Manuel de la parole/15/57

La bibliothèque libre.
J.-P. Garneau (p. 251-252).

ENFANCE LABORIEUSE


L’homme qui devait un jour porter tous ces titres et mêler son nom aux plus célèbres événements de l’histoire moderne, était né à Nancy, le 11 janvier 1774, d’une famille plébéienne et pauvre, qui vivait honnêtement dans cette ville, du rude métier de la boulangerie. Dieu leur avait donné douze enfants ; Antoine Drouot était le troisième des douze. Issu du peuple par des parents chrétiens, il vit de bonne heure dans la maison paternelle un spectacle qui ne lui permit de connaître ni l’envie d’un autre sort, ni le regret d’une plus haute naissance ; il y vit l’ordre, la paix, le contentement, une bonté qui savait partager avec de plus pauvres, une foi qui en rapportant tout à Dieu élevait tout jusqu’à lui, la simplicité, la générosité, la noblesse de l’âme, et il apprit de la joie qu’il goûta lui-même au sein d’une position estimée si vulgaire, que tout devient bon pour l’homme quand il demande sa vie au travail et sa grandeur à la religion. Jamais le souvenir de ces premiers temps de son âge ne s’effaça de la pensée du général Drouot ; dans la glorieuse fumée des batailles, aux côtés mêmes de l’homme qui tenait toute l’Europe attentive, il revenait par une vue du cœur et un sentiment d’action de grâces à l’humble maison qui avait abrité, avec les vertus de son père et de sa mère, la félicité de sa propre enfance. Peu avant de mourir, comparant ensemble toutes les phases de sa carrière, il écrivait : « J’ai connu le véritable bonheur dans l’obscurité, l’innocence et la pauvreté de mes premières années. » Puisque tel était le charme qui rappelait le héros vers les commencements de lui-même, approchons-en de plus près, et cherchons dans quelques vestiges subsistants ce qu’il y avait donc de si aimable en cette enfance demeurée si chère.

Le jeune Drouot s’était senti poussé à l’étude des lettres par un très précoce instinct âgé de trois ans, il allait frapper à la porte des frères des Écoles chrétiennes, et, comme on lui en refusait l’entrée parce qu’il était encore trop jeune, il pleurait beaucoup. On le reçut enfin. Ses parents, témoins de son application toute volontaire, lui permirent, avec l’âge, de fréquenter des leçons plus élevées, mais sans lui rien épargner des devoirs et des gênes de leur maison. Rentré de l’école ou du collège, il lui fallait porter le pain chez les clients, se tenir dans la chambre publique avec tous les siens, et subir dans ses oreilles et son esprit les inconvénients d’une perpétuelle distraction. Le soir, on éteignait la lumière de bonne heure par économie, et le pauvre écolier devenait ce qu’il pouvait, heureux lorsque la lune favorisait par un éclat plus vif la prolongation de sa veillée. On le voyait profiter ardemment de ces rares occasions. Dès les deux heures du matin, quelquefois plus tôt, il était debout ; c’était le temps où le travail domestique recommençait à la lueur d’une seule et mauvaise lampe. Il reprenait aussi le sien ; mais la lampe infidèle, éteinte avant le jour, ne tardait point de lui manquer de nouveau ; alors il s’approchait du four ouvert et enflammé, et continuait, à ce rude soleil, la lecture de Tite-Live ou de César.

Telle est cette enfance dont la mémoire poursuivait le général Drouot jusque dans les splendeurs des Tuileries. Vous vous en étonnerez peut-être ; vous vous demanderez quel charme il y avait à cela. Il vous l’a dit lui-même : c’était le charme de l’obscurité, de l’innocence et de la pauvreté.

R. P. Lacordaire.