Manuel de la parole/15/66
NAPOLÉON I
Ô Corse à cheveux plats, que la France était belle
Au grand soleil de Messidor !
C’était une cavale indomptable et rebelle,
Sans freins d’acier ni rênes d’or,
Une jument sauvage, à la croupe rustique,
Fumante encor du sang des rois,
Mais fière, et d’un pied fort heurtant le sol antique,
Libre pour la première fois.
Jamais aucune main n’avait passé sur elle
Pour la flétrir et l’outrager ;
Jamais ses larges flancs n’avaient porté la selle
Et les harnais de l’étranger.
Tout son poil était vierge, et belle, vagabonde,
L’œil haut, la croupe en mouvement,
Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde
Du bruit de son hennissement.
Tu parus, et sitôt que tu vis son allure,
Ses reins si souples et dispos,
Centaure impétueux, tu pris sa chevelure,
Tu montas botté sur son dos.
Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre,
La poudre et les tambours battants,
Pour champ de course, alors, tu lui donnas la terre,
Et des combats pour passe-temps.
Alors, plus de repos, plus de nuit, plus de somme ;
Toujours l’air, toujours le travail.
Toujours comme du sable écraser des corps d’homme,
Toujours du sang jusqu’au poitrail.
Quinze ans, son dur sabot, dans sa course rapide,
Broya les générations ;
Quinze ans, elle passa, fumante, à toute bride,
Sur le ventre des nations.
Enfin, lasse d’aller sans finir sa carrière,
D’aller sans user son chemin,
De pétrir l’univers, et comme une poussière
De soulever le genre humain,
Les jarrets épuisés, haletante et sans force,
Prête à fléchir à chaque pas,
Elle demanda grâce à son cavalier corse ;
Mais, bourreau, tu n’écoutas pas.
Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse
Pour étouffer ses cris ardents ;
Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse ;
De fureur tu brisas ses dents.
Elle se releva. Mais, un jour de bataille,
Ne pouvant plus mordre ses freins,
Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille
Et du coup te cassa les reins.