Manuel de la parole/15/51

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J.-P. Garneau (p. 233-238).

LE FLEUVE


À mi-côte de la colline boisée, le sentier, qui descend parmi les hêtres et les bouleaux, devient soudain plus élastique, et le profond tapis des feuilles mortes du dernier automne s’assouplit sous les pas du promeneur. Certainement, la lisière de la forêt n’est pas bien loin. Déjà, ce n’est plus le terrain poudreux où fleurit la rose et sèche la bruyère ; ce n’est plus la forêt sévère et silencieuse. Quelle subite fraîcheur ! On entre dans le taillis, d’un vert tendre. Sous les feuillages entremêlés, les herbes folles sont plus hautes, le velours des mousses plus dru et plus épais, et çà et là, s’arrondit la pâleur malsaine des champignons… Dans le fourré, que de chants d’oiseaux, que de frissons d’ailes ! Il doit y avoir de l’eau par ici, bien sûr.

Chut ! un nuage a voilé le soleil. Fauvettes et pinsons se taisent un moment. N’entendez-vous pas ce bruit frais, ce murmure clair ? Pénétrez sous bois. Gare aux branches ! Et faites attention à ne pas glisser sur le sol spongieux. Regardez. Près de ce tas de pierres verdâtres, des cressons frémissent. Et, plus loin, ne voyez-vous pas ce mince ruban d’argent liquide, qui serpente et court comme une couleuvre effrayée !

Vous y êtes, c’est la source.

Dans quelques jours, cette eau pure et glacée, dont on remplit le creux de sa main et qu’on hume avec la délicieuse sensation qu’on boit de l’innocence, atteindra l’Atlantique et sera mêlée aux ondes lourdes et saumâtres d’un vaste estuaire. Elle glissera contre les bouées qui marquent, de leurs grosses olives peintes en vermillon, les écueils de la rade ; elle clapotera à petits coups sur les flancs encrassés de coquillages des énormes cargo-boats mouillés à l’embouchure du grand fleuve.

Combien ce filet d’eau, qui va faire tant de chemin et se corrompre, hélas ! au cours du voyage, est exquis au départ ! Il offre le symbole même de la candeur. Qui de nous, courant à travers les bois, après avoir étanché sa soif dans une source, n’est pas resté, quelques instants, lié comme par un charme auprès d’elle, et là, — bercé par son babil, admirant son éclat limpide, — n’a pas involontairement rêvé d’enfance et de virginité.

Cependant, tout en descendant la côte, dans sa fuite de reptile sous les herbes, le ruisselet a recueilli d’autres ruisselets, s’est grossi de sources invisibles. Le voici maintenant dans le creux d’un vallon dont il épouse la courbe harmonieuse. Qu’il est faible encore, le petit cours d’eau ! Une planche suffit pour le franchir, et, dans les étés de sécheresse, on ne voit guère, par places dans son fossé, que de la boue et des pierres. Néanmoins, c’est vers lui que vont en secret les eaux souterraines. Il traverse à présent de grasses prairies. Le saule croît sur ses bords, et les vieilles souches, en double ligne, dressent là leurs pâles feuillages. Parfois, une vache des pâturages voisins descend, lourde et maladroite, dans l’eau courante, s’y abreuve, et, après avoir relevé son mufle ruisselant, regarde à l’horizon d’un air étonné.

C’est seulement quelques lieues plus loin, au carrefour de trois vallées qui lui apportent leur liquide tribut, que l’humble cours d’eau se transforme en petite rivière. La géographie lui a déjà imposé son nom de fleuve, l’illustre nom qu’il gardera pour porter les imposants bateaux de mer et résister à l’impétueux effort des mascarets. Mais il n’est encore qu’un fleuve adolescent, que les vieux ponts de pierre enjambent d’une seule arche et qui conserve sa grâce champêtre. Il coule avec lenteur sous les ormes et les trembles entrelaçant leurs rameaux, et sur son eau calme et assombrie par les frondaisons profondes, le martin-pêcheur, en s’envolant, fait glisser son reflet bleu. Au printemps, c’est un concert sans fin, dans les buissons des deux rives ; et les libellules d’azur, posées par groupes sur les roseaux, semblent les notes de la musique que chantent tous les virtuoses ailés.

Le jeune fleuve, à peine canotable encore, est très solitaire. Tout au plus, de loin en loin, dans un bachot amarré à quelque tronc d’arbre, on aperçoit une veste de coutil, un bout de barbe grise sous un chapeau de paille, une longue canne à pêche et, au bout de la ligne, un petit flotteur qui s’en va tout doucement parmi les larges feuilles des nénuphars.

Mais il devient rapidement adulte, le jeune fleuve, et sa masse d’eau, toujours plus abondante, commence à faire son œuvre utile. Quand il passe près d’un village, il entend le rire bavard des laveuses aux bras nus et le bruit des battoirs rythmiques ; et il entraîne les bulles diaprées du savon. Ses premiers travaux conservent un caractère innocent et pastoral. C’est avec une sorte de complaisance heureuse qu’il entre dans le bief du moulin, qu’il se jette sur les palettes de la pesante roue pour la faire tourner, qu’il retombe en cascade avec un bouillonnement joyeux, qu’il s’amuse à balancer sur ses flots, un instant agités après leur chute, la coquette escadrille des canards.

