Manuel du Spéculateur à la Bourse/Première partie

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PREMIÈRE PARTIE.


FORMES DE LA SPÉCULATION.




CHAPITRE PREMIER.


Tenue, police et administration de la Bourse.


L’institution de la Bourse est ainsi déterminée par le Code :

« La Bourse de commerce est la réunion, — qui a lieu sous l’autorité du roi, — des commerçants, capitaines de navires, agents de change et courtiers. » (Code de commerce, art. 71.)

On appelle aussi Bourse le lieu où se tient cette réunion,

« Le gouvernement pourra établir des Bourses de commerce dans tous les lieux où il n’en existe pas et où il le jugera convenable. » (Loi du 28 ventôse an IX, art. 1er.)

Selon la définition de la loi, la Bourse est une assemblée de marchands, traitant d’affaires sérieuses. Or les réunions de ce genre ne sont pas une innovation moderne ; elles sont nées avec le négoce même. Sous une appellation ou sous une autre, on en trouverait des traces chez les peuples de l’antiquité, les Phéniciens, les Grecs, les Carthaginois, les Romains, ainsi qu’au moyen âge, chez les Génois, les Vénitiens, les Hollandais, les Portugais, les Anglais, chez toutes les nations enfin qui ont dû leur richesse et leur importance au commerce de mer et aux transactions avec l’étranger.

À Rome, 500 ans avant Jésus-Christ, il existait une assemblée des marchands, Collegium mercatorum, dans laquelle on peut fort bien voir une Bourse.

Il existe une ordonnance de Philippe le Bel (1304), qui assigne aux opérations de change le pont qui en conserve encore le nom. Mais c’est à Bruges, dit-on, que la Bourse fut ainsi nommée pour la première fois. La Bourse de Toulouse remonte à 1549 ; celle de Rouen à 1566.

Il ne faut pas prendre la date des édits et règlements pour celle de l’institution même. Les lois, en matière commerciale surtout, ne créent rien, elles définissent et réglementent un état de choses déjà existant : voilà tout.

L’établissement légal de la Bourse est de septembre 1724, quatre ans après la chute du système de Law. Elle se tenait alors à l’hôtel de Nevers. Fermée le 27 juillet 1793, elle rouvrit au Louvre le 10 mai 1795. Fermée de nouveau le 13 décembre de la même année, elle fut rétablie, le 12 janvier suivant, dans l’église des Petits-Pères, puis transférée, le 7 octobre 1807, au Palais-Royal, et le 23 mars 1818, sur le terrain des Filles-Saint-Thomas, dans un hangar qui ne pouvait être que provisoire. Les frais de construction du palais actuel de la rue Vivienne ont été couverts en partie par les souscriptions des commerçants et des agents de change ; le gouvernement et la ville ont payé le surplus. L’inauguration a eu lieu en 1826, le 6 novembre.

La propriété du monument a été réglée par la loi du 10 juin 1829, ainsi conçue :

« Article unique. — Le ministre des finances est autorisé à abandonner en toute propriété, au nom de l’État, à la ville de Paris, l’emplacement occupé par le palais de la Bourse et ses abords, ainsi que les constructions élevées aux frais du gouvernement et les terrains acquis par l’État pour cette destination, ou provenant de l’ancien couvent des Filles-Saint-Thomas, et qui se trouvent en dehors des alignements soit du palais, soit de la place. Au moyen de cet abandon, la ville de Paris devra faire terminer à ses frais le palais de la Bourse et ses abords, et demeurera seule chargée de leur entretien. »

Les besoins du commerce, qui avaient fait instituer les foires et les marchés périodiques, ont donné naissance, avons-nous dit, à l’institution des Bourses. Seulement elles ne pouvaient, suivant la nature des choses et le développement des transactions, venir qu’en dernier ; il fallait qu’au préalable le change et le crédit eussent pris des proportions assez considérables pour permettre aux négociants de stipuler et d’échanger sur de simples titres, et de faire une partie notable des affaires avec du papier.

En effet, dans les foires et marchés on vend et on achète des denrées en nature ; il y a livraison matérielle des objets. À la Bourse, rien de pareil : ni marchandises, ni échantillons. Les conventions s’établissent sur des titres tels que lettres de change, connaissements, actions de chemins de fer, obligations, etc. C’est la sublimation ou quintessence du commerce. Aussi les juifs ont-ils été les créateurs des Bourses chez les nations modernes.

Dans la plupart des cas, les titres sont tout l’objet de la transaction. Cependant il se fait aussi, ou plutôt il se faisait autrefois, des ventes et des achats de marchandises, telles que cotons, savons, suifs, fers, huiles, sucres, cafés, trois-six, etc. Seulement, à la différence des foires, la livraison ne s’effectue jamais au lieu même du marché. On convient du prix à la Bourse, on livre à l’entrepôt ou chez le commissionnaire.

Aujourd’hui, c’est principalement dans les villes d’entrepôt et d’arrivages, comme le Havre, Marseille, Bordeaux, dans les districts manufacturiers et agricoles, comme Lyon, Rouen, le Languedoc, l’Alsace, que le jeu sur les marchandises s’est concentré. Bien que ce genre d’agiotage soit le contre-coup des jeux de Bourse, il n’entre pas dans le cadre de notre sujet d’en décrire les procédés, qui au surplus se résument presque tous en des coalitions de capitalistes détenteurs de matières premières ou acquéreurs de tout le disponible et de toute la production pendant trois mois, six mois, un an et plus.

Nombre d’institutions, sans changer de nom, se transforment et se modifient parfois au point de devenir méconnaissables en moins d’un demi-siècle. La suite de ce traité nous montrera qu’il n’en est point autrement de celle qui nous occupe. C’est à peine si les spéculateurs d’aujourd’hui se doutent qu’il y a des courtiers de marchandises attachés à la Bourse. Les transactions honnêtes ont dû céder la place à l’agiotage parasite. Le jeu, qui était l’exception, est devenu la règle. Quoi qu’il en soit, la création des Bourses a répondu, dans le principe, à un besoin impérieux du commerce, et elles ont été, comme les comptoirs, les factoreries, les banques, un auxiliaire puissant du crédit et des relations internationales.

Un fait constant, mais qui ne nous étonnera pas, c’est que dès avant 89, comme après, le gouvernement n’a cessé de prendre toutes les précautions imaginables contre ce public agiotant et spéculant, dont il redoute par dessus toute chose la critique, dont il ne cesse par conséquent de solliciter la faveur. La Convention, dans sa logique dictatoriale et avec ses façons sommaires, pensa que si la Bourse était le centre de manœuvres suspectes, le plus simple était de la fermer. Il en fut ainsi, en effet, jusqu’au 6 floréal an III, où un décret de la même assemblée ordonna de la rouvrir.

Aux termes de l’article 28 de l’arrêt du 24 septembre 1724, les particuliers qui voulaient acheter des effets publics ou commerçables, devaient remettre, avant l’heure de la Bourse, l’argent ou les effets aux agents de change. Le législateur avait cru prendre par là une garantie contre le jeu. La loi du 13 fructidor an III (30 août 1795) se montra plus explicite encore. Considérant que « les négociations de la Bourse n’étaient plus qu’un jeu de primes, où chacun vendait ce qu’il n’avait pas, achetait ce qu’il ne voulait pas prendre, et où l’on trouvait partout des commerçants et nulle part du commerce, » elle défendit, sous des peines très-sévères (deux ans de détention, exposition publique avec écriteau sur la poitrine portant ce mot : agioteur, et confiscation au profit de l’État, des biens du condamné), de vendre des marchandises ou effets dont on ne serait pas propriétaire au moment de la transaction. — Un autre arrêté du 5 ventôse an IV (21 février 1796), dans le but d’assurer l’exécution de la précédente loi, exigea que tout marché conclu par un agent de change ou un courtier fût proclamé à haute voix, enregistré par le crieur, avec indication du nom et du domicile du vendeur, ainsi que du dépositaire des effets ou espèces, afin que la police pût vérifier l’existence des objets vendus. Le même arrêté n’admettait à la Bourse que les agents de change ou courtiers de marchandises légalement nommés, et les banquiers et négociants qui, indépendamment de leur patente et de la quittance de leur part dans l’emprunt forcé, justifieraient, par un certificat de leurs municipalités, qu’ils avaient maison de banque ou de commerce en France, et domicile fixe.

Mais la légalité, dans sa lutte contre l’agiotage, a toujours eu le dessous. De guerre lasse, l’autorité, par l’arrêté du 27 prairial an X (16 juin 1802), abrogea l’obligation de désigner le vendeur et l’acheteur, ouvrit la Bourse à tous les citoyens, même aux étrangers, et renonça à exiger qu’on justifiât de la propriété des objets vendus ou échangés.

Toutes les ordonnances sur la matière, depuis 1724 jusqu’à nos jours, sont d’accord sur ce point qu’il ne peut être fait aucune négociation d’effets commerçables en dehors du local et des heures qui y sont affectés. L’autorité voulait absolument avoir l’œil sur les boursiers : l’expérience de cent trente années doit lui avoir appris que si son inspection est parfaitement motivée, elle est tout à fait impuissante.

« Défend Sa Majesté, dit l’arrêt du 24 septembre 1724, de faire aucune assemblée et de tenir aucun bureau pour y traiter de négociations, soit en maisons bourgeoises, hôtels garnis, cafés, limonadiers, cabaretiers, et partout ailleurs, à peine de 6,000 livres d’amende contre les contrevenants… Et seront tenus les propriétaires ou les principaux locataires, aussitôt connaissance de l’usage qui sera fait de leurs maisons en contravention au présent article, d’en faire déclaration au commissaire du quartier, à peine de 6,000 livres d’amende. »

Les arrêtés de 1781, de 1785 et la loi du 13 fructidor an III sanctionnent par des peines encore plus sévères les prohibitions précédentes. Un décret du 27 prairial an X renouvelle les mêmes dispositions. Il n’est rien de pire pour un gouvernement que de ne savoir ou ne pouvoir se faire obéir. En 1819 et 1823, le préfet de police renouvelle aux agioteurs ses injonctions sévères : il aurait pu continuer sur ce pied en 1824, 1825, etc., sans obtenir plus de résultats. L’agiotage est inséparable de la spéculation sérieuse, comme l’abus de la propriété.

Le gouvernement de Louis-Philippe, en philosophe qui subit ce qu’il ne peut empêcher, ferma les yeux sur les réunions du café Tortoni et du passage de l’Opéra. Mais en 1849, M. Carlier, ayant prétendu que force devait rester à la loi, fit fermer le cercle du boulevard des Italiens. Chassés par la porte, les spéculateurs rentrèrent, comme on dit, par la cave : depuis 1853, la police a fourni contre eux deux campagnes, d’abord en les dépistant du passage de l’Opéra, ensuite du Casino où ils s’étaient réfugiés en dernier lieu. Devant les sergents de ville, les contrevenants semblaient s’être résignés. Mais voici qu’ils tiennent leurs réunions ambulantes sur l’asphalte du boulevard, et jamais la spéculation coulissière ne s’est livrée plus tranquillement à ses manœuvres.

La police de la Bourse appartient, à Paris, au préfet de police ; aux commissaires généraux de police dans les places de Lyon, Marseille, Bordeaux ; aux maires dans les villes où il n’y a pas de commissaires spéciaux.

« Aucun pouvoir militaire, dit la loi du 28 vendémiaire an IV, n’exercera de fonctions dans l’intérieur de la Bourse, qui ne sera soumise qu’à la surveillance de la police administrative. »

Un commissaire assiste, à Paris, à chaque séance.

« La Bourse est ouverte à tous les citoyens et même aux étrangers. » (Arrêté du 27 prairial an X). — « Nul commerçant failli ne peut s’y présenter, à moins qu’il n’ait obtenu sa réhabilitation. » (Code de comm., art. 614.)

L’entrée en est également interdite aux individus condamnés à des peines afflictives et infamantes. L’arrêt de 1724 défendait aux femmes d’entrer à la Bourse, pour quelque cause et prétexte que ce fût. L’arrêté de prairial an X maintint implicitement cette exclusion, en n’y admettant que les personnes jouissant de leurs droits politiques. Aucune loi n’est venue jusqu’ici abroger cette prohibition, et elle continue de rester en vigueur. C’est un paragraphe à ajouter au chapitre de l’émancipation de la femme.

Depuis le 1er janvier 1857, un droit d’entrée a été établi à la Bourse par la municipalité de Paris : ce droit est de 1 fr. par personne, et de 50 centimes par abonnement.

Le produit de cette taxe, pendant le mois de janvier 1857, a été de 120,000 fr., soit, pour 26 jours de Bourse, en ne tenant pas compte de la différence de l’abonnement, 4,615 fr. par jour : ce qui porte le nombre des habitués quotidiens à 5,000 au moins en moyenne : il n’était pas, il y a dix ans, de 500.

« À Paris, dit l’arrêté de prairial précité, le préfet de police réglera, de concert avec quatre banquiers, quatre négociants, quatre agents de change et quatre courtiers, désignés par le tribunal de commerce, les jours et heures d’ouverture, de tenue et de fermeture de la Bourse. — Dans les autres villes, le commissaire général de police ou le maire fera cette fixation de concert avec le tribunal de commerce. »

L’ordonnance de 1809 n’accordait qu’une heure pour la négociation des effets publics, et deux heures pour les affaires de commerce. Ces dispositions restèrent en vigueur jusqu’au 12 janvier 1831, où il fut accordé deux heures pour les effets, et trois heures pour les marchandises.

Aujourd’hui la Bourse est ouverte de une heure à trois à la spéculation sur les fonds, et de trois heures à cinq aux transactions commerciales. L’ouverture et la fermeture s’annoncent au son de la cloche. Il est interdit de faire aucune négociation de titres ou de commerce hors des heures fixées par le règlement. À cinq heures un quart, les agents de police font évacuer la salle.

On appelle parquet l’endroit interdit au public. C’est, à Paris, l’espace circonscrit par les deux balustrades circulaires entre lesquelles se trouvent les agents de change, qui seuls ont le droit d’y pénétrer.

La coulisse n’est point, comme le parquet, un lieu déterminé dans la salle. Ce mot n’a de sens qu’au figuré. On dit les opérations de la coulisse, par opposition aux opérations du parquet, pour désigner les transactions qui se font sans le ministère des agents de change.

Le cours des négociations doit être crié à haute voix, chaque fois qu’il s’agit d’effets publics (ordonnance du 2 thermidor an II, 21 juillet 1801). Il n’en était pas ainsi sous l’empire de l’ordonnance de 1724 : l’article 15 défendait d’annoncer le prix des effets à haute voix, « afin d’établir l’ordre et la tranquillité, et que chacun pût faire ses affaires sans être interrompu. » Mais alors la loi n’admettait pas que vendeurs ou acheteurs eussent la faculté de donner des ordres pendant la Bourse : on ne devait négocier que des effets préalablement déposés chez les officiers publics.

« Le résultat des négociations et des transactions qui s’opèrent dans la Bourse, dit le Code de commerce, détermine le cours du change, des marchandises, des assurances, du fret ou nolis, du prix des transports par terre ou par eau, des effets publics et autres dont le cours est susceptible d’être coté. » (Art. 72.)

Ici la pratique dément considérablement la théorie. Les affaires sérieuses se retirent de plus en plus de la Bourse, à mesure que le jeu y prend des proportions plus gigantesques. Le change est rentré dans les attributions des banques et des comptoirs d’escompte ; les ventes sérieuses de marchandises se font dans les fabriques, les entrepôts ou par les commissionnaires ; les assurances ne figurent au parquet que pour y faire coter leurs actions ; il en est de même de la batellerie et des chemins de fer. En sorte qu’il ne reste guère à la Bourse que les fonds publics et les actions des entreprises industrielles ; encore, dans la masse des transactions quotidiennes qui s’y font en deux heures, en trouverait-on à peine une sur dix mille de sérieuse.




CHAPITRE II.


Intermédiaires officiels des opérations de Bourse :
Agents de change et Courtiers.


« La loi, dit l’article 74 du Code de commerce, reconnaît, pour les actes de commerce, des agents intermédiaires, savoir les agents de change et les courtiers. »

La révolution de 89 trouva ces professions, comme toutes les autres, organisées en priviléges. Il n’était pas extraordinaire que les offices fussent monopolisés quand l’industrie et le commerce étaient eux-mêmes constitués en corporations. Toutefois ce fut seulement au mois de mars 1791 que la loi rangea dans le domaine commun les professions d’agent de change et de courtier. Dès lors chacun fut libre d’embrasser ces carrières, à la charge, bien entendu, de se pourvoir d’une patente et de se conformer aux règlements sur la matière.

Cette liberté ne fut pas de longue durée ; le 28 vendémiaire an IV, le privilége fut rétabli, sous prétexte que « la liberté et la sûreté du commerce ne pouvaient être confondues avec la licence et le trafic de l’agiotage. » Pour restreindre l’abus on le constituait en monopole ! Quelle politique ! La loi du 28 ventôse an XI vint confirmer celle de l’an IV en déclarant exclusives les fonctions des agents de change et des courtiers dans toute la France.

Le nombre de ces officiers publics est fixé par une ordonnance. La loi du 28 avril 1816 et l’ordonnance du 3 juillet de la même année leur permettent, comme aux notaires, aux avoués, etc., de présenter au gouvernement leurs successeurs, sauf en cas de destitution. Cette présentation se fait moyennant un prix de …… au profit du cédant. Rien, comme on voit, en ce qui concerne cette industrie, n’a été changé à l’ancien régime.

Les charges d’agents de change, à Paris, dans les dernières années de la restauration, se vendaient déjà jusqu’à 400.000 fr. À la fin du règne de Louis-Philippe, elles atteignaient le prix de 950,000 fr. Depuis l’empire elles se sont élevées au prix de 1,800,000 fr. Aussi se sont-elles mises depuis longtemps en association. Ce sont les copropriétaires de l’office qu’on désigne sous les noms de quart, de huitième, de seizième d’agent de change selon l’importance de leur participation.

S’agit-il d’établir des agents de change et des courtiers dans une ville où il n’en existe pas encore, ou bien d’en augmenter le nombre dans un lieu où il y en a déjà ? le mode de nomination est ainsi réglé par la loi du 29 germinal an IX :

« Le tribunal de commerce de la ville choisira, dans une assemblée générale et spéciale, dix banquiers ou négociants, et pour Paris huit banquiers et huit négociants. Ces citoyens se rassembleront pour former une liste double du nombre d’agents de change et courtiers à nommer. Ils adresseront cette liste au préfet du département, qui pourra y ajouter les noms qu’il voudra, sans excéder toutefois le quart du total. — Le préfet l’enverra au ministre de l’intérieur, qui pourra ajouter un nombre de noms égal aussi au quart de la première liste. Il présentera ensuite la liste entière, avec les propositions, au chef de l’État, qui fera la nomination. »

Tout ce verbiage équivaut à dire que le gouvernement fait les nominations ad libitum.

Les conditions de capacité et d’aptitude sont déterminées par différentes lois.

Il faut ; 1o être citoyen français ; 2o être âgé de vingt-cinq ans au moins ; 3o n’avoir jamais fait faillite, ou dans ce cas s’être réhabilité ; 4o justifier qu’on a fait le négoce ou qu’on a travaillé dans une maison de banque, de commerce, ou chez un notaire à Paris pendant quatre ans au moins ; 5o fournir un cautionnement (il est de 125,000 fr. à Paris) ; 6o se pourvoir d’une patente et prêter serment à la barre du tribunal de commerce.

Les agents de change de chaque place forment une compagnie, et lorsqu’ils sont en nombre suffisant, ils ont une chambre syndicale.

La compagnie des agents de change de Paris est fixée à soixante membres ; elle est placée dans les attributions du ministre des finances. Celles des autres places sont sous la dépendance du ministre de l’intérieur.

Outre les agents de change, l’article 77 du Code de commerce reconnaît :

« Des courtiers de marchandises ;

« Des courtiers d’assurances ;

« Des courtiers interprètes et conducteurs de navires ;

« Des courtiers de transport par terre et par eau. »

Le décret du 15 décembre 1813 a ajouté « les courtiers-gourmets-piqueurs de vin, » ou dégustateurs.

« Il y a des courtiers dans toutes les villes qui ont une Bourse de commerce. » (Art. 75.)

Cela ne veut pas dire qu’il y aura près de chaque Bourse des courtiers de chaque espèce. Les interprètes conducteurs de navire, par exemple, ne sont utiles que dans les ports. Il y a pour Paris soixante courtiers de commerce et huit courtiers d’assurances. Le cautionnement des premiers est de 13,000 fr. ; celui des seconds, de 15,000 fr.

Les conditions d’admission, dénomination, de cession d’emploi, d’installation, sont les mêmes que pour les agents de change.

Les agents de change ont seuls, et à l’exclusion de tous autres, le droit de négocier : 1o les effets publics français ; 2o les effets publics étrangers et ceux des compagnies de commerce et de finance qui sont cotés au parquet par la chambre syndicale ; 3o les lettres de change et tous effets privés qui sont commerçables. Ils font, concurremment avec les courtiers de marchandises, les négociations des matières d’or et d’argent ; mais ils ont seuls le droit d’en constater le cours. Ils ont encore le droit exclusif de constater le cours des effets publics et du change.

Il est bien entendu que le monopole s’applique au courtage et non au commerce. La loi doit être comprise ainsi : Nul autre que les agents de change ne peut s’interposer comme intermédiaire dans les spéculations susénoncées. Mais les particuliers peuvent contracter directement entre eux, sans intervention aucune, sauf pourtant quand il s’agit d’effets publics. Là, il y a monopole de vente et monopole d’agence tout à la fois ; la négociation ne peut se faire qu’à la Bourse. Les transferts de rente sur l’État sont également réservés aux agents de change. Ils certifient les comptes de retour qui accompagnent les lettres de change et les billets à ordre protestés.

Nous allons maintenant donner un résumé des lois qui concernent ces officiers publics. Nombre de spéculateurs honnêtes, que l’agiotage contemporain scandalise et qui peut-être s’étaient habitués à y voir une tolérance coupable du pouvoir, s’imagineront, en lisant ces textes, que c’est une exhumation de vieux arrêtés tombés depuis longtemps en désuétude. En pratique, ils n’auront pas tort ; en droit, c’est différent.

« Un agent de change ou courtier, dit l’article 83 du Code de commerce, ne peut, dans aucun cas et sous aucun prétexte, faire des opérations de commerce ou de banque pour son compte. Il ne peut s’intéresser directement ni indirectement, sous son nom ou sous un nom interposé, dans aucune entreprise commerciale. Il ne peut recevoir ni payer pour le compte de ses commettants. »

L’article 10 de l’arrêté du 27 prairial an X, dont le Code résume et consacre les dispositions, est encore plus explicite.

« Les agents de change et les courtiers de commerce ne pourront être associés, teneurs de livres ni caissiers d’aucun négociant, marchand ou banquier ; — ne pourront pareillement faire aucun commerce de marchandises, lettres, billets, effets publics et particuliers, pour leur compte ; — ni endosser aucun billet, lettre de change ou effet négociable quelconque ; — ni avoir entre eux ou avec qui que ce soit aucune société de banque ou en commandite ; — ni prêter leur nom pour une négociation à des citoyens non commissionnés, sous peine de 3,000 fr. d’amende et de destitution. »

La raison de ces interdictions est facile à comprendre :

« Il ne peut y avoir de sûreté pour le commerçant, dit l’Exposé des motifs, si l’intermédiaire ne conserve pas un caractère de neutralité absolue entre les contractants qui l’emploient. Dès que son intérêt peut être attaché directement ou indirectement à la négociation dans laquelle il s’entremet, il trompe nécessairement une des parties, et souvent toutes les deux. »

Aussi la loi n’admet point de faillites pour ces fonctionnaires.

« En cas de faillite, tout agent de change ou courtier est poursuivi comme banqueroutier. » (Code de comm., art. 89.)

Puisqu’ils ne peuvent faire de marchés, ils ne peuvent rien perdre ; chaque transaction dont ils sont les intermédiaires leur rapporte tant pour cent : ce n’est pas un profit, c’est un honoraire. La faillite de la part de l’agent de change est un vol : le mot de banqueroute est ici trop doux. Aussi l’article 404 du Code pénal dispose-t-il avec raison :

« Les agents de change et courtiers qui auront fait faillite seront punis de la peine des travaux forcés à temps ; — s’ils sont convaincus de banqueroute frauduleuse, la peine sera celle des travaux forcés à perpétuité. »

« Toutes négociations en blanc des lettres de change, billets à ordre ou autres effets de commerce sont défendues. » (Loi de vendémiaire an IV.)

« Les agents de change et courtiers ne peuvent s’assembler ailleurs qu’à la Bourse, ni faire de négociations à d’autres heures que celles indiquées, à peine de destitution et de nullité des opérations. » (Arrêté du 27 prairial an X, art. 3.)

« Ils ne pourront exiger ni recevoir aucune somme au delà des droits qui leur sont attribués par le tarif, sous peine de concussion. » (Arrêt du 24 septembre 1724.) »

« Il leur est défendu de prêter leur ministère pour des jeux de Bourse, sur quelques effets que ce soit. » (Lois de l’an IV et de l’an X.)

« L’agent de change doit se faire remettre à l’avance les effets qu’il est chargé de vendre, ou les sommes nécessaires pour payer ceux qu’il est obligé d’acheter. » (Arrêté du 27 prairial an X, art. 13.)

Nouvelle preuve que l’intermédiaire ne peut jamais perdre.

C’est l’interdiction formelle des jeux de Bourse.

Le Code pénal n’est pas moins explicite :

« Art. 421. — Les paris qui auront été faits sur la hausse ou la baisse des effets publics seront punis des peines portées par l’article 419. »

« Art. 422. — Sera réputée pari de ce genre : toute convention de vendre ou de livrer des effets publics qui ne seront pas prouvés par le vendeur avoir existé à sa disposition au temps de la livraison. »

De pareilles prescriptions, sauf tout le respect qui est dû à la loi, sont à faire sourire les gens qui ont la moindre connaissance des affaires et de la manière dont se font les transactions boursières.

Voici maintenant quelques dispositions de police relatives aux opérations et aux personnes.

Les agents de change, comme tous les officiers publics, ne peuvent se faire représenter que par un de leurs collègues. Toutefois ceux de Paris sont autorisés à se faire remplacer, pour quelques-unes de leurs fonctions, par un commis principal agréé par la compagnie, et révocable à la volonté tant du représenté que de la Chambre. Il n’a procuration que pour signer des bordereaux et des mandats sur la Banque.

Les agents de change doivent le secret le plus inviolable à ceux de leurs clients qui ne veulent pas être connus.

Ils ne peuvent refuser de signer des reconnaissances des effets qui leur sont confiés.

Ils sont tenus d’avoir un livre revêtu des formes prescrites par l’article 11 du Code de commerce. La tenue de ce livre est assujettie à toutes les prescriptions relatives à la comptabilité commerciale.

Ils doivent remettre aux parties les bordereaux signés d’eux et constatant les opérations dont elles les ont chargés.

Lorsque deux agents de change ont consommé une opération, chacun d’eux doit l’inscrire sur son carnet et le montrer à l’autre.

Les agents de change et les courtiers, en raison de leur privilége, ne peuvent refuser leur concours à ceux qui le réclament pour une transaction légale.

Ils ne peuvent négocier aucun billet ni aucune marchandise appartenant à des personnes dont la faillite est déclarée.

Il leur est interdit de négocier les actions ou obligations des sociétés non constituées ; à plus forte raison, de vendre ou acheter de simples promesses d’actions.

Les inscriptions de rentes excédant 1,000 fr. en capital et appartenant à des incapables ne peuvent être aliénées sans autorisation de justice. Même défense pour les actions de la Banque quand il y en a plus d’une. La prohibition du transfert des pensions sur l’État est absolue. Elle l’est également pour les rentes et les actions de la Banque affectées à des majorats.

Les principales circonstances où la responsabilité de l’agent de change offre quelque gravité sont les suivantes :

Il est responsable de la livraison et du payement de ce qu’il a vendu et acheté. C’est le droit, puisqu’il doit possédera l’avance les effets négociables et les sommes à payer.

Il garantit pour cinq ans la validité des transferts de rente et d’actions de la Banque, en ce qui concerne l’identité du propriétaire, la vérité de sa signature et des pièces produites.

Il est civilement responsable de la vérité de la dernière signature des lettres de change et autres billets qu’il négocie.

Son cautionnement est affecté, par premier privilége, aux créanciers envers qui sa responsabilité a été encourue, et qu’on nomme créanciers pour faits de charge. Ils ont également premier privilége sur le prix de l’office, au cas où il devrait être vendu pour couvrir le déficit.

La Chambre syndicale des agents de change est composée d’un syndic et de six adjoints, élus chaque année en assemblée générale, à la majorité absolue des suffrages ; ils sont toujours rééligibles.

Dans les villes où les agents sont en trop petit nombre, moins de six, pour former une Chambre, ils font tous l’office du syndicat.

La Chambre syndicale a pour mission de veiller à ce que ses membres ne s’écartent pas des règlements administratifs auxquels la loi les astreint ; elle peut les censurer et provoquer auprès du ministre leur destitution. — La dénonciation des étrangers qui s’immiscent dans les fonctions d’agents de change lui appartient également. — Elle préside aux liquidations, et délègue deux de ses membres pour y veiller spécialement. — Elle peut intervenir en conciliation quand deux ou plusieurs de ses membres ont entre eux une contestation relativement à l’exercice de leurs fonctions ; mais elle n’a le droit de donner qu’un avis. — Elle donne son avis motivé sur les listes de candidats présentés au gouvernement pour les nominations en cas de vacance. — Celui qui veut disposer de sa charge doit faire agréer son successeur par le syndicat.

La Chambre syndicale a encore pour mission de constater le cours des effets et d’en rédiger la cote. — Aucune valeur nouvelle ne peut se produire avec cours authentique sans son intermédiaire.

Le syndicat représente naturellement les intérêts, les ambitions, les passions de la compagnie, dont il est le bras et la parole. Toute tentative d’envahissement, d’extension d’attributions, cette préoccupation constante des corporations privilégiées, vient par cette voie. Certaines de ses décisions empiètent d’une manière flagrante sur les droits du gouvernement. Ainsi l’affluence des effets publics résultant de la création des chemins de fer a certes porté l’encombrement dans les marchés. Pour parer à cet inconvénient, la Chambre syndicale a imaginé la double liquidation mensuelle. C’est double courtage, doubles reports, au bénéfice des agents de change et au détriment des spéculateurs. Il n’appartenait, selon nous, qu’à l’administration publique de prendre une décision à ce sujet : peut-être aurait-elle résolu la difficulté d’une autre manière, par exemple en augmentant le nombre des offices.

Pendant le dernier trimestre de 1852, l’affluence des spéculateurs était si grande, que les agents de change ne pouvaient suffire à réaliser seulement les ordres au comptant ; tel acheteur était obligé d’attendre trois jours et de payer plus cher, si la cote montait, les valeurs qu’il avait demandées. C’était une démonstration patente de l’insuffisance du nombre des agents : l’opinion pouvait s’en émouvoir. Que fit la Chambre syndicale ? Elle prit, le 8 novembre, une décision imposant à tout spéculateur à terme une couverture de 150 francs par action de chemin de fer.

Sans doute il y a une loi plus stricte que cela : celle qui oblige l’agent à ne vendre que des titres déposés chez lui et à n’acheter que pour les sommes qu’on lui a remises. Mais, puisque la pratique s’est affranchie de ces prescriptions et qu’elle admet les opérations à découvert, la décision du 8 novembre est un véritable coup d’État.

Le but de cette mesure était d’éliminer les joueurs sans capitaux, non dans l’intérêt de la morale, mais afin de désencombrer la place. Quel en a été le résultat ? un peu plus de bénéfice pour les agents. « Vous voyez, disent-ils aux spéculateurs à découvert, nous sommes tenus d’exiger de vous 150 fr. de couverture par action. — Mais les différences n’atteignent jamais ce chiffre ; ne pourrait-on s’arranger ? — Fournissez-moi une caution : M. X pourra, je crois, faire cette affaire. » Une caution ne s’accorde pas par philanthropie, comme on pense ; il faut en payer l’intérêt. C’est tout bénéfice pour ces messieurs. Le gouvernement n’a pas cru à propos de contrecarrer les agents de change en cette occasion, pas plus qu’en la première. Il ne le pouvait pas : le moment n’était pas venu. Il se serait brisé contre la force des choses, s’il l’avait entrepris. La compagnie est un des pouvoirs de l’État. Il ne s’agit plus de lui dénier ce caractère : mieux vaudrait mille fois le lui reconnaître, en le définissant.

Les courtiers de commerce sont intermédiaires entre l’acheteur et le vendeur d’un même endroit, à la différence des commissionnaires, qui représentent des maisons d’une autre localité que celle où ils opèrent. Il peut exister des courtiers, même dans les villes où il n’y a point de Bourse.

La pratique des affaires s’est depuis longtemps affranchie de ce privilége qui, s’il était pris à la lettre, serait un véritable embargo sur les transactions. Il n’existe en réalité que pour les opérations de Bourse, c’est-à-dire pour les spéculations non sérieuses.

La fonction des courtiers d’assurances est de rédiger, concurremment avec les notaires, les contrats ou polices, d’en attester la vérité par leur signature, de certifier le taux des primes pour tous les voyages de mer ou de rivière. (Code de commerce.)

Les charges de courtier ont beaucoup perdu de leur importance depuis que la commandite par actions a pris un développement si considérable. Il est bien plus facile de jouer sur des titres en papier que sur des marchandises.

Les agents de change ont à peu près, en droit sinon en fait, le monopole de toutes les négociations de la Bourse. Le spéculateur ne connaît point le courtier, si ce n’est le courtier-marron, dont il sera parlé au chapitre suivant, et dont les fonctions, simplement tolérées, ne sont autres que celles des agents de change eux-mêmes.


DROITS DE COURTAGE.

Par délibération en date du 21 janvier 1856, la Chambre syndicale a fixé comme suit le minimum du droit de courtage dû aux agents de change.


DROITS À 1/8 0/0.

Rentes françaises.

Certificats d’emprunts en rentes françaises.

Bons du Trésor.

Actions de la Banque de France.

