Marane la passionnée/13

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Éditions des « Bonnes Soirées » (p. 152-163).

XIII


Le lendemain, je me réveillai d’humeur gaie. J’avais une perspective heureuse pour ma journée.

Je devais rejoindre Mme Descré et lui montrer mon rocher favori. Je supposais bien que son fils nous accompagnerait. Toute la matinée, je chantai, et maman s’informa de la cause de ma joie.

Je ne la lui célai pas. Je l’éclairai avec la plus entière franchise.

— Cet après-midi, Maria Lespir ira se promener avec la mère de l’homme qu’elle aime.

Cette réponse eut le don d’exaspérer maman.

— Je t’enfermerai !

— Oh ! maman, je vais me méfier. Comment peux-tu me faire peur ainsi ! Je ne veux pas être impolie en manquant de parole à cette dame.

— Je t’accompagnerai !

— Sur les rochers où tu as le vertige ?

Maman ne me répondit pas. Je connais sa terreur des escalades. Elle dit :

— Pas plus que moi, cette dame ne pourra grimper dans ces chemins dangereux.

— Oh ! dangereux. Ils sont faciles ; puis, si elle reste en route, cette maman, tant pis ! J’escaladerai seule avec le fils.

— Je te l’interdis.

J’avais trop parlé et je craignais que ma mère ne me retînt de force. Je devins douce et attentionnée.

Maman restait soucieuse.

Quand elle me vit, me préparant pour sortir, elle me répéta :

— Ces promenades me déplaisent !

— Puisque je suis Maria Lespir…

— Si ces personnes prennent des informations, tu seras humiliée.

— Oh ! moi, l’humiliation ne m’embarrasse pas !

Pour changer le cours des idées de maman, je lui donnai une représentation de ma transformation. Le béret à mentonnière, les lunettes jaunes, l’imperméable usagé, formaient un ensemble accablant.

Maman n’eut pas un sourire et elle murmura :

— Cette mascarade m’afflige. Tromper ainsi son prochain est mal. Je vais envoyer un mot chez ces Descré pour les prévenir que tu manqueras cette course.

— Tu n’y penses pas, maman ! Tu n’as pas à t’occuper des promenades de ta dame de compagnie. Réfléchis au peu de distractions que j’ai ! Je vais passer une heure avec une personne agréable.

— Nous allons partir pour la ville.

— C’est là que j’en rencontrerai des messieurs ! Que je les regarderai passer de mes fenêtres. Tu leur interdiras notre rue ?

— Tu es insolente.

— Je vais prévenir Mme Descré que nous partons pour une ville déserte.

Et je m’en allai, sans que les défenses, les reproches de maman pussent m’influencer.

J’étais odieuse, mais ces gronderies ne me touchaient pas. Je ne voyais que le profil de M. Descré se penchant vers sa mère.

Je galopai à m’essouffler. Mes chiens, heureux, sautaient autour de moi, avec des cris de joie qui répondaient à mon contentement.

En vue de la maison des Crares, je ralentis mon allure et je pris un air pondéré. Mme Descré tait dans le jardin en train de surveiller la plantation d’un arbuste. Voyant mes chiens, elle s’aperçut que j’arrivais. Elle vint au-devant de moi.

— Vous êtes exacte, Mademoiselle, me dit-elle, avec une amabilité qui tempérait une certaine hauteur adressée à la personne subalterne qu’elle me supposait être.

Je répliquai d’une façon terne :

— C’est la moindre des choses.

Elle reprit :

— Voulez-vous entrer, pendant que je compléterai ma toilette ?

— Très volontiers.

Et j’ajoutai pour mes chiens, en les menaçant de la cravache :

— Rasco ! Sidra ! Attention ! Vous allez m’attendre ici, sans mordre personne. C’est compris ?

Mes bonnes bêtes se couchèrent devant l’entrée et donnèrent l’impression de chiens de pierre.

Mme Descré me contemplait. Son front parut soucieux et elle murmura :

— Vous avez une voix de commandement.

Je me hâtai de reprendre plus d’humilité. Je suivis la maîtresse de maison. Elle me laissa dans un petit salon. L’arrangement en était délicieux. Je regardai les objets un à un, en attendant que Mme Descré revînt.

J’attachais, jusqu’alors, peu d’importance aux meubles, aux tentures, mais je trouvai, pour la première fois, qu’un joli mobilier aide à vivre.