Soudain, au détour d’un coteau, il reçoit son premier affluent. Deux fois plus large et plus profond, il mérite maintenant d’être appelé fleuve. Il va, calme et laborieux ; car désormais il porte bateau. Sur sa berge, le long des peupliers frémissants, les chevaux de halage tirent à plein collier, en amont, les chalands vides ; et, sur les péniches aux vives couleurs, qui descendent en aval, les mariniers chantent. Il va, traçant de gracieux méandres, parfois serré entre les coteaux à vigne, parfois s’attardant et prenant ses aises à travers les herbages. Le long de ses rives fécondes, se multiplient les villages, et les clochers, tranquilles comme de vieux bonshommes, le regardent passer.

Il va. Il absorbe une rivière, puis une autre encore. Plus loin, là où se dessine sur le ciel la silhouette d’un éclusier, un canal l’enrichit de son torrent captif. Il va, le noble fleuve. Il traverse des cités illustres. Encombré de pontons et d’embarcations de toutes sortes, il coule avec plus d’impétuosité entre des pierres historiques, se rue en grondant sous les arches sonores des ponts monumentaux ; et, par-dessus les quais pleins de foule et de tumulte, les flèches à jour des vieilles églises jettent sur ses flots leur reflet tremblant.

Puis il s’élance de nouveau dans la libre campagne, et présente son miroir à toutes les féeries du ciel. Sous l’ardente lumière de l’été, il pétille d’étincelles. L’aurore le jonche de roses, le soleil couchant le crible de topazes et d’escarboucles ; et, par les nuits bleues, il semble suivre un rêve enchanté, dans la mélancolie du clair de lune.

Le fleuve est, à présent, dans toute sa force et dans toute sa majesté. Mais qu’est devenue l’eau claire et pure de sa source ?

Depuis le premier lavoir dont il a entraîné la mousse salie, chacun de ses contacts avec l’homme lui fut une souillure. Combien d’égouts se sont dégorgés dans ses flots de leurs fanges ? Les usines des faubourgs, qui dressent au bord de l’eau leurs hautes cheminées de briques, ont lentement et constamment dirigé vers lui des ruisseaux de poison. À d’anciennes pièces d’or, à de vieux bijoux, à des armes rouillées, qu’il a remués, en passant, dans sa vase, il a reconnu les traces de meurtres vieux de plusieurs siècles. La nuit, du haut des ponts solitaires, des malheureux ont plongé pour toujours dans ses profondeurs noires ; et, sur le bas port, des assassins lui ont jeté le corps ensanglanté de leurs victimes. Quelquefois, comme pris d’une nausée, il vomit sur les herbes de son rivage des débris hideux et putréfiés. Mais il est infecté pour toujours et, pareil à la conscience d’un scélérat, il emporte dans ses eaux, avec quelques trésors ignorés et perdus, des impuretés, des hontes, des désespoirs et des crimes !

Enfin le fleuve est au terme de sa course. Voici l’estuaire, et il est si vaste que là-bas, tout là-bas, à l’ancre, près de la rive vague et lointaine, les navires qui ont fait le tour du monde, ceux qui ont sillonné des mers d’indigo sous des cieux de flamme, et ceux dont la dure étrave a brisé des glaçons au milieu d’affreuses ténèbres, les sveltes trois-mâts, les puissants steamers, paraissent de fragiles coquilles gréées de toiles d’araignées. La dernière balise est dépassée maintenant, et, sur la côte grise, les tourelles blanches des phares, toutes petites, sont à peine visibles. L’énorme masse liquide, que le mouvement des marées repousse et attire tour à tour, tantôt se hérisse de petites vagues irritées par la lutte et tantôt se précipite en avant avec le glissement d’un rapide. Au large, d’où le vent apporte une confuse clameur, les lames de fond, secouant leur chevelure d’écume, secourent en barrant l’horizon brumeux ; et de grandes mouettes au vol d’ange planent sur le fleuve avec d’aigres cris et semblent les sinistres messagers de l’abîme qui va l’engloutir. ....................

Je sais une âme comparable à ce fleuve. De même qu’il va se perdre dans la mer, elle disparaîtra dans la mort. Ainsi que lui, en approchant du gouffre, elle se sent grosse de tout son passé, et elle est profonde et amère, — profonde comme la mémoire, amère comme l’expérience. Elle se rappelle sa vie, qui fut, en somme, paisible et plutôt bienfaisante. Pourtant, que de souillures n’a-t-elle pas reçues dans son chemin, cette pauvre âme, et emportées à jamais avec elle ! Pour l’eau qui court et pour l’homme qui passe, il n’y a qu’un moment de pureté absolue, la source de l’enfance. Comme le fleuve roule et cache, dans les fanges de son lit, des immondices et des cadavres, l’âme — même chez les moins coupables — est pleine de honteux secrets.

Rester pur en ce monde, c’est l’impossible et désespérant effort ; le redevenir dans une vie nouvelle, quel idéal, quelle sublime espérance ! Ce fleuve, que la mer qui descend aspire avec de profonds râles, se purifiera dans le sel de l’immense océan. Pauvre âme, flétrie par l’existence et profondément troublée au seuil du grand mystère, tu oses rêver, toi aussi, d’innocence immortelle ! C’est pourquoi tu songes, aujourd’hui, à tous ces vieux clochers d’églises et de cathédrales que le fleuve a réfléchis dans ses ondes et que tu as si souvent rencontrés sur ta route sans obéir à leur geste solennel. C’est pourquoi tu réponds enfin au signal de ces antiques flèches de pierre, qui te montrent le ciel avec confiance et t’ordonnent la prière et la foi.

François Coppée.