Actions du Crédit mobilier.

Actions et obligations du Crédit foncier.

Obligations de la ville de Paris.

Obligations des villes et des départements.

Annuités municipales des ponts.

Actions des canaux.

Actions et obligations des Compagnies de chemins de fer français et étrangers, sauf les exceptions indiquées ci-dessous.

Obligations de la Liste civile.

Actions du Comptoir d’escompte.

Actions des diverses banques et comptoirs français.

Actions et obligations de la Grand’Combe.

Actions et obligations des Mines de la Loire.

Actions de la Caisse hypothécaire.

Actions des Compagnies d’assurances.

Actions de la Compagnie générale des Omnibus.

Actions de la Compagnie parisienne d’Éclairage et de Chauffage par le gaz.

Actions de la Compagnie des Services maritimes des Messageries impériales.

Actions de la Compagnie générale maritime.

Actions de la Société générale de navigation à vapeur (Bazin, Léon Gay et Cie).

Actions de la Banque de Belgique.

Fonds publics étrangers, sauf ceux désignés ci-dessous.


DROITS A 1/4 0/0.

Actions de jouissance et billets de prime des canaux.

Actions de la Banque de Darmstadt.

Actions de la Société de la rue de Rivoli.

Actions du chemin de fer de Manage à Erquelines.

Actions du chemin de fer de Naples à Castellamare.

Actions du chemin de fer de Tarragone à Reuss.

Toutes les actions de sociétés particulières non désignées ci-dessus.

Emprunt d’Haïti.

Emprunt prussien de 1832.

Lots d’Autriche.

Fonds espagnols de toute nature.

Tous les effets publics ou particuliers dont la négociation est faite en vertu d’un jugement, d’une délibération de conseil de famille, ou d’un acte authentique prescrivant un remploi.


OBSERVATIONS.

1o Pour les valeurs comprises dans la première partie (droit à 1/8 0/0), dans toutes les opérations à terme, quelle qu’en soit l’importance, et même pour les reports, le droit de courtage doit toujours être calculé à 1/8 0/0. Il n’est admis d’exception que pour les rentes françaises et les actions de la Banque.

2o Le droit de courtage à 1/8 0/0 est aussi le minimum dans toutes les négociations d’actions de chemins de fer, soit au comptant, soit à terme. Lorsque ce droit ainsi calculé est inférieur à 50 c. par action, on doit porter 50 c., pourvu toutefois que cette perception ne dépasse pas le taux légal de 1/4 0/0. — (Ainsi le courtage à percevoir est de : 1/4 0/0 sur les actions au prix de 200 fr. et au-dessous ; — 50 c. par action au prix de 201 à 400 fr. ; — 1/8 0/0 sur les actions du prix de 401 fr. et au-dessus.)

3o Le minimum de droit sur les actions de la Banque de France ne peut être inférieur à 2 fr. par action dans les transactions à terme de toute nature.

4o Le courtage sur les effets publics ou particuliers qui ne sont pas entièrement payés doit être pris comme si leur complète libération avait eu lieu.

Pour extrait conforme :
Le Syndic : A. BILLAUD.

Cette dernière disposition est appréciée en ces termes par M. de Mériclet, huitième d’agent de change :

« Une réduction que le public doit réclamer avec instance comme l’expression d’un principe et comme une justice, c’est celle du courtage sur l’emprunt, les actions et les obligations non libérées. Que le courtage soit prélevé sur la somme payée, rien de plus juste ; mais sur les sommes non versées, c’est une exaction. C’est particulièrement sur l’emprunt que ce courtage est écrasant : ainsi dès les premiers jours de l’émission, on achetait 6,000 fr. de rente 3 0/0 avec un capital de 6,800 fr. Pour ce faible capital, l’agent de change réclamait un droit de 170 fr. ! et en cas d’application, il prélevait un autre courtage de 170 fr. : en sorte qu’une simple vente de 6,000 fr. de rente entre deux clients produisait 340 fr. de courtage, sans responsabilité : les titres sont au porteur et l’opération se faisait au comptant.

« On punit un usurier qui prête de l’argent à 12 0/0, et l’agent de change peut impunément écraser son client de son énorme courtage ; il peut servir d’intermédiaire pour faire prêter sur dépôt de titres à 13 et 20 0/0 sans que la loi le punisse ! Le ministre des finances devrait s’opposer à un tel abus. L’émission d’un emprunt se ressent toujours des charges qui l’entourent, et c’est une charge très-injuste que celle de payer un courtage entier sur un titre non libéré. » (La Bourse de Paris, 3e édition.)

Telle est la morale du monopole.

Suivant l’auteur que nous venons de citer, les sommes prélevées par les agents de change chaque année ne s’élèvent pas à moins de 80 millions, dont moitié fournis par les droits de courtage et moitié par les reports. 80 millions à répartir entre les soixante offices, c’est un million un tiers par titulaire.

Qui croirait que des officiers publics, en position de gagner légalement par an treize cent mille francs, puissent céder à la tentation de chercher des profits illicites ? Vous écrivez à votre agent de vous acheter des actions de la Banque au cours du jour. Dans la même Bourse, lesdites actions ont fait 4,100, 4,110, 4,120 ; l’agent, à quelque prix qu’il ait acheté, vous cote au plus haut, 4,120, et bénéficie de la différence, sans préjudice du droit de courtage. Si vous êtes vendeur, il vous cote au plus bas, 4,100, et garde la plus-value. Qu’avez-vous à y voir ? C’est ce qu’on appelle, dans une sphère infiniment plus obscure, faire danser l’anse du panier.

Les 80 millions d’honoraires ne forment peut-être pas la cinquième partie des bénéfices annuels de la corporation : ce qui ne l’empêche pas de compter par-ci par là des banqueroutiers, des membres qui lèvent le pied, emportant la fortune, l’honneur et la vie de quelques milliers de dupes.

M. Coffinières écrivait en 1825 :

« Sur 121 individus inscrits au tableau des agents de change depuis vingt-deux ans, 4 se sont suicidés de désespoir de ne pouvoir remplir leurs engagements, 61 ont failli en faisant éprouver une perte considérable à leurs créanciers, ou ont abandonné leur état, étant à peu près ruinés, ou du moins avec un avoir moindre que celui qu’ils avaient apporté. » (De la Bourse et des Spéculations sur les effets publics.)

Cependant la corporation s’estime si honorable qu’elle entend recevoir vos fonds et vos titres sans jamais donner de reçu. M. de Mériclet s’exprime ainsi sur cet abus :

« Vous reportez chez un agent de change 50 actions ; le lendemain de la liquidation, vous vous présentez à la caisse, vous remettez 50 ou 60,000 fr. ; le caissier vous regarde à peine, ne fait pas de reçu, et vous rentrez chez vous, sans qu’une seule note indique le versement que vous avez fait. Cette situation présente plusieurs sortes de dangers. Il est possible que vous ayez affaire à un caissier infidèle. Le feu peut faire disparaître le registre où est inscrite la somme versée. Si le caissier était joueur, et qu’après avoir reçu votre argent, il vînt à partir pour l’étranger, sans vous inscrire sur son livre de caisse, vous seriez exposé à perdre vos 60,000 fr…. À Lyon, la maison Milannais fut brûlée ; des valeurs au porteur furent consumées, et les propriétaires d’une partie de ces titres n’ont pas été admis à se faire rembourser…

« On compte un certain nombre de clients qui déposent chez des agents de change 30 et 40,000 fr. pour faire des reports. Étrangers ou obligés de faire de longs voyages, la mort peut les surprendre ; personne ne réclame. Le temps s’écoule, et les familles ignorent l’héritage. Nous connaissons un banquier qui, depuis quinze ans, jouit d’un dépôt de 200,000 fr., sans qu’on lui ait jamais fait une réclamation. »

À propos des 80 millions d’honoraires prélevés chaque année par la corporation des agents de change, n’oublions pas qu’au droit maximum de 1/4 0/0, ils représenteraient 32 milliards de transactions boursières, c’est-à-dire trois fois la production annuelle de la France. Or, le courtage moyen est de 1/8 seulement ; puis, outre les agents officiels, il y a encore les coulissiers, les remisiers, les courtiers-marrons, qui servent d’intermédiaires dans les opérations de Bourse : en sorte qu’on peut, sans exagération, évaluer à 60 ou 80 milliards au moins les ventes et achats annuels dont le temple de la rue Vivienne est le marché.

Qu’après cela on trouve des économistes, des membres de l’Institut, pour faire l’apologie et soutenir la nécessité, l’utilité de pareils tripotages, c’est ce qui pourrait confondre, démoraliser un Chinois, un Huron ; mais en France, il ne faut s’étonner de rien.


AGENTS DE CHANGE
près la bourse de paris.
Messieurs


Archdéacon, 72, rue de Provence.
Bagier, 45, rue de Provence.
Busire, 13, rue de Grammont.
Béjot, 17, rue de la Banque.
Billet, 41, rue Laffitte.
Blerzy, 12, rue Ménars.
Bouillant, 22, rue Grange-Batelière.
Bourdin, 12, rue de la Victoire.
Chauffert, 23, rue Saint-Georges.
Coin, 6, rue Basse-du-Rempart.
Crépon, 8, rue de la Michodière.
Delaville-le-Roulx, 8 rue Laffitte.
De Leau, 5, rue Saint-Georges.
Dubois, 8, rue Ménars.
Du Bos, 72, rue de Provence.
Duval-Destains, 1, rue Rossini.
Empaire, 2 bis, rue Saint-Georges.
Ganneron, 6, rue Ménars.
Geffroy, 65, rue de Provence.
Genty de Bussy. 50, rue Neuve-des-
Petits-Champs.
Giblain, 8, rue Drouot.
Gide, 18, rue Drouot.
Gillois, 18, rue Grange-Batellière.
Gourlez de Lamotte, 3, rue de Grammont.
Guérinet, 11, rue de Grammont.
Guilhiermoz, 64, rue Notre-Dame-
des-Victoires.
Guyet, 6, rue du Port-Mahon.
Hart, 23, rue Lepelletier.
Hébert, 14, r. N.-D.-des-Victoires.
      Jullien, 12 rue Ménars.
Lagarde, 9, place de la Bourse.
Lagarde, 29, rue Laffitte.
Lambert, 11, place de la Bourse.
Laurent, 38, r. N.-D.-des-Victoires.
Legras, 22, rue Vivienne.
Leray, 8, place de la Bourse.
Mahou, 11, cité d’Antin.
Marion, 12, rue du Port-Mahon.
Millet, 21, rue de Provence.
Moreau, 131, rue Montmartre.
Munster, 31, rue de Provence.
Norzy, 11, rue Drouot.
Nouette-Delorme, 9, pl. de la Bourse.
Pollet, 23, rue de Grammont.
Pomme, 79, rue Richelieu.
Reynart, 32, r. N.-D.-des-Victoires.
Rigaud, 20, rue Neuve-St-Augustin.
Risler, 30, rue de Provence.
Roblot, 16, rue de Choiseul.
Roblot, 79, rue Richelieu.
Rodrigues-Henriques, 28, rue de la
Chaussée-d’Antin.
Roland-Gosselin, 44, rue de la
Chaussée-d’Antin.
Rougemont, 6, rue Ménars.
Santerre, 6, rue de la Michodière.
Sarchi, 14, rue Rougemont.
Tattet, 29. rue Lepelletier.
Tibaud, 10, rue Neuve-St-Augustin.
Tilliet, 18, rue de la Michodière.
Vacheron, 9, rue Lepelletier.
Vieyra-Molina, 11, rue Grange-Batelière.


Chambre syndicale, 6, rue Ménars. — M. Solliers, secrétaire, agent comptable.




CHAPITRE III.


Intermédiaires non officiels des opérations de Bourse :
Courtiers-marrons, Coulissiers.

On appelle courtiers-marrons, remisiers, les intermédiaires non reconnus qui négocient pour le compte d’autrui les valeurs cotées à la Bourse. Ils remplissent, comme on voit, entre les spéculateurs, les fonctions réservées par la loi aux agents de change. Les coulissiers sont dans le même cas ; seulement ils n’agiotent que sur la rente, tandis que les courtiers s’occupent spécialement des actions industrielles.

Les opérations de la coulisse sont considérables ; aussi ne laissent-elles pas que d’avoir une influence sur le cours des fonds. Elles sont essentiellement du domaine du jeu. La plupart de ceux qui s’y livrent n’ont ni l’intention ni souvent la faculté de payer. Les liquidations ne se terminent jamais par des livraisons d’effets, mais par des soldes de différences. La coulisse est le centre de tous les bruits de Bourse. Le canard financier y éclot sous les bigarrures les plus merveilleuses.

La position des agents non officiels est nettement dessinée par la loi.

« Il est défendu, sous peine d’une amende qui sera au plus du sixième du cautionnement des agents de change ou courtiers de la place, et du douzième au moins, à tous individus autres que ceux nommés par le gouvernement d’exercer les fonctions d’agent de change ou de courtier. » (Loi du 28 ventôse an IX, art. 8.)

« Il est défendu à toutes personnes autres que celles nommées par le gouvernement de s’immiscer en aucune façon, et sous quelque prétexte que ce puisse être, dans les fonctions d’agent de change ou de courtiers, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur de la Bourse. Les commissaires de police sont spécialement chargés de veiller à ce qu’il ne soit pas contrevenu à la présente disposition.

« En cas de contravention, les commissaires de police, les syndics ou leurs adjoints feront connaître les contrevenants aux autorités compétentes, lesquelles, après la vérification des faits et audition du prévenu, pourront lui interdire l’entrée de la Bourse. En cas de récidive, il pourra être déclaré incapable de parvenir à l’état d’agent de change ou de courtier, le tout sans préjudice des peines portées par la loi.

« Il est défendu, sous les peines portées contre ceux qui s’immiscent illégalement dans les opérations, à tout banquier, négociant ou marchand de confier ses négociations, ventes et achats, et de payer des droits de commission ou de courtage à d’autres qu’aux agents institués par la loi.

« Toutes négociations faites par des intermédiaires sans qualité sont déclarées nulles. » (Arrêté du 27 prairial an X, art. 4, 5, 6 et 7.)

Les délinquants peuvent être condamnés à des dommages-intérêts envers les officiers publics dont ils ont usurpé ou fraudé les fonctions. Ces sortes de délit se prescrivent par trois ans. Les condamnés sont passibles de la contrainte par corps pour le payement des dommages-intérêts, des amendes et des frais.

Ainsi la loi punit non-seulement les agents usurpateurs, mais ceux qui emploient leur intermédiaire. La dénonciation du délit appartient et au ministère public, et à la compagnie sur laquelle on a empiété.

Ici, comme dans une foule de circonstances, le fait et le droit sont parfaitement distincts. Le droit est clair, précis, formel : aucun individu sans qualité ne peut s’immiscer dans la négociation des effets cotés au parquet. Le fait n’est pas moins positif : des spéculations immenses se font par d’autres intermédiaires que les agents légalement institués, et cela non pas dans l’ombre et le mystère, mais au grand jour, avec circulaires et réclames, sous les yeux, même pour le compte des fonctionnaires et de la compagnie chargés de réprimer l’usurpation.

Que celui qui est dans les termes de la loi nous dénonce ! pourraient dire les contrevenants. Et, en effet, il n’y a personne. La loi est inapplicable, impossible. En poursuivant l’agiotage, le jeu, la fraude, elle entrave, elle tue la spéculation et le commerce, elle met l’embargo sur les transactions. On a peint Thémis un bandeau sur les yeux. Ce n’est pas seulement dans la poursuite des coupables qu’elle est aveugle ; c’est dans la conception de ses propres lois. Ne statuons jamais sur ce que nous ne connaissons point.

La tolérance des agents de change paraîtra peut-être plus inexplicable que celle de l’autorité : ce sont leurs attributions qu’on usurpe, une concurrence au rabais qui se produit contre eux, des droits de courtage dont on les frustre. Et l’on sait combien les compagnies privilégiées sont jalouses de leurs prérogatives.

Cependant tout ce monde vit en bonne intelligence ; l’astre radieux ne refuse point sa lumière aux humbles satellites qui pivotent autour de lui : le maître du festin laisse les petites gens se disputer les miettes qu’il dédaigne comme trop mesquines pour son estomac. — La curée est si abondante !

Revendiquer ses priviléges, c’était bon aux agents de change de l’autre siècle, quand ils avaient à se partager, entre eux soixante, quelques maigres créances sur l’État et de rares billets de commerce. C’était bon encore au temps de la Restauration, lorsque le bulletin de la Bourse était limité aux rentes, aux actions de la Banque, aux actions des canaux, de vraies bimbeloteries.

Mais aujourd’hui qu’à ces valeurs anciennes sont venus s’ajouter les mines, les forges, le gaz, les chemins de fer, des milliards de commandite, il serait vraiment mesquin de chercher noise à de pauvres hères qui se contentent d’opérer sur quelques centaines de millions. Aussi nos agents de change d’aujourd’hui se conduisent-ils en grands seigneurs, libéraux et courtois. Non contents de tolérer les coulissiers et les courtiers sans mandats, ils chargent volontiers les premiers de leur acheter de la rente, et ils font une remise aux seconds, qui ont besoin de leur intervention pour certains marchés où le concours des agents officiels est nécessaire.

On se demandera peut-être pourquoi, lorsque le chiffre des titres négociables a plus que décuplé, le nombre des agents de change est resté le même. Ils ne sont que soixante aujourd’hui, comme en 1830, comme en 1815, comme en 1724. Ce chiffre de soixante est-il sacramentel ?

Sans doute la compagnie, fort accommodante pour les petits empiétements, le serait infiniment moins s’il s’agissait seulement de doubler les offices. Un gouvernement pourrait-il sans danger indisposer la corporation, toucher à l’arche sainte du plus vieux monopole ? Les anciens titrés crieraient bien haut ; la reconnaissance des nouveaux ferait-elle contrepoids à ce mécontentement ?…

Il n’y a, selon nous, que deux systèmes rationnels : ou la liberté, comme en 1791, pour tout individu, d’exercer, moyennant patente, la profession d’agent de change ; ou le privilége conféré à un nombre déterminé de citoyens de remplir cette fonction. Le régime bâtard que nous a fait la pratique n’est pas une solution ; ce n’est pas même un juste milieu, car il a les inconvénients des deux systèmes sans en offrir les avantages. D’une part, la loi reste lettre morte, ce qui est toujours d’un fâcheux exemple ; d’autre part, les gens suspects, que le monopole a la prétention d’évincer, ont beau jeu à l’ombre de la tolérance dont jouissent les faiseurs de toutes sortes.


Les partisans du privilége font valoir, à l’appui de leur thèse, les considérations suivantes :


« La sécurité des transactions et l’intérêt bien entendu des spéculateurs exigent que les fonctions d’agents intermédiaires ne soient pas accessibles au premier venu. Les négociations de la Bourse donnent lieu à des mouvements de valeurs considérables ; il y aurait là un appât trop tentant pour les malhonnêtes gens, si la loi n’avait soin de mettre le public à l’abri de leurs entreprises.

« Elle a donc entouré ces fonctions de toutes les précautions que suggère la prudence. Les candidats doivent être d’une moralité notoire, d’antécédents irréprochables, d’une capacité éprouvée par la pratique. C’est le chef de l’État qui fait lui-même les nominations, qu’il s’agisse de nouveaux offices à créer ou de mutations dans les anciens.

« Le chiffre du cautionnement, assez élevé pour écarter les aventuriers, offre à la fois une garantie matérielle et une garantie morale ; car la fortune ou le crédit qu’il suppose chez l’aspirant est un gage de sa probité.

« Les règlements qui régissent la compagnie sont des plus sévères ; le gouvernement se réserve, pour certains cas, le droit de destitution. La corporation elle-même se charge de sa propre police. La Chambre syndicale a pouvoir de réprimander ceux de ses membres qui enfreindraient les lois de l’honneur, et au besoin elle est la première à signaler les indignes, afin qu’il en soit fait justice.

« Voilà des garanties qu’on chercherait vainement dans le principe de la liberté des fonctions. »

À ces motifs, les adversaires du monopole opposent, entre autres objections, celles-ci :

« Le négociant est meilleur juge que personne du degré de confiance à accorder aux intermédiaires qu’il emploie. Son intérêt est un contrôle autrement sérieux que la sollicitude du pouvoir.

» La statistique de la criminalité ne témoigne point d’une plus grande moralité chez les officiers publics que chez le commun des citoyens. Le privilége, en réunissant dans une seule main des intérêts considérables, offre, par le fait de cette concentration, un vif appât à l’escroquerie. Un sinistre commercial dans cette catégorie de fonctionnaires devient une véritable calamité publique.

« L’absence de concurrence permet aux privilégiés de prélever sur les spéculateurs des droits de courtage que le système de liberté réduirait de cent pour cent et plus.

« En principe, garanties illusoires et cherté des services, voilà le bilan du monopole.

« En fait, l’abondance des titres négociables serait un embarras pour les agents de change, si les courtiers-marrons ne faisaient presque toutes les valeurs des compagnies privées. La grande affaire des premiers, ce sont les grosses entreprises ; ils ne tiennent pas du tout à ouvrir un compte et à se déranger pour deux ou trois actions d’omnibus, d’assurances, d’asphalte ou de toute autre compagnie au mince capital de quelques millions et au-dessous. D’où il résulte que le système de liberté reçoit déjà un commencement d’application, avec l’approbation tacite de l’autorité et l’assentiment des spéculateurs. Il s’agit simplement de légaliser une position toute faite. »

Tel est l’état de la situation et de la controverse. Il appelle une solution sinon urgente, du moins prochaine. Si le gouvernement se prononce pour le maintien du privilége, il y aura certainement lieu à augmenter dans une proportion assez considérable le nombre des charges. Alors une autre question se présente : les nouveaux offices devraient-ils être concédés à titre gratuit ou à titre onéreux ?

L’administration se montre généralement très-libérale chaque fois qu’elle a affaire aux financiers. Les concessions de chemins de fer, le rachat des actions de jouissance des canaux, les emprunts, en sont autant de témoignages. Quand l’État veut racheter sa dette au moyen de l’amortissement, il le fait avec publicité et concurrence. Ainsi, tandis que les agioteurs manœuvrent pour faire hausser ou baisser, suivant leurs intérêts, le cours de la rente, le gouvernement, lui, s’interdit le droit de spéculer sur la dépréciation de son crédit ; un tableau placé à la Bourse indique chaque jour la somme en capital affectée au rachat de telle ou telle nature de fonds.

Nous ne serions pas surpris que de nouvelles charges d’agents de change fussent concédées gratuitement à des gens qui, dès le lendemain, trouveraient couramment de leurs titres quatre à cinq cent mille francs.

Nous croyons cependant qu’en fait de scrupules, il ne faut pas pousser le rigorisme jusqu’à devenir dupe. La loi autorise les officiers publics à présenter leurs successeurs : ce droit de présentation est tout simplement la vente de l’office. Les charges d’agents de change valent actuellement un million et demi de francs. Une réforme qui les porterait en nombre au double, les ferait sans doute baisser de prix, mais non de moitié ; car, ainsi que nous l’avons fait remarquer plus haut, les valeurs négociables ont tellement augmenté depuis une douzaine d’années, que la part de chacun serait encore très-belle dans cette nouvelle condition. Ajoutez que les transactions abandonnées aux courtiers sans qualité feraient retour aux agents officiels. Nous ne voyons pas pourquoi l’État s’interdirait de profiter du bénéfice de la création, et ne vendrait pas ses nouvelles investitures.

Ce serait immoral, dira-t-on ; ce serait sanctionner avec éclat la vénalité des charges, qui n’est jusqu’ici qu’implicitement reconnue. — L’immoralité procède alors du principe même du privilége et non de la qualité du vendeur. Comment ! on trouvera tout naturel qu’un particulier vende un million ce titre qui lui a été conféré gratuitement, et on se scandalisera que le gouvernement s’attribue le prix de sa propre concession ! Comment ! si les monopoles étaient abolis, on verrait les ex-privilégiés, agents de change en tête, venir réclamer au gouvernement une indemnité, c’est-à-dire le remboursement d’offices qu’il n’a pas vendus, et cela paraîtrait simple ; et si ce même gouvernement réclamait une indemnité pour l’aliénation qu’il a faite du domaine public, ce serait immoral !…

Dans ce cas, qu’on tranche la question au profit de la liberté. Le bénéfice sera tout entier pour le public, qui gagnera à l’abaissement des droits de commission, et pour l’ordre, mieux protégé contre les abus de la spéculation par une liberté entière que par les insignifiantes restrictions des lois.




CHAPITRE IV.


Mobilisation des capitaux. — L’importance des opérations de Bourse en est la conséquence.


Nous avons expliqué dans l’Introduction comment toute opération de commerce ou de finance ayant pour but soit le transport des produits, soit la distribution des capitaux ou la circulation des valeurs, est essentiellement productive. Mais pour que le capital puisse se répartir avec intelligence et circuler dans toutes les parties du corps social, il faut qu’il soit doué d’une certaine faculté de déplacement ; c’est de ce déplacement, de cette mobilisation, comme on l’appelle, objet principal de la spéculation boursière, comme aussi de l’agiotage le plus éhonté, que nous allons exposer brièvement les causes et le mécanisme.

La forme la plus ancienne et la plus élémentaire de la prestation des capitaux est le prêt sur hypothèque, le bail à loyer ou à cheptel : plus tard sont venus le contrat à la grosse, la lettre de change et l’escompte des banques. La commandite, bien qu’elle n’ait pas été absolument inconnue aux anciens, ne s’est développée d’une manière vraiment remarquable, n’a reçu une organisation puissante, que dans notre siècle. Ce retard tenait à la fois à l’état de l’industrie et aux habitudes de la propriété.

Autrefois, et il n’y a pas beaucoup plus de quarante à cinquante ans de cela, le capitaliste engageait volontiers ses fonds, comme le propriétaire affermait ses domaines, pour un terme plus long que la vie de l’homme, quelquefois même à perpétuité. C’étaient des baux de quarante-neuf et quatre-vingt-dix-neuf ans, des constitutions de rentes viagères ou perpétuelles, des emphythéoses, champarts, domaines congéables, etc. Les transactions semblaient faites, comme les bâtisses, pour des éternités.

Aujourd’hui il n’y a plus guère que des compagnies à millions qui se constituent pour une pareille durée. Encore le nombre d’années prévu dans leurs actes a-t-il bien plus pour objet de faire valoir la richesse de leur exploitation, l’importance de la concession qui leur est faite, la solidité et la sécurité qu’elles offrent aux actionnaires, que d’affirmer dans sa teneur littérale l’effectivité de leur durée. Le temps est de l’argent, disent les Anglais. La durée d’une commandite n’est, pour ainsi dire, qu’une forme d’appréciation de sa valeur. Une société se constitue au capital de…… et pour une durée de……, voilà l’affaire. Le chiffre du capital, ajouté à celui de la durée, constitue la valeur réelle de l’entreprise. Une fois établie, elle tiendra ce qui sera nécessaire, ou qu’elle jugera utile à ses intérêts : la fixation du terme, ordonnée par la loi, ne signifie pas autre chose.

La division du travail, dont l’effet le plus remarquable et le moins prévu a été de solidariser les industries ; la multiplicité des entreprises, notamment en ce qui concerne les travaux publics ; le développement de la mécanique, qui réduit presque à rien la production individuelle, et l’immense circulation qui en a été la suite : toutes ces causes ont fait subir à la propriété, à la consommation, à l’état des citoyens, des modifications aussi profondes que variées, dont la Bourse est devenue l’expression et l’écho. Sous l’action de ces causes irrésistibles, un capitaliste avisé ne se dessaisit plus de ses fonds, par un acte spécial, individuel, nominatif, et pour un long temps, entre les mains d’un emprunteur unique. Il sait que, par la création incessante de valeurs nouvelles, par la proportionnalité variable des produits, par les oscillations de la politique, sa fortune est soumise à des chances perpétuelles de hausse et de baisse ; et dans la prévision de toutes ces éventualités, il se met, autant que possible, en engageant ses fonds, à même de les déplacer, distribuer, et au besoin réaliser, à la convenance de ses intérêts.

La commandite par actions représentées en titres circulables et au porteur lui en fournit le moyen.

Le prêt hypothécaire à longue échéance n’est maintenant un placement de fonds que pour le petit rentier qui renonce à augmenter son capital, ou qui, spéculant au fond d’une province sur la misère et l’ignorance du paysan, fait ses placements à un taux dont l’élévation est en raison même de l’immobilisation de la dette. La Société de Crédit foncier, en substituant au crédit individuel et déclaré un commanditaire multiple et anonyme, dont les obligations sont à tout instant négociables, a détruit, au moins en principe, ce vieux système usuraire, et fait du gage immobilier, de l’antique hypothèque, un instrument de mobilisation. La nouvelle procédure, pour les cas d’expropriation, ajoute encore à la rapidité et à la certitude du mouvement. Grâce à cette organisation savante, le sol n’est décidément plus, suivant la définition des modernes économistes, qu’un outil ; l’agriculture et l’industrie sont assimilées dans un même régime de crédit et de commandite : la révolution est complète. L’impulsion une fois donnée, le mouvement devient une cause incessante de mouvement. Les inventions, les perfectionnements qui se succèdent et se pressent sans relâche, changent à chaque instant les conditions du travail. La vapeur a bouleversé, transformé l’industrie. Déjà l’on peut prévoir le jour où le travail agricole lui-même sera industrialisé, où le hameau ne sera plus qu’une manufacture, et la vie du paysan identifiée à celle de l’ouvrier des fabriques, chantiers de construction, chemins de fer, usines et ponts. Dans un tel entraînement, la pratique capitaliste ne pouvait rester stationnaire : force lui était de marcher avec le nouveau système.

On peut se faire une idée de l’importance de cette réforme par la comparaison des procédés.

En dépit de l’hypothèque, le crédit, dans les conditions anciennes, était moins réel que personnel. On prêtait ses capitaux, soit à des agriculteurs, soit à des industriels, dont la bonne foi, la capacité, l’expérience formaient encore pour le prêteur la plus sûre garantie. Aussi, que de lenteurs dans les informations, les expérimentations, les enquêtes !….. que de précautions dans les actes ! que de cérémonies par-devant le notaire ! que de difficultés soulevées par des droits des mineurs et des femmes !… Puis, une fois les fonds remis, le capitaliste ne pouvait plus se déprendre. Exiger un remboursement anticipé, c’était impossible : les termes du contrat s’y refusaient. Proposer une résiliation, c’était s’exposer à un sacrifice énorme : on compromettait l’entreprise, on ruinait l’emprunteur, on portait atteinte à sa fortune, au gage même du crédit !… Pour se dégager, le commanditaire ou prêteur était obligé de chercher un substitut dans ses droits, dont la confiance était à créer, et qui dans tous les cas prétendait à un émolument. De là nouvel examen, enquête, inventaire, débats : après bien des démarches, on n’arrivait à rien. Le capitaliste était rivé à l’hypothèque ; sa position était fixe, comme le capital qu’il avait fourni à l’entreprise. Pour lui, plus de délivrance avant l’heure solennelle du remboursement !…

Maintenant, grâce à la mobilité de l’action, le capital est délivré de toutes ces entraves, en même temps que l’emprunteur rencontre plus de facilités. Le crédit, entièrement dépersonnalisé, est devenu tout réel. On disait jadis : Tant vaut l’homme. On dit maintenant : Tant vaut la chose. Or, puisque l’on prête sur la chose, que fait le nom de l’homme dans le contrat ? Qu’importe le nom du commanditaire, celui du commandité, quand le talent, l’honorabilité, la vertu de celui-ci, quand les motifs qui font agir celui-là, peuvent tous se ramener à cette expression algébrique : Action-Capital-Bénéfice-Dividende ? On prête à l’entreprise, non au gérant. Dès lors plus d’autre enquête que celle qui se traduit en un compte de recettes et de dépenses. Quant à la durée du prêt, elle n’embarrasse plus : pour l’entreprise, aussi longue qu’on voudra ; pour les capitalistes, résiliable à toute heure, par la transmissibilité de l’action.

Maintenant, qu’une commandite plus lucrative se présente, ou bien, ce qui revient financièrement au même, que l’entreprise dans laquelle le capitaliste a engagé ses fonds éprouve des contre-temps, des pertes ; que les apparences deviennent pour elle moins heureuses : en un instant, sans formalités, ni poursuites, ni discussions, sans ministère de notaire, sans payer un centime de droit de mutation, par le simple ministère d’un agent de change, le porteur d’actions peut vendre ses titres, en toucher le montant, au cours du jour, soit avec bénéfice, soit avec une perte légère ; se procurer le placement qu’il ambitionne, doubler, tripler quelquefois son revenu, par conséquent aussi son capital ; changer du tout au tout sa condition de fortune ; comme aussi, dans le cas où ses appréhensions auraient été mal fondées et ses espérances déçues, il peut voir ses nouvelles actions perdre 25, 30 et 50 0/0, et sa fortune réduite dans la même proportion.

C’est ainsi que le capital est devenu marchandise comme le produit, plus circulante, plus aisément échangeable que le produit lui-même. C’est par là que les nations modernes ont pu, en moins d’un quart de siècle, creuser des canaux, construire des chemins de fer, entreprendre des travaux gigantesques, subvenir à des entreprises qui laissent bien loin derrière elles tous les monuments de Rome, de l’Égypte, de l’Assyrie, de la Perse et de l’Inde. C’est à l’aide de cette organisation du crédit que l’Angleterre, la plus riche des nations modernes, a pu entreprendre une lutte de vingt-cinq années contre la République et contre l’Empire, contracter une dette de 27 milliards, dont elle sert aujourd’hui les intérêts avec la même facilité que la Banque de France paye le dividende de ses actionnaires ; tandis qu’avec ses armées permanentes, avec son budget de la guerre et son écrasante centralisation, notre gouvernement n’a su, depuis un demi-siècle, ni conserver ses frontières, ni améliorer son crédit, ni faire respecter toujours sa diplomatie, ni arrêter le morcellement et la dévastation du sol français, ni défricher en Algérie un seul pouce de terrain…

Toute valeur capitalisée, toute action de commandite, toutes obligations circulables affluant à la Bourse, depuis les inscriptions de rente et les bons du Trésor jusqu’aux éventualités de la faveur et du sort, la Bourse peut être définie : le marché aux capitaux.