Je supposais que ce cadre me plaisait tant parce que Mme Descré y habitait. J’admirais ce goût parfait et me disais que tout ce que je contemplais là était l’œuvre de ce beau jeune homme à l’expression désabusée.

J’étais en extase quand Mme Descré se montra :

— Me voici prête, me dit-elle ; mon fils nous attend dehors.

À l’idée de le voir, mon cœur s’arrêta de battre. J’avais les talons cloués au parquet et je ne pouvais plus avancer. J’étais sans voix, et, à travers mes lunettes jaunes, je regardais Mme Descré.

— Partons !

Je dus accomplir un effort violent pour me libérer de la torpeur qui m’avait envahie.

Devant le perron, M. Descré s’étonnait de mes chiens, lesquels, comme deux cariatides, ne bougeaient pas. Leurs museaux, levés vers le seuil que je devais franchir, étaient immobilisés. Quand ils me virent, ils se dressèrent, et leurs bonds joyeux, ainsi que leurs aboiements, opérèrent sur moi une détente salutaire.

Je descendis les marches, tout en leur ordonnant de se taire.

M. Descré me salua et me félicita :

— Ces chiens sont fort bien dressés !

Cette remarque me flatta. Je me retins pour ne pas parler longuement de mes deux inséparables. Je me contentai de répondre :

— Ils sont fort intelligents.

Nous partîmes. Nous marchions tous les trois de front. Mme Descré tenait le milieu et c’était elle qui parlait.

Elle s’adressait souvent à son fils pour lui souligner la beauté d’un point de vue, l’étrangeté d’un pan de paysage. Avril allait naître et la terre commençait à être en rumeur.

On entendait des pépiements et les fleurs sauvages s’ouvraient.

Je marchais assez lentement pour laisser croire à mes compagnons que je n’étais plus très jeune, et aussi, je dois l’avouer, pour que la promenade durât plus longtemps.

Cependant, je grimpai allègrement. Madame Descré le remarqua :

— Vous avez l’habitude de ces montées. Quelle dextérité !

Je ne voulais pas rire, de peur de trahir la jeunesse que je cachais. M. Descré ne parlait guère. Je voyais qu’il modérait son pas par égard pour sa mère, et j’évoquais la rapidité avec laquelle nous escaladerions ces sentiers abrupts, si nous avions été seuls.

Nous arrivâmes au point que j’avais choisi. Mes compagnons s’exclamèrent d’admiration en découvrant la beauté du site qui se profilait à nos regards.

Rasco et Sidra m’encadraient en cherchant la tresse qu’ils devaient tenir dans leur gueule pour me garder. Ils ne comprenaient pas pourquoi mes cheveux se cachaient sous ma mante.

Je posai une main sur chaque tête, et cette caresse les rassura. M. Descré examinait les chiens. Pour la première fois depuis notre départ, il m’adressa directement la parole :

— Quelles bonnes bêtes ! murmura-t-il, pensif ; quelle fidélité et quelle loyauté !

Je ripostai de ma voix habituelle :

— Ah ! elles sont plus compréhensives que bien des humains.

Ce fut à mon tour d’être examinée. Son regard profond fouilla mon âme. Je me détournai, ne me rappelant plus que mes lunettes voilaient mes yeux.

— Il ne faut pas toujours penser aux laideurs de l’existence, Ned.

Sa mère l’appelait Ned, surnom familier.

J’avais lancé ma phrase inconsciemment. Je ne sais pourquoi le souvenir de Jeanne de Jilique m’était revenu en mémoire et je pensais à sa fourberie. Je revivais encore la souffrance dont elle avait bafoué ma fervente amitié. Cependant, je fus détournée de ce passé par la voix de M. Descré.

Il disait d’un accent assourdi :

— La nature, heureusement, est une grande consolatrice. Ici, tout se calme, tout s’efface, la vague glisse sur la vague et la vie passe en engloutissant les drames.

— Comme vous avez raison ! affirmai-je en une impulsion que je ne pus maîtriser.

Ce fut Mme Descré qui, cette fois, m’observa avec plus d’attention.

Si j’avais été timide, son regard m’eût embarrassée, mais, à travers mes lunettes, j’aurais supporté tous les examens, sauf celui de Ned, devant qui je me révélais moins brave.

