Manuel pratique de la culture maraîchère de Paris/10/Juillet
JUILLET.
CHAMPIGNON.
Plante de la famille des cryptogames et du genre agaric ; elle croît naturellement en France, sur les gazons des prés secs, des bois, et au pied des tas de fumier de cheval ; c’est un champignon blanc ou grisâtre, charnu, d’abord globuleux, composé d’un pied et d’un chapeau dont les lames, d’abord rosées, deviennent brunes, même noirâtres, à mesure que le chapeau s’ouvre, s’étend jusqu’à acquérir un diamètre de 10 centimètres ; mais alors il n’est plus vendable, quoique toujours bon : c’est quand le champignon est de la grosseur d’un œuf de pigeon à un œuf de poule qu’il a le plus de prix et que les consommateurs l’estiment davantage.
Autrefois les maraîchers de Paris cultivaient beaucoup ce champignon avec bénéfice ; mais, depuis que des champignonnistes le cultivent avec bien moins de frais dans les carrières de Paris et des environs, les maraîchers en font beaucoup moins ; ils auraient été même obligés d’y renoncer tout à fait, si les champignons qu’ils font venir n’étaient pas plus blancs, plus beaux, et n’avaient pas une meilleure apparence et plus de prix que ceux venus dans les carrières.
Quoique nous soyons loin de vouloir faire les érudits, nous noterons cependant ici, en faveur de nos confrères, que les savants regardent le blanc de ce champignon comme les tiges et les rameaux de la plante, et le champignon proprement dit comme son fruit.
Quoiqu’on puisse faire des champignons en toute saison, nous préférons cependant les faire en automne ; pour cela il faut préparer le fumier dès le mois de juillet, de la manière qui va être indiquée.
Il faut d’abord décider combien on fera de meules pour juger de la quantité de fumier à préparer ; on ne fait ordinairement pas moins de deux ni plus de douze meules à la fois, dont nous ne pouvons ici déterminer la longueur, quoique les plus commodes aient environ 10 à 12 mètres de long.
Préparation du fumier. — On prend du fumier de cheval que l’on a accumulé en tas pendant un mois ou six semaines, et on l’apporte dans les marais sur une place vide, unie et ferme ; là on passe tout ce fumier à la fourche ; on en relire la grande litière qui n’a pas été imprégnée d’urine, le foin, les morceaux de bois qui peuvent s’y trouver, car le blanc ne prend pas sur ces corps ; en frappant avec le dos de la fourche sur le fumier, on le dépose devant soi en plancher épais de 66 centimètres au moins, en l’appuyant avec le dos de la fourche. Quand le plancher, qui est presque toujours un carré long, est fait, on le trépigne bien, on l’arrose abondamment et on le trépigne une seconde fois, puis on le laisse en cet état pendant huit ou dix jours ; alors le fumier fermente, s’échauffe, sue, et sa surface se couvre d’une sorte de moisissure blanche. Après ces huit ou dix jours, le plancher doit être remanié de fond en comble sur le même terrain et reconstruit comme précédemment, avec la précaution nécessaire de placer le fumier des bords du plancher dans son intérieur, et on laisse encore le plancher dans cet état pendant huit ou dix jours ; au bout de ce temps, le fumier doit avoir acquis toute la qualité propre à faire les meules : en les visitant on doit le trouver souple, moelleux, onctueux ou gras, sans odeur de fumier, et d’un blanc bleuâtre à l’intérieur, ni trop humide ni trop sec ; si le fumier n’était pas dans toutes ces conditions, il y aurait à craindre que les meules qui en seront formées ne fussent pas très-fertiles.