On conçoit, d’après cela, quelle importance le gouvernement attache à surveiller les opérations de la Bourse, et quel jeu énorme il s’y peut faire.

L’actionnaire sérieux, qui ne cherche qu’un emploi lucratif de ses fonds, avec la facilité de les retirer à commandement, s’occupe généralement peu du jeu de Bourse. Il achète des actions en vue du revenu qu’il en espère, et n’en vend guère, sauf le cas de nécessité. La hausse et la baisse quotidiennes lui importent peu, pourvu qu’il touche ses dividendes aux époques fixées. Il ne s’inquiète du cours qu’autant qu’il lui ferait présager une dépréciation menaçante pour ses intérêts. Il en est de même du rentier, qui ne voit dans les fonds publics qu’un moyen de revenu fixe, sous la garantie de l’État et du pays, et qui reste étranger à la spéculation. Que le 4 ½ soit à 105 ou à 90, il n’en touchera ni plus ni moins d’arrérages au semestre : la conversion ou la banqueroute peuvent seules l’atteindre. Dans les temps calmes, cette quiétude de l’actionnaire et du rentier peut être prise pour sagesse ; mais il est des cas, et ils peuvent se produire d’un instant à l’autre, où l’on ne saurait y voir que de l’ineptie.

Le gouvernement a le projet de former un emprunt de 100 millions, 4 0/0, à 75 : contre un versement de 75 fr., il offre donc de souscrire une obligation de 4 fr. d’intérêt. Le 4 ½ est à 110, ce qui veut dire que les capitaux engagés dans cette valeur produisent 4 fr. 9 c. 0/0. En vendant du 4 ½ à ce taux, et prenant du 4 0/0 à 75, le spéculateur gagne 1 fr. 50 c. d’intérêt, ce qui, au taux de 110 du 4 ½ 0/0, lui constitue une augmentation de capital de 30 0/0. Tout le monde, à ces conditions, voulant vendre de la rente et prendre de l’emprunt, il y aura baisse sur le 4 ½ et hausse des titres de l’emprunt, oscillation sur les deux valeurs : ce qui signifie que le gouvernement, pour trouver 75 millions réels à emprunter, est obligé d’offrir aux souscripteurs de l’emprunt, à leurs cessionnaires et sous-cessionnaires une curée de 25 à 30 millions, plus ou moins ; le tout aux dépens du Trésor, des rentiers de l’État et du pays. Évidemment les porteurs de rente ont intérêt à savoir ce qui se passe, afin de se conduire au mieux de leurs intérêts.

Supposons que la Californie, l’Australie, le Pérou et l’Oural versent tout à coup, dans la circulation, une masse de métaux précieux double de celle qui sert aujourd’hui à la circulation monétaire de l’Europe. La valeur de l’or et de l’argent diminuera, comparativement à celle du blé, du vin et de la viande. Mais, le taux des rentes, dividendes, tarifs, etc., ne changeant point, et se payant toujours en la même monnaie, le revenu du rentier, de l’actionnaire, aura diminué. Qui profitera de la différence ? l’État d’abord, le changeur ensuite, et finalement tous les genres de producteurs, à mesure qu’ils auront eu le soin de se mettre à la hausse. — Là donc encore, il y a sujet à réflexion pour le rentier comme pour l’actionnaire.

Une compagnie d’armateurs se forme au Havre, dans les conditions ordinaires de la navigation, pour le commerce de Amérique et de l’Inde. Survient tout à coup, avec un système de bâtiments d’une capacité dix fois plus forte et d’une économie de service quadruple, une compagnie rivale au capital de 60 ou 80 millions. L’ancien système est écrasé. Il importe donc à l’actionnaire d’échanger ses premières actions contre de nouvelles, ce qui équivaut à une fusion de la première compagnie dans la seconde.

Ces causes de hausse et de baisse varient à l’infini, souvent tombent à l’improviste, comme la foudre, sur le marché. Quand elles n’existent pas, la peur, la malveillance, l’intrigue, la mauvaise foi, les inventent, les grossissent, les dénaturent, et, à force d’agitation, finissent quelquefois par leur donner la réalité. C’est là le métier du joueur, de celui qui, sans intérêt dans aucune entreprise, spécule, comme on l’a dit, à la hausse et à la baisse. Pour celui-là, commandite, crédit public, dividende, intérêt ne sont absolument rien : l’oiseau de proie ne chasse pas les mouches. Ce qu’il cherche, ce sont des entreprises, des coups de Bourse, des râfles comme à la roulette, des razzias comme sur les Kabyles. C’est là surtout, c’est dans cet abus de la mobilisation des capitaux, dans cette dénaturation de la commandite, qu’est le danger ; danger certes plus sérieux, pour la fortune du pays et la moralité publique, que l’envahissement par les courtiers marrons des fonctions d’agents de change.




CHAPITRE V.


Opérations de la Bourse. — Différentes sortes de marchés. — Combinaisons auxquelles ils donnent lieu.


De tout ce qui précède, il résulte :

Que les opérations auxquelles donnent lieu les effets cotés à la Bourse, indépendamment de leur caractère plus ou moins prononcé d’utilité publique et de moralité, sont de deux sortes : les placements de fonds et la spéculation ; en d’autres termes, la commandite, ou prestation des capitaux, et leur mouvement.

Si nous n’avions à parler que des placements, nous le ferions en deux lignes. Quoi de plus simple que la vente et l’achat ? La négociation des titres ne se fait pas autrement que celle des marchandises. Les agents de change sont les notaires du contrat ; ils donnent l’authenticité aux conventions.

Le législateur reconnaît les marchés au comptant et les marchés à terme, mais avec force restrictions pour ces derniers, qu’on a même essayé de prohiber d’une manière absolue.

La loi du 28 vendémiaire an IV dit en effet :

« Attendu que les marchés à terme ou à prime ont déjà été interdits par de précédentes lois, tous ceux contractés antérieurement au présent décret sont annulés. »

L’ordonnance du 12 novembre 1823 maintient les dispositions de l’arrêt de 1785, qui répute jeux de Bourse et prohibe les marchés à terme faits sans dépôt préalable et hors de deux mois.

Nous avons cité ailleurs les articles 421 et 422 du Code pénal sur les paris et les ventes à découvert.

Le Code civil, article 1965 :

« La loi n’accorde aucune action pour une dette de jeu ou pour le payement d’un pari. »

La jurisprudence est conforme à l’esprit et au texte de la législation ; elle a successivement consacré :

1o Que les marchés à terme sur les effets publics, qui n’ont d’autre objet que des différences, doivent être réputés jeux de Bourse et annulés comme dépourvus de cause et de réalité, comme contraires aux lois, à l’ordre et à la morale ;

2o Que l’absence du dépôt rend présumable le défaut de cause et de réalité ;

3o Que ces sortes de paris, déguisés sous la forme de marchés, ne peuvent engendrer aucune espèce d’action devant les tribunaux, au profit de qui que ce soit, ni du client contre l’agent de change, ni de celui-ci contre son client, ni de l’agent de change contre son confrère ;

4o Que la ratification du marché faite par le débiteur, même depuis l’échéance du terme, par la souscription d’une reconnaissance ou de billets pour les différences, ne saurait couvrir le vice originaire de ce marché ; que la reconnaissance et les billets sont également nuls.

Cependant, depuis quelques années le jeu a tellement pénétré dans nos mœurs, que les tribunaux, tout en restant fidèles à la lettre du Code, semblent vouloir user d’une certaine indulgence. La Cour impériale de Paris a consacré, par arrêt du 25 janvier 1856, que :

« Les marchés à terme sur actions industrielles sont valables si le vendeur justifie, par des offres régulières, avoir eu entre les mains, au moment de l’échéance du terme, le nombre d’actions par lui vendues ; peu importe le défaut d’identité des titres offerts s’il s’agit d’actions au porteur, car la désignation dans ce cas serait sans intérêt. »

Cette doctrine est un premier pas hors de la voie traditionnelle, bien qu’il ressorte évidemment du texte de l’arrêt que la Cour a cru avoir affaire à un vendeur de bonne foi. L’obligation de prouver par des offres réelles, le jour de l’échéance, qu’on est en mesure de livrer des titres quelconques, ne suffit plus à démontrer que le marché était sérieux. Quel agioteur en effet n’est en position de trouver des amis qui lui prêtent, pour une heure seulement, des titres au porteur qui lui donnent un aspect de rentier-propriétaire, d’homme honorable ? Si l’affaire en vaut un jour la peine, il ne manquera pas de s’établir un bureau de location de titres à l’usage des joueurs qui voudront échapper aux suites désastreuses d’un pari, en montrant, pièces en main, qu’ils ont entendu faire une vente réelle.

Un arrêt du tribunal de commerce du 26 février suivant va beaucoup plus loin :

« La vente des actions d’une compagnie industrielle à créer est valable, dit-il, pourvu que les parties aient en vue une livraison de titres, et non le payement de simples différences. »

Cette fois la jurisprudence tombe dans les restrictions mentales et les directions d’intention des pères jésuites, dont Blaise Pascal a tant égayé ses lecteurs. Cependant, tant que le législateur reconnaîtra les marchés à terme, les tribunaux en seront réduits à faire de la casuistique.

Nous ne nous arrêterons pas davantage sur des dispositions législatives dont les boursiers, au surplus, ont su depuis longtemps s’affranchir, et dont l’application n’irait à rien de moins qu’à la fermeture de la Bourse et à la mise en jugement de tout son public. Il serait temps que nos jurisconsultes se persuadassent enfin que s’il n’est rien de plus aisé, dans tous les temps, que de légiférer (notre production législative est, dit-on, de plus de cinquante mille lois !…), il n’est rien de plus ridicule que de philosopher sur des lois rendues sans aucune connaissance pratique des affaires, et toujours à rebours de l’utilité publique.


1. DES DIFFÉRENTES SORTES DE MARCHÉS.


Les opérations de la spéculation, c’est-à-dire qui ont pour objet le mouvement des capitaux, sont celles qui attirent surtout l’attention publique et qui exercent la principale influence sur le cours des effets. Elles empruntent les formes et les combinaisons les plus diverses. Nous allons les passer successivement en revue, laissant désormais à la sagacité du lecteur le soin de distinguer ce qui est jeu ou pari d’avec ce qui est affaire et marché sérieux.


§ 1er. opérations au cours moyen.

Un peu avant l’ouverture de la Bourse, les agents de change, réunis dans leur cabinet, vendent et achètent, au cours moyen, des titres de rentes, des obligations ou des actions industrielles. Ces transactions ne sont pas considérées comme tombant sous l’application de la loi qui défend toute négociation en dehors du local et des heures déterminés, par la raison qu’elles se font sans stipulation de prix. En effet, c’est la cote rédigée après la tenue de la séance publique qui donnera le chiffre du marché. Par exemple, les actions de la Banque ont fait, au plus haut, 4,150 fr. ; au plus bas, 4,100 ; le cours moyen sera 4,125.

Les affaires au cours moyen se font presque toujours au comptant : cependant il s’en fait aussi quelques-unes à terme.


§ 2. négociations au comptant.

Nous n’avons rien à dire sur la forme de cette opération ; elle ne comporte aucun détail, puisqu’elle ne présente qu’une forme possible d’exécution : livraison des titres contre espèces.

Les effets transmissibles par voie d’endossement doivent être délivrés dans l’intervalle d’une Bourse à l’autre.

Ceux qui sont assujettis à la condition du transfert, comme les actions de la Banque, les rentes sur l’État, ne peuvent être livrés dans un aussi court intervalle. L’agent de change acheteur donne au vendeur, pendant la Bourse qui suit celle où a lieu la négociation, un bulletin indiquant les conditions du marché et les noms auxquels doit être fait le transfert. Si avant la cinquième Bourse qui suit la négociation la livraison n’est pas encore effectuée, l’acheteur fait annoncer, par affiche, le rachat pour le lendemain. Ce rachat a lieu, par le syndic ou un adjoint, à la sixième Bourse, si l’acheteur dans cet intervalle n’a pas reçu ses effets. Le délai est donc de cinq jours francs (non compris les jours fériés) pour l’échange des titres entre les agents de change : il est accordé un jour de plus pour la livraison de l’agent de change au client.

La Chambre syndicale a pris la décision suivante relativement aux retards apportés par ses membres dans l’exécution des conventions :

« Après l’expiration des délais, la partie lésée par les retards sera libre de refuser la consommation de la négociation en prévenant le syndic ou l’un de ses adjoints, ou de l’exiger en vendant ou achetant par leur entremise, pour le compte de la partie en retard et aux risques de l’agent de change, sauf tout recours de droit contre ses commettants. »

Les négociations au comptant ne sont guère accessibles qu’aux gens riches : or, nombre de gens ne spéculent à la Bourse que pour s’enrichir. Il y a donc cercle vicieux : les négociations à terme, aussi légitimes de leur nature que celles au comptant, mais rendues presque toujours abusives par l’agiotage, ont pour objet de nous en tirer.


§ 3. négociations à terme.

La loi défend les négociations à plus d’un mois d’échéance pour les actions de chemins de fer, et à plus de deux mois pour les autres effets. Nous verrons, à la question des Reports, comment on peut prolonger ces délais.

L’acheteur a toujours le droit de se faire livrer les titres avant le terme échu, moyennant le payement du prix convenu. C’est ce qu’on appelle l’escompte.

Le règlement des agents de change impose à l’escompteur les conditions suivantes. Il doit prévenir l’agent vendeur avant l’ouverture de la Bourse, au moyen d’une affiche visée par le syndicat, et donnant la nature, la quantité et le prix des valeurs escomptables. L’affiche est placée sur un tableau ad hoc, dans le cabinet des agents de change. De ce moment, les formalités et délais pour la livraison sont les mêmes que pour les affaires au comptant, dont nous venons de parler.

On appelle marché à découvert celui par lequel on vend des effets qu’on ne possède pas et qu’on est obligé d’acheter, à ses risques et périls, afin de remplir ses engagements. Les opérations à la baisse sont généralement dans ce cas. Un grand nombre d’escomptes arrivant à la fois peuvent donc, en forçant les vendeurs à découvert de se mettre en mesure, provoquer une hausse.

On a intérêt à escompter lorsque les fonds sont à un taux sensiblement plus fort que celui auquel on a acheté. Ainsi, j’ai acquis, pour fin courant, 25 Nord à 1,120 : quinze jours avant l’échéance, ils sont à 1,125. Je me fais livrer par anticipation, et je suis en mesure de profiter de la plus-value, en revendant au comptant. Si je revends à terme, je n’ai pas besoin d’escompter, sauf le cas où je douterais de la solvabilité de mon vendeur.

Dans les négociations à terme, les agents de change se donnent, entre les deux Bourses, des engagements énonçant la nature, la quantité, le prix et l’époque de la livraison. Ils remettent à leurs clients un bulletin contenant les mêmes indications, et de plus le nom du collègue avec lequel ils ont négocié. Les nombres doivent être écrits en toutes lettres et en chiffres.

L’encaissement des dividendes est à la charge du porteur de l’effet vendu.

Afin de faciliter les liquidations, un arrêté de la Chambre syndicale a décrété que les marchés à terme ne porteraient que sur des sommes rondes ainsi déterminées et leurs multiples :

2,250 fr. de rente à 4 ½ 0/0 français.

2.000        —        4        —

1,500        —        3        —

2,500        —        5 0/0 piémontais.

1,500        —        3        —

1,500 liv. sterling en capital 5 0/0 portugais.

1, 000       —        3        —

500 ducats rente 5 0/0 de Naples.

250 piastres rente 5 0/0 d’Espagne.

300          —        3        —

25 obligations de la ville de Paris.

25 actions ou obligations des Compagnies diverses, Banque de France, chemins de fer, Crédit foncier, mobilier, etc.

Quant à la quotité de la hausse ou de la baisse, elle n’est jamais moindre de 5 c. pour les rentes, et pour les actions de la Banque de France et des chemins de fer, de 5 fr. ou des sous-multiples de 5 fr., 1 25, 2 50, 3 75.

Les marchés à terme sont de deux sortes, fermes ou à primes.


1o Marchés fermes.

Les marchés fermes engagent à la fois le vendeur et l’acheteur ; ils n’impliquent aucune restriction ultérieure aux conventions stipulées. Les échéances sont au 15 du mois courant, fin courant, 15 du mois prochain, ou fin prochain. Ces sortes de négociations n’offrent pas plus de difficulté que les ventes et achats au comptant.

Exemple. — Les fonds sont à la baisse : une question politique, dont la solution semble se compliquer, paraît devoir tenir longtemps la cote en souffrance. Vous vendez, au 1er juin, livrables fin courant, 2,250 fr. de rente 4 ½ 0/0, à 92 fr. Si vous ne possédez pas les titres vendus, vous pouvez, dans le courant du mois, vous les procurer. Le 15, le 4 ½ est tombé à 90 fr. Vous achetez, pour fin courant, à 90 fr. les 2,250 fr. de rente que vous devez livrer à 92. Vous vous trouvez en mesure de faire face à votre engagement, et vous bénéficiez de 1,000 fr. sur votre marché.

Autre exemple. — Les fonds sont à la hausse. Vous achetez au 15 juin pour fin juillet 1,500 fr. de rente 3 0/0 à 67. Dans l’intervalle de la livraison, le 3 0/0 monte à 68. Vous vendez, comptant ou à terme, car vous avez toujours la faculté de vous faire livrer par anticipation, moyennant payement, les effets vendus. Vous encaissez le boni, soit 500 fr. — Si, contre vos prévisions, le 3 0/0 se maintenait toujours en baisse et que vous fussiez obligé de vendre à 66 50, vous en seriez quitte pour la perte de la différence, soit 250 fr.

Comme il y a chances de perte, l’agent de change a le droit d’exiger de vous une couverture, c’est-à-dire une somme proportionnée aux fluctuations de la cote et à l’importance des affaires qu’il fait pour votre compte, comme garantie du payement des différences en cas d’insuccès. Avec une couverture de quelques mille francs vous pouvez faire des centaines de mille francs d’affaires.

Dans les marchés fermes, la perte n’est pas limitée. Ainsi vous achetez fin courant 25 actions du Crédit foncier à 700 fr. Si à l’échéance elles ne sont qu’à 680, vous n’êtes pas moins obligé de les lever à 700. Comme le spéculateur n’achète que pour vendre, il peut, si la baisse se prolonge, perdre des sommes considérables. Au cas où il garderait ses titres en attendant la hausse, il a toujours un capital engagé qui ne lui produit rien. Il lui reste toutefois la ressource de se faire reporter, dont nous parlerons plus loin. En revanche, s’il y a hausse, c’est tout bénéfice pour lui : qu’il revende à 710 après avoir payé 700, c’est 250 fr. qu’il empoche (sauf déduction des droits de commission).

Ici toute la science du spéculateur consiste à prévoir les oscillations de hausse et de baisse, ou même à provoquer celles dont il a besoin, s’il est assez puissant pour cela.

L’énormité des risques de cette espèce d’opération en a fait imaginer une autre moins meurtrière, dont nous allons exposer le mécanisme.


2o Marchés à primes ou marchés libres.

Le mot prime a plusieurs sens dans la langue financière :

1o Il sert à désigner la plus-value acquise par un effet. — Des actions émises à 500 fr., qui se négocient à 700, font 200 fr. de prime.

2o Il désigne encore le bénéfice qu’on fait sur une opération. — J’achète des obligations du chemin de fer d’Orléans à 1,125 fr. ; je les revends à 1.132, soit à 7 fr. de prime.

3o On appelle encore ainsi la somme en plus du capital et des intérêts qui échoit, par voie de tirage au sort, à telle obligation venant à remboursement. — En 1852, la ville de Paris a emprunté 50 millions ; les obligations de 1,000 fr. portent intérêt à 5 0/0, et sont remboursables en 37 tirages semestriels ; le premier numéro sortant gagne, en sus du remboursement, une prime de 50,000 fr. Cette prime est un appât au capitaliste. Elle ne suffit pas toujours pour amener, comme dit le proverbe, l’eau au moulin : témoin la société du Crédit foncier, qui n’a pu encore, malgré toutes les séductions de la prime, parvenir à faire prendre ses obligations.

4o Enfin, on désigne par ce nom le maximum de la perte qu’on peut faire dans l’espèce de marché à terme dont nous allons parler.

Les ventes et achats à prime engagent le vendeur sans engager l’acheteur.

Exemple. — J’achète à 1,055 fr. 50 actions du Nord dont 10. Cela veut dire que j’entends limiter ma perte à 10 fr. par action, soit 500 fr. pour le tout. Si à l’échéance j’ai intérêt à ne pas lever, par exemple dans le cas où les Nord seraient tombés à 1,030 fr., j’abandonne à mon vendeur la prime de 10 fr. par action, et le marché se trouve résilié. Je perds 500 fr, tandis qu’en levant à 25 fr. de baisse, j’en perdrais 1,250. Ai-je au contraire bénéfice à me faire livrer, au cas où les actions seraient, je suppose, à 1,060 : le vendeur ne peut refuser de tenir son engagement, la faculté d’annulation n’étant acquise qu’à l’acheteur.

La prime est imputée à compte sur le capital. Dans l’espèce, les 50 actions me coûteront 52,750 fr. Si la prime a été payée, comme c’est l’usage, au moment du marché, je ne dois plus que 52,250 fr.

Autre exemple. Vous achetez à prime 1,500 fr. de rente 3 0/0, à 80 50 fin courant, soit 40,250 fr. de capital. Vous payez comptant 500 fr. Si à l’échéance vous prenez livraison, vous n’avez plus à payer que 39,750 fr. Mais à la fin du mois, le 3 0/0 n’est plus qu’à 79, ce qui veut dire que vos 1,500 fr. de rente ne valent plus en capital que 39,500 fr. La perte pour vous est donc de 750 fr. Vous abandonnez vos 500 fr., et le marché est nul ; c’est le vendeur qui profite de la prime. Si au contraire la rente est à 81, vous prenez les titres, et vous bénéficiez de la plus-value.

Les primes, au lieu de se payer comptant, se portent quelquefois en compte ; elles sont alors exigibles à la liquidation.

Sur la rente elles varient de 50 c. à 2 fr. par coupon ; sur les actions, de 10 à 20 fr. Ce ne sont au surplus que des usages.

La faculté laissée à l’acheteur de maintenir ou de résilier le marché fait que les ventes à primes se font à un plus haut prix que les ventes fermes. Cette différence de cours donne lieu à des opérations combinées sur lesquelles nous aurons à revenir.

La négociation que nous venons de décrire a son inverse : le vendeur donne une prime à l’acheteur pour l’obliger à recevoir, à un prix convenu, aux jour et heure indiqués, les titres qui lui ont été vendus. Le marché est libre pour le vendeur et obligatoire pour l’acheteur. Les primes pour recevoir ne sont en usage que chez les coulissiers.

La réponse des primes se donne le 15 et le dernier jour du mois, à deux heures au plus tard, c’est-à-dire que les acheteurs préviennent les vendeurs s’ils lèvent ou non les effets achetés.

Les marchés à terme sont le véritable champ de bataille de la spéculation agioteuse. Les interdire, ce serait restreindre des quatre-vingt-dix-neuf centièmes les opérations plus ou moins abusives qui se font à la Bourse. Nombre d’individus seraient forcés de travailler pour vivre, qui, avec peu ou point de capitaux, font d’immenses affaires, et, sans trop de fatigue ni même de risques, mènent bon train et font chère lie.

Malheureusement, ainsi que nous l’avons démontré dans l’Introduction, empêcher les marchés à terme, ce ne serait rien de moins qu’empêcher le commerce, la circulation des capitaux et des produits ; de même que vouloir empêcher l’abus de la propriété, ce serait supprimer la propriété elle-même. Pour atteindre l’abus sans compromettre l’institution, il faut un système de moyens qui impliquent toute une révolution de l’économie sociale. Nous voulons dire par là, non pas une révolution des lois de l’économie, qui sont éternelles ; mais une révolution dans la manière dont ces lois sont aujourd’hui entendues et appliquées : ce qui, pour l’effet à obtenir, reviendrait à peu près au même. Depuis le 2 décembre, la société française s’est prononcée contre la Révolution. L’Empire, institué pour la protection des intérêts, n’oserait revenir aux Principes, à moins que, plus hardi que le gouvernement provisoire, plus révolutionnaire que la démocratie de 1848, reprenant résolument la tradition de Louis XI, de Richelieu, de Colbert, de Turgot, il n’embrassât hautement le parti du travail, du talent et de la science, le parti de la Production enfin, contre celui de la bourgeoisie parasite, de la spéculation agioteuse et du privilége.


§ 4. liquidations.


Les négociations à terme ont une échéance déterminée. À part quelques affaires sur promesses d’actions qui se règlent à l’émission, c’est-à-dire au jour où les actions sont cotées au parquet, l’échéance est de plein droit à la fin du mois pour la rente, le 15 et le dernier du mois pour les chemins de fer. Chaque joueur, à cette époque, liquide en effet sa position avant de s’engager dans de nouvelles opérations. Les acheteurs de ferme prennent livraison, reçoivent ou soldent leurs différences ; les acheteurs à primes donnent leur réponse, c’est-à-dire déclarent s’ils abandonnent la prime ou maintiennent leur marché.

Les liquidations sont aussi le moment des exécutions. Quand un acheteur n’est pas en mesure de tenir ses engagements, le vendeur a le droit de négocier les titres qui lui restent pour compte, et de se faire payer par l’acheteur inexact la différence entre le taux de la première acquisition et celui auquel il revend. C’est ce qu’on appelle exécuter un spéculateur. Il y a chance d’exécution lorsque les cours à la liquidation sont notoirement inférieurs à ceux où l’on a acheté, car s’ils sont supérieurs, l’acheteur n’a qu’à gagner. Le vendeur qui n’est pas en mesure de livrer est également exécutable. L’exécution est la faillite de l’homme de Bourse. Il peut l’ajourner au moyen du report dont nous parlerons tout à l’heure.

Quand un joueur est exécuté, si l’agent de change n’a pas de lui une couverture suffisante, il peut être tenu de combler de ses propres fonds le déficit. M. de Mériclet cite un fait de ce genre, où l’officier ministériel en fut pour 40,000 fr. ; et, il y a quelques années, des bruits circulèrent d’un personnage laissant à ses agents un déficit de quelques cent mille francs, qu’ils furent obligés de couvrir. N’oublions pas toutefois que tout ce monde, agents et clients, s’est mis en dehors de la loi.

Les tiraillements entre haussiers et baissiers n’ont jamais plus d’activité qu’au moment des liquidations.

La liquidation mensuelle dure cinq jours[1]. Le dernier du mois on donne la réponse des primes ; — le premier, on liquide les actions de chemins de fer ; — le second jour, on liquide les autres valeurs ; — le troisième, les agents de change balancent leurs comptes et se mettent d’accord sur les différences qu’ils ont à se payer et les effets qu’ils doivent se livrer ; — enfin le quatrième, on effectue les payements et les livraisons.

La liquidation du 15, étant spéciale pour les chemins de fer, dure un jour de moins ; à part cette différence, on procède comme pour celle de la fin du mois.

D’après ce que nous avons dit de la nature des opérations, il est aisé de comprendre combien les livraisons sont minimes, comparativement au chiffre des différences à solder.

Nous avons exposé, en parlant de la chambre syndicale, le motif qui a fait créer la liquidation du 15, et les résultats qu’elle a produits ; il nous suffit de les rappeler ici.

Motif : encombrement causé par l’insuffisance des agents ;

Résultats : double report, double courtage à leur profit.


§ 5. reports


Le mot report, comme le mot prime, a plusieurs significations en langue boursière.

1o Les titres, avons-nous dit, se cotent plus cher à terme qu’au comptant ; lorsque le 3 0/0 est à 66 au comptant et à 66 40 fin de mois, on dit que le report de la rente à la fin du mois est de 40 cent. — Dans ce sens, le report a pour terme opposé le déport. Lorsque les baissiers arrivent à liquidation sans s’être pourvus des valeurs qu’ils ont à livrer, ils sont obligés d’acheter à tout prix, de crainte d’exécution ; il arrive alors que le comptant devient plus cher que la vente à terme. La rente restant à 66 40 fin de mois, si le comptant s’élève à 66 70, le déport est de 30 cent.

2o Le report est un prêt sur dépôt de titres ; celui qui prête est le reporteur, celui qui emprunte, le reporté. Le prêt sur gages a été prévu par le Code et soumis à de certaines formalités d’actes et d’enregistrement ; il doit se faire au taux légal, sous peine de répression comme usure. Qu’ont imaginé les boursiers ? Une fiction de marché dont l’auteur des Provinciales revendiquerait à juste titre l’idée première en faveur des RR. PP. Escobar et Lessius, inventeurs du Mohatra.

« Le contrat Mohatra, disent ces savants casuistes, est celui par lequel on achète des étoffes chèrement et à crédit pour les revendre, au même instant et à la même personne, au comptant et à bon marché. — Le Mohatra est quand un homme qui a affaire de 20 pistoles achète d’un marchand des étoiles pour 30 pistoles payables dans un an, et les lui revend à l’instant même pour 20 pistoles comptant. »

Inversement, le Report est un contrat par lequel un capitaliste achète des valeurs comptant et à bon marché, pour les revendre, au même instant et à la même personne, chèrement et à crédit. — Le Report est quand un homme, qui a besoin de 37,500 fr., vend au comptant 25 actions d’Orléans à 1.500 fr., qu’il rachète immédiatement à 1,510 fr. pour la liquidation suivante.

Dans le Mohatra, le propriétaire des valeurs n’est, comme on le voit, qu’un prêteur déguisé ; dans le report, c’est un emprunteur ; voilà toute la différence. Les bons pères n’avaient en vue que de calmer les consciences des dévots usuriers ; les financiers avaient à la fois à s’affranchir des lenteurs du contrat sur gages et à éviter la correctionnelle. Que pensent les fidèles et les jurisconsultes de ces échappatoires ? Qu’on ose encore parler d’opposer la conscience et de bonnes lois aux mauvais instincts !

« Dans les reports, dit M. Deplanque, on voit fréquemment l’intérêt s’élever jusqu’à 10 0/0 de la somme prêtée par quinze jours, laps de temps pour lesquels sont en général consentis ces sortes de contrats. À ce taux, si les capitaux pouvaient toujours être employés, on retirerait de son argent un petit revenu de plus de 250 0/0 par an. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas à la Bourse d’opération qui vaille mieux que celle-là.

« Il y a tous les jours de pauvres diables d’imbéciles qui se font condamner comme usuriers pour avoir bêtement baillé leur argent à 12 ou 15 0/0 l’an, contre lettre de change ou autres engagements aussi sérieux, à quelques fils de famille qui se gardent bien de le leur rendre, préférant les faire condamner au nom de la morale publique. Mais on ne risque pas d’être taxé d’usure pour prêter en report à 23, 50 et 100 0/0 par an. À bien avisé, salut ! » (Almanach de la Bourse).

Montrons par quelques exemples toute l’excellence de la position du reporteur.

Je possède 60,000 fr. dont j’aurai besoin dans un mois ou deux ; je ne puis les engager dans une affaire de commerce pour si peu de temps, et afin de ne pas les laisser stériles, je fais l’opération suivante : j’achète du 3 0/0 à 67 au comptant, et je le revends de suite fin courant à 67 35. Mes fonds seront disponibles pour l’époque où j’en aurai besoin, et ils m’auront rapporté pendant ce mois 35 cent. de bénéfice par coupon, soit un taux de 5 fr. 40 0/0 l’an.

Si je veux prolonger mon opération :

J’ai opéré un premier report fin juillet. Je dois remettre à X les titres que je lui ai vendus ; cependant je n’ai pas encore besoin de dégager mon capital. J’achète alors une somme de valeurs égale à celle que je dois livrer : mon dernier vendeur fera la livraison à X, et recevra de lui la somme que je devais toucher moi-même. Je garde ainsi mes titres. Je puis les revendre fin août, et recommencer de mois en mois, ou de deux en deux mois la même opération. Dans ce cas, mon premier achat devient une opération de placement ; mes achats de fin de mois sont opérations de spéculation : elles se trouvent consommées dans les délais légaux.

On a intérêt à employer ce moyen quand, à l’échéance du marché, les fonds sont en baisse. Ainsi, j’ai acheté comptant du 4 ½ à 89 ; je le revends fin prochain à 89 75. À l’époque de la livraison le 4 ½ est à 88. J’ai intérêt à racheter des rentes, car je bénéficie de la différence entre 88 et 89 75, soit 1 fr. 75, tandis qu’en livrant mes titres achetés à 89, ma plus-value n’est plus que de 75 centimes. Je puis ainsi attendre la hausse. Si je suis forcé de réaliser, je ne perds rien à la baisse, car j’ai vendu à 75 centimes de profit ; seulement je manque à gagner.

Lorsqu’au contraire les fonds sont en hausse au moment de la livraison, il faut consommer la première opération, sauf à en recommencer une identique le mois suivant. Ainsi, dans l’exemple précédent, supposons que les fonds soient à 90 fr., je n’irai pas acheter à 90 pour livrer à 89 75 ; c’est mon acheteur qui profite de la plus-value de 25 centimes. Mais, encore une fois, je ne perds rien, puisque je reçois 89 75 et que j’ai payé 89.

Les opérations que nous venons de décrire sont relativement honnêtes. Les habiles ne s’en contentent pas. Ils s’empressent de vendre, font de nouveaux reports sur la même valeur, revendent et reportent à outrance, écrasant les cours et poussant à la baisse afin de pouvoir racheter à bas prix, en liquidation, les valeurs dont ils sont tenus de couvrir leurs reportés.

Ceux-ci emploient le report afin de prolonger une opération qui se solderait en perte, et d’éviter momentanément l’exécution.