Je constatais que M. Descré éprouvait les mêmes impressions que moi. Je savais, comme s’il me l’avait confié, qu’il avait été déçu et qu’il avait souffert. Je devinais qu’il était venu dans ce pays pour y trouver un apaisement. Je ne l’en aimais que davantage.

Maintenant, il m’en coûtait d’avoir dissimulé mon identité. Dans un élan de sincérité, j’allais enlever mes lunettes, dégager mon visage et mes cheveux, quand M. Descré, qui était resté silencieux depuis ma réponse, murmura :

— Je vous quitte, Mesdames.

Sa mère n’eut pas un mot pour le retenir. Il nous salua gravement et il partit avec rapidité.

— Il veut être seul, murmura Mme Descré.

Elle le regarda s’éloigner.

Je restai pétrifiée. J’aurais voulu le suivre, et la présence de sa mère m’irritait.

— Qu’a donc monsieur votre fils ?

J’en voulais à cette mère de laisser ainsi s’enfuir loin de mes yeux celui qui me devenait si cher, et j’eus toutes les peines du monde à ne pas le faire voir.

Mme Descré ne me répondit pas tout de suite, puis elle prononça :

— Il pense à sa femme.

Je tressaillis violemment. Une sueur froide m’inonda. Comment, il était marié !

Des sentiments tellement tumultueux s’agitaient dans mon cœur que je faillis tomber à la mer, en roulant le long des roches. Je titubais. Il me semblait que ma tête allait éclater.

J’eus beaucoup de mal à ne pas montrer mon désarroi.

Il fallait que cette mère fût bien préoccupée par son fils pour ne pas s’apercevoir du désordre moral où me plongeait cette révélation.

Je passai ma déception sur mes chiens. Prétextant un écart de Rasco, je le cravachai.

Mme Descré s’arrêta et s’exclama :

— Oh ! Mademoiselle !

Je criai :

— Ah ! il pense à sa femme ! à sa femme !

— Hélas ! murmura ma compagne, sans s’arrêter à l’étrangeté de ma phrase.

— Je ne le croyais pas marié. Il n’a pas d’alliance !

— Sa femme est morte, me répondit cette mère que je considérai alors comme un ange.

Une joie me transporta. Je saisis Rasco dans mes bras et je lui dis :

— Pardon, Rasco ; tu es un bon chien, et je ne te battrai plus jamais.

Mme Descré crut que je devenais folle, car elle hâta le pas tout en murmurant :

Mme de Caye a une singulière dame de compagnie.

— Près d’elle, je suis austère et correcte, mais devant la mer, je redeviens jeune et gaie.

Mme Descré eut la gentillesse de rire. Profitant de son humeur plus avenante, je questionnai :

— Alors, cette malheureuse jeune femme est morte ?

J’essayais de donner à ma voix un accent apitoyé que je ne ressentais pas.

— Oui, me fut-il répondu laconiquement.

— Je comprends alors la tristesse de votre fils, mais il pourra se consoler.

— Il est moins triste parce qu’elle n’est plus que parce qu’elle l’a rendu très malheureux.

— Ah ! lui aussi ? m’exclamai-je.

— Comment ! vous avez été mariée, Mademoiselle ?

Je partis d’un éclat de rire si franc qu’elle ne put s’empêcher de m’imiter.

J’étais si heureuse de savoir « Ned » libre que rien au monde, je le croyais, ne m’aurait fait pleurer.

— Mais, Madame, je ne m’appellerais pas mademoiselle si j’avais été mariée. Je pensais simplement à un de nos parents qui a été malheureux par une méchante femme.

J’inventai cette histoire parce que je ne voulais pas raconter l’épisode de ma tentative d’amitié.

— Ah ! bien, répondit ma compagne.

Je ne la questionnai plus. Je savais ce que je désirais. Le pauvre « Ned » avait été bafoué sans doute comme moi. Il avait cru trouver un cœur à l’unisson du sien, et il s’était trompé.

C’était donc la même chose partout. J’en arrivais à cette conclusion que j’étais créée pour consoler M. Descré, car il n’y avait au monde que deux êtres honnêtes : lui et moi. Nous étions tous les deux faits pour nous entendre parce que nous étions les seuls francs, sincères, intelligents et affectueux.

— Rasco ! Sidra ