pas une partie de plaisir que je fuis là ! ça m’ennuie assez !… Les bêtes m’empêchent de boire, les bêtes m’empêchent de manger, les bêtes m’empêchent de dormir ! Conçoit-on ! On a eu l’idée de flanquer le couvert sous la tonnelle !… Je ne veux plus qu’on mette le couvert sous la tonnelle… Il me semblait à tout moment qu’une chenille tombait dans mon verre, et qu’une araignée se balançait sur mon assiette… là, au bout d’un fil, comme ça. Euh !

Je monte me coucher… avec une bougie. Pin ! pan ! pan ! voilà les papillons qui me tapent dans le nez, qui me tapent dans l’œil !…

Je me déshabille, je me mets au lit, je commence à m’assoupir… Bouououh ! Il faut se lever. C’est une grosse mouche, elle a peut-être le charbon ! Je la sens sur mon oreille… Je ne bouge plus ! Being ! je la manque, et je m’applique une taloche !… Furieux, je cours après, en chemise, mon bonnet de coton à la main, et je saute sur les chaises, sur la toilette, sur la table de nuit !… elle vole à la fenêtre… Boum ! je casse un carreau !… Mais au moins la mouche s’en va.

Attendez ! ce n’est pas fini. Je me recouche. Les petits cousins se disent : Ah ! bon ! Voilà le moment !… Et je te pique par ci… et je te pique par là… Je bondis à terre ; je me frotte d’ammoniaque. Une odeur !… et je cuis partout ! Mais au moins je ne sens plus les piqûres. Je me recouche !… et je commence à sommeiller.

Voilà un gueux de chien qui aboie tout au loin, un autre qui lui répond plus près, et celui de la maison qui réplique sous ma fenêtre, et une conversation des trois à devenir fou ! Quand ils se sont tout dit, je me rendors encore et cette fois tout à fait. Ah ! oui, va te promener ! Je suis réveillé en sursaut… Cocorico !… C’est le chantre du matin, qui m’avertit que le soleil se lève. Et qu’est-ce que ça me fait, à moi, que le soleil se lève ?… Je fais comme lui, hors de moi, enragé, et donnant au diable la campagne et toutes les bêtes qui l’habitent !

V. Sardou.