Exemple. — J’achète 25 actions de la Banque de France à 3,685 fr. La baisse se déclare, et je suis obligé de vendre à 3,675 ; c’est 250 fr. de perte pour moi si je termine là mon opération. Mais j’ai foi au retour de la hausse : en même temps que je vends à 3,675, je rachète fin courant à 3,680, en supposant que le taux du report soit de 5 fr. Je paye en liquidation les 250 fr. à mon déficit ; seulement mon opération n’est pas terminée ; je puis, si la hausse reparaît, couvrir ma perte et me retirer en bénéfice. On peut répéter le même manége de mois en mois et se faire reporter ainsi indéfiniment. Les agents de change y trouvent leur profit, car c’est double commission, puisqu’il y a double opération ; quant aux spéculateurs, avec des taux de 4 à 60 0/0 par liquidation, ils y rencontrent souvent la lente et douloureuses agonie au lieu de la mort violente qu’ils ont voulu éviter.

De même que le change et les valeurs, les reports sont cotés à la Bourse. Les opérations qui en résultent sont soumises aux mêmes règles que les autres : elles ne peuvent se faire à plus d’un mois pour les actions de chemins de fer, ni à plus de deux pour les autres effets.

On appelle report sur prime, dans le premier sens que nous avons donné du mot report, une opération par laquelle on achète ferme fin courant des effets qu’on revend à prime fin prochain. Comme la vente à prime est plus chère que la vente ferme, le report se trouve plus élevé ; seulement, en cas de baisse, on court la chance de ne pas voir lever ses titres, et de rester acheteur de fonds dont on pouvait avoir intérêt à se débarrasser.


2. COMBINAISONS AUXQUELLES DONNENT LIEU LES DIFFÉRENTES SORTES DE MARCHÉS.


Nous avons signalé trois sortes de marchés :

Au comptant ;

À terme ferme ;

À terme et à prime.

La vente et l’achat, suivant l’un ou l’autre de ces trois modes, peuvent se combiner deux à deux de toutes les manières possibles, au choix des joueurs, suivant leurs calculs et leurs intérêts.

Les spéculations sont à la hausse ou à la baisse. Dans le premier cas, on achète pour vendre ; dans le second, on vend avant d’acheter. Ainsi, les cours sont à la hausse ; je deviens acquéreur de 3 0/0 à 70 fr., et j’attends, pour vendre, que la rente ait monté à 70 50 ou au dessus. — Inversement, la baisse va crescendo ; je vends à 69, et j’attends pour acheter que le cours soit au-dessous de ce taux, à 68 50 par exemple.

D’où il résulte que les opérations à la baisse sont nécessairement à terme ; qu’il y a intérêt pour les baissiers à discréditer les valeurs ; que le gouvernement a par conséquent le droit et le devoir d’arrêter, par tous les moyens que la liberté des transactions autorise, cette débâcle : car c’est son crédit à lui qu’on cherche à ruiner, du moins en ce qui concerne la rente, crédit moral dans tous les cas, crédit matériel s’il a besoin d’emprunter.


§ 1er. opérations à la hausse.


Elles peuvent se faire au comptant ou à terme.

a) Achetant au comptant, vous pouvez revendre : 1o au comptant ; 2o ferme ; 3o à prime, dès que la hausse est venue.

À terme, vous pouvez :

b) Acheter ferme, vendre : 1o ferme, 2o à prime :

c) Acheter à prime et revendre : 1o ferme, 2o à prime.

Prenons des exemples.

a) J’achète au comptant 1,500 fr. de rente 3 0/0 à 70, soit en capital 35.000 fr.

1o Je les vends le lendemain au comptant à 70 20, soit 35,100 fr. : différence à mon profit, 100 fr.

2o Je les vends ferme fin du mois à 70 60, le taux du report étant de 60 c. ; bénéfice, 300 fr.

3o Je les vends à prime fin prochain à 71 dont 1, la rente à prime étant toujours la plus chère, soit 35,500 fr. ; excédant à mon profit, 500 fr., que les titres soient levés ou non. S’ils ne sont pas levés, c’est qu’il y a baisse, et je reste acquéreur de fonds publics en attendant la hausse.

b) J’achète ferme, fin courant, 25 actions du Comptoir d’escompte à 670 fr. soit en capital, 16,750 fr.

1o Je les vends ferme, fin prochain, à 680, soit 250 fr. à mon profit. Dans ce cas, il faut que j’aie de quoi prendre livraison à mon échéance ; si je n’ai pas 16,750 fr., je ne puis pas revendre à un délai plus long que je n’ai acheté.

2o Je les vends à prime dont 5, fin courant, bénéfice à mon profit, 125 fr., si les actions sont levées. Si elles ne le sont pas, c’est qu’il y a baisse, et dans ce dernier cas, comme j’ai besoin de vendre pour lever moi-même, l’achat étant ferme, j’ai fait une fausse spéculation. Supposons que je sois obligé de les négocier à 663, ce sera 16,575 fr. que je recevrai contre 16,760 fr. que j’aurai à payer : différence à mon préjudice, 175 fr., dont il faut déduire la prime de 125 fr. qui me reste, et qui réduit mon déficit à 50 fr. Dans ce marché, les pertes sont illimitées.

c) J’achète à prime dont 10, fin courant, 50 Nord à 890 ; soit en capital, 44,500 fr.

1o Je les revends ferme à 894 ; différence à mon profit, 200 fr. Si les actions sont descendues à 885, comme j’ai payé 500 fr. de prime, j’ai intérêt à les lever ; car, revendant à ce prix, soit 44,250, je perds 250 fr., tandis qu’en ne prenant pas livraison, je perds les 500 fr. de prime. Dans ce marché, la perte ne peut excéder 500 fr.

2o Je les revends à prime dont 5, à 896 ; soit 44,800 fr. ; différence à mon avantage, 300 fr. si la livraison s’effectue. Si elle ne s’effectue pas, c’est qu’il y a baisse, et les 250 fr. de prime me restent. Mais j’ai moi-même payé une prime de 500 fr. ; si je dois l’abandonner aussi, mon déficit ne sera que de 250 fr.

Ce dernier exemple est une opération de prime contre prime, nous y reviendrons.


§ 2. opérations à la baisse.


Elles sont nécessairement à terme.

a) Je vends ferme à découvert et j’attends la baisse.

Ainsi je vends ferme 50 obligations de la ville de Paris à 1,120 fr., soit en capital 56,000 fr. Entre l’époque du marché et de l’échéance, elles tombent à 1,110 ; j’achète à ce prix (comptant ou à terme) ; différence à mon profit, 500 fr. — Si les cours se maintiennent à 1,120, je ne gagne rien, mais je ne perds que les droits de courtage. Si la hausse survient au lieu de la baisse, ma perte peut devenir considérable.

b) Je vends à prime à découvert.

Exemple. — Je vends à prime dont 1 50, fin prochain, 4,000 fr. de rente 4 0/0 à 80 ; soit en capital, 80,000 fr., prime, 1,500 fr. Si la baisse survient, et que la rente soit à 77 à l’échéance, on ne lèvera point les titres : je n’aurai pas besoin d’acheter ; je gagnerai les 1,500 fr. — S’il y a hausse, et que mon acquéreur prenne livraison, je perdrai la différence entre le prix de vente et celui auquel je serai obligé d’acheter, soit 1,000 fr., au cas où le 4 serait à 81. La perte, dans cette circonstance, n’est pas limitée pour le vendeur à découvert ; elle l’est à 1,500 fr. pour l’acheteur.

c) J’achète à prime et je vends ferme à l’instant même.

Exemple. — Le 3 0/0 à prime dont 1 est à 81 fin courant, et la rente ferme 80 60. J’achète 1,500 fr. de rente au premier taux, soit en capital 40,500 fr., prime 500 fr. Je les revends ferme de suite au second taux 80 60, soit en capital 40,300 fr. ; différence à mon détriment, 200 fr. Si la baisse survient, conformément à mes prévisions, et que le 3 descende à 79, j’annule mon premier marché par l’abandon de la prime, et j’achète ferme à 79 ; soit en capital, 39,500 fr. J’ai vendu 40,300 fr. ; bénéfice brut, 800 ; d’où il faut déduire la prime de 500 fr. que j’ai abandonnée ; bénéfice net, 300 fr. — La hausse se maintient-elle jusqu’à l’époque de la livraison : je réalise mon achat à prime, qui me coûte 40,500 fr., et ma perte se trouve limitée à 200 fr.


§ 3. opérations complexes.


Les négociations dont nous venons d’exposer le mécanisme se composent des différentes sortes de marchés analysés dans la première partie de ce chapitre ; celles qui suivent sont des combinaisons des opérations mêmes : elles présentent des complications à l’infini. On y a recours lorsque les fluctuations de la cote sont indécises, tantôt en hausse, tantôt en baisse. Nous citerons les plus usitées.


1o Opérations à la hausse ou à la baisse.


Si les variations ne sont pas considérables :

J’achète ferme 25 actions de la Banque à 2,700, ci 67,500 fr., et j’en vends 50 à prime dont 10, à 2,705, ci 135,250 fr. Les effets seront levés ou ne le seront pas.

1o S’ils sont levés :

J’aurai à racheter 25 actions au cours du jour. La hausse est-elle permanente : j’ai fait une fausse spéculation. Mais si mes prévisions se réalisent, il doit y avoir des alternatives de hausse et de baisse ; j’achète en baisse à 2,702, soit pour 25 actions, 67,550 francs.

Ainsi, j’ai d’une part :

25 actions à 2700, soit 67,500 fr.
25     — 2,702, —     67,550

Total 135,050

J’ai revendu le tout 135,250
différence à mon profit 200 fr.

L’acheteur à prime à 2,705 prendra livraison si les actions sont seulement à 2,696, car il perd 9 fr. par action, soit 350 fr., au lieu qu’en abandonnant sa prime de 10 fr. par action, il perd 500 fr.

Nous avons supposé le second achat plus cher que le premier : l’inverse pouvait avoir lieu ; le bénéfice était alors augmenté d’autant.

2o Si les titres ne sont pas levés :

Je puis me trouver vendeur non-seulement de 25 actions, mais de 50 ; car j’ai dû me mettre en mesure en prévision de la livraison. J’ai vendu à mes risques et périls, à 2,695 supposons, soit en capital 134,750 fr.

Je dois payer        135,050
--------
Déficit   300

Mais la prime de 500 fr. me reste, et je me trouve en fin de compte avoir gagné 200 fr.

Les chances favorables d’un marché de ce genre sont donc subordonnées aux deux conditions essentielles dont nous avons parlé, savoir : oscillations perpétuelles dans la cote et variations peu considérables. Des joueurs consommés peuvent seuls prévoir ces accidents.

Si les variations sont considérables :

J’achète 10 x à prime.

Je revends ferme de suite 5 x ; je suis en perte, puisque la vente ferme est moins chère que celle à prime.

J’attends pour vendre les 5 x restant que la hausse soit revenue au point de couvrir mon déficit et de me donner du gain. Dans ce cas, l’opération se termine là.

Si la baisse vient au-dessous du taux auquel j’ai vendu les 5 x, j’annule, par l’abandon de la prime, mon premier achat de 10 x, qui me coûte plus cher que je n’ai vendu, et je rachète en baisse les 5 x que j’ai à livrer.


2o Opérations de primes contre primes.


Elles ont l’avantage de limiter les pertes ; en revanche elles offrent peu de bénéfices. Elles reposent sur ce fait, que plus la prime est forte, moins le prix est élevé. Ainsi la prime dont 1 fr. est moins chère que la prime dont 50 centimes. — Ces sortes d’affaires exigent une grande habitude de la Bourse et ne sont pas bonnes pour les débutants.

Exemple. — J’achète 1,500 fr. de rente 3 0/0, dont 1, à 80. Je les revends de suite à 80 70, dont 50 c.

1o Si à l’échéance les cours sont en hausse, les primes sont levées, et je gagne la différence de 70 c. par coupon, soit 350 fr.

2o S’ils sont en baisse, l’acheteur m’abandonne sa prime dont 50 c, soit 250 fr., j’abandonne la mienne dont 1, soit 500 fr., ma perte n’est que de 250 fr.

3o S’ils sont au pair ou à peu près, à 80 05, par exemple, mon acheteur ne lève point sa prime, qui me reste, soit 250 fr., et je revends à 5 centimes de bénéfice, soit 25 fr., en tout 275 fr., sauf déduction du courtage.

Autre exemple. — Inversement j’achète à 80 70 dont 50, je revends à 80 dont 1.

1o Si à l’échéance le cours est en hausse, ma perte est limitée à 70 c.

2o S’il fléchit et que les primes soient abandonnées, je reçois 1 fr., je ne donne que 50 c. ; bénéfice pour moi, 50 c.

3o Si la baisse n’est pas assez forte pour empêcher mon acheteur de prendre livraison, qu’elle ne soit que de 60 c, par exemple (79 40), j’abandonne mon premier marché et je rachète à 79 40 ; comme je suis vendeur à 80, mon bénéfice brut est de 60 c, d’où il faut déduire les 50 c. de prime que j’ai abandonnés ; bénéfice net, 10 c.

Autre exemple. — Je vends 10 x à prime dont 50 c. fin courant ; je rachète 10 x à prime dont 1 fin prochain.

Si à la fin du mois les 10 x ne sont point levés, je gagne les 50 c. ; ce qui diminue de moitié ma prime dont 1.

S’ils sont levés, j’achète ferme fin courant les 10 x que j’ai à livrer, et je reste acquéreur pour un mois encore des premiers 10 x : ce qui me permet de profiter des chances de hausse. — C’est ce qu’on appelle se faire reporter sur prime.

On peut encore acheter une quantité de valeurs à prime dont 1, et en revendre le double à prime dont 50. Si les effets ne sont levés ni de part ni d’autre, l’opération est nulle.

Inversement, on achète une quantité de titres à prime dont 50, on en revend le double à prime dont 1. Si les titres ne sont point levés, le spéculateur gagne quatre fois la prime d’achat.


3o Arbitrages sur effets publics.


C’est une opération qui consiste à échanger une valeur contre une autre, du 4 ½ contre du 3 par exemple, afin de bénéficier de la différence. Elle repose sur ce fait que les diverses espèces de fonds ne sont pas toujours au même taux ; ainsi le 3 0/0, sur lequel se porte de préférence la spéculation, est plus cher que le 4 et le 4 ½. Il est à 67 quand le 4 ½ est à 90 ; pour que les deux rentes fussent au même taux, il faudrait que le 4 ½ valût 100 50 quand le 3 coûte 67.

Exemple d’une opération d’arbitrage. — Je suis possesseur de 1.500 fr. de rente 3 0/0. Le 3 monte à 85, tandis que le 4 ½ reste à 105. Je vends à 85 et je réalise en capital 42,500 fr. Avec cette somme je rachète en 4 ½, à 105, 1,818 fr. de rente au prix de 42,420 fr. Si je borne là mon opération, ma rente s’est accrue de 318 fr., et il me reste 80 fr. sur mon capital.

Mais si j’ai voulu faire une spéculation, j’ai été conduit à changer mon placement dans l’espoir de voir monter le 4 ½ et baisser le 3 ; je ne suis donc qu’à moitié de la besogne. Supposons que ma prévision se réalise : le 4 ½ est à 107 et le 3 à 80, je vends à 107 mes 1,818 fr. 4 ½


Soit
43.228 fr.
Je rachète à 80 1,500 fr. de 3 0/0, ci
40.000   

   Différence à mon profit
3.228   
   Plus les 80 fr. de la première opération
80   

       Bénéfice total
3.308   

Ainsi je me trouve, comme auparavant, possesseur de 1,500 fr. de rente 3 0/0, et j’ai gagné 3,308 fr.


4o Moyens de bonifier les fausses spéculations.


Nous avons déjà indiqué comment au moyen des reports on peut prolonger une opération devenue mauvaise au moment de la liquidation. Il y a encore d’autres ressources, dont nous devons parler également.

1. J’ai vendu à découvert de la rente à 80 50. La hausse survient ; je suis forcé d’acheter à 81 pour faire ma livraison. Je perds 50 c. par coupon si mon opération finit là. Mais je crois au retour de la baisse. Je vends fin prochain à 81 30, le report étant présumé de 30 c. ; je paye en liquidation la différence de 50 c, et je reste vendeur à terme en attendant la baisse.

2. J’ai acheté 1.500 fr. de 3 0/0 à 80 ; la rente tombe à 78 ; j’en achète à ce prix une même quantité. Je me trouve acquéreur de 3,000 fr. de rente au cours moyen de 79 ; pour peu que les fonds montent au-dessus de ce dernier chiffre, j’aurai du bénéfice. C’est ce qu’on nomme une commune.

3. Inversement j’ai vendu à découvert 1,500 fr. de rente à 80. Survient la hausse à 81 ; je revends à ce prix même quantité de titres. Je me trouve vendeur de 3,000 fr. de rente au cours moyen de 80 50, pourvu que la baisse revienne au-dessous de ce dernier chiffre, je pourrai acheter en bénéfice.

4. Opérant à la hausse, j’ai acheté 20 x. C’est la baisse qui survient ; je suis en perte. Mais je revends 40 x. Acheteur de 20 x, vendeur de 40 x, je reste vendeur de 20 x. J’attends, pour les acheter, que la baisse me permette de couvrir au moins la perte de mon premier marché. — Cette opération, commencée à la hausse, se termine à la baisse.

5. Inversement, j’ai vendu à découvert 1,500 fr. de rente à 80. Survient la hausse, à 81. J’achète, non pas 1,500 fr., mais 3,000 ; je liquide à perte mon premier marché, mais je reste acheteur de 1,500 fr. de rente, et j’attends, pour vendre, que la hausse puisse m’indemniser de mon déficit. — Cette spéculation, commencée à la baisse, finit à la hausse.

Nous avons passé en revue les combinaisons les plus remarquables de la spéculation. Nous ne prétendons pas les avoir énumérées toutes, car elles revêtent, comme le Protée de la Fable, les formes les plus diverses. À chaque instant, on en invente de nouvelles. Ce qui les caractérise en général, c’est que, bien qu’elles puissent servir, par exception, à des opérations sérieuses, elles n’ont habituellement d’autre motif que le jeu, et qu’elles tombent en dehors de la spéculation productive, et sous le coup des interdictions de la loi. Mais la loi, le joueur de Bourse la défie : que ne donnerait-il pas pour pouvoir défier aussi bien la fortune !…



ARITHMÉTIQUE SPÉCULATIVE.


Il ne sera pas sans doute inutile de terminer ce chapitre par un résumé des règles d’arithmétique nécessaires à la solution des problèmes dont se sert la spéculation.

Nous ne nous arrêterons certes pas à celui-ci : Combien coûtent 25 actions à 750 fr. ? Mais plus d’un lecteur tâtonnerait peut-être pour résoudre cet autre un peu moins simple : Combien coûtent 2,250 fr. de rente 4 ½ à 90 ? — 90 n’est pas le prix de 1 fr. de rente, mais le prix de 4 fr. 50. Donc il faut chercher combien de fois 2,250 contient 4 fr. 50. — Réponse : 500 fois. — C’est par 500 qu’il faut multiplier 90. — Produit : 45,000 fr.

Combien coûtent 3,000 fr. de rente 3 0/0 à 67 ?

Réponse : 67 ou 67 1,000 = 67,000 fr.

Presque tous les calculs dont on a besoin à la Bourse se résolvent par la règle de trois. Le point capital est de savoir poser la proportion. Nous allons en résumer les principes.

L’un des termes est toujours : Un capital C est à un capital c ; l’autre : Un intérêt I est à un intérêt i. — C doit correspondre à I, et c à i.

Exemples :
C : c : : I : i
c : C : : i : I
I : i : : C : c

L’usage est de placer l’inconnue au dernier terme. Soit C l’inconnue : c sera le troisième terme, I le second, et i le premier :

Appliquons cette théorie à nos calculs.

1. Reprenons celui de tout à l’heure : combien coûtent 2,250 fr. de rente à 4 ½ 0/0 à 90 ?

Lorsque 4 fr. 50 de rente (i) se payent 90 fr. (c), combien 2,250 fr. de rente (I) se payeront-ils ? — L’inconnue est C. Donc pour la proportion suivante :

Proportion : i : I  :: c : C
En chiffres : 4 50 : 2,250 :  : 90 : x
D’où : = 45,000 fr

2. Quel est le taux d’un emprunt public 5 0/0 négocié à 80 fr. ?

Quand 80 fr. de capital (c) donnent 5 fr. de rente (i), combien 100 fr. (C) en donneront-ils ? — L’inconnue est I, et la proportion doit s’écrire :

Proportion : c : C :  : i : I
En chiffres : 80 : 100 :  : 5 : x
D’où : = 6 fr 25.

L’emprunt est contracté à 6 fr. 25 0/0.

3. Le 3 0/0 est à 67 et le 4 ½ à 90 : lequel est le plus cher ?

Il y a deux manières de résoudre ce problème : l’une consiste à chercher le taux de chacun des cours et à en faire la différence ; mais la suivante est plus expéditive.

Quand 3 fr. de rente (i) se payent 67 fr. (c), combien coûtent 4 fr. 50 (I) ? — L’inconnue est C, et nous écrivons :

Proportion : i : I :  : c : C
En chiffres : 3 : 4 50 :  : 67 : x
D’où : = 100 50.

Puisque 100 50 est en 4 ½ le cours correspondant à 67 en 3 0/0, et que le premier n’est qu’à 90, le 3 est le plus cher. — De combien par franc de rente est-il plus cher ?

De , soit , ou , ou 2 fr. 33.

On peut encore résoudre ce problème par la méthode dite de l’unité ou du denier.

Quand 3 fr. de rente (I) coûtent 67 fr. (C), combien coûtera 1 fr. de rente (i) ? — l’inconnue est c, et nous posons :

Proportion : I : i :  : C : c
En chiffres : 3 : 1 :  : 67 : x
D’où : = 22 fr. 33.

On a de même : 4 50 : 1 :  : 90 : x

D’où : = 20 fr.

Le 3 est au denier 22 33 ; le 4 ½ au denier 20. — Différence 2 fr. 33 c.

4. Combien, avec 60,000 fr., peut-on acheter de 3 0/0 à 66 ?

Quand avec 66 fr. (c) on a 3 fr. de rente (i), combien en aura-t-on avec 60.000 fr. (C) ? — L’inconnue est I et je pose :

Proportion : c : C :  : i  : I
En chiffres : 66 : 60, 000 :  : 3 : x
D’où : = = 2,727 fr. 27.

On peut dont acheter 2,727 fr. de rente.

5. 92,500 fr. m’ont produit, dans une opération de report, 815 fr. en un mois : quel taux pour 100 l’an ce bénéfice représente-t-il ?

Je dis : 815 fr. en un mois donnent, pour douze mois ou une année, 9,780 fr. La question est donc celle-ci : lorsque 92,500 fr. (C) produisent 9,780 fr. (I) dans l’année, combien 100 fr. (c) en produisent-ils ? — L’inconnue est i.

Proportion : C : c :  : I : i
En chiffres : 92,500 : 100 :  : 9,780 : x
D’où : = 10 fr. 57.

Le bénéfice du report dans cette affaire représente donc un taux de 10 fr. 57 c. 0/0 l’an.

6 . S’il s’agit de fonds étrangers, le mode de procéder n’est pas différent.

Quand 5 ducats de rente de Naples en valent 105 en capital, combien vaudront 500 ducats de rente ?

Proportion : 5 : 500 :  : 105 : x
D’où : x = 10,500 ducats.

Mais combien cela fait-il en francs, le ducat étant évalué à 4 fr. 40 c. ? — Il suffit de multiplier 10,500 par 4 40 ; ce qui donne 46,200 fr. — En effet, 1 ducat donne 4 40 comme 10 500 ducats donnent x fr. — 1, c’est i ; 4 40, I ; 10,500, c, et x l’inconnue, C.

Proportion : i : I :  : c : C
En chiffres : 1 : 4 40 :  : 10, 500 : x

Comme 1 ne divise pas, il suffit de multiplier par 4 40.

7. Le florin d’Autriche vaut 2 fr. 60 : combien valent 10,000 florins en francs.

Puisque 1 ne divise pas, c’est 2 60 1,000, ou 2,000 fr.

8. Le type des monnaies étrangères est généralement plus élevé que le nôtre ; en sorte que le calcul indiqué aux numéros 6 et 7 est applicable à peu près partout. Seulement il s’agirait d’un type plus faible, qu’il n’y aurait encore rien à changer, sinon dans la position des termes : l’unité du premier terme, c’est alors le type étranger.

Exemple. Quand le denier de gros d’Amsterdam vaut 54 centimes, combien valent en franc ? 248 deniers ?

1 denier donne 54 centimes comme 248 deniers x fr.

Proportion : 1 : 54 :  : 248 : x
D’où : x = 248 0 54 = 133 fr. 92.

9. Inversement, on peut avoir à convertir des francs en valeurs étrangères.

Quand la pistole d’Espagne vaut 15 fr., combien valent en pistoles 36,000 fr. ?

Je dis : 15 fr. donnent 1 pistole comme 36,000 fr. donnent x.

Proportion : 15 : 1 :  : 36,000 : x.

1 ne multiplie pas ; donc : x = = 2,000 pistoles.

Il serait superflu de multiplier davantage les exemples.




CHAPITRE VI.


Matières métalliques. — Change.


Les courtiers de commerce ont le droit, concurremment avec les agents de change, de vendre les matières d’or et d’argent ; mais aux derniers seuls appartient d’en constater le cours. Le jeu est interdit sur ces valeurs, comme sur toutes les autres.

L’or et l’argent ont leur prix au pair ; ils perdent ou gagnent sur le marché, suivant les circonstances. Les grandes crises politiques font monter le prix de l’or, parce qu’il permet de transporter de grandes valeurs sous un petit volume.

L’agio, c’est le profit, et l’escompte la perte.

Or en barre, pièces de 20 et 40 fr., agio, 2 fr. 50 pour 1,000, signifient que l’or gagne 2 fr. 50 par 1,000 fr.

Au lieu du mot agio, il y aurait escompte, c’est que l’or perdrait 2 fr. 50 par 1,000 fr.

Or en barre, pièces de 20 et 40 fr. au pair, signifie qu’il n’y a ni agio ni escompte.

Or en barre, à 1000/1000, c’est l’or le plus pur, il vaut 3,444 fr. 44 c. au pair, le kilogramme.

Or en barre, à 900/1000, c’est l’or avec un dixième d’alliage. Prix au pair : 3,100 fr. le kilogramme.

Argent en barre, à 1000/1000. Prix le kil. : 222 fr. 22.

Idem à 900/1000 : 200 fr. 22

Le change est une opération qui consiste à faire passer, à l’aide de simples effets, des sommes, souvent considérables, d’une place dans une autre. Il a pour but et pour résultat d’éviter le transport encombrant et coûteux des matières métalliques. On peut dire que ce dernier procédé serait à la lettre de change ce qu’en fait de rapidité la batellerie est à la télégraphie électrique.

Le change suppose des dettes réciproques entre les pays.

A, de Marseille, a vendu à B, de Lille, des savons pour une somme de 10,000 francs ; B a fourni à C, de Marseille également, 10,000 fr. d’huiles. Il n’est pas nécessaire de déplacer un centime pour solder un pareil marché. B écrit à son débiteur C : « Payez à votre compatriote A les 10,000 fr. que vous me devez et que je lui dois moi-même. » Les trois contractants gagnent à cet arrangement, économie de temps et sécurité.

Lorsque le vendeur et l’acheteur ont à la négociation un intérêt égal, le change est au pair.

Mais il n’en est pas toujours ainsi.

La Nouvelle-Orléans expédie à Rouen pour 10 millions de cotons ; Lyon vend à New-York 8 millions de soieries. Le négociant lyonnais reçoit en payement du papier sur Rouen ; celui de la Nouvelle-Orléans reçoit le sien sur New-York. Si ces villes n’échangeaient qu’entre elles, il faudrait transporter l’appoint de 2 millions de Rouen à la Nouvelle-Orléans afin de parfaire les comptes.

Le commerce a sans doute des ressources plus expéditives ; les relations que nous avons supposées entre quatre places ne sont nulle part circonscrites dans un cercle aussi restreint. Chaque centre d’affaires est en correspondance avec les principaux marchés du monde. Seulement, entre deux endroits il peut y avoir inégalité de créances, comme dans l’exemple ci-dessus, et alors le papier sur telle place est plus ou moins demandé, plus ou moins cher. D’où une différence dans le prix du change.

Le change d’un lieu sur un autre est bas, lorsque ce lieu est large de l’argent de l’autre, c’est-à-dire lorsqu’il a plus à payer qu’à recevoir. Il est haut dans le cas inverse, quand il a plus à recevoir qu’à payer. La France doit 10 millions à l’Amérique, qui ne lui en doit que 8 : le change est bas pour nous et haut pour les Américains. En d’autres termes, l’Américain achètera le papier sur la France au-dessous de sa valeur, puisqu’il est abondant ; le Français payera le papier sur l’Amérique au-dessus de son titre nominal, parce qu’il est rare.

L’abondance, la rareté sont donc pour les effets de commerce, de même que pour les produits, des causes de hausse ou de baisse, de cherté ou de bon marché.

Ces négociations sortent, comme on voit, du domaine de la spéculation ; elles appartiennent essentiellement au commerce et à la banque. Comment se trouvent-elles entre les mains des agents de change ? Nous l’avons dit : la Bourse est le marché aux capitaux condensés sous forme de titres, et la loi n’accorde qu’aux agents de change le droit d’y servir d’intermédiaires. Ils ne vendent ni n’achètent autrement que par commission. Ils ne sont pour rien dans la fixation du cours ; la constatation seule leur en est réservée. Ils ne sont ni banquiers ni commerçants ; ils mettent à contribution la banque et le commerce. Ils jouissent d’un vieux privilége : il en a toujours été ainsi ; il en sera, espèrent-ils, longtemps encore de même.

Entre temps, la pratique, toujours en avance sur la législation, s’affranchit peu à peu du monopole : les opérations de change reviennent de droit et de fait aux banques publiques et privées et aux comptoirs d’escompte.

Ce n’est pas que MM. les officiers publics s’en préoccupent. Nous avons vu déjà combien ils sont bons princes avec les coulissiers et les courtiers-marrons. Leur libéralité ne se dément pas en cette occurrence. Qu’est-ce, en effet, que de misérables effets de commerce pour des gens qui ont la main sur la rente, les chemins de fer, les canaux, les mines, les usines, les forges, la Banque, les assurances, etc. ?

Ce qui précède suffit pour donner une idée de la nature du contrat de change, de sa nécessité, des combinaisons dont il est susceptible, des causes de variation entre les différentes places, de la hausse et de la baisse sur une même place à diverses époques. Il nous reste à compléter, par quelques détails techniques, ces notions générales.

On distingue deux sortes de monnaies : 1o Monnaie réelle ; elle existe matériellement en pièces d’or, d’argent ou de billon. — 2o Monnaie de change ; elle n’existe pas toujours en métal ; c’est le nom qu’on donne parfois à une somme d’espèces ou de fractions d’espèces.

Chez nous le franc est à la fois monnaie effective et monnaie de compte ou de change. Mais il n’en est pas de même partout. En Hollande, par exemple, la livre de gros, adoptée pour les négociations du change, n’existe pas en métal ; elle représente 6 florins de monnaie réelle.

Le prix du change entre deux places s’évalue par la comparaison de leurs monnaies réelles ou de change, servant, la première de type, la seconde d’unité monétaire.

On dit qu’une place donne le certain quand sa monnaie sert de terme fixe dans la comparaison ; celle qui fournit le terme mobile donne l’incertain.

Ainsi, dans le change entre Paris et Londres, le terme fixe de la comparaison, c’est la livre sterling ; le terme mobile, sa valeur en francs, qui peut être, suivant les circonstances, de 25 fr., 24 fr. 95, 25 fr. 10. Entre Paris et Lisbonne le terme fixe est 5 fr., qui valent 495, 500, 504 reis, plus ou moins.

Entre deux places, il y a nécessairement un terme fixe et un terme mobile. Ce n’est ni un avantage ni un désavantage de donner l’un ou l’autre. Tels que l’usage les a établis, on les conserve, on ne les transpose jamais : Paris donne toujours l’incertain à Londres et le certain à Lisbonne.

MODE D’ÉVALUATION DU CHANGE
entre Paris et quelques places de l’étranger.
CERTAIN    INCERTAIN
Paris, 3 fr.     Amsterdam, de 53 à 58 denier de gros.
——, 5 fr. Lisbonne, 500 reis, plus ou moins
Hambourg, 100 lubs Paris 185 fr., plus ou moins
Londres, 1 livre sterling ——, 25 fr, ——
Berlin, 1 rixdale —— 3 fr. 70 ——
Madrid, 1 pistole —— 15 fr. ——
Livourne, 1 piastre —— 5 fr. 15 ——
Naples, 1 ducat —— 4 fr. 40 ——
Vienne, 1 florin —— 2 fr. 50 ——
St-Pétersb., 1 rouble papier —— 1 fr. 10 ——

Cet usage permet de ne mettre qu’un terme dans le cours du change. Ainsi, ces expressions : Londres 25 10, Amsterdam 57, signifient que 1 livre sterling payable à Londres s’achète à Paris 25 fr. 10 c. ; que pour 3 fr. à Paris, on a 57 deniers de gros payables à Amsterdam.

Le change entre les villes de France s’évalue en francs. Il en est de même avec certaines places de l’étranger qui ont adopté nos monnaies. Dans ce cas, il s’exprime en un tant pour 0/0 de perte accolé au nom de la ville qui a le change défavorable.

Ainsi Gênes 2 p. signifie que 100 fr. payables à Gênes perdent 2 0/0 à X et n’y valent que 98 fr. Bordeaux 1/5 p. veut dire que 100 fr. payables à Bordeaux coûtent 99 fr. 4/5 à Z.

Les opérations de change supposent chez ceux qui s’y livrent, non comme intermédiaires, mais comme négociants, une connaissance étendue des relations commerciales entre les divers marchés du globe, puisque l’abondance ou la rareté du papier sur ces marchés en détermine le cours. Les banquiers sont mieux en position que personne, par la multitude de leurs relations, de connaître les besoins et les ressources de chaque place.

Le change suppose aussi la connaissance des monnaies étrangères et de leurs valeurs respectives au pair ; sans quoi il serait impossible de savoir si le change est favorable ou non sur telle ville. Par exemple, cette formule, Naples 4 20, signifie qu’un ducat de Naples vaut en France 4 fr. 20 c. ; mais laquelle des deux monnaies perd au change ? il faut pour cela connaître la valeur au pair du ducat napolitain : elle est de 4 fr. 40 c.

La formule employée entre les villes qui se servent d’une même monnaie, x 0/0 de perte, est infiniment plus simple. Qu’en faut-il conclure ? — Que l’unité monétaire, appliquée à toutes les nations civilisées, de même que l’unité de poids et de mesures, simplifierait de 90 0/0 les relations commerciales, et supprimerait une foule de fonctions vivant aux dépens de la production, de l’imbroglio et des complications de comptes.

— À quand cette réforme ?

— Bah ! les questions de concert et d’équilibre sont bien autrement importantes.




CHAPITRE VII.


Que le régime actuel de la Bourse et du Crédit public
est la condamnation du système économique.


Notre dessein n’est pas de faire ici la satire de toute une époque, de toute une société. Nous manquerions d’ailleurs à nos propres principes, nous imiterions la théologie si, au lieu de rechercher les causes de la dissolution contemporaine dans des principes mal définis, des notions mal différenciées, des formules inexactes, des forces mal équilibrées, surtout dans cet état de guerre sociale que les classes privilégiées ont de tout temps créé et entretenu comme l’expression de la liberté et de l’ordre, nous attaquions en masse personnes et corporations, c’est-à-dire l’humanité tout entière.

Que d’autres entreprennent, s’ils le peuvent, s’ils l’osent, l’épuration du corps social ! Pour nous, qui ne sommes ni prédicateurs ni jacobins, nous ne nous chargeons que d’interpréter les faits et de tirer au clair les idées. Trop éclairés sur les mystères de la fortune pour garder de ses injures aucun ressentiment, c’est à des sophismes que nous faisons la guerre, non à des hommes : c’est pour une science que nous combattons, nullement pour des intérêts. Et quelle science ? la Justice, dans ses applications à l’Économie…

Le coup de théâtre du 2 décembre a imposé silence aux défenseurs de la Révolution ; il n’a pas fait taire ses ennemis.

Il y a des gens qui, à propos de la spéculation boursière, ont saisi l’occasion de desserrer une ruade au socialisme, et de soutenir, contre nos critiques, l’utilité et la haute moralité du jeu.

D’autres, qui avaient eu la gloire insigne de souffrir persécution et captivité pour la république sociale, qui depuis, libérés de Belle-Isle, aussitôt engagés dans les opérations certaines de la Bourse, font consister la moralité de l’agiotage à se dérober à ses conditions aléatoires ; des hommes qui avaient commencé en 1848 la croisade du travail contre la coalition du capital, ont crié que nous voulions ramener le monde à la barbarie primitive, créer l’égalité de misère, et faire manger à la France rajeunie de 1852 le brouet noir.

D’autres enfin, M. Mirès en tête, avouant que depuis trois ans nous avons assisté à de grands malheurs, sur lesquels se sont élevées de grandes fortunes ; mais distinguant, après nous, la spéculation utile de la spéculation improductive et agioteuse dont ils font bénévolement une exception, essayent d’obtenir grâce, tolérance, pour le spéculateur nécessiteux, faiseur de dupes et de victimes, en faveur du financier probe et austère, qui…., dont…., auquel…., etc. On voit que M. Mirès parle de l’abondance de son cœur. Il connaît les nécessiteux, et il ne demande pas mieux aujourd’hui que de servir de Mécène au talent et à la vertu.

Quelques faits en réponse à ces fiers théoriciens trouveront naturellement ici leur place, et compléteront les éléments de la question que nous soumettons à nos lecteurs.


§ 1er. Comment les opérations aléatoires, indifférentes de leur nature, conduisent fatalement, dans l’état actuel des choses, à l’escroquerie et au vol. — Complicité de la science et de la loi. — Inégalité de position des joueurs.


Ainsi que nous l’avons remarqué dans notre Introduction, dans un état de choses fondé sur l’absence complète de mutualité entre les organes de la production et de la circulation, aucune loi sérieuse, soit de prévenlion, soit de répression, contre les abus dont la Bourse en premier lieu, et après elle la commandite, sont le théâtre, n’est possible.

Cette impuissance du législateur contre des actes qui tous, du plus au moins, se ramènent à l’escroquerie et au vol, constitue, suivant nous, la réduction à l’absurde de la théorie qui les engendre, et qui par suite se trouve condamnée à en soutenir l’innocence, à en affirmer la légitimité.

Or, telle théorie, telle pratique ; telle science, telle société. L’économie politique, telle que l’ont laissée Adam Smith, J.-B. Say, D. Ricardo, Malthus, etc., et que la représente l’Académie des Sciences morales et politiques, n’est autre chose que la description du galimatias social dans lequel croupit l’humanité depuis soixante siècles. Faut-il s’étonner que les adeptes de cette prétendue science en aient fait dans ces dernières années engin de contre-révolution ?…

Que le lecteur veuille bien nous accorder quelques minutes d’attention : notre dessein n’est pas de surprendre sa bonne foi.

Quelle loi morale, quel principe de justice peut, au for intérieur, défendre les marchés à terme ?

Aucun assurément. En premier lieu, la condition aléatoire est de l’essence de la production et de la circulation des valeurs : d’autre part, le terme, ou, pour mieux dire, le délai entre la livraison de la marchandise et la réception de la contre-valeur qui la paye, est la condition non moins essentielle du crédit et de l’échange.

Le hasard, par lui-même, n’est ni moral ni immoral. Sans doute, dans une société organisée sur le principe de garantie mutuelle, tous les efforts combinés tendraient à éliminer le hasard : mais là où cette mutualité n’est pas décrétée, l’agiotage devient prépondérant, et toute loi qui prétendrait le restreindre dans un ordre de transactions pendant qu’elle le laisserait libre dans les autres serait une loi arbitraire, une loi de mensonge et d’iniquité.

En deux mots : la mutualité opère contre le hasard, comme on le voit par l’assurance ; l’agiotage opère sur. Aucune loi ou constitution mutuelliste n’ayant déterminé à cet égard les droits et les devoirs des citoyens, leur condition légale est le jeu : cette conséquence est forcée.

Il suit de là que ce qui serait illicite, coupable dans un régime de mutualité, à savoir, la recherche de l’agio pour lui-même, à la place du produit, cesse de l’être dans un régime d’insolidarité absolue, où tout est abandonné à la fortune.

Cela posé, on demande : Lequel des deux est le plus moral en soi, le plus utile, le plus conforme à la justice éternelle et à l’économie, de ces deux régimes : la mutualité ou la licence ? Dépend-il de la volonté du législateur, du sophiste, que ce soit indifféremment celui-ci ou celui-là ?

Et c’est à cela que nous répondons, contre les économistes : Voyez les faits.

D’après des documents officiels, le produit du service des agents de change, à Paris, pour 1855, a été de 80 millions, ce qui suppose une masse de transactions de 64 milliards, non compris les opérations de la coulisse, etc.

Les transactions sérieuses n’atteignent pas certainement plus de 3 ou 4 milliards. L’importance des opérations de pur agiotage est donc à celle des affaires réelles comme 16 ou 18 à 1. Cela est-il moral ?

Ajoutons : Cela est-il économique ?

On a osé dire que les opérations de Bourse n’affectaient pas d’une manière sensible le crédit agricole et industriel ; qu’il n’était pas vrai que les capitaux fussent détournés de leur destination naturelle. Qu’est-ce donc que ces 80 millions que se partagent les agents de change, présidents et appariteurs de cet immense tripot ?

80 millions de courtages supposent que plusieurs centaines de millions ont été journellement engagés au jeu : n’eussent-ils pas été mieux placés dans l’agriculture, à laquelle la Société du Crédit foncier n’a pas un sou à offrir ; dans le commerce, à qui la Banque ne cesse de serrer les courroies ?

Nous voilà donc, par l’effet de la prépotence laissée à l’élément aléatoire sur l’élément juridique, dans un état de démoralisation chronique, organique, légale. Qui donc, voyant ce qui se passe, l’oserait nier ?

L’unique pensée des gens de Bourse se résume en trois mots : gagner, au jeu, de l’argent ! Tous, ou la plupart, ont des revenus, un commerce, une industrie, un état, des moyens d’existence enfin. Que demandent-ils à l’agiotage, alors ? Des profits sans travail, sans capital, sans esprit d’entreprise, sans génie. La Bourse a deux oscillations, la hausse et la baisse, comme la roulette a deux couleurs : vendre en hausse, acheter en baisse, parier sur la rouge ou la noire, c’est tout un. Le hasard est le grand artisan des succès et des revers.

Quand on nous citerait les bénéfices superbes encaissés par les heureux à une partie jouée le plus loyalement du monde, nous demanderions : Quel est cet élément, le hasard ? est-ce une puissance économique, un principe créateur de valeurs utiles et échangeables ?

« La plupart des agents de change, dit le Bulletin de la Presse du 18 janvier 1856, avaient reçu, depuis hier, de la province, un nombre infini de dépêches télégraphiques qui révoquaient les ordres de ventes, et les remplaçaient par des ordres d’achat. »

Voilà bien la meule qui tourne à vide, selon l’expression de J.-B. Say. Un déplacement de capitaux, stérile au point de vue de la production nationale, fatal aux victimes qui y perdent leurs moyens d’existence et de travail : telle est la Bourse. Ce n’est ni plus ni moins qu’une transformation de la loterie tant décriée. La police traque à outrance les rares tripots clandestins où quelques fils de famille vont risquer, avec des filles, une partie de leurs revenus ; elle protège la Bourse où les pères engloutissent, avec des escrocs, le patrimoine de leurs femmes, la dot de leurs filles, l’établissement de leurs garçons. Il y a donc, comme dit le professeur, une grande et une petite morale.

Dès qu’on ne s’assemble que pour jouer, qu’importe que l’on joue sur des chimères ou sur des réalités ?

« L’histoire de la tulipomanie en Hollande est aussi féconde en enseignements que celle d’aucune autre époque. C’est dans l’année 1634 que les principales villes des Provinces-Unies commencèrent à se lancer dans un trafic destructeur de toute espèce de commerce. La fureur du jeu qu’il alluma provoqua l’avidité du riche et les folles espérances du pauvre, fit monter la valeur d’une fleur au delà de son pesant d’or, et finit, comme toutes les frénésies de la même espèce se terminent ordinairement, par toutes les fureurs et toutes les misères du désespoir. Pour quelques personnes enrichies, il y en eut un nombre prodigieux de ruinées. En 1634, on recherchait les tulipes avec le même empressement qu’on a mis, en 1844, à se procurer des promesses d’actions de chemins de fer. La spéculation a suivi exactement la même marche dans les deux cas. On prenait l’engagement de livrer certains oignons ; et, par exemple, lorsqu’il ne s’en trouvait que deux semblables sur le marché, comme cela arriva une fois, alors château, terres, chevaux, bœufs étaient vendus pour payer les différences. On passait des contrats et on payait des milliers de florins pour des tulipes que ni le courtier, ni le vendeur, ni l’acheteur ne devaient jamais voir.

« On peut juger jusqu’où allait cette manie, quand on voit établi par diverses autorités qu’il y avait telle tulipe que l’on paya en valeurs égalant 2,900 fr. ; une autre variété fut payée 2,000 florins (2,320 fr.) ; on donna, en échange d’une troisième, un carrosse neuf, deux chevaux gris et leurs harnais ; on livra douze acres de terre pour une quatrième. Il y eut un spéculateur qui, en quelques semaines réalisa 60,000 florins (69,600 fr.)

« Mais à la fin, l’heure de la panique sonna, la confiance s’évanouit, on manqua aux engagements, on cessa de payer de tous les côtés, les rêves dorés se dissipèrent. Ceux qui, une semaine avant plaçaient les plus magnifiques espérances dans la possession de quelques tulipes, qui leur auraient suffi pour réaliser une fortune princière, restaient le visage allongé et l’œil stupéfait devant de mauvais oignons qui n’avaient aucune valeur intrinsèque, et qu’ils ne pouvaient vendre à aucun prix.

« Pour conjurer le mal, les marchands de tulipes convoquèrent des assemblées et firent de beaux discours dans lesquels ils prouvaient que leurs tulipes avaient plus de valeur que jamais, et que la panique était aussi absurde que mal fondée. Ces discours excitèrent de grands applaudissements ; mais les oignons n’en restèrent pas moins sans valeur. » (La Bourse de Londres, par J. Francis, traduction de M. Lefebvre-Duruflé, sénateur, ancien ministre.)

Quel rêve d’une imagination en délire s’élèverait jamais à la hauteur de l’histoire ? La pierre philosophale fut mise en commandite de 1824 à 1825 :

« Parmi les compagnies qu’on voyait surgir chaque jour, il s’en forma une pour fabriquer de l’or. On annonçait que le succès était certain. Les actions furent enlevées avec fureur ; mais, leur placement achevé, on avertit les actionnaires que, comme les frais qu’entraînerait la fabrication d’une once d’or en atteindraient deux fois la valeur, on était obligé de dissoudre la société, et que le versement effectué serait retenu pour payer les frais faits jusque-là. » (Bourse de Londres, page 272.)

Restons dans les données contemporaines. L’esprit humain, malgré sa passion effrénée du jeu, qui lui représente sa spontanéité et son indépendance, répugne au néant : il aime à se reposer sur des matérialités. Ici commence la conversion du jeu en escroquerie.

« En France comme en Angleterre, à Paris comme à Londres, le démon de l’agiotage a tourné la tête des habitués de la Bourse, et sali de son contact les affaires les plus recommandables. Alléchés seulement par l’appât des primes et par les différences considérables qu’il était possible d’occasionner d’un jour à l’autre sans risquer beaucoup d’argent, les hommes qui se sont mêlés à ces spéculations n’ont pas pris la peine de faire un choix entre les titres des différentes compagnies qu’ils trouvaient sur la cote de la Bourse ; ils les ont tous acceptés sans distinction, les ont tous entourés de la même faveur, et sans se rendre compte de leur valeur réelle, ils en ont escompté l’avenir inconnu par des primes qu’ils réalisaient dans les quarante-huit heures.

« Les choses ont été ainsi pendant quelques mois ; bientôt les profits obtenus par les plus avisés au moyen de ces manœuvres leur ont suscité de nombreux concurrents, qui, trouvant la place prise, le marché des actions industrielles trop circonscrit, se sont jetés à corps perdu dans des opérations bien autrement aléatoires, en escomptant, achetant et vendant à prime, non plus des actions existantes, ayant une base certaine, mais des promesses d’actions, des certificats de souscription, — moins que cela même, — de simples paroles : car on a vendu, acheté et coté à 40 fr. de prime des titres d’une compagnie qui n’existe encore qu’en projet ; qui a reçu des demandes, mais qui n’a point encore ouvert de souscription et n’a même fait aucune réponse à ceux qui lui ont écrit pour prendre un intérêt dans l’opération qu’elle a en vue. »

Ainsi parlait le Journal des Chemins de fer du 28 décembre 1844. Il disait encore, le 2 août 1845 :

« Pour ne parler que d’une affaire récente, les récépissés de la compagnie Sellière pour les embranchements de Dieppe et de Fécamp sur le chemin de fer du Havre, l’agiotage a été poussé sur ces valeurs jusqu’à la frénésie. Les 36,000 actions représentant le capital de la compagnie, 18 millions, ont été vendues et achetées plusieurs fois dans la même semaine. Faut-il en conclure qu’acheteurs et vendeurs avaient une opinion différente de l’affaire ? Pas le moins du monde : le même joueur achetait et vendait dans la même Bourse, des actions qu’il ne possédait pas, qui n’existaient pas encore. Ainsi on vendait des récépissés à livrer aussitôt l’émission ; puis on vendait à terme des récépissés qu’on n’avait pas, qu’on n’entendait pas acheter. Il ne s’agissait que d’un échange d’engagements et de payements de différences. Mieux que tout cela : la plupart du temps, acheteurs et vendeurs ne connaissaient l’affaire que sous le nom de Dieppe a Fécamp ; c’est-à-dire que s’ils avaient essayé de se rendre compte de l’affaire sur laquelle ils jouaient, ils auraient dû croire, — et ils croyaient généralement, — qu’il s’agissait d’un chemin de fer de Dieppe à Fécamp : ce qui, soit dit en passant, eût été industriellement la chose la plus absurde. »

La Société du Palais de l’Industrie n’a pu se constituer, le monument n’a pu se construire qu’à la condition que le gouvernement garantît un intérêt annuel de 4 0/0 du capital engagé dans l’entreprise. Personne n’a jamais cru, en effet, qu’une construction colossale, du coût de 17 millions, impropre à tout autre usage qu’aux expositions, c’est-à-dire susceptible de produire tous les cinq ans quelques profits très-incertains, fût une affaire industrielle. L’État faisait appel, sous forme d’emprunt indirect, aux capitaux privés, pour l’érection d’un édifice tenant du luxe beaucoup plus que de l’utile. En réalité, les actions du Palais étaient une sorte de 4 0/0, et elles n’ont jamais touché que l’intérêt garanti par le Trésor. Or, dès leur émission, les actions de 100 fr. au pair faisaient 30 fr. de prime ; en 1854, le monument n’étant pas encore achevé, elles se cotaient 170 fr. ; elles ont monté jusqu’à 176 ; c’est-à-dire que pendant que le 4 1/2, mieux garanti, était à 92, la foule stupide et vorace se ruait sur le 4 0/0 à 176, retombé aujourd’hui à 70.

On prévoit déjà, d’après ces faits, que la position des joueurs n’est pas égale, ce qui ajoute singulièrement à l’immoralité du jeu ; mais ici, comme sur la question même de l’agiotage, les données sont telles qu’il est impossible de formuler, à priori, une condamnation, à moins de se placer hors du régime que l’économie anarchique, légale, nous a fait, et qu’il s’agit pour elle de défendre.

En effet, si le marché aléatoire, mais reposant sur une donnée réelle, ayant un objet réel, est permis ; et si le jeu, un jeu effréné, en est la conséquence, fera-t-on un crime au spéculateur assorti de capitaux, à qui une position inexpugnable permet d’attaquer à son gré ou de garder l’expectative ; lui fera-t-on un crime de profiter des écarts que l’emportement des joueurs ne manque jamais de produire sur le marché, de combiner le ferme avec la prime, le comptant avec le fin courant ?

Le public de la Bourse, de même que le monde de la production, se divise donc en deux catégories : l’une, de beaucoup la plus nombreuse, est celle des exploités ; l’autre celle des exploiteurs.

Les premiers, masse moutonnière, vile multitude, ramassis de portiers, de domestiques, de rentiers, de petits bourgeois, laborieux, mais avides, de gens placés à tous les degrés de l’échelle sociale, ne connaissent de la Bourse et de ses ficelles qu’une chose : Tenter la chance. Franchement ils s’imaginent que les choses se passent à la Bourse comme à la loterie ; que tout dépend du hasard ou d’un calcul de probabilités !… Aussi de quel air vous les entendez professer ce fameux axiome de la sagesse populaire : Qui ne risque rien n’a rien ! Donc, pensent ces philosophes, c’est prudence d’exposer son pécule, sa vie sur un coup de dé. Vivre riche ou mourir !… La folie serait de croupir dans l’honnête aisance ou la médiocrité.

Où commence la richesse ? Pour l’artisan et le domestique, ce serait mille livres de rentes ; pour l’industriel, un capital triple ou quadruple ; pour la moyenne bourgeoisie, le million, le saint et sacré million ! Ainsi en raisonne-t-on, du moins au point de départ. Mais le jeu, c’est la roue d’engrenage ; une fois le doigt pris, il faut que le corps suive ; l’impitoyable machine ne s’arrête ni aux cris d’angoisse ni aux tortures, elle ne rendra que les lambeaux d’un cadavre.

— Je suis allé une seule fois à la Bourse ; j’y ai gagné 50,000 fr. Je n’y remettrai jamais les pieds, disait un négociant parisien à ses amis. Ce sage n’était pas de son temps ; tous ses amis lui donnaient tort.

Sans la moindre expérience des affaires, complétement étranger aux combinaisons par lesquelles les privilégiés du temple de Plutus préviennent ou parent les catastrophes, le joueur que son imbécillité ou la médiocrité de son enjeu a marqué pour le repas du dieu, joue jusqu’à l’entière déconfiture, qui ne se fait jamais attendre. Rien de plus stupide, de plus glouton que cet animal : il mord aux plus grossiers appâts. S’arrêtant devant une affiche de spectacle, qu’il prend pour une annonce industrielle, il lit : Chemin de fer de Paris à la lune, et il écrit au directeur pour avoir des actions. Point n’est besoin d’habileté pour plumer de pareils oisons. Combien faut-il de goujons pour engraisser un brochet ? combien de passereaux pour le dîner de l’épervier ? combien d’agneaux pour sustenter un lion ? combien de petites fortunes pour les menus plaisirs et les maîtresses d’un nabab ? Toujours est-il que le gibier ne manque pas : brochets, éperviers, lions et financiers s’endorment chaque soir en bénissant la Providence, qui donne la pâture quotidienne à tous ses enfants.

Dans le petit, le minime nombre de ceux qui gagnent de l’argent à la Bourse, et qui forme la catégorie des privilégiés, on distingue les prudents et les habiles.

Les prudents font d’un bout de l’année à l’autre des opérations d’arbitrage. Ce sont des capitalistes qui n’achètent jamais au delà de leur fortune disponible ; ils profitent de la baisse pour placer leurs fonds, et se contentent, en attendant la hausse, de palper leurs dividendes. Ils réalisent leur avoir quatre, cinq, six fois par an, plus ou moins, selon les circonstances. Ils vont du Mobilier au Foncier, du Foncier à la Rente, de la Rente aux Chemins de fer, des Chemins de fer aux Petites Voitures, des Petites Voitures aux Gaz, des Gaz aux Omnibus. Les plus avisés font des reports et deviennent les prêteurs à la petite semaine des joueurs qui ont encore quelques mille francs à risquer. Leur position est excellente au point de vue de la sécurité : le pire qui puisse leur arriver est de rester détenteurs de titres en stagnation, et d’en être réduits aux profits semestriels de leur placement. Ils tirent ainsi de 10 à 20 0/0 de leur capital. Ils se croient des citoyens éminemment utiles, et se donnent volontiers la vertueuse indignation de déclamer contre l’agiotage et le parasitisme. Les journaux de Bourse, les manuels de Bourse, les almanachs de Bourse les proposent en exemple ; la cour les prône, la ville les admire, la multitude les envie ; ils cumulent les bénéfices de la fortune et de la considération des citoyens. Ceux qui le peuvent les imitent : un mouvement s’est déclaré en ce sens, et l’on applaudit, comme à une amélioration de la moralité publique. Nous en sommes là !

Tout ce monde, monde honnête, monde d’élite, monde intelligent, prudent et sage, qui joue à coup sûr, complice et fauteur de toutes les extravagances, de toutes les fornications, de tous les crimes qui prennent leur origine à la Bourse et dont il profite, à quoi sert-il, d’ailleurs ?… À quoi servent ses capitaux ? Ceux qui s’en font les avocats, pour ne pas dire les souteneurs, devraient nous le dire.

Quant à nous, il nous est impossible d’avoir ici deux poids et deux mesures, d’amnistier l’exploiteur d’esclaves, quand nous condamnons le négrier. La Bourse, dit M. Mirès, est le marché aux capitaux. Nous l’avions dit nous-mêmes (page 75), et nous sommes heureux de nous rencontrer avec les chefs de la spéculation moderne. Mais sont-ce des marchands ou des parasites que ces piqueurs de différences qui ne tiennent à aucune entreprise, et qui n’auraient rien à recueillir, s’il n’y avait que des affaires sérieuses, si chaque actionnaire, comme le mot le donne à entendre, restait fidèle à sa commandite, si du moins de porteur d’actions à porteur d’actions il ne se faisait que des échanges réels, des arbitrages ?

Ce sont les habiles, joints aux nécessiteux, comme les appelle M. Mirès, qui allument le jeu, et les prudents l’entretiennent.

Or, si peu que chacun contribue pour sa part à la corruption publique, dès lors que tout le monde y contribue, il s’engendre une immense corruption. C’est ce qu’exprimait fort bien la Revue d’Édimbourg à propos des opérations de Chemins de fer :

« Les grandes fraudes que nous avons signalées ne sont pas le fait de la déloyauté d’un seul individu, ou même d’un groupe d’individus ; elles résultent de la combinaison des intérêts d’un grand nombre d’individus et d’agrégation d’individus. Comme une histoire qui passant de bouche en bouche et recevant à chaque édition nouvelle une légère addition, revient à sa source sous une forme presque méconnaissable ; de même c’est avec un peu d’abus d’influence de la part des propriétaires fonciers, un peu de favoritisme de la part des membres du Parlement, un peu d’intrigue de la part des gens de loi, un peu de collusion de la part des entrepreneurs et ingénieurs, un peu d’âpreté au gain de la part des directeurs, un peu d’atténuation des dépenses probables et d’exagération des bénéfices en expectative, que les actionnaires sont trompés d’une manière indigne, sans que la fraude puisse être imputée directement à personne. » (Revue Britannique, février 1856.)

Que disons-nous autre chose ? Nous admettons avec l’écrivain anglais, que les individus nécessiteux, prudents ou habiles, à l’instigation, sous le patronage, et au profit desquels se produisent ces fraudes colossales, ne sont peut-être pas, sous le rapport de la moralité, au-dessous de la moyenne générale.

Nous soutenons seulement qu’en raison de l’élément aléatoire qui domine dans toutes les transactions, et qu’aucun principe de droit public n’est de force à conjurer, les œuvres de tous ces hommes sont mauvaises, leur conscience véreuse, leurs spéculations immorales ; et nous ajoutons que si une distinction doit être faite parmi eux, ce ne sera pas à coup sûr en faveur des sophistes qui essayent, par de vaines déclamations, de légitimer ce que la conscience universelle réprouve.

Après les prudents les habiles.

Toute spéculation, industrielle, commerciale, financière, repose sur un calcul de probabilités. Dans un régime d’antagonisme, où les pensées, pas plus que les intérêts, ne se garantissent les unes les autres, nul ne peut être contraint de faire part aux autres de ses prévisions : voilà le droit.

Mais qui distinguera les prévisions légitimes des illégitimes ? qui préviendra l’abus des confidences et des secrets d’État ? qui osera dire devant la correctionnelle : La connaissance de tel fait, de telle résolution, devait être rendue publique, car elle appartenait à tout le monde, elle créait un cas de force majeure dont personne n’avait le droit de se prévaloir ?

L’introduction de pareils principes dans le droit civil impliquerait une révolution, la révolution de la mutualité. Nous restons donc, par horreur de la justice révolutionnaire, dans l’anarchie immémoriale, où s’escriment à armes inégales la médiocrité avide et aveugle, le capitalisme clairvoyant et l’habileté escroqueuse.

Les habiles sont en quelque sorte la bohême de la Bourse. Avec un mince capital, voire même sans capital aucun, ils spéculent tous les jours, vendent et achètent quand même. Leurs liquidations ne se soldent que par des différences. Ils peuvent vivre des années, opérer sur des millions, sans jamais posséder le moindre titre, sans avoir touché de dividendes. C’est le jeu à découvert dans sa plus haute expression. En revanche ils sont parfaitement maîtres de leur terrain : tous les chemins, les sentiers, les précipices, les coupe-gorge leur sont familiers ; ils n’ont que faire de boussole pour se diriger dans ce labyrinthe, ils chassent la prime à courre, à l’affût, au traquenard ; les faiseurs les recherchent et les protégent, parce qu’ils emploient leur flair et leur adresse à lancer ou dépister le gibier, à diriger ou égarer la meute. Aussi vivent-ils assez bien de leur braconnage. Si quelqu’un d’eux, par hasard, se casse le cou ou se trouve happé par la correctionnelle, on se dit le lendemain, à la halte : « C’était un homme bien adroit ; quel dommage ! » Et après cette oraison funèbre, on n’en parle plus.

Voici un spécimen de leur industrie, que nous empruntons à la Gazette des Tribunaux, pour l’édification des prédestinés. C’est une des mille manières dont on les pipe à la hausse ou à la baisse. La parole est au chef d’emploi : il expose comment on lance une affaire.

« J’ai, par exemple, cinq courtiers ; je leur remets à chacun mille actions de la société qu’il s’agit de lancer. Ils arrivent à la Bourse. La compagnie est déjà connue par des prospectus. Ils offrent de vendre immédiatement, au comptant, les actions dont ils sont détenteurs, et offrent en même temps de les racheter à terme avec plus ou moins d’écart, sur lequel écart est déduit encore le montant d’une prime.

« Je m’explique par un exemple. J’offre mille actions de la Lignéenne au comptant et au pair, à 100 fr. ; j’offre en même temps de les reprendre, à la liquidation prochaine, à 110 fr., dont 5 fr. de prime. Cela veut dire que quand la liquidation arrivera, si je ne veux pas prendre livraison des actions que je viens de racheter à 110 fr., mon vendeur les gardera, moyennant que je lui paye 5 fr. par action.

« Il aura ainsi gagné 5 fr., et l’action qu’il avait payée 100 fr. ne lui en coûte plus que 95. Il peut recommencer la même opération pendant un nombre de liquidations indéterminé, avec chance de toujours gagner la prime et sans aucune chance de perte, car le pis qui puisse lui arriver, c’est de voir l’acquéreur prendre livraison si les actions montent, et dans ce cas on les lui paye.

« Voilà comment il est possible d’ouvrir un marché à la Bourse sur la première valeur venue. Il faut trouver un vendeur et un acheteur. Le vendeur, c’est celui qui apporte ses titres ; l’acheteur, c’est celui qui se résout très-facilement à prendre des actions au comptant, quelle que soit leur valeur, puisque en même temps qu’il les prend d’une main au comptant, il les lâche de l’autre main à terme, avec profit. Cette opération a pour effet immédiat de produire la hausse. »

C’est alors qu’arrivent les moutons de Panurge, et que les compères se voient arracher, contre bons et beaux écus sonnants, les chiffons de papier sur lesquels ils semblaient faire, dans leur coin, des transactions si animées. Voyons maintenant l’inverse.

« Voici comment opèrent les baissiers. Sans avoir d’actions, ils en vendent des quantités plus ou moins considérables, suivant le crédit dont ils peuvent disposer. Or plus une marchandise est offerte, plus son cours baisse. Quand les actions sont descendues à un cours inférieur à celui auquel il les ont vendues, ils en rachètent et gagnent ainsi la différence.

« Ces opérations de baissiers ont une grande influence sur le marché : elles ont pour effet de forcer les vendeurs à primes d’abandonner leurs primes ; d’où résulte nécessairement une dépréciation de la valeur.

Tel est le mécanisme des opérations de Bourse pour l’établissement d’un marché, et voilà comment je m’y suis pris pour lancer la Lignéenne. »

Qu’en disent ces bons provinciaux qui, du fond de leur sous-préfecture, prétendent, sur les indications d’un bulletin financier, souvent dupe, parfois complice, diriger à Paris une opération de Bourse et y gagner de l’argent ?


§ 2. Association du capital et de l’intelligence dans les opérations de bourse.


Si le jeu est la condition naturelle du producteur et de l’échangiste ; si d’autre part il est permis au spéculateur d’user à la Bourse de l’avantage que lui assurent ses capitaux, la supériorité de combinaisons pour d’autres inaccessibles, la priorité des renseignements, sera-t-il défendu d’associer, contre les hasards vulgaires, ces puissances irrésistibles, le capital et le talent, comme disait Fourier.

Non certes : nous sommes toujours dans les termes de la probité légale.

Au-dessus des joueurs gros et petits, agiotant au jour le jour, — qui avec la probabilité plus ou moins grande d’un agio en sus de l’intérêt de ses fonds, qui avec la certitude filiale de sa perte, — s’élèvent l’homme à millions et l’homme à idées, le juif Shylock et l’industrieux Figaro, ceux que l’union de leur fortune et de leur génie place à la tête de la spéculation. Car, nous l’avons dit, le monde spéculant forme une société complète, ayant, de même que le commerce et l’industrie, sa haute finance, sa bourgeoisie et son prolétariat. Inutile d’ajouter que la répartition des profits et des charges ne s’y fait pas autrement que dans le champ du travail.

Shylock est d’origine plébéienne. La source de sa fortune, c’est quelque calamité publique. Fournisseur, espion, servant, trahissant à la fois toutes les causes, il a grandi au milieu de la détresse de ses concitoyens ; il s’est élevé sur des cadavres.

« Des aventuriers anglais des Indes orientales avaient gagné des sommes prodigieuses en peu de mois. Revenus dans la métropole, ils bâtissaient des habitations magnifiques où le faste tenait trop souvent lieu de goût ; ils faisaient hausser le prix de tous les articles de consommation. En face, on les saluait jusqu’à terre ; derrière eux chacun tremblait. On en racontait des histoires épouvantables ; et le paysan, tout à la fois malicieux et craintif, frémissait de tous ses membres au passage du lourd carrosse où se rengorgeaient ces hommes, qui n’avaient acquis leurs richesses qu’en foulant aux pieds les lois de l’humanité. Il n’y a pas plus de vingt ans, on racontait à l’auteur de cet ouvrage que lord Clive avait sous son lit une boîte dans laquelle étaient entassées toutes les pièces constatant ses crimes, et qu’il ne s’était suicidé que parce que sa conscience ne lui permettait plus d’en supporter l’écrasant souvenir. »

« Fils d’un batelier, obligé, dans sa jeunesse, de dîner sur le bout d’un comptoir, avec un journal pour nappe, Thomas Guy ne laissa pas moins de 12 millions et demi de francs à sa mort (1724). Ses premières opérations se portèrent sur les bons avec lesquels on payait les marins du temps de Charles II. Après plusieurs années de cruelles privations et de travaux plus grands encore, les défenseurs de la patrie recevaient leur solde en papier, non remboursable à la volonté des porteurs. Les marins trop souvent imprévoyants, étaient contraints d’abandonner ces gages incertains de leur paye aux usuriers qui les leur escomptaient au taux fixé par leur seule conscience. Des hommes qui avaient fait le tour du monde, comme Drake, ou qui avaient combattu corps à corps avec Tromp, étaient fort inhabiles à lutter contre les agents rusés des usuriers qui les attiraient dans les ignobles repaires de Rotherhite, et achetaient leurs bons au plus bas prix possible. C’est ainsi que d’excellents matelots, la gloire de la marine anglaise, étaient volés, ruinés et contraints à porter leurs services chez des nations étrangères. C’est à l’achat de ces bons que Thomas Guy s’attacha d’abord, et c’est sur le préjudice porté à nos braves matelots qu’il commença à établir la base de son immense fortune.