Manière de monter, larder et gopter les meules. — Les meules doivent avoir 66 centimètres de largeur à la base, 66 centimètres d’élévation, et être formées en dos d’âne, placées parallèlement à 48 ou 50 centimètres l’une-de l’autre. On apporte le fumier préparé sur la place ; un homme habitué à ce travail ou, mieux, le maître maraîcher lui-même prend de ce fumier par petites fourchées, les pose devant lui en les étendant et les appuyant bien les unes sur les autres, et forme un dos d’âne de la largeur et de la hauteur indiquées ci-dessus ; l’homme travaille toujours en reculant, et, quand il arrive au bout, la meule est terminée : alors on la peigne, on la bat sur les côtés et sur le liant avec le dos d’une pelle pour la rendre bien unie. Dans cet état le fumier se réchauffe, mais il ne peut plus reprendre une très-grande chaleur ; après quelques jours, on sonde la meule avec la main, et, si la chaleur est convenablement douce, on la larde. Cette opération consiste à faire de petites ouvertures dans le fumier, de la largeur de la main, à 5 centimètres de terre et sur une seule ligne autour de la meule, à 33 centimètres l’une de l’autre[1]. À mesure qu’on fait ces ouvertures, on introduit dans chacune d’elles une petite galette de blanc de champignon (une mise, en terme de maraîcher), large de trois doigts et longue de 8 ou 10 centimètres, et l’on rabat le fumier par-dessus de manière qu’elle soit bien enfermée. Cette opération faite, on couvre la meule de litière sèche de l’épaisseur de 10 à 12 centimètres : cette couverture s’appelle chemise. Dix ou douze jours après, on visite les meules pour voir si le blanc a bien pris ; pour cela on soulève le bas de la chemise, on regarde aux en droits où l’on a placé du blanc. Quand on aperçoit des filaments blancs qui s’étendent dans le fumier de la meule, on reconnaît eue le blanc a pris et qu’il est bon : s’il y a des galettes ou mises dont le blanc ne s’étende pas dans la meule, c’est qu’il n’était pas bon ; on les retire alors et on en met d’autres à la place ; enfin, quand tout le blanc est bien pris, que ses filaments s’étendent dans la meule, c’est le moment de la gopter. Cette opération consiste à revêtir toute la meule de l’épaisseur de 3 centimètres de terre très-fine et très-douce : d’abord on enlève la chemise de dessus la meule, on laboure les sentiers jusqu’à la profondeur d’environ 10 centimètres, on y mêle du terreau et on rend le tout aussi fin que possible ; on bassine légèrement toute la surface de la meule, et, tant qu’elle est humide, on prend une pelle, avec cette pelle on ramasse de la terre préparée dans le sentier, et on la lance contre la meule, où on la retient en appliquant très-vivement le dos de la pelle contre cette terre pour l’empêcher de tomber, ce qui exige de l’adresse et de la vivacité ; à mesure que l’on gopte, on solidifie la terre sur la meule en la frappant légèrement avec le dos de la pelle, et ensuite on remet la chemise. Quand les meules ont passé encore quinze ou vingt jours dans cet état, on les visite pour voir si le blanc se fait jour au travers de la terre dans le bas des meules, et, si le grain du champignon se forme, si tout va bien, peu de jours après il y aura des champignons à cueillir : chaque fois qu’on en détachera, on mettra un peu de terreau dans le trou qu’aura laissé le champignon, et on remet de suite dessus la partie de la chemise qu’on avait relevée. Quand les meules donnent bien, on peut cueillir les champignons tous les deux jours, et des meules bien gouvernées donnent ordinairement des champignons pendant deux ou trois mois ; on a même vu des meules qui, après avoir donné une bonne récolte et s’être reposées deux mois, recommençaient et donnaient une seconde récolte.
Nous venons de décrire la culture du champignon d’automne telle qu’elle se pratique dans les années qui ne sont ni sèches ni pluvieuses ; mais, dans les années sèches, il est quelquefois besoin d’arroser la chemise pour entretenir une légère humidité dans la terre de la meule ; dans les années pluvieuses, au contraire, il faut quelquefois enlever la chemise trop mouillée pour en substituer une sèche.
