Manuel de la parole/15/52

La bibliothèque libre.
J.-P. Garneau (p. 238-239).

LA CHANSON DU FER


Le Fer est posé sur l’enclume,
Et, prêt au labeur journalier,
Déjà le forgeron allume
Le feu rouge de l’atelier ;
Puis, joyeux, l’ouvrier commence
La chanson qu’il dit en cadence,
Au bruit du marteau régulier :

« Ô Fer ! tu possèdes une âme,
Car j’entends souvent ton sanglot !
Quand tu sortiras de la flamme,
Ici-bas, quel sera ton lot ?… »
— Forgeron ! que ma voix réponde !
Tu forges le malheur du monde…
La guerre éclatera bientôt.

« Ô Fer ! une moisson parue
D’un pays solde la rançon :
Te mettra-t-on à la charrue
Comme soc ou comme étançon ?… »
— Forgeron ! l’erreur est vulgaire :
Tu forges la faux de la guerre
Qui détruira toute moisson.

« Ô Fer ! seras-tu la croix sainte
Où Dieu saigne éternellement,
Que les mères, folles de crainte,
N’implorent jamais vainement ?… »
— Forgeron ! Pourquoi ces chimères ?
Tu forges les larmes des mères
Qui suppliront le ciel clément.

« Ô Fer ! sois clocher de village !
Le temps est clair, l’air embaumé…
Tu chanteras dans un nuage
Le doux retour du mois de mai ! »
— Forgeron ! l’orient frissonne !
Tu forges le battant qui sonne
Le long tocsin de l’opprimé.

« Ô Fer ! tu serviras sans doute
Au savant qui trace un chemin,
Pour faire une nouvelle route
Ouverte à tout le genre humain !… »
— Forgeron ! Dieu seul est le maître.
Tu forges un boulet peut-être,
Qui tûra ce savant demain.

« Ô Fer ! dans sa bonté profonde,
Dieu te garde un destin plus beau :
Au nouveau-né qui vient au monde,
Tu pourras servir de berceau !… »
— Forgeron ! la bataille est proche ;
Hélas ! tu forges la pioche
Qui creusera plus d’un tombeau.

Albert Delpit.