« Il mourut à l’âge de quatre-vingt-un ans, laissant par son testament 240,000 livres sterling (6 millions de fr.) à l’hôpital qui porte son nom. Son corps, qui reposait dans la chapelle des Merciers, fut transféré en grande pompe à l’hôpital Saint-Thomas, et le 13 février 1734, dix ans après sa mort, une statue fut élevée à sa mémoire, dans la cour de cet hospice qu’il avait édifié avec la paye si péniblement gagnée par les matelots anglais. » (Bourse de Londres.)

Shylock est naturellement l’entrepreneur de concessions, l’adjudicataire d’emprunts, le patron de tout ce qui offre de gros profits. Son rôle n’est pas difficile, car, dit le proverbe, l’eau va toujours à la rivière. S’il avise de spéculer sur les marchandises, ce n’est pas à moins de l’accaparement de toute une nature de produits : hier le mercure, le lin ; aujourd’hui le cuivre, le trois-six ; demain le plomb, les sucres.

Le gouvernement décrète un emprunt 3 0/0 et appelle les capitalistes à soumissionner. Shylock se présente ; il devient adjudicataire au taux de 75 fr. 25 c. Ce même jour le 3 0/0 monte à 77. Il vend aux spéculateurs son privilége de verser l’emprunt, et sans sortir de sa caisse autre chose que le cautionnement dont on lui paye l’intérêt, il gagne en quelques heures 15 millions.

Plein de sollicitude pour son pays, il offre un jour à l’État de construire à ses frais, moyennant concession de 99 ans, indemnité pécuniaire et intérêts garantis, un railway « que les besoins du commerce réclament impérieusement. » L’État, protecteur du commerce, s’empresse de saisir une si belle occasion et de conférer à Shylock le privilége qu’il sollicite : « le privilége de se ruiner, » s’en vont criant les Jérémies chargés de prouver au public que Shylock n’a d’autre mobile qu’un ardent amour de l’humanité. Peu de temps après, le juif, trouvant au fond l’affaire bonne, et « jaloux d’en rendre les profits accessibles à tout le monde, » forme une Société à laquelle il vend, moyennant un nombre d’actions et un prélèvement perpétuel sur le produit net avant toute répartition aux actionnaires, son droit de construire et d’exploiter un chemin de fer dans l’intérêt du commerce.

Le ploutocrate n’a que faire de chercher les entreprises ; elles viennent le trouver d’elles-mêmes. Le public ne veut point d’une spéculation qui ne se recommande pas d’un nom connu. Combien sont-ils, de ces hauts barons de la commandite, faisant de leur honorabilité métier et marchandise, et qui, après avoir un instant figuré sur les listes de fondateurs et premiers actionnaires, se hâtent, l’affaire lancée, d’encaisser leurs primes pour aller ailleurs trafiquer de leur patronage ? un demi-cent au plus pour toute la France !

Et le public de s’écrier, et le gouvernement de répéter après lui : Il y a encombrement et souffrance ; la place est surchargée, le public saturé ; plus de numéraire, le papier nous inonde. Jusqu’à nouvel ordre, le gouvernement ne fera plus de concessions nouvelles, n’autorisera aucune émission d’actions, n’homologuera les statuts d’aucune société anonyme. Il fera plus : il restreindra, par la gêne de ses lois et règlements, la commandite elle-même.

Imbéciles ! vos écus se sont engloutis dans la caisse de Shylock, d’où ils ne sortiront que pour favoriser vos reports, accélérer votre ruine, racheter à vil prix vos actions, quitte à revenir à petit bruit à la masse, comme l’eau des sources leur revient sous forme de pluie.

L’homme à idées c’est Panurge, Scapin, Figaro devenu spéculateur. Il a la conscience élastique et l’esprit goguenard. Il connaît à fond toutes les ressources de la réclame et du canard. Il est aussi heureux des succès d’esprit que des bénéfices de ses mystifications. Il est passé maître dans l’art de faire la prime. Écoutez cet apologue :

Certain aventurier d’une ville d’Afrique, à la recherche d’une idée, comme tant d’autres, se lève un jour tout radieux, et se frappant le front : — J’ai trouvé, j’ai trouvé ! s’écrie-t-il comme Archimède. Il brosse son habit râpé, cire ses bottes à soupape, met du linge blanc et s’en va trouver le gouverneur. L’intérêt de la morale l’amène auprès de l’autorité, dit-il. Les honnêtes habitants de la cité s’indignent de l’audace avec laquelle s’étale la prostitution. Il ne craint pas d’être démenti par ses concitoyens en demandant qu’un arrêté relègue au plus vite les maisons de débauche dans certain quartier isolé, à peu près désert, où le scandale n’aura pas de témoins. Le fonctionnaire, père de famille et gardien de la morale, spéculateur aussi, promet de s’occuper de l’affaire dans le plus bref délai.

Notre homme court chez un banquier. — J’ai besoin d’une caution, dit-il, je ne demande pas d’argent. Et il expose au financier sa démarche dans l’intérêt des mœurs. — C’est de l’or en barre, répond ce dernier. Attention !

Les trois puissances marchant de concert, l’administration, la spéculation, la Banque, le jour où parut l’édit purificateur, notre aventurier se trouvait locataire à bail de toute la rue assignée aux maisons de filles.

Ignoble, direz-vous, d’invention comme de style. — Eh bien ! candide lecteur, nous pourrions attacher au carcan de cette véridique histoire un glorieux nom propre. Nous connaissons le banquier qui a fourni la caution et touché, pour sa part de bénéfice, 9,000 fr. C’est lui-même qui nous a raconté l’anecdote.

En voici encore une dont nous vous garantissons l’authenticité.

— À quoi songez-vous, mon cher, d’affermer à si haut prix un chemin qui ne couvre pas ses frais ?

L’interpellé rit sous cape. — C’est peut-être une mauvaise affaire, répondit-il ; j’en courrai les risques.

Au bout d’un temps, le prolongement du railway en question vient donner à la tête de la ligne une importance considérable ; les nécessités du service exigent la cassation du bail. Notre fermier invoque le respect des conventions. Toutefois, devant l’intérêt public, il consent à faire un sacrifice. Le bail est annulé moyennant indemnité de deux millions.

— Si j’avais eu cette idée-là ! s’écrient avec admiration les spéculateurs à petits profits.

Des coulissiers, le nez au vent et l’oreille au guet, ont vu plusieurs gros bonnets en conférence et parlant d’un air discret. — Il y a des nouvelles, pensent-ils. Et les voilà tous en quête du mystère, chacun pour son compte. Heureux qui découvrira le premier le pot aux roses !

La nouvelle, qui ne demande qu’à se laisser découvrir, devient bientôt le secret de Polichinelle. Seulement chaque investigateur, convaincu qu’il en a seul connaissance, opère avec sécurité. Ils sont deux ou trois cents dans le même cas, et en voyant l’unanimité de leurs tendances, ils commencent à soupçonner la vérité. Shylock et Figaro avaient besoin de produire soit une hausse, soit une baisse ; les coulissiers ont donné en plein dans le piége. Fin courant ils payeront ou seront exécutés sans rémission.

Il est bruit d’une fusion de compagnies, d’un accroissement de concession. — Bon ! les titres vont monter ; c’est le cas de jouer à la hausse ; seulement attendons que la nouvelle prenne consistance.

La hausse se caractérise un jour très-nettement ; c’est le moment d’acheter ; le symptôme est décisif, la fusion est certaine. Et les demandes d’achat d’affluer et de pousser à la cherté des titres. Enfin le grand jour arrive : la fusion n’est plus une hypothèse, c’est un fait accompli, officiel. La belle liquidation ! Mais voilà que les actions restent stationnaires ; elles ont même une tendance à la baisse. Pauvres dupes ! l’affaire était escomptée quand vous vous êtes décidés à spéculer.

« La première mystification politique dont on ait gardé le souvenir à la Bourse eut lieu sous la reine Anne. Un beau jour, un homme bien vêtu apparut sur la route royale, galoppant à toute bride. Prodigue de sa monture et de ses éperons, il faisait ouvrir toutes les barrières devant lui et annonçait à haute voix la mort subite de la reine. La nouvelle vola de l’orient au couchant, du midi au septentrion. Rapide comme un feu follet, elle atteignit la ville en traversant les solitudes où l’on voit se dresser aujourd’hui tant de palais. Les fonds tombèrent avec une rapidité proportionnée à l’importance de la nouvelle. »

« De toutes les fausses nouvelles, aucune ne fut plus fréquemment répandue ni plus favorablement accueillie que celle de la mort de Napoléon. Il y eut, entre autres, une occasion dans laquelle ce bruit fut universellement accrédité. Lord Grandville reçut un message qui la lui annonçait et qui en précisait toutes les circonstances. Personne n’éleva de doutes, les fonds haussèrent, et la nouvelle se répandit partout. L’histoire mise en circulation avait un certain caractère romanesque tout à fait en harmonie avec les actes de la vie du héros dont elle révélait la fin. On disait que Napoléon, ayant réuni un conseil de guerre auquel il avait appelé un des chefs du désert, qui ne lui avait témoigné quelque attachement que pour mieux assurer sa vengeance, ce barbare l’avait assassiné en plein conseil.

« Il est digne de remarque que cette frauduleuse invention ne fut pas imputée aux gens de Bourse, mais à deux spéculateurs d’État, assistés par des membres de la Chambre des communes. Bien que les habitués de la Bourse fussent innocents de cette supercherie, ils n’en supportèrent pas moins les conséquences qui résultèrent de la fluctuation des fonds, et il y en eut plusieurs de ruinés par l’ingénieuse gentillesse que s’étaient permise les spéculateurs d’État et les membres de la Chambre basse. » (Bourse de Londres, passim.)

Qui ne se rappelle le fameux message du Tartare sur la prise de Sébastopol ! Les souverains se complimentèrent ; l’Europe entière fut dupe vingt-quatre heures.

Lorsque Shylock et Figaro se coalisent dans une affaire, on peut s’attendre à une râfle complète.

« Le capital d’une compagnie de mines fut partagé entre cinquante propriétaires, qui déployèrent, dans leurs avertissements au public, tout ce que l’art du puff a de plus ignoble. Ils annoncèrent que les ustensiles les plus ordinaires des paysans de la contrée étaient en argent. Il n’y avait que 99 mines ouvertes dans tout le district, la compagnie proclama qu’elle en avait acheté 360. Une autre affirmait audacieusement que dans un pays où il n’y avait pas plus de cinq mille habitants, elle était propriétaire de 3,000 mines ; et bien que celles qui existaient eussent été abandonnées après une perte de 170,000 livres sterl. (4,2o0,000 fr.), elles n’en furent pas moins achetées à un prix très-élevé. Grâce à ce puff, les actions atteignirent une prime énorme.

« Une autre compagnie de mines se distingua par la magnanimité de ses sentiments. Ses règlements portaient qu’aucun de ses directeurs ne pourrait être propriétaire de plus de 200 actions ; que toutes les autres seraient loyalement mises à la disposition du public, et que la plus stricte probité dominerait toutes les transactions. Malheureusement tous ces beaux sentiments s’affaiblirent à mesure que la puissance de la compagnie s’accrut. Des milliers d’actions furent partagées entre les administrateurs et soigneusement mises sous clef. On prit une délibération par laquelle les directeurs et les agents de la compagnie étaient dispensés de faire des versements. Après quoi, ceux-ci chargèrent les courtiers les plus respectables de la Bourse d’acheter mille actions, qui furent payées avec l’argent de la compagnie. Il en résulta une hausse sur la place, à la suite de laquelle ils tirent vendre toutes leurs actions avec prime. C’était la personne même qui avait vendu les mines à la compagnie qui était chargée de donner des renseignements sur leur valeur. Quoique les mines ne valussent rien, ce compère ne laissait pas que d’en faire les descriptions les plus flatteuses. Telle mine qui ne valait pas 10,000 fr. fut achetée 275,000, et on paya 3,025, 000 fr. pour d’autres qu’on trouva presque tout épuisées. » (Bourse de Londres, passim)

À l’ombre de ces deux puissances, la Fortune et le Charlatanisme, le commun des martyrs perd ou gagne, selon les chances. De là un concert permanent de murmures et d’éloges où chacun à sa dévotion exalte ou maudit les rois de l’agio. Que leur importe ? Ils n’entendent point ce qui se dit si bas. Puis les mécontents d’aujourd’hui ne seront-ils pas les satisfaits de demain ?

Tel se croit habile parce qu’il a fait quelques bons coups. Le hasard a voulu qu’il opérât dans le même sens que Shylock et Figaro ; c’est pourquoi il a réussi.

Les gros ne s’associent qu’entre eux. Comme tout gain, entre joueurs et filous, suppose une perte, il faut bien que quelqu’un paye. Ce quelqu’un ne sera pas la haute pègre !

Elle a bien ses protégés. Comment refuser de prévenir son portier, son laquais, son cireur, ses amis, ses maîtresses, son médecin, son journaliste, ses pensionnaires, ses pauvres, du moment favorable ? dévoués clients dont il est bon d’entretenir le zèle, et qui rendent tant de services par leurs bavardages !… Nous en trouvons dans l’Almanach de la Bourse pour 1857 un exemple par trop naïf pour que nous nous privions du plaisir de le rapporter à notre tour.

« On n’a connu qu’après la mort de M. Laffitte, et encore par la noble indiscrétion de ses obligés, les nombreuses infortunes qu’il secourait dans l’ombre. M. Mirès suit de près cette tradition. Que d’écrivains furent agréablement surpris en recevant par la poste cette riche nouvelle :

« Monsieur, j’ai l’honneur de vous prévenir que je vous ai accordé… actions dans une entreprise de…, et que je les ai vendues d’après vos ordres. Veuillez donc, je vous prie, passer à ma caisse pour y toucher vos différences qui s’élèvent à… »

« Une foule de traits d’aussi bon goût ont assuré à M. Mirès tant d’amis dévoués dans la presse et dans les arts, que leur gratitude impose silence aux clameurs de l’envie. »

Quand M. Mirès, qui prend aujourd’hui avec une dignité si comique la défense du financier austère contre le spéculateur nécessiteux, fait de ces envois aux gens de lettres qui cultivent son intimité, est-ce une leçon de morale, de désintéressement, de vertu civique qu’il leur donne ? Lui, entrepreneur de tant de commandites, bonnes et mauvaises, serait-il de force à justifier sa conduite ? Comment ! vous êtes promoteur, entrepreneur, directeur et principal commanditaire d’une société par actions ; et quand ces actions, chauffées par vos journaux, offrent une prime de 50 fr., vous vous permettez de les vendre !

Vous n’êtes donc pas un entrepreneur !

Vous n’êtes donc pas un commanditaire sérieux !

Et comme directeur et administrateur de la compagnie, vous manquez à votre devoir.

Or, puisque vous n’êtes plus un nécessiteux, et qu’il est impossible de reconnaître en vous le financier probe, austère, que vous recommandez, pour une autre fois, à la justice dramatique de M. Dumas, qu’êtes-vous donc, monsieur Mirès ?

La conclusion est claire. Aux grands artistes de la Bourse comme à ceux de l’Opéra, il faut une clique et une claque qui fasse taire la critique et mette le spéculateur en rut ; et l’auteur de l’anecdote, M. P. de F. eût pu faire son métier d’une façon un peu moins sotte. Mais la pièce jouée, au diable la philanthropie : s’il fallait entretenir tout le fretin, où serait le profit ? Aussi rien à espérer pour les imprudents en cas de déconfiture, ainsi que nous l’enseigne l’apologue populaire.

La Coulisse, ayant monté
En pleine sécurité,
Se trouva fort dépourvue
Quand la baisse fut venue.
Pas d’argent, plus de crédit,
Pour payer point de répit.
Elle alla crier famine
Chez la Banque, sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelques sous pour tripoter
Jusqu’à la hausse nouvelle.
— Je vous pairai, lui dit-elle,
Fin prochain, délai légal,
Intérêt et principal.
La Banque n’est pas prêteuse :
C’est là son moindre défaut.
— Que faisiez-vous au temps haut ?
Dit-elle à cette enprunteuse.
— Chaque jour, à tout venant
J’achetais, ne vous déplaise.
— Vous achetiez, j’en suis aise ;
Eh bien ! vendez maintenant.


§ 3. Développement de l’escroquerie et du vol dans les opérations de bourse : l’agent de change, l’homme d’État, les grandes compagnies. — Stratégie de l’agiotage ; journaux.


On a déjà pu se convaincre par ce qui précède que le jeu de Bourse n’est pas une partie franche où chaque joueur ne relève que du hasard et de ses appréciations personnelles. Il y a des gens qui, selon l’expression de Me Berryer, voient dans les cartes : les dés pipés y sont de mise : les grecs n’y sont pas traités comme escrocs. En effet, le jeu proprement dit, si démoralisant qu’il soit, est la moindre plaie de la Bourse. Ce qui confond et qui devrait ouvrir les yeux aux braves théoriciens du laissez-faire, c’est que des faits dignes de toute la sévérité de la cour d’assises s’y commettent tous les jours, sans que la police ose les saisir, sans même qu’il soit possible à la justice de préciser le trait qui les distingue de ceux que la science officielle approuve et que la loi tolère.

De nombreux exemples vont nous édifier sur la marge laissée à l’escroquerie par la probité boursière. Les faits que nous allons citer sont authentiques : toutefois, nous le déclarons avec franchise, notre intention n’est pas de généraliser une inculpation qui n’atteint sans doute que quelques individus. Ce que nous voulons seulement faire remarquer, c’est que la même latitude pour le crime est laissée aux fidèles et aux infidèles ; c’est que rien ne garantit ici l’honorabilité de personne, et que dans ce régime de licence légale, où la cupidité n’a de frein que la conscience, une égale suspicion frappe à bon droit compagnies, corporations, tout le monde.

À tout seigneur tout honneur : commençons par l’agent de change.

Cet officier public, dont l’examen de conscience est préalablement fait par le pouvoir, puis par la corporation ; qui doit trouver, avant le prix de sa charge, un cautionnement de 125,000 fr. ; l’agent de change, dont nous avons dit la position légale, savoir, interdiction d’agioter pour son compte, défense de prêter son ministère à des opérations de jeu, l’agent de change est le premier à spéculer contre ses clients. Il connaît à l’avance, par les ordres qu’il a reçus, quelle sera la physionomie du marché : il voit dans les cartes, il peut les biseauter au besoin.

« À la Bourse du jeudi 11 septembre 1851, les actions du chemin du Nord ont éprouvé une baisse subite et sans aucune cause apparente. Du cours de fermeture de la veille, 463 73 demandé, elles sont tombées successivement et sans interruption à 457 50. Pendant la même Bourse, toutes les actions de chemins de fer se sont maintenues aux cours qu’elles avaient atteint la veille. Un mouvement aussi brusque a inquiété les porteurs d’actions du Nord ; ils ont craint qu’une circonstance spéciale, connue seulement des vendeurs, ne fût la cause de cette baisse.

« Nous sommes en mesure de dissiper ces craintes et de rassurer les esprits, en expliquant d’une manière précise la cause de la baisse que les actions ont subie.

« Par suite de la rareté des titres de rente, les vendeurs de 5 0/0 à découvert sont, sous l’influence des escomptes, obligés de fournir les titres vendus. L’abondance des capitaux disponibles, la quantité de rentes achetées journellement, soit pour la Caisse d’épargne, soit pour les gros et petits capitalistes, est telle que les escomptes sont insuffisants et que des rachats forcés sont par suite nécessaires.

« Ces rachats sont faits, quand il y a lieu, par le syndicat des agents de change, qui fait supporter à ceux des membres du parquet qui les rendent nécessaires un courtage de 250 fr. par 5,000 fr. de rente, au lieu du courtage ordinaire de 50 fr. La différence constitue une espèce d’amende qui a pour effet de limiter la spéculation à la baisse en la rendant onéreuse pour ceux qui s’y livrent sur une grande échelle.

« C’est pour échapper à la pénalité imposée par le syndicat et continuer ses opérations sans avoir à subir les conséquences de l’escompte, du rachat et du courtage plein, qu’un agent de change connu par la hardiesse de ses spéculations à la baisse, a vendu, à la Bourse du 11 courant, des quantités considérables d’actions du Nord, et a ainsi écrasé les cours sur cette valeur.

« Voici comment son opération s’explique :

« Le capital du chemin du Nord étant représenté par 400,000 titres, l’agent en question compte que, grâce à cette abondance, il pourra satisfaire, sans grand préjudice, aux ventes qu’il a effectuées, et qu’il pourra ainsi rester à la baisse sans courir la chance de voir les actions qu’il a vendues escomptées ou rachetées faute de titres à fournir ; et comme les agents de change n’ont pas de courtage à payer, la double liquidation par mois n’a pour eux aucun inconvénient.

« À une époque comme la nôtre, quand tout ce qui constitue un privilége ou un monopole est attaqué avec violence, quand l’envie, cette lèpre des sociétés modernes, domine les esprits et les conduit à méconnaître tous les bienfaits que produisent les offices ministériels, pour n’en signaler que les abus ou les inconvénients, les titulaires doivent se montrer plus prudents et plus réservés qu’en aucun autre temps. Les Chambres syndicales ont un plus grand devoir à remplir ; leur surveillance doit être incessamment éveillée sur tous les faits grands et petits. Ceux qui se sont passés dans plusieurs Bourses de la semaine dernière auraient dû, à notre avis, attirer l’attention de l’honorable syndic des agents de change, et motiver de sa part des avertissements sévères adressés à l’agent qui, oubliant sa mission et ses devoirs, faisait à haute voix l’offre des valeurs à des taux successivement inférieurs aux cours véritables, et cela avec une affectation si marquée, que ses collègues en étaient eux-mêmes scandalisés.

« Cette manière d’opérer est des plus blâmables. En effet, ou cet agent vendait pour le compte d’un client, et son devoir alors était d’opérer les ventes aux meilleurs cours, devoir qu’il méconnaissait en affectant l’intention de les affaiblir ; ou au contraire, ce qui est plus probable, il vendait pour son compte, et alors il manquait doublement à sa mission d’officier ministériel, qui l’oblige à s’abstenir de toute affaire personnelle et à ne pas affaiblir par des manœuvres le cours de valeurs qui constituent la fortune publique. (J. Mirès. — Journal des Chemins de fer.)

Les manœuvres que nous venons de signaler sont prévues par l’article 419 du Code pénal :

« Tous ceux qui, par des voies ou moyens frauduleux quelconques, auront opéré la hausse ou la baisse du prix des denrées ou marchandises, ou des papiers et effets publics au-dessus ou au-dessous des prix qu’aurait déterminés la concurrence naturelle et libre du commerce, seront punis d’un emprisonnement d’un mois au moins, d’un an au plus, et d’une amende de 500, à 10,000 fr. Les coupables pourront de plus être mis, par l’arrêt ou le jugement, sous la surveillance de la haute police pendant deux ans au moins et cinq ans au plus. »

Tout cela semble fort concluant, n’est-il pas vrai ? mais tout cela pêche par la base. Quelle loi peut empêcher un agent de change de posséder des titres de rente et des actions de chemins de fer ? Aucune. La qualité de rentier et propriétaire d’actions n’a rien d’incompatible avec celle d’officier ministériel. Étant donc ou pouvant être légalement propriétaire de valeurs, qui peut empêcher l’agent de vendre ? Qui peut l’empêcher d’acheter ? qui peut être juge mieux que lui de l’opportunité de la vente et de la suffisance du prix ? — Son mandat, dites-vous, lui défend de se livrer à aucune opération pour son compte personnel. N’est-ce que cela ? Il fera ses opérations sous le nom d’un tiers, ou par l’entremise d’un collègue.

« Autour de l’agent gravitent toujours cinq ou six associés commanditaires, dont plusieurs n’ont acheté leur fraction de charge que dans l’intention de jouer avec plus de sécurité, et surtout d’être initiés aux grandes opérations de la place. » (Almanach de la Bourse pour 1857.)

Il est clair d’après cela que tout agent de change est dans l’occasion prochaine, presque dans la nécessité de forfaire à son mandat. Comment, dès lors, n’en chercherait-il pas les moyens ? Et qui nous dit que, malgré les tours qu’ils se jouent, la corporation tout entière des agents de change n’est pas coalisée ?… Or, la porte une fois ouverte à l’abus, l’abus ne connaît plus de bornes. Bientôt il juge que ces précautions sont hypocrisie pure, et il s’en dispense : c’était probablement le cas de l’agent tancé par M. Mirès. Du contrebandier au brigand, il n’y a pas l’épaisseur d’un cheveu, témoin Mandrin. Mais qui fait la contrebande ? L’insolidarité universelle. Nous rentrons dans notre thèse.

Passons à d’autres.

« Le prince de Talleyrand, dit M. de Mériclet, avait très-bien compris la difficulté des jeux de Bourse, l’impossibilité des bénéfices en jouant pour jouer. Quand il faisait une opération, il la voulait faire à coup sûr. Ce n’était jamais qu’avec l’appui d’un secret important, ou d’un événement dont il prévoyait la portée, qu’il se mettait au jeu. Il était d’ailleurs très-méfiant. Ce fut lui qui répondit à l’un de ses amis, qui se plaignait d’avoir été trompé au jeu : « C’est abominable ; mais trouvez-moi donc un autre moyen de gagner ! »

L’auteur cite une opération dans laquelle ce roué de la diplomatie fut pourtant pris au piége de ses finasseries. Il avait fait vendre 600,000 fr. de rentes à découvert en quelques jours. L’agent du prince n’était pas sans inquiétude, car la tendance à la hausse était nettement accusée.

« Tout à coup on apprend l’intervention de la France en Espagne. C’était la guerre, et la guerre effraye toujours la Bourse. Mais on apprit en même temps que les puissances étrangères donnaient leur assentiment à cette intervention. La Bourse ne fut nullement effrayée, et la rente persista à monter. La vente de ces 600,000 fr. produisit une perte de 100,000 fr. L’agent présenta lui-même son compte de liquidation au prince, qui le reçut très-gracieusement, paya sa dette et se contenta de dire : « Nous serons plus heureux une autre fois. »

Le même auteur rapporte qu’une duchesse de R*** lui proposa un jour de l’associer à une opération du genre de celles de M. de Talleyrand.

« Il me serait possible, dit-elle, d’entr’ouvrir les rideaux d’une réunion où se discutent des propositions qui ont la plus grande influence sur les cours de la Bourse. Je m’étais fait un devoir de ne jamais user des secrets dont je devinais l’importance ; mais la nécessité a opéré une transformation dans mes idées. Vous souvient-il de l’époque où la Banque de France réduisit son escompte de 5 à 4 0/0 ? Quelques paroles amies me furent confiées ; j’achetai 12,000 livres de rente. Peu de jours après, cette opération me valut quelques mille francs de bénéfice. Cette circonstance se renouvellera ; la réduction sera de nouveau réclamée, ou décidée par la Banque elle-même. Vous comprenez l’importance d’une telle décision ; vous êtes un homme d’intelligence et… d’argent, comme tous les hommes de notre époque. Ce ne sont pas des nouvelles politiques qui n’ont rien de décisif ; ce sont des certitudes d’une opération qui ne peut faillir ; c’est une pluie d’or, ou plutôt une victoire gagnée sans les hasards du combat. » (La Bourse de Paris.)

Lors de la prise de Sébastopol, le gouvernement, impatient d’annoncer au public le succès de son expédition, fit afficher la nouvelle à la Bourse aussitôt qu’elle lui fut connue. Ce ne fut, parmi les spéculateurs, qu’un cri d’admiration sur le désintéressement de l’empereur et de ses ministres, qui livraient immédiatement à la publicité un événement aussi grave, dont ils pouvaient tirer de merveilleux profits en le divulguant seulement quelques heures plus tard. Cette admiration n’était point de l’ironie, mais de la naïveté : elle donne la mesure de l’honnêteté des admirateurs et de ce qu’ils eussent fait s’ils avaient été au pouvoir. C’est la honte d’un pays que son gouvernement reçoive de pareils éloges.

Rappellerons-nous la concession des mines de Gouhenans et la condamnation de MM. Teste, Despans-Cubières et Pellaprat ? Le financier de l’entreprise disait avec une candeur piteuse, en parlant des pairs qui les avaient condamnés : « Mais ces gens-là n’ont donc jamais fait d’affaires ! » Il avait cent fois raison. Le procès Teste et Cubières ne fut qu’une satisfaction donnée à l’esprit révolutionnaire par le gouvernement bourgeois.

Dans une société fondée sur le principe de l’inégalité des conditions, le gouvernement, quel qu’il soit, féodal, théocratique, bourgeois, impérial, se réduit, en dernière analyse, à un système d’assurance de la classe qui exploite et possède contre celle qui est exploitée et ne possède rien.

Or, les hommes chargés d’exercer un tel pouvoir, qui sont-ils ? De grands propriétaires, naturellement, de grands spéculateurs, des capitalistes, des financiers, de gros industriels, des entrepreneurs de travaux publics, des fournisseurs du gouvernement, des concessionnaires de l’État, des administrateurs-fondateurs de toutes les compagnies anonymes.

Aucune loi n’a déclaré ces fonctions et celle de ministre incompatibles. Loin de là, les chefs de l’aristocratie sont les prédestinés du ministère : l’inverse impliquerait contradiction. De tout temps les fonctions publiques ont été regardées comme la récompense de la capacité, du génie, du patriotisme, c’est-à-dire comme une occasion de faire fortune : la seule vertu qu’on demande, en cette occasion, à un ministre, est d’en user avec modération, discrétion. La Révolution, il est vrai, aspire à changer ce régime, parfaitement honorable sous nos anciens rois, témoin Colbert : elle ne peut pas se vanter jusqu’ici d’y avoir mis fin. C’est la démocratie qui a condamné M. Teste : or, la démocratie, qu’elle le sache, c’est la mutualité universelle. En droit et aux termes du Code, le malheureux ministre était coupable ; en fait, et d’après les us et coutumes, plus ou moins avoués et officiels, de tous les gouvernements, il pouvait se dire sans reproche. La bourgeoisie doit réparation à sa mémoire.

Si donc il est absurde que sous un régime de concession, de spéculation, de guerre financière et industrielle, un bourgeois n’arrive aux affaires que pour s’exclure, qui osera dire que ce même bourgeois, devenu ministre, doive laisser périr sa fortune, engagée dans la circulation générale, plutôt que de la retirer à propos ; que s’il lui est permis de réaliser sans bénéfice, et pour éviter un désastre facilement prévu, il lui sera interdit d’opérer avec bénéfice, et pour réparer une ruine ?…

Tout cela se tient et s’enchaîne. Il n’y a pas de limite posée entre le droit et le non-droit ; et si une loi d’envie se montre à la traverse et oppose son veto, la logique, disons même l’équité, proteste contre elle.

Mais il n’est pas donné à tout le monde d’être ministre, de vendre des concessions ou de spéculer avec les secrets de l’État. Aussi les habiles ont-ils su trouver des combinaisons de sociétés, des cumuls d’attributions, des agences de publicité non moins productives qu’une position officielle aux mains d’un fonctionnaire malversateur.

« Le Crédit mobilier, dit Me Berryer dans le procès Goupy, est la plus grande maison de jeu qui ait jamais existé dans le monde. Il ne faut pas se payer de vains mots, il y en a de magnifiques, je le sais : la protection de l’industrie, l’affranchissement du crédit de l’État, le développement du crédit particulier, la consolidation de toutes les valeurs industrielles, c’est-à-dire un rêve. Tout cela c’est l’apparence : ils ont donné au jeu un nom nouveau, ils l’appellent dans leurs rapports l’industrie du crédit.

« La Société du crédit mobilier avait annoncé déjà, dans un de ses rapports, l’insuffisance, pour les immenses opérations auxquelles elle se livre, de son capital de 60 millions. Le succès prodigieux qu’elle avait obtenu, je n’examine pas comment, nécessitait un accroissement de capital. Au mois d’août 1855, on commence à annoncer que le dividende pour l’année de ces actions, au capital de 500 fr., sera de 200 fr. au moins. Cette annonce anticipée circule sur la place. Les gens bien instruits, bien avisés, se trompent souvent dans la confiance qu’ils mettent aux rapports qui leur sont faits. Mais enfin ce bruit est répandu avec assez d’habileté : il y a plus de 200 fr. de dividende pour 1855. Là-dessus, des journaux, dont le langage change, j’en conviens, à certaines époques, se montrent très-favorables à la compagnie du Crédit mobilier.

« Le Journal des Chemins de fer de M. Mirès, entre autres, annonce qu’il existe pour la Compagnie du Crédit mobilier un projet de diviser les actions en coupons de 230 fr. et de doubler le capital en donnant une action nouvelle au pair à chaque action ancienne. On affirmait ailleurs qu’il n’en était pas encore question, et qu’il fallait ranger cette rumeur parmi celles qu’une spéculation effrénée répand pour en profiter et obtenir des mouvements factices. À qui fallait-il imputer la spéculation effrénée ? Je n’en sais rien. Mais le public, dans lequel on faisait circuler qu’il y aurait à la fin de 1855 un dividende de 200 fr. au moins, n’était pas induit en erreur. C’était une prévision singulière sur l’exercice 1855, qui avait encore cinq grands mois à courir, que de déterminer qu’il y aurait 200 fr. de bénéfices à la fin de l’année, sans savoir quels événements pourraient survenir. Nous étions en pleine guerre ; on ne savait pas quels besoins l’État pourrait éprouver, quelles négociations détourneraient de certaines valeurs les capitaux pour les porter dans les caisses du Trésor, qui auraient peut-être besoin d’être remplies. Prévoir la paix était une difficulté bien grande pour tous les esprits, à cette époque-là. Mais la Compagnie du Crédit mobilier en savait assez. Le public était éclairé par elle. Certainement, à la fin de 1855, il y aurait 200 fr. de dividende.