CULTURE DU CHAMPIGNON DANS UNE CAVE.
Culture. — On prépare le fumier en planche à l’air libre dans le marais, comme nous venons de le dire, et, quand il est arrivé au point convenable, on le descend dans la cave : là on l’arrange le long des murs, de manière à former une moitié de meule ou une meule à une seule pente ; on peut aussi en établir sur des tablettes au-dessus des premières. Au milieu et sur le sol de la cave les meules se construisent à deux pentes, comme celles qui se font à l’air libre : on les larde, on les gopte comme les autres, mais on ne les couvre pas d’une chemise, l’obscurité en tient lieu : on ferme soigneusement les soupiraux et les portes, et les meules, étant à l’abri des influences atmosphériques, produisent des champignons plus longtemps que celles construites en plein air.
Dans les carrières de Paris et de ses environs, les champignons s’y cultivent de cette dernière manière, mais en beaucoup plus grande quantité, et on y fait une consommation prodigieuse de fumier ; mais les champignons des maraîchers sont toujours préférés à la halle.
La culture du champignon à l’air libre est rarement atteinte de la maladie que nous appelons môle, mais elle se montre fréquemment dans les meules construites dans les caves, s’empare quelquefois de tous les champignons et force le champignonniste à aller établir sa culture dans une autre cave. Un champignon atteint de cette maladie a son chapeau verruqueux, ses feuillets s’épaississent, se soudent les uns aux autres, changent de couleur, ne présentent plus qu’une masse informe qui a perdu la bonne odeur du champignon sain, en a contracté une autre désagréable et n’est plus vendable.
Manière de faire du blanc à champignon. — Beaucoup de maraîchers tirent leur blanc de vieilles meules qui ont cessé de donner et le conservent en plaque, dans un grenier ou un endroit sec ; on en a conservé ainsi pendant une douzaine d’années, et, au bout de ce temps, il s’est trouvé encore bon pour larder des meules. Plusieurs d’entre nous ont pensé que du blanc tiré de vieilles meules, qui avait déjà produit des champignons on ne sait combien de fois, devait avoir perdu de sa fertilité, et ils ont cherché le moyen d’en obtenir qui n’ait pas encore produit de champignons et qui, par conséquent, ne pourrait pas être censé épuisé. Ce n’est pas que l’on puisse faire du blanc de toute pièce, mais on en met si peu de vieux dans l’opération, que tout le blanc qui en résulte est censé nouveau. Voici l’opération :
Il faut d’abord préparer un peu de fumier, comme pour faire des meules ; ensuite on ouvre une petite tranchée au pied d’un mur, à l’exposition du nord, large et profonde au moins de 66 centimètres, et on jette la terre sur le bord de la tranchée. On a un peu de vieux blanc, on le divise par petites plaques, que l’on place, sur deux rangs, dans le fond de la tranchée, en espaçant les plaques à 33 centimètres l’une de l’autre ; après quoi, on apporte le fumier préparé d’avance, on l’arrange convenablement dans la tranchée, avec une fourche, en le tassant bien. Quand on en a mis partout, l’épaisseur de 25 à 30 centimètres, on le trépigne bien, et on remet la terre par-dessus, que l’on trépigne encore. Après vingt ou vingt-cinq jours, le blanc que l’on avait déposé dans le fond de la tranchée a végété et s’est étendu dans tout le fumier, qui est devenu lui-même une masse de blanc ; alors on retire la terre qui le couvre, puis avec une bêche on coupe le fumier par morceaux carrés de 33 centimètres de côté et de 20 à 24 centimètres d’épaisseur : on refend ces morceaux en deux pour faciliter leur dessiccation, et on les porte dans un grenier, où on en prend pendant quatre ou cinq ans, pour larder les meules.
L’époque la plus favorable pour faire ce blanc est le mois de juillet.
- ↑ Il y a quelques maraîchers qui mettent un second rang de blanc à 18 centimètres au-dessus du premier.