« Dans le projet d’augmentation du capital, les nouveaux titres sont réservés aux précédents actionnaires. En conséquence, il n’y a que ceux qui sont porteurs d’actions de la Compagnie qui vont avoir dans des conditions très-avantageuses, au pair, au-dessous même du pair, parce qu’il y aura des primes accordées, les actions nouvelles qui vont être émises. Évidemment il n’y a pas de meilleur moyen de faire deux choses à la fois : 1° d’appeler des capitaux à venir prendre part à de si larges festins ; 2° de déterminer la hausse des actions dont on est porteur ou qui sont en circulation.

« Ce qui n’était qu’une rumeur au commencement prend de la consistance : le 1er septembre, les journaux annoncent que définitivement l’accroissement du capital de la Compagnie va avoir lieu au moyen d’obligations émises à 280 fr., dont 200 fr. payables en souscrivant, et 80 fr. le 1er mars 1856. Les coupons des actions du Crédit mobilier à échoir les 1er janvier et 1er juillet prochains seront acceptés comme argent en payement du premier terme des obligations, sur le pied de 200 fr.

« Les annonces qui ont été faites dans les journaux par la Compagnie du Crédit mobilier sont insérées au Moniteur exactement dans les mêmes termes.

« Le bruit si prématurément répandu dans le public, au mois d’août, que les actionnaires du Crédit mobilier allaient toucher immédiatement un dividende de 200 fr. en acceptant des obligations qui serviraient à augmenter le capital de la Compagnie, ce bruit a produit un effet que vous comprenez facilement. Tout le monde a couru après les actions du Crédit mobilier, et du taux déjà considérable de 1,200 fr., si je ne me trompe, vous les voyez monter, vers la fin d’août, au prix de 1,300 fr. et de 1,400 fr. Le 6 et le 8 septembre, les publications officielles certifient ce qui n’était encore qu’insinué, que glissé dans la rumeur publique. La hausse prend un élan nouveau. Elle atteint et dépasse 1,000 fr. avec la rapidité de l’éclair. Cette hausse, il est bien évident que c’est l’engagement pris par la Compagnie qui l’a produite.

« Mais voilà que paraît au Moniteur, sous la date du 28 septembre, c’est-à-dire l’avant-veille de la liquidation, et au mépris de la promesse de délivrer jusqu’au 5 octobre des obligations à quiconque apporterait des actions à la Compagnie du Crédit mobilier, un avis annonçant que la Société générale, pour entrer dans les vues du gouvernement, n’émettra pas d’obligations nouvelles.

« Vous comprenez, Messieurs, l’effet produit par un pareil avis. Autant les engagements formellement pris à l’appel fait à quiconque serait porteur d’actions avaient provoqué à acheter, autant la nouvelle que le payement immédiat du dividende en obligations n’aurait pas lieu devait provoquer à revendre. Aussi les actions qui avaient été à 1,655 fr. tombent subitement à 1,200, et même à 1,100 fr. Ainsi, dans l’espace de six semaines, il y avait eu hausse de 500 fr., tant sur la rumeur que sur l’annonce officielle que des obligations allaient être délivrées aux actionnaires, et en moins de vingt jours, il y a eu baisse de 500 fr., par suite de la rétractation spontanée de la Compagnie du Crédit mobilier. »

C’est à cette époque, et, — si nous sommes bien informé, — sur cette même opération décrite par Me Berryer, que les spéculateurs d’une seule ville de province, Nancy, perdirent ensemble contre ceux de Paris une dizaine de millions. Il s’ensuivit de graves sinistres commerciaux et la liquidation de plusieurs maisons de banque de la localité.

À défaut de mesures répressives contre de pareilles manœuvres, le substitut du procureur impérial, M. Pinard, crut devoir au moins prononcer quelques paroles sévères :

« On nous a donné la liste des grandes entreprises que le Crédit mobilier avait fait naître, soit. On nous a parlé de ses services industriels, soit encore. Mais, au milieu de la fièvre de l’époque, au milieu de cet amour effréné du jeu et de ces luttes éperdues, est-ce que le Crédit mobilier n’a pas de reproches à se faire ? Cette fièvre, l’a-t-il calmée ou l’a-t-il excitée ? Ces entraînements, ne les a-t-il pas doublés ? Est-ce qu’en multipliant les entreprises au delà des forces de la place, en les jetant à l’avidité des joueurs avec ces certitudes de primes énormes doublées par la spéculation de tous, en escomptant l’avenir au profit du présent, il n’a pas créé, avec d’autres qui doivent partager sa responsabilité, de sérieux périls pour la morale publique et les intérêts matériels eux-mêmes ?Les reports, sous l’action d’une situation si tendue, ne sont-ils pas devenus la loi normale de la place ?

« Ne faut-il pas à chaque liquidation 30 ou 40 millions de reports pour sauver les joueurs en les excitant ? Et le jour où ce moyen périlleux de vivre et de marcher manquerait un instant, le jour où l’arc trop tendu se briserait, que de pertes, que de deuils de familles, que de morts et de blessés, puisqu’un des administrateurs du Crédit mobilier lui-même est tombé récemment sur le champ de bataille ! Voilà le bilan moral et financier que vous oubliez, et que la parole impartiale du ministère public doit jeter dans la balance du passif, quand on vante sans réserve les merveilles de vos opérations. »

Les directeurs du Crédit mobilier, les premiers et les plus riches financiers de France, avec un capital de 60 millions et une centaine de millions de comptes courants annuels, semblent défier toute concurrence. De fait, il n’y a que revers à qui joue contre eux. Mais il est possible de glaner où ils moissonnent. C’est ce qu’ont pensé MM. Mirès, Vergniolle et Amail, en créant, le premier la Caisse générale des Chemins de fer, le second, la Caisse centrale de l’Industrie, le troisième, la Caisse générale des Actionnaires.

L’objet de ces diverses entreprises est le même : acheter et vendre, vendre et acheter des valeurs et effets publics ; acheter en baisse, vendre en hausse, encaisser des primes ; agioter avec le moins de risques possible, conformément au principe de la spéculation expectante. (Voyez p. 119.)

Pour ce faire, voici la combinaison aussi simple qu’habile imaginée par ces compagnies, ou mieux, empruntée à la Société type, le Crédit mobilier.

On fait appel aux actionnaires, qui viennent échanger leur argent contre des actions, du papier, s’enlevant ainsi à eux-mêmes le moyen d’agir sur la place : une concurrence de moins. On concentre dans les mains de quelques directeurs 5 millions (Société Vergniolle), 25 millions (Société Amail), 50 millions (Société Mirès) ; on centuple leur action : coalition de plus. On nomme un comité de direction.

« La position de membre du comité de direction, dit le Journal des Chemins de fer, à propos de la déconfiture de M. Place, est généralement enviée, parce qu’elle donne le secret des opérations, qui ne sont pas ordinairement connues des autres administrateurs. Le comité de direction connaît seul la situation de la place ; il détermine l’action que la Compagnie doit exercer sur elle, soit qu’il facilite par des reports une situation tendue, soit que les nécessités ou des combinaisons d’un autre genre l’obligent d’abandonner le marché à ses propres ressources ; enfin il sait si la Société est en mesure de pallier cette situation en donnant à bon marché les capitaux nécessaires à la liquidation.

« La situation particulière où se trouve ce comité, le mettant à même de prévoir les mouvements de la Bourse, donne aux administrateurs qui en font partie un crédit, une importance qui expliquent la confiance dont ils sont investis et la facilité avec laquelle un certain nombre de banquiers ont donné à M. Place des sommes considérables pour les faire valoir.

« Or de deux choses l’une : ou ces capitaux ont été confiés à M. Place pour les faire valoir dans des affaires industrielles, et alors on s’étonnera que ces capitaux n’aient pas été mis dans les affaires faites par le Crédit mobilier lui-même ; ou bien ces capitaux ont été destinés à des opérations de Bourse, et l’on regrettera que des sommes aussi considérables aient été détournées des grandes entreprises industrielles pour être portées vers le jeu. »

On s’étonnera, on regrettera, voilà donc le dernier mot de la prudence des actionnaires et des déposants de sommes en comptes courants, leur dernier recours contre un détournement de destination.

Eh quoi ! vous placez un homme dans la position d’employer sans contrôle des capitaux assez considérables pour diriger le marché à la hausse ou à la baisse ; vous lui donnez la facilité d’opérer pour son compte, non point sur un secret d’État, mais sur une décision bien plus efficace encore, prise à huis-clos, à son instigation ; de jouer contre les actionnaires, contre les prêteurs, contre la Société qu’il représente, de s’acheter à lui-même, en qualité de membre du comité, des valeurs qu’il possède comme simple particulier : et contre les abus d’une telle situation, au milieu d’un monde qui sue le dol et la fraude par tous les pores, vous n’avez qu’un frein, la conscience du mandataire ! Triples sots ! Vous le traiteriez lui-même d’imbécile, s’il s’arrêtait à des scrupules.

Cependant les compagnies de jeu, car celles qui nous occupent ne sont pas autre chose, distribuent des dividendes merveilleux. Celui du Crédit mobilier a été de 203 fr. 70 en 1855. M. Amail a voulu essayer ses forces au préalable sur un fonds commun, dont il a tiré 27 0/0 en cinq mois ; c’est sur la foi de cette expérience qu’il s’est décidé à mettre en commandite son habileté, sa prudence, et la vertu bien connue de M. Jourdan ! La Société Mirès a donné 69 fr. en 1854, 79 90 en 1855 ; la Société Vergniolle 20 0/0.

Certes la prospérité de l’entreprise est trop de l’intérêt des directeurs pour qu’ils la laissent péricliter ; c’est le levier qui fait toute leur force, sans lequel ils ne seraient, comme M. Tartempion et M. Coquardeau, que de simples joueurs, ballottés sans boussole au milieu des tempêtes et des écueils. Mais les directeurs n’ont-ils fait d’autres profits que le tant pour cent réservé à la gérance ? Ont-ils spéculé pour leur compte ?

Les 240,000 actions des immeubles Rivoli ont primé en moins d’un an de 70 fr. C’était une affaire menée par le Crédit mobilier. À ce taux, c’était un bénéfice de 16,800,000 fr. ou 70 0/0. Si le Crédit mobilier rendait des comptes, nous saurions ce que lui a produit cette entreprise. En n’attribuant que 35 0/0 à la compagnie et autant aux directeurs, l’affaire était encore belle pour tout le monde. Si c’est là une hypothèse, elle porte seulement sur les chiffres ; le fait est praticable, vraisemblable, avoué par « l’envie dont la position de membre du comité de direction est l’objet. »

Cela vous révolte, ami lecteur. Mais remarquez que la loi ni les principes n’ont le plus petit mot à dire.

Un homme a la réputation d’être un grand, un habile entrepreneur. La confiance générale lui est acquise : tous les capitaux sollicitent la préférence de ses actions. Voyez-vous là un crime ?

Or cet homme n’est point infaillible, et n’entend nullement se donner pour tel. Ses conceptions ont été souvent heureuses : quelquefois aussi il a éprouvé des mécomptes. C’est aux capitalistes d’aviser.

Eh bien ! il croit que la construction d’un hôtel comme l’hôtel Rivoli est une excellente affaire ; il prouve la sincérité de son opinion, d’abord, en retenant pour lui-même une masse d’actions, puis en les revendant à la hausse ; chose dont se garderait sa délicatesse s’il supposait l’affaire mauvaise ou seulement douteuse. Y a-t-il dans tout cela ombre de tromperie ?

Il est vrai que les actions tombent après que notre homme a réalisé ses primes, ce qui fait murmurer les déconfits. Mais quel tribunal oserait l’accuser ? Est-il responsable, après tout ? Et parce que son opinion vaut crédit, et que son crédit fait prime, irez-vous lui demander des comptes ? Vous avez spéculé sur son habileté, mais non pas sur sa garantie : c’était à prendre ou à laisser.

Le rapporteur du Crédit mobilier, après l’hosanna sur la prospérité de l’entreprise, ajoute d’un ton dolent :

« C’est en de pareilles circonstances qu’on se livrait centre nous à la polémique la plus violente, abusant ainsi du silence qu’un établissement comme le nôtre est tenu de garder sur ses opérations. »

Le silence et le mystère ! c’est le contraire des entreprises individuelles qui ne croient jamais faire trop de bruit de leurs recettes, de la balance favorable de leurs comptes, du développement de leur trafic, et qui pèchent juste par l’opposé : l’excès de réclames et de mensonges.

Les petites compagnies, créées à l’image du Mobilier, ne sont pas moins discrètes. Pourtant elles ont chacune un journal ; mais c’est pour faire la critique des compagnies industrielles dont les valeurs servent d’enjeu.

Sous le régime de monopole fait à la presse, c’est une puissance considérable qu’un journal. Quels sont les lecteurs capables de distinguer une annonce payante d’une critique sérieuse ? Qui les garantit que l’article le plus indépendant en apparence n’a pas été payé au rédacteur en actions au pair ou de toute autre façon ? Pourquoi les bulletins financiers et les cours ne s’accordent-ils pas entre eux ?

Tous les jours on peut lire dans la Presse, page 3, aux annonces :

« M. Lauvray, rédacteur du Bulletin financier de la Presse, est attaché à la Caisse, 14, rue Grange-Batelière, pour achats, ventes et reports en valeurs françaises et étrangères. »

On ne saurait y mettre plus de candeur que M. Lauvray. Comment ne s’aperçoit-il pas, comment M. de Girardin, son patron, ne lui fait-il pas sentir que ce sont là des fonctions incompatibles ? D’autres font ce que fait M. Lauvray, et se gardent bien de l’annoncer à son de trompe. S’il s’agissait de décerner un prix d’innocence, nous savons bien qui aurait notre suffrage ; mais n’est-il pas honteux pour un journal d’une aussi grande réputation que la Presse de donner l’exemple d’une pareille bonhomie… en affaires ?

Un directeur qui a l’oreille d’un journaliste vend en une Bourse quelques actions à un compère, à un prix tout à fait arbitraire, et fait annoncer le lendemain que les valeurs font prime, quand elles ne sont ni demandées ni offertes.

La première condition pour une valeur est de vivre ; et les valeurs ne vivent que par l’offre et la demande. Faites-les mouvoir, comme le pêcheur qui tire la ligne : vous êtes sûr d’amorcer tous les jours quelques acheteurs de province. Lorsque le Constitutionnel, le Pays et le Journal des Chemins de fer poussent à la hausse sur une valeur, qui pourrait résister à un si touchant accord ? Le public sait-il que ce sont trois porte-voix à une seule embouchure ?

Les journaux voués spécialement aux affaires financières, outre la faculté de donner leur avis, favorable ou défavorable, sur les valeurs dans lesquelles les rédacteurs ont des intérêts engagés, ont encore une correspondance publique avec les spéculateurs qui les ont choisis pour oracles. Ils écrivent, sans désigner toutefois l’entreprise dont ils parlent :

« Bonne affaire, dont la baisse n’est sans doute que momentanée, par suite d’embarras de place ; gardez, vous verrez une reprise. — Vendez. — Se relèvera. — Acceptez avec empressement. — Hâtez-vous de souscrire, vous et les amis dont vous parlez. — La valeur est bonne et d’un bel avenir. — Nous ne sommes pas plus rassurés que vous sur cette valeur. — Votre placement est toujours sûr. »

Tout est bon à la réclame, journaux, revues, annuaires, guides, almanachs ; tout sert d’occasion, de prétexte, de moyen, même la morale, à cette industrie de sycophantes. Il est bien à vous, dirons-nous à l’Almanach de la Bourse, de distribuer aux spéculateurs vos précieux conseils ; mais de quel droit, faisant la revue des valeurs cotées, vous permettez-vous de dire : Chemins de fer du Midi, n’achetez pas. — Chemin de fer Victor-Emmanuel, n’achetez à aucun prix. — Fonds espagnols, idem. — Compagnies maritimes, mauvais placement, etc. Oubliez-vous que sous ces désignations, il n’y a pas seulement une table de jeu, qu’il y a aussi une réalité industrielle, une entreprise à laquelle il ne vous est pas permis, par vos dénonciations téméraires, de porter préjudice ? Que savez-vous si cette affaire que vous signalez comme mauvaise ne deviendra pas excellente ; si cette autre que vous recommandez comme sûre ne tombera pas bientôt en faillite ?

On ne sait en vérité lequel on doit le plus admirer, de l’aveugle confiance des demandeurs d’avis ou de la présomption des conseillers.

L’organe de M. Vergniolle s’intitule l’Industrie, c’est en quelque sorte le moniteur du Crédit foncier : il a pour rédacteurs MM. Ch. Fabas, E. Villars. A. Rouault.

M. Mirès, l’Égérie du Pays et du Constitutionnel, rédige en outre le Journal des Chemins de fer, avec la collaboration de MM. C. Devina et Blaise (des Vosges).

On assure qu’à cette publicité, déjà si considérable, il joindra bientôt celle du Siècle, dont il serait, dit-on, le plus fort actionnaire. Il serait plaisant de voir M. Mirès, qui tient l’empire par le Pays et le Constitutionnel, mettre avec le Siècle la république dans sa poche. Espérons que les honorables rédacteurs de la feuille démocratique sauront défendre cette dernière forteresse de la révolution.

Le Journal des Actionnaires, organe de la Société Amail, a pour rédacteurs MM. Louis Jourdan, Lefranc, Xavier Eyma.

M. Louis Jourdan, que tous ceux qui le connaissent s’étonnent de rencontrer en pareille synagogue, un homme que ses vertus privées placent hors ligne ; apôtre du Très-Haut, qu’il prêche aux athées ; vicaire du prophète Enfantin, à qui seul il est resté fidèle ; adversaire des jésuites, champion des nationalités ; M. Louis Jourdan, parlant le jargon de l’agio, couvant la prime dans le Journal des Actionnaires, en même temps qu’il évangélise les abonnés du Siècle de sa parole d’archevêque, nous offre un type de plus à ajouter à ceux que nous connaissons déjà, celui du démoc. soc. devenu boursier. Brutus aux champs de Philippes désespère de la République et de la Vertu, et se tue. Comment M. Jourdan, qui ne désespère, nous le dirons pour lui, ni de l’une ni de l’autre, s’est-il fait maquignon dans les bandes des triumvirs ?

M. Jourdan s’est dit :

Pour refréner la spéculation dévorante, homicide, des gros capitalistes, sauvegarder la position des petits, moraliser les uns et les autres, et peu à peu amener la cessation du jeu, il est un moyen, il n’en existe qu’un seul : c’est d’abord de créer en faveur de la plèbe boursière un office de consultation qui l’éclaire et la dirige ; puis d’en grouper les ressources parcellaires, et du faisceau de ces petits portefeuilles former une masse capable de tenir tête aux grandes puissances.

L’instruction et l’association : voilà, en deux mots, le système curatif de M. Jourdan.

Rêve d’une belle âme ! Pour mettre fin à l’anarchie dont profitaient quelques fripons, on se forme en partis, on organise la guerre civile !… Quelle découverte !

Si la Compagnie se borne à donner des consultations, comme faisait autrefois le Journal des Actionnaires, elle va directement contre le respect de la commandite, ainsi que nous le disions tout à l’heure à propos de l’Almanach de la Bourse ; elle ne peut garantir ni la sûreté ni la sincérité de ses conseils : en un mot, d’office de consultation, elle devient fatalement agence de chantage.

Si, non contente de conseiller, la Compagnie prend en main la conduite des opérations, c’est une guerre de flibustiers qu’elle entame contre les entreprises concurrentes, guerre qui, loin de calmer la fureur du jeu, ne peut servir qu’à l’envenimer. Car il faut que la Compagnie joue, ne fût-ce que pour gagner de quoi payer ses frais généraux. Entre cinq ou six établissements rivaux qui s’arrachent les opérations d’arbitrage, l’arbitrage redevient fatalement spéculation à la hausse ou à la baisse, à terme ou à prime. La guerre, une guerre acharnée, est donc inévitable.

Sous prétexte de désencombrer le portique, une ordonnance de police vient d’établir une taxe de 1 fr. sur toute personne entrant à la Bourse. Qu’est-ce à dire ? La police, en établissant cette taxe, a obéi à son génie fiscal. Par le fait, elle a consacré le jeu, elle lui a conféré le droit civique ; bien plus, elle en a fait un privilége. Il serait absurde de voir là un moyen de moralisation de la Bourse.

Eh bien, sous le prétexte d’informer le public, et, au besoin, de rallier, discipliner, placer avantageusement les petits capitaux, la Compagnie Amail et ses pareilles n’ont fait autre chose qu’obéir à leur génie agioteur. C’est tout ce que nous voulions dire à l’apostolique M. Jourdan.

Du reste, il ne manque pas d’imitateurs. La Bourse ne fait acception d’aucun parti. Au banquet de l’agiotage, jésuites, absolutistes, libéraux, gallicans, dynastiques de la droite et de la gauche, impérialistes, républicains bleus et rouges, socialistes, se retrouvent en bonne fraternité. L’agiotage a résolu le grand problème de l’unité, la pierre philosophale de la politique : la fusion des antagonismes. Tous jurent par le même Évangile, la cote des fonds publics ; écoutent le même oracle, la prime ; adorent le même Dieu, l’écu de cent sous : Unus Deus, una fides, unum baptisma.

Oh ! si cette Gomorrhe pouvait se consumer sans répandre sur le pays la désolation, les miasmes pestilentiels, l’asphyxie et la mort, combien nous serions plus disposés à attiser le feu qu’à l’éteindre !…

Mais « il ne faut pas se le dissimuler. Dans tous les pays et dans tous les siècles, c’est toujours au travail qu’incombe la tâche de réparer, à la sueur de son front, les erreurs ou les folies financières. Les masses sont pénétrées, à cet égard, d’un instinct qu’aucun sophisme ne saurait tromper. » (Introduction à la Bourse de Londres, par M. Lefebvre-Duruflé, sénateur, ancien ministre du commerce).


§ 4. Développement de l’escroquerie et du vol dans les opérations de la commandite.


De la Bourse, théâtre où se joue la grande comédie de l’époque, passons à la commandite, officine où se compose le drame, où se combinent les coups de théâtre.

M. L. Deplanque, dans l’Almanach de la Bourse de 1856, après avoir relevé la lésinerie maladroite des actionnaires qui marchandent aux fondateurs de sociétés des actions rémunératoires ou une part dans les bénéfices, se demande à quelle source les dits fondateurs peuvent espérer de trouver la récompense de leurs efforts et de leurs risques.

« Cette source, dit-il, pour être cachée, n’en est pas moins abondante ; mais, aux yeux du vulgaire, il semble que les fondateurs ne sont mus que par leur ardent amour du bien public, par le louable désir de doter le pays du bienfait de ces nouvelles voies de communication, merveilleux résultats de l’intelligence, qui, en supprimant les distances, pour ainsi dire, rapprochent les hommes et les choses, et sont l’instrument de la richesse et de la civilisation, et tout le pathos qu’on peut faire à cette occasion. Peu s’en faut que les imbéciles et les niais ne se croient obligés d’élever des statues à ces bienfaiteurs du pays, qui consacrent à son service leur temps et leur argent, ne se réservant d’autres avantages que ceux qu’ils offrent à tout souscripteur d’action.

« Hypocrisie ! Le traité avec l’entrepreneur ou les entrepreneurs est le Pactole où vont se désaltérer les fondateurs-organisateurs ; tout épuisés de leurs patriotiques efforts, de leur bienfaisance sans bornes, de leur désintéressement à toute épreuve.

« La remise faite par l’entrepreneur général aux fondateurs va ordinairement à dix pour cent du capital à dépenser pour l’établissement du chemin. Ainsi, supposons qu’il s’agisse d’une ligne qui doive coûter 60 millions, c’est une somme de 6 millions que l’entrepreneur met à la disposition des fondateurs, et qu’ils ont à se partager entre eux, après s’être tenu mutuellement compte des dépenses et avances de toutes sortes qu’ils ont dû faire jusque-là pour mener à bien l’entreprise.

« Dans ce système le bénéfice des fondateurs est certain, chiffré d’avance, connu et réalisé, avant qu’il soit possible de déterminer par expérience la valeur vraie de l’affaire par le montant de ses produits. »

Si l’assertion de l’auteur est exacte quant au dix pour cent, sur une somme de 3 milliards engagée dans les chemins de fer français par les compagnies et par l’État, le pot-de-vin partagé entre les fondateurs, une centaine d’individus au plus, serait de 300 millions. Qu’en pensent les actionnaires ? — Rien, sinon qu’ils voudraient bien devenir fondateurs eux-mêmes.

C’est déjà une triste société que celle où le voyageur est forcé de traiter avec les brigands ! Mais croit-on qu’avec le système des coupons de fondation et d’une part dans les bénéfices, ces messieurs renonceraient aux profits des traités d’entrepreneurs ? Souvent les administrateurs font mieux encore : ils se partagent les entreprises de terrassements, de travaux d’art, les fournitures de rails, de traverses, de voitures, de combustible, etc., traitant ainsi avec eux-mêmes des conditions de prix et de qualité.

Et ce qui se passe dans les compagnies de chemins de fer a lieu dans toutes les sociétés anonymes ou en commandite : nous défions qu’on en cite une seule dont les fondateurs, administrateurs, directeurs, gérants, osent jurer qu’ils sont purs de toute opération équivoque.

Comment, nous ne cesserons de le dire, en serait-il autrement, quand l’état des mœurs, quand les définitions de la loi, quand les théories de la science ouvrent la porte à toutes les malversations, par cela même les excusent, les autorisent ?

Déjà nous avons vu de quelle manière un fondateur de société pouvait, le plus légalement, bien mieux, le plus loyalement du monde, entraîner des milliers d’actionnaires dans une entreprise où ils perdraient tous, à la fin, 30 0/0 de leur capital, pendant que lui-même et les siens réaliseraient un bénéfice de 70 0/0.

Il en est de même pour les remises et fournitures.

Où est la loi, le principe, soit d’économie, soit de morale, qui interdise à un administrateur, à un membre du conseil de surveillance, à un gérant, de faire à sa compagnie la fourniture des objets dont elle a besoin ? Cela est tellement dans la nature des choses, tellement rationnel, qu’il se voit des sociétés formées tout exprès entre banquiers, industriels, marchands, commissionnaires, propriétaires, etc., à fin d’assurer à chacun d’eux le placement de ses marchandises et produits.

Or, si je puis être vendeur envers ma compagnie, j’ai droit à un bénéfice sur ma vente. Quelle loi viendra limiter ce bénéfice ? Aucune : donc, etc.

De même, si je puis être vendeur de mes produits, je puis l’être encore des marchandises que j’ai achetées à mes risques personnels pour les revendre. Ici encore j’ai droit à un bénéfice ou remise : donc, etc.

De ce principe, en soi irréfutable, nonobstant toutes restrictions et modifications particulières, la mauvaise conscience se prévalant de l’insolidarité fondamentale qui gouverne la société et toutes les transactions qui s’y opèrent, saura bien tirer toutes les interprétations et conséquences qui, dans un cas donné, la justifient ; et une fois le chapitre des interprétations entamé, elle ne gardera plus de mesure, et marchera à pas de géant dans l’infidélité, la concussion, le vol.

La société des chemins de fer autrichiens a adopté le système préconisé par M. Deplanque : 10 0/0 sur les bénéfices nets aux fondateurs, des jetons de présence et une quote-part dans les profits aux administrateurs. Nous allons voir comment, par un plan de capitalisation, ces messieurs prétendent réaliser immédiatement, au prix d’une vingtaine de millions, des éventualités de profit dont l’expérience n’a point encore dit l’importance, et dont l’échéance en tous cas serait répartie par annuités sur 92 ans. Laissons parler le Journal des Chemins de fer, qui ne se pique pas de pruderie en pareille matière.

« Nous sommes convaincu que la moralisation de l’industrie et de l’association tient essentiellement à la corrélation intime d’intérêts entre les actionnaires, les fondateurs et les administrateurs. Toutefois, comme complément de notre pensée, il faut admettre que lorsque les fondateurs d’une entreprise ont stipulé en leur faveur des avantages importants, ils doivent s’en contenter, et ne pas y ajouter le bénéfice de primes prélevées sur le public.

« Ceci dit, nous revenons à la capitalisation des parts de fondateurs. Le prélèvement en leur faveur est de 10 0/0 du revenu, défalcation faite de l’intérêt des obligations et du capital social. Mais comme il n’a été appelé, en 1855, qu’une partie du capital nécessaire, le montant des intérêts à solder a été insignifiant, et presque tout le produit a été employé à former le dividende, sur lequel les fondateurs ont prélevé les 10 0/0 qui leur ont été attribués. Ce dividende, fixé à 24 fr. par action, a formé une somme de 9,600,000 fr., et par conséquent les fondateurs ont dû prélever pour 1855 un bénéfice de 9,600,00 fr. à 1 million.

« C’est sous l’empire de ce bénéfice que les fondateurs ont voulu capitaliser leurs parts, et qu’il a été créé à leur profit 44,444 actions nouvelles, dont la prime, de 400 à 430 fr. par action, leur assure un bénéfice personnel de 18 à 20 millions, qu’il n’a tenu qu’à eux de réaliser, même avant l’assemblée générale, sur la décision de laquelle ils pouvaient compter. »

Et pourquoi ne réaliseraient-il pas ? Y a-t-il un seul actionnaire qui ne leur envie ce bonheur ! Aussi l’assemblée générale a sanctionné cette combinaison par 1781 voix contre 58, la stupidité des actionnaires ne manquant jamais de se montrer à la hauteur de l’effronterie des directeurs. Si l’affaire n’aboutit pas, ce sera par suite du refus de l’empereur d’Autriche d’y donner son approbation.

Le Journal des Chemins de fer dit encore à ce sujet :

Le système de la capitalisation des parts de fondateurs n’est pas absolument nouveau : il a déjà été pratiqué en France, dans la Société du chemin de fer de Saint-Germain. Mais du moins ce n’était pas à l’origine de la Société, quelques mois après l’organisation, avant l’achèvement de la ligne, ni enfin avant que le capital social eût été réalisé.

« Du reste, le motif essentiel qui nous porte à considérer ce système comme défavorable aux véritables intérêts des sociétés industrielles, c’est qu’il rompt le lien entre les actionnaires et les fondateurs, et qu’ainsi le principe constitutif de l’association est vicié. »

Il s’agit vraiment bien d’association et de lien d’intérêts ! L’affaire des fondateurs-administrateurs est de lancer l’entreprise, d’escompter en quelques mois ce qu’elle peut rendre en un siècle, ce qu’elle ne rendra peut-être jamais ; puis de courir à une nouvelle curée. Et tout le monde de dire : J’en ferais autant !

Toutes les actions ne présentent pas aux spéculateurs-fondateurs la ressource des marchés d’entrepreneurs, ou des réalisations immédiates, il fallait trouver une nouvelle rubrique : elle ne tarda pas à se produire, ce fut la vente à prime des actions.

« La société étant formée, les fondateurs se réservent le plus grand nombre d’actions. Celles qui sont délivrées aux souscripteurs ne doivent servir qu’à faire connaître le titre sur la place. Les moyens de publicité sont cependant disposés comme s’il s’agissait de placer d’abord tout le capital, souvent même il suffirait à un placement double ou triple : c’est ce qu’on appelle lancer l’affaire. Les demandes viennent de toutes parts ; plus elles sont abondantes, mieux l’affaire se dessine. Cependant les fondateurs, constitués de fait en société particulière, sous le nom de syndicat, mettent à part les actions qu’ils se réservent, font une répartition des actions disponibles au prorata des demandes, de telle sorte que celui qui en a demandé deux cents en obtient vingt, ce qui tend déjà à produire un excellent effet. De leur côté, les acheteurs, qui, il faut bien le dire, sont toujours complices du tour qu’on leur joue, s’empressent de demander plus de titres qu’ils n’ont réellement le désir d’en avoir ; mais afin d’obtenir à peu près ce qu’ils désirent, ils enflent ainsi leur demande : ce qui donne lieu de publier, ce qui se trouve vrai, que les demandes ont été aux actions disponibles comme dix, vingt contre un. Nouveau mouvement de recherche.

« Alors les fondateurs écrivent aux souscripteurs pour leur faire connaître le nombre d’actions mis à leur disposition. Ce sont ces lettres qu’on appelle promesses d’actions.

« Aussitôt parties, elles deviennent un sujet de transaction. On les vend, on les achète, c’est-à-dire que, moyennant une différence qu’on paye comptant au bienheureux porteur, on se met en ses lieu et place, et qu’on lève les actions contre leur capital nominal lors de leur émission.

« Il arrive très-souvent que l’on n’attend pas ces lettres pour opérer sur les actions des sociétés nouvelles, et qui ne sont pas encore nées. On trouve beaucoup de gens pour vendre à découvert, moyennant une prime, les titres à livrer à l’émission.

« Cependant les fondateurs soutiennent ces transactions en rachetant bonne partie de ces lettres : ce qui en augmente la valeur de moment en moment.

« Enfin l’émission est annoncée : les titres commencent à paraître sur la place ; des ventes et des achats faits à propos sur ces titres, qui sont encore en petit nombre, en élèvent les cours à des taux fabuleux. C’est alors que les fondateurs s’empressent de réaliser les actions réservées, par petite partie, par des ventes au comptant, tandis qu’ils maintiennent les cours par des achats de primes à de forts écarts, primes qu’ils abandonnent en temps utile ; c’est alors que tout est mis en œuvre pour donner les plus belles espérances de l’entreprise. » (Almanach de la Bourse de 1856.)

Le rapport du conseil d’administration du chemin de fer du Nord, en 1846, relève les chiffres suivants :

« Du 28 octobre 1845 au 31 janvier 1846, il a été transféré 571,741 actions, c’est-à-dire un nombre égal à une fois et demie le nombre total des actions émises.

« Ces transferts ont présenté cette circonstance favorable, que les actions, en se classant, se sont constamment divisées, et que, pour la même quantité d’actions vendues, le nombre des acheteurs a été régulièrement deux fois plus considérable que celui des vendeurs. Ainsi les 571,741 actions transférées ont été vendues par 8,884 personnes, et achetées par 17,469 actionnaires nouveaux.

« Les 400,000 notions étaient, au 31 janvier 1846, possédées par 18,000 actionnaires : ce qui représente moyennement 22 actions par chaque titulaire. »

Il est aisé de faire compte de cette opération. Le nombre des actions du Nord est de 400,000, émises au pair de 500 fr. (liquidées plus tard à 400) ; elles se vendaient, fin janvier 1846, au cours de 755 fr. ; on n’avait encore fait qu’un versement de 125 fr. Puisqu’il avait été transféré 571,741 actions, c’est que la prime de 255 fr. par chaque titre avait été répartie entre plusieurs acquéreurs ayant acheté et vendu à des taux divers entre le pair et 755. Quant aux premiers souscripteurs, la haute finance et ses protégés, accapareurs de toutes les actions au pair, voici la faculté de bénéfice brut qui leur était réservée :

Le premier versement de 125 fr. constituait un déboursé de 50 millions :

L’encaissement de la prime de 255 fr. réalisait un bénéfice de 102 millions. À défalquer les dépenses pour manœuvres ci-dessus décrites, mémoire.

En d’autres termes, les 17,469 actionnaires nouveaux achetaient aux écumeurs, moyennant la somme de 102 millions, non pas l’action portant dividende, mais le droit de continuer les versements ultérieurs. En 1850, c’est-à-dire cinq ans après, les actions du Nord ne touchaient encore que 24 fr. de dividende, intérêts compris, c’est-à-dire 6 0/0 du capital versé de 400 fr.

L’opération que nous venons de citer s’est répétée et se répète encore dans toutes les compagnies possibles. La certitude qu’ont les financiers de faire primer les actions avant un second versement leur permet, avec 125,000 fr. de disponibles, d’en souscrire 500,000, de toucher l’agiosur 100,000 actions au lieu de 25,000, enfin de gagner en trois mois 102 millions avec 50, plus ou moins, quel que soit l’avenir de la compagnie.

À cela que peut-on trouver à redire ?

Les actions ont été imaginées pour être vendues apparemment et entrer dans la circulation. Les prospectus sont faits aussi pour donner au public connaissance des entreprises, montrer leurs avantages, calculer les probabilités du rendement. Quant à la vente et au rachat des actions par les compagnies, soit par leurs conseils d’administration, qui peut leur faire un crime, d’abord, dans un cas de baisse excessive, de racheter leurs actions dépréciées, par ce moyen de déjouer la malveillance et de soutenir leur crédit ; puis, quand la hausse est revenue, quand le public est remis de sa panique, de porter de nouveau les actions sur le marché ?

Nous voudrions savoir ce qu’un casuiste, non de l’école relâchée d’Escobar, mais de l’école sévère de Port-Royal, consulté sur ces manœuvres de l’agiotage anonyme et en commandite, répondrait à cela ?

Enfants, dirait-il, vous ne voyez pas que toutes vos transactions, vos contrats, vos promesses, vos obligations, sont primées elles-mêmes par une cause dont la fatalité vous entraîne, bon gré malgré, dans la prévarication ; c’est votre condition d’antagonisme légal, c’est cette insolidarité organique, suprême, qui fait la base exprimée ou sous-entendue de tous vos contrats, et en faveur de laquelle ceux-ci doivent s’interpréter toujours. À la place de l’état de guerre, qui fait l’âme de votre droit, commencez par poser en principe la mutualité universelle ; et vous pourrez ensuite parler de justice, vous aurez vaincu le péché d’origine.

Qui veut la fin veut les moyens. Si la vente des actions à prime est de droit, sera-t-il défendu au vendeur de faire valoir par les moyens ordinaires du commerce, ses titres, qui sont sa marchandise ?

La question touche à la niaiserie. Mais, comme l’erreur commise de bonne foi dans la mise en valeur d’un capital et la fondation d’une entreprise n’est pas imputable, nous allons voir les comptes rendus hebdomadaires et annuels des sociétés donner carrière à des abus, à des escroqueries effroyables.

« Beaucoup de compagnies s’efforcent à tout prix de développer leurs recettes. Ce sentiment est louable ; mais il ne doit pas être satisfait aux dépens des actionnaires. Dès qu’il y a perte sur les nouveaux transports, la prospérité apparente qui semble ressortir de l’augmentation des produits n’est qu’une illusion qui peut tromper le vulgaire et servir des spéculations de Bourse, mais cette illusion ne tarde pas à faire place à la réalité, qui se résume, au bout du semestre, en une réduction des produits nets, c’est-à-dire des revenus des actionnaires. » (Journal des Chemins de fer.)

Il résulte du compte rendu de l’exploitation en 1854 que les combustibles minéraux ont été transportés, sur la ligne du Nord, au prix moyen de 3 c. 725, savoir : la houille à 3 c. 68, le coke à 3 c. 77.

Est-il possible que la Compagnie couvre ses frais à un taux aussi bas ? Les éléments nous manquent pour résoudre la question ; voici seulement ce que nous en savons.

Lorsque le gouvernement imposa aux compagnies le tarif de 5 c. par tonne et kilomètre pour le transport des céréales pendant la cherté, toutes s’empressèrent de déclarer qu’elles étaient trop heureuses de venir, par un sacrifice, en aide à l’alimentation publique.

« À ce propos, le journal la Presse prétendit que les compagnies pouvaient effectuer sans perte le transport des céréales à 3 centimes, parce que les frais pour le chemin du Nord, par exemple, ne revenaient qu’à 2 cent. 70.

« Le Journal des Chemins de fer répondit avec raison que la dépense représentée par ce chiffre ne se composait que des frais d’administration, d’exploitation, traction et entretien du matériel, de la voie et des bâtiments ; mais qu’il n’y était rien compté pour l’intérêt du capital employé à l’établissement du chemin et à l’acquisition du matériel, rien pour le renouvellement de ce qui doit être remplacé, rien encore pour l’amortissement de ce qui doit être abandonné gratuitement à l’État à la fin de la concession.

« Le Journal des Chemins de fer établit ensuite que le prix de revient réel, au chemin du Nord, est de 5 cent. 49 par tonne kilométrique ; il conclut que les compagnies, en transportant les céréales à 5 centimes, font un véritable sacrifice[2]. »

Pourtant les céréales ne sont ni plus ni moins encombrantes que la houille. Mais il faut grossir la recette brute à tout prix, même au détriment du produit net.

Veut-on savoir quelle est l’importance du mouvement des combustibles minéraux sur la ligne du Nord : voici les chiffres de l’exercice 1854 :

Tonnes. Produit. Tonnes à 1 kilom.
Houille 442,787 2,819,367 76,622,063
Coke 151,135 1,469,355 39,001,524
-------------- -------------- -----------------
Ensemble 593,922 4,288,722 115,623,587

Les résultats de 1855 sont plus considérables encore : le tarif s’est abaissé à 3 c. 67 pour la houille, 3 c. 51 pour le coke ; moyenne, 3 c. 59.

Trafic en 1855 :

Tonnes. Produit. Tonnes à 1 kilom.
Houille 651,670 4,312,618 117,379,676
Coke 171,591 1,614,824 46,046,163
-------------- -------------- -----------------
Ensemble 823,261 5,928,442 163,425,839

Nous avons de graves raisons de considérer le chiffre de 5 c. 49 comme étant le vrai prix de revient, indépendamment des raisons alléguées par le rédacteur de l’article précité :

1° Parce que c’est, à 2 millièmes près, le tarif perçu par les lignes du Gard et de la Méditerranée ;

2° Parce que les wagons à charbon de terre s’en retournent à vide, faisant ainsi double parcours pour une seule recette.

La différence entre ce chiffre et les tarifs appliqués sur la ligne du Nord constitue, sur l’exercice 1854, un déficit de 2 millions, et sur celui de 1855, de 3 millions, dont profitent les marchands de houille au détriment de la Compagnie.

Et maintenant tirons la conséquence de ce calcul :

D’un côté, M.de Rothschild et ses collègues de l’administration du Nord, arbitres des tarifs, en même temps propriétaires de charbonnages belges ou français, circulant sur la ligne qu’ils administrent, se trouvent, comme expéditeurs de matières transportables, dans le cas de recevoir leur part des deux ou trois millions de remise qu’ils font si libéralement en une seule année, en leur qualité de directeurs de la compagnie de transport : situation impossible, dont nous ne doutons pas que ne sache triompher leur délicatesse ;

D’autre part, il est indubitable que leur but a été, en outre, d’écraser la concurrence de la voie navigable, en même temps de faire valoir leur ligne par une augmentation à tout prix du trafic, conséquemment de soutenir artificiellement la hausse des actions : tous motifs qu’une saine morale réprouve, mais que, dans l’état actuel des choses, la conscience publique tolère, et qui ne seront reprochés par personne.

En toute hypothèse, n’est-il pas clair que MM. de Rothschild et consorts ont entre les mains les moyens, ici de bénéficier aux dépens du tiers et du quart, là de jouer à coup sûr, et que s’ils n’en usent pas, c’est pure et gratuite vertu de leur part, pitié pour l’imbécillité publique ?

C’est encore M. Mirès qui signale les fraudes suivantes, dans un article intitulé : Conseils aux actionnaires :

« Parfois les administrateurs, ceux des compagnies pauvres surtout, cherchent à prolonger l’illusion produite par un accroissement de recettes obtenu à force de réductions sur les tarifs, en ajournant ou réduisant les dépenses nécessaires pour le bon entretien de la voie et du matériel. Ce système est funeste à la fortune des compagnies. Les ménagères ont coutume de dire qu’un point de reprise fait à propos en épargne neuf plus tard. Cette maxime est tout aussi juste pour l’entretien des chemins de fer que pour celui des vieilles jupes. Un chemin, mal ou insuffisamment entretenu, détruit rapidement le matériel et se détériore lui-même au point d’exiger, au bout de peu d’années, un renouvellement presque complet de ses parties essentielles. Le dommage est plus grand encore pour le matériel roulant. Non-seulement il perd de sa valeur comme capital, mais il cesse de rendre les services pour lesquels il a été construit. Une machine mal entretenue perd de sa puissance motrice ; il ne faut que quelques mois de négligence et d’abandon pour réduire de 50 0/0 son effet utile : de telle sorte que, pour avoir voulu économiser quelques centaines de francs, on se trouve bientôt dans la nécessité d’employer deux machines au lieu d’une pour obtenir le même résultat.

« La propriété de la compagnie ne subit donc pas seulement une perte considérable sur son capital ; mais l’exploitation devient en définitive plus coûteuse, avec ce système de fausse économie, que si les dépenses d’un entretien complet eussent été faites en temps opportun. »

« Un point important, c’est la clôture définitive du Compte de Capital. Dans beaucoup de compagnies, ce compte est resté ouvert en permanence, bien que l’établissement des chemins de fer qu’elles exploitent soit terminé depuis longtemps. Ce système de comptabilité permet aux administrateurs d’imputer continuellement sur le Compte de Capital toutes les dépenses d’amélioration que les progrès de la science et les développements du trafic font successivement juger nécessaires. On ne se borne même pas là : certaines dépenses d’entretien, qui devraient rester au débit du Compte d’Exploitation, en sont distraites et ajoutées au capital, afin de permettre des distributions de dividendes qui entretiennent la confiance des actionnaires et trompent le public sur la valeur des entreprises. On ne saurait condamner trop sévèrement de pareilles opérations, et réclamer avec trop d’insistance la clôture définitive du Compte de Capital. La facilité avec laquelle les grandes compagnies trouvent de l’argent, au moyen d’emprunts privilégiés dont le service prime le payement de tout intérêt aux actionnaires, est la source du mal[3]. »

C’est le cas de toutes les compagnies de chemins de fer sans exception. Le renouvellement des rails et des traverses, sur les lignes d’Orléans et du Nord, est imputé, en tout ou en partie, au Compte de premier Établissement, exécuté à l’aide d’emprunts : parce que sur les Comptes d’Exploitation antérieurs, on n’a pas fait de réserve ; parce qu’on a distribué le bénéfice brut au lieu du produit net ; parce qu’il fallait pousser à la hausse par de gros dividendes, afin de donner aux fondateurs-écumeurs le moyen de tripler leur mise de fonds.

Nous passons sous silence les intrigues, les fraudes et mystifications de toute espèce qui se pratiquent tant dans les administrations des compagnies, que dans les comptes rendus et la tenue des assemblées elles-mêmes.

« La masse du public, dit la Revue d’Édimbourg, qui ne jette jamais les yeux sur un journal de chemin de fer, et qui a soin de sauter dans les feuilles quotidiennes, le compte rendu des assemblées d’actionnaires, se figure que toutes les iniquités dont elle entend parler de temps à autre sont des exceptions, qui se rattachent aux spéculations fantastiques d’une époque de fièvre, qui passe comme toutes les crises. On se refuse à croire que les grands capitalistes et les personnages influents qui administrent les affaires des compagnies soient capables de s’enrichir indirectement aux dépens de leurs constituants.

Une histoire secrète des compagnies détromperait vite les âmes simples. On apprendrait comment, naguère encore, dans telle compagnie, les directeurs se partagèrent entre eux 15,000 actions nouvelles qui se vendaient alors avec prime ; comment ils se servirent des fonds de la compagnie pour payer les à-compte dus sur ces actions, et comment l’un d’eux puisa ainsi dans la caisse commune jusqu’à concurrence de plus de 80,000 livres sterl. (2 millions de francs). On saurait comment, dans une autre, un demi million sterling se trouvait porté sous des noms fictifs ; comment, dans une troisième, les directeurs achetaient en compte plus d’actions qu’ils n’en avaient émis ; comment, dans plusieurs, ils rachetaient pour la compagnie leurs propres actions, se payant eux-mêmes avec l’argent des actionnaires. On apprendrait que des directeurs, alors que l’intérêt de l’argent est à un taux élevé, contractent à un taux inférieur des emprunts pour leur propre compte sur les balances flottantes que la compagnie a chez des banquiers ; que d’autres encore se payent des salaires supérieurs à ceux qui ont été fixés, dissimulant la différence sous la dénomination de frais divers dans un coin obscur du grand livre. On trouverait que dans certains cas les procurations à l’aide desquelles on a pu enlever des mesures contestées avaient été obtenues au moyen d’exposés inexacts, et qu’il a été fait usage de procurations spéciales pour des affaires autres que celles pour lesquelles elles ont été données….. Les directeurs d’une compagnie seraient convaincus d’avoir fait passer certaines résolutions au moyen d’actions privilégiées mises sous le nom de chefs de station, d’avoir fait compter comme valables des procurations émanées des enfants du secrétaire, trop jeunes pour écrire, etc., etc.

Nous n’avons pas l’honneur de l’invention, comme on peut voir : mais il faut avouer que pour la contrefaçon nous n’avons pas nos pareils.


§ 5. Corruption des mœurs publiques par la bourse.


Que le gouvernement fasse des lois contre les associations, les réunions, les attroupements ; qu’il interdise à la presse la discussion de ses actes ; qu’il prévienne et réprime, par des avertissements officieux et officiels, jusqu’aux velléités d’opposition ; qu’il prétende dominer ce qu’il y a de plus indomptable, l’opinion, et donner le mot d’ordre à l’esprit public comme à ses préfets : il ne peut empêcher que chaque jour, à heure fixe, au centre de Paris, trois ou quatre mille individus, ardents, turbulents, passionnés, se réunissent en une sorte de club où se débattent les plus hautes questions de la politique et de l’économie, la protection et le libre échange, la paix et la guerre, la confiance et la crise. Le canon de la victoire annonce un jour à la France impatiente que son drapeau flotte sur les remparts de l’ennemi. Le peuple crie hurra ! l’Empire est dans l’ivresse. Les habitations se pavoisent et s’illuminent ; les spéculateurs, chacun chez eux, prennent part à l’allégresse générale. Mais le lendemain, un vote improbateur du club, — la baisse, — vient signifier au vainqueur que le monde des affaires n’a point à se réjouir des succès d’une guerre entreprise sans son aveu, et rappeler à César triomphant qu’il n’est rien de plus que le premier actionnaire de l’État, primus inter pares. La Bourse ne connaît pas de dictateur.

C’est que ces trois ou quatre mille clubistes représentent quatre ou cinq cent mille Français répandus sur tous les points du territoire, véritable cohue, au premier aspect, vaste pandémonium où se coudoient laquais et grands seigneurs, où les princes de la finance tripotent et trafiquent avec leurs frotteurs et leurs portiers. Mais si l’on considère les puissants intérêts qui s’agitent dans cette assemblée, dette de l’État et des communes, banques et institutions de crédit, canaux et chemins de fer, navigation fluviale et maritime, assurances, mines, forges, filatures, raffineries, usines, biens meubles et immeubles, on peut dire que l’élite de la nation, le pays légal, comme on l’appelait sous le dernier roi, se trouve à la Bourse. Les principes qui régissent la société, son esprit, sa conscience, ses idées sur le juste et l’injuste, viennent se résumer dans ce sommaire. La Bourse est le pouls que doit palper le pathologiste afin de diagnostiquer l’état moral du pays. Là tout ce qui peut être l’objet d’une appréciation est représenté : richesse matérielle et richesse immatérielle, comme disait Say ; le génie des savants et l’habileté des industrieux ; la probité du citoyen et l’honnêteté du gouvernement ; le patriotisme et le droit des gens ; la vertu et les intérêts.

Eh bien ! telle est maintenant la question que le pays se pose : Y a-t-il quelqu’un en France qui croie encore à la justice et à l’honneur ? Sommes-nous tous gangrenés, ou reste-t-il quelques âmes saines ? Que l’oracle réponde. La consultation est des plus graves ; ne dédaignons aucun symptôme…

Nous voilà loin des discussions casuistiques sur l’innocuité ou l’immoralité du jeu. Les 80 millions de droits de courtage des agents de change, les 50 à 60 millions nécessités par les reports à chaque liquidation, les centaines de millions engagés comme couvertures et payements de différences sur des transactions fictives : toute cette affluence de capitaux détournés de l’agriculture, du commerce et de l’industrie ; le dégoût des affaires sérieuses, la fièvre du gain illicite, aléatoire, ayant pour corollaire la ruine des familles, sont les moindres des crimes de l’agiotage. Le vol, la concussion, la malversation, l’escroquerie, l’abus de confiance, font partie intégrante de ses moyens, de ses mœurs.

Que les journaux, clients de la féodalité boursière, viennent encore bercer le public de démocratisation du crédit, par le morcellement des valeurs mobilières, la répartition des titres négociables entre des millions de propriétaires : on sait ce que c’est que l’actionnaire, la vache à lait du financier. Quand une compagnie parle de dédoubler ses actions, c’est qu’elle a absorbé tout le disponible dans une certaine classe de fortunes, et qu’elle éprouve le besoin d’aller faire le vide dans les plus petites bourses.

Depuis six ans il s’est édifié des fortunes de dix, quinze, vingt et quarante millions ; tel père de famille constitue à sa fille dix millions de dot. L’ancienne église saint-simonienne, à elle seule, a fait razzia, dit l’Envie, d’un demi-milliard. D’immenses domaines, en France, en Algérie, lui appartiennent ; des parcs, des châteaux, des latifundia, avec le cheptel baillé par l’État. Devait-on moins à ces initiateurs du crédit démocratisé ? …

Tout ce qui représente un principe, une idée, un sentiment, tout ce que la France a aimé ou haï avec passion, la religion, la légitimité, l’empire, l’orléanisme, la république, est rejeté sur le second plan. C’est la cote des fonds qui gouverne, qui impose la paix, la non-intervention, qui adresse des remontrances à Naples, des conseils de modération au Piémont. C’est pour elle que nos plus belles lignes, Paris-Strasbourg, Orléans-Bordeaux, Tours-Nantes, le Centre, Versailles-Rennes, construites par l’État et affermées d’abord à moins de cinquante ans, ont été aliénées pour quatre-vingt-dix-neuf ans ; que des subventions sont accordées pour être escomptées en une Bourse. Déjà la société a mis la main sur la propriété bâtie ; ses journaux préparent l’expropriation du cultivateur, sous prétexte d’ignorance et de routine. « Nous allons tomber dans la culture maraîchère, » disent-ils. Dans l’intérêt de l’alimentation publique, dans l’intérêt même du colon, il faut exproprier le paysan, reconstruire les grands fiefs, envoyer aux colonies les bras disponibles, les bouches inutiles. Le jésuitisme et l’enfantinisme sont unanimes sur ce point. L’Univers religieux y met une franchise compromettante ; les saint-simoniens voudraient se couvrir du masque de l’intérêt public : voilà le secret de leurs querelles.

Des projets circulent à faire bondir de joie les régénérateurs de certaine école. On parle d’une compagnie qui demanderait la concession de tous les docks à construire en France, qui serait commanditée de deux milliards par la Banque, afin d’acheter tous les produits de l’agriculture, qui ferait l’escompte aux petits commerçants et créerait, sur leurs produits, des billets à rente dont ils payeraient l’intérêt. Le génie de l’école a tiré des valeurs en actions ce qu’elles pouvaient rendre : les valeurs en immeubles suivent le mouvement : reste à attaquer les valeurs en produits.

Où s’arrêteront ces envahissements ? « ces créations anormales et presque monstrueuses de l’esprit des affaires, non-seulement porté à sa plus haute puissance, mais encore s’élançant bien au delà des limites permises ; — créations innommées, qui, entreprenant sur la fortune acquise ou sur l’industrie honnête du prochain, ont pour résultat de jeter le plus grand nombre hors de ses voies, et trop souvent dans la misère, tandis qu’en haut de l’abîme où il est tombé, quelques-uns parmi les habiles de ceux-là à qui il faut à tout prix des millions et encore des millions, auront, par ces spéculations échevelées, trouvé moyen d’accaparer à leur profit toutes les jouissances ; — créations que le vulgaire contemple et admire, bouche béante, comme un résultat prodigieux de l’intelligence des affaires, comme un signe visible du progrès, tandis qu’examinées, analysées par la raison et la réflexion, elles ne sont guère qu’un retour à l’état barbare en fait d’industrie ; que le symptôme alarmant d’une décadence réelle et prochaine ; que la survenance morbifique d’une sorte de chancre financier qui finira par ronger le corps social, par l’exténuer, pour le profit de quelques-uns, au grand dommage de l’intérêt de tous ; créations pompeusement appelées économiques, qui, commençant par l’abus de la liberté de concurrence, finissent par le scandale du monopole ; — sortes de coalitions qui défient et affrontent la loi en se plaçant audacieusement sous son égide, et qui finiront par réduire l’exploitation de l’industrie de ce noble pays de France à un vaste pachalik, où il n’y aura plus que quelques despotes régnant sur un peuple d’esclaves. » (Des Fusions et des grandes Compagnies de chemins de fer, par Jules Mareschal, ancien directeur de la Liste civile.)

Ce qui vient de la flûte s’en va au tambour, dit le proverbe. Les excentricités du luxe, la débauche somptueuse, le vice doré, l’orgie aux Cinq cent mille francs de rente, la prostitution sous l’or et la soie, sont la conséquence de fortunes faites sans travail, au milieu des rapines. La fille entretenue a conquis une importance correspondante au développement de la spéculation déshonnête ; c’est une classe dans la société, ayant, comme l’antique noblesse, son faubourg, son monde, ses réceptions. La femme du monde rivalise avec elle de folies et d’extravagances. Qu’est-ce que le mariage, après tout, dans l’aristocratie bourgeoise ? Un contrat d’affaires, une commandite à deux, où les parts sont réglées comme dans toute société de commerce. La fille dotée n’entend pas s’en tenir aux modestes revenus de son patrimoine ; le mari pour elle n’est qu’un agent chargé de tirer de ses capitaux le plus fort revenu possible, une sorte d’entreteneur légal, condamné à satisfaire les ruineux caprices de sa moitié. La littérature, le théâtre, malgré ses ridicules sermons en trois ou cinq actes, suent la crapule et l’obcénité ; les prix de vertu ne trouvent plus de lauréats. Voulez-vous que les écrivains aillent chercher des pastorales d’un autre âge ? Ils observent, ils décrivent, ils photographient leur entourage ; le collodion dessine des monstres, des chenapans et des catins. Puis on crie à l’immoralité de l’art. « Le beau, dit Hégel, c’est l’identité de l’idée et de la forme. »

Cependant que font les grands pouvoirs de la société, l’Ordre judiciaire, l’Université, l’Église ?

Nos gens de lois, confinés dans leur droit romain, replâtré il y a cinquante ans sous le nom de Code civil, s’isolent de plus en plus du mouvement. Les chapitres de la vente, de la donation, de la servitude, de l’hypothèque, de la prescription, sont toujours à leurs yeux la Somme de la sagesse. M. Troplong va jusqu’à nier que l’association des capitaux soit susceptible d’une meilleure forme : il prouve, ce que l’on savait, que l’antiquité la plus reculée, Tyr, Carthage, Massilie, les colonies grecques, connaissaient la commandite ; affirmant que la législation actuelle suffit à tout, et suffira largement encore pendant des siècles. Aussi pendant que le prince de la magistrature, infatué de maximes immobilistes, préconise l’excellence du droit civil, la prééminence du tribunal civil, la masse des transactions prend de plus en plus le caractère commercial, et, livrée à l’incertitude des définitions mercantiles, à la contradiction des théories économiques, désespère la conscience du juge et défie la science du jurisconsulte.

Forcée d’obéir à l’impulsion d’en haut, la magistrature oublie qu’en matière de législation comme en matière d’économie, conserver, c’est améliorer, c’est réformer sans cesse, elle se laisse déborder par la juridiction consulaire, juridiction sans doctrine, sans tradition, incapable par elle-même de discerner, la plupart du temps, le juste de l’injuste ; et, tout en préparant sa propre déshérence, prépare la désolation de la société. Lorsqu’il se produit devant une cour quelque fait d’escroquerie du domaine de l’agiotage, juges, procureurs et avocats ouvrent de grands yeux et restent interdits au récit de manœuvres que n’a point décrites Justinien. Il leur faut un interprète pour saisir le sens des faits soumis à leur jugement, calculer la portée des idées qui les produisent. La magistrature n’est plus une puissance que de nom, condamnée à laisser faire, parce qu’il lui est défendu de comprendre.

L’enseignement : sans doute il a dû marcher avec le siècle, éliminer de ses programmes force grec et latin, qu’il a remplacé par égale quantité de mathématique, de physique, de chimie, de mécanique. L’ère des rhéteurs, des argumentateurs in barocho et barbara, fait place à celle des hommes positifs, chiffreurs, maçons, constructeurs, arpenteurs, remueurs de terre et de moellons, mineurs et métallurgistes.

Mais si l’instruction s’est transformée quant à la matière, l’Université, quant à l’esprit qui l’anime, est restée la même. Maîtres et grand-maître, organisés désormais en petite Église, loin des profanes, écrivent pour leurs intimes, pour leurs néophytes, de pompeuses amplifications sur Dieu, le Beau, le Bien, le Juste, le Saint, le Vrai. De l’Utile et des lois qui le régissent ils ne savent mot ; des droits du travailleur, des devoirs du capitaliste, du propriétaire, de l’échangiste, rien. C’est du matérialisme, disent-ils, du sensualisme, de la révolution. Ah ! s’il s’agissait des belles dames du grand siècle, des bas-bleus de la cour de Louis XIV et de Louis XV !… L’Université, elle aussi, prépare son abdication.

L’Église n’est pas à ce point oublieuse de ses intérêts. Elle se souvient qu’elle fut jadis l’âme de la féodalité, et compte bien reconquérir sa prépotence dans la féodalité nouvelle. Nulle part l’esprit moderne, l’esprit d’accaparement, ne s’est plus complètement incarné ; l’art de lever des primes et des contributions y est poussé aux plus extrêmes limites. D’après une statistique fort modérée du journal l’Estafette, les subventions des départements et des communes ainsi que le casuel ne montent pas à moins de 48 millions et demi, qui, joints aux 36,485,000 fr. du budget, forment un revenu fixe de plus de 85 millions par an. Mais le journal ne comprend pas dans ce chiffre les contributions des congrégations pieuses : œuvre de la Miséricorde, œuvre de la Compassion, œuvre de Saint-François-Xavier, œuvre de Saint-François-Régis, œuvre du Sacré-Cœur de Marie, du Sacré-Cœur de Jésus, œuvre de la Sainte-Enfance pour le rachat des petits Chinois, œuvre du Saint Rosaire, et mille autres œuvres dont les noms seuls rempliraient des pages. La Propagation de la foi compte des souscripteurs par millions, à un sou par semaine ; de pauvres vieilles femmes, trop pauvres pour payer cette mince rétribution, se réunissent à quatre ou cinq, donnant chacune leur pauvre liard, alléchées par la promesse d’indulgences temporelles et plénières portées en déduction de leurs vieux péchés. Et les biens des communautés, et les donations, et les fidéi-commis ; puis les quêtes par les jolies femmes à qui la galanterie ne permet pas de refuser ; les pièces d’or et d’argent collées aux cierges, les locations de chaises, les messes à grand orchestre, les pour-boire de bedeaux, suisses et sacristains……

« Il nous faut de l’argent, beaucoup d’argent, disait un prédicateur du mois de Marie, trois cent mille francs, pour élever à la Vierge une statue colossale au Puy. »

Un ecclésiastique de Paris, tranchant franchement la question, n’hésita pas, au commencement de l’année, à organiser par actions l’exploitation de l’église Saint-Eugène. La mise en commandite de la messe et des sacrements, sous les auspices d’un banquier juif : quelle naïveté !… L’intervention de l’archevêque fit cesser le scandale : nous n’avons point entendu dire que le curé spéculateur ait quitté la paroisse.

Cependant la foi est-elle ardente ? La religion fleurit-elle au cœur des croyants comme aux recettes du budget ? « Jamais il n’y eut pareille affluence aux églises, disait un prêtre du Jura ; mais jamais aussi l’hypocrisie ne fut plus générale ni l’irréligion plus profonde. » Les mères, dans les grandes villes, envoient leurs filles au catéchisme en maugréant du temps qu’elles y perdent ; elles aspirent après le moment où leurs enfants seront débarrassés de leurs communions. Un curé du département de Seine-et-Marne écrit au journal l’Estafette :

« Ignorez-vous dans quel état malheureux sont tombées les populations des diocèses voisins de Paris ? Ne savez-vous donc pas qu’elles n’ont plus de chrétien que le nom ? Toutes relations entre elles et les curés ont à peu près cessé. La foi de ces derniers n’éclairant plus les âmes, leur ministère n’est, aux yeux du peuple, qu’un vil métier. »

Ainsi ces vieilles puissances du monde que respectaient les révolutions, que les changements de dynasties trouvaient et laissaient debout, comme l’arche sainte à laquelle était attaché le salut d’Israël, ces grandes institutions, qui ont jadis passionné les masses et fait couler le sang pour leurs querelles, n’ont plus de racines dans la société. Le jour où le bras du pouvoir cessera de les soutenir, elles tomberont d’elles-mêmes, sans qu’il se trouve seulement une voix populaire pour prononcer leur oraison funèbre. Les dieux sont partis ; le vieux monde est mort : excessère dii.

La puissance nouvelle, la féodalité boursière a tout envahi, tout remplacé ; elle seule a le privilége de soulever les passions, d’exciter l’enthousiasme et la haine, de faire battre les cœurs, de révéler la vie. C’est pour elle que l’armée veille, que la police fonctionne, que l’Université enseigne, que l’Église prie, que le peuple travaille et sue, que le soleil éclaire, que les moissons mûrissent, que tout pousse et fructifie.

Son esprit envahit l’Europe entière. De toutes parts surgissent des Crédits mobiliers, des coalitions de banquiers, des fusions, des agglomérations de capitaux et d’entreprises à l’image de ce qui se passe chez nous. L’Anglais et l’Amérique déclament contre la machine Pereire : ils la jalousent. Notre amour-propre national se complaît à faire de la France la grande initiatrice des peuples. Après leur avoir porté l’idée et la liberté, leur donnerons-nous aussi la servitude ?

Car il n’y a plus à reculer, il faut que cette situation ait une issue ; et il n’y en a que deux possibles : — ou le triomphe du système, c’est-à-dire l’expropriation en grand du pays, la concentration des capitaux, du travail sous toutes ses formes, l’aliénation de la personnalité, du libre arbitre des citoyens au profit d’une poignée de croupiers insatiables ; — ou la liquidation.

Liquidation ! ce mot, terrible comme le sphinx, parce qu’on ne le comprend pas, qui apparut en 1848 aux bourgeois stupéfaits comme une menace et une vengeance, n’a plus rien qui doive effrayer. La liquidation, ce n’est ni un kilomètre de railway de moins, ni une usine supprimée, ni une machine brisée, ni un muid de blé de perdu, ni une force productive quelconque anéantie. Si les 80 milliards d’opérations qui se font annuellement à la Bourse n’ajoutent pas un centime à l’actif social, l’exécution en masse de cette population parasite ne créera pas non plus un centime de déficit. Les créanciers n’auront englouti dans leurs portefeuilles ni nos forêts, ni nos prairies, ni nos domaines cultivables : les forges, les filatures, les métiers, les denrées agricoles, les produits coloniaux ne se seront point attachés à la semelle de leurs sandales ; ils n’auront point ébréché le capital national, en le déplaçant, l’accaparant, le monopolisant ; en établissant dîmes et corvées sous une forme quintessenciée, et mettant à rançon tout ce qui produit et consomme. Qu’ils partent !… La liquidation, ce sera le retour à l’ordre, une nuit du 4 août. Gloire au travail, paix à ceux qui produisent, union et force entre tous ceux qui échangent : voilà la liquidation. Que si la caste crie encore à la spoliation, au martyre, du moins on ne dira plus que c’est le Juste qui est sacrifié pour le salut du Peuple…


  1. On ne compte que les jours où il y a Bourse ; les jours fériés sont à déduire, et les liquidations sont retardées d’autant.
  2. Des Réformes à opérer dans l’Exploitation des Chemins de fer, page 94. Paris, 1855, Garnier frères. — S’il était permis à un auteur de s’appeler lui-même en témoignage, nous nous bornerions à indiquer ici le titre de ce livre, que nous aurons plus d’une fois encore l’occasion de citer dans le cours du présent Manuel. Mais la vérité nous oblige à reconnaître une paternité, qui ne fut d’ailleurs jamais un secret. Le lecteur appréciera.
  3. Voir encore, sur le même sujet, l’ouvrage cité plus haut, Des Réformes à opérer dans l’Exploitation des Chemins de fer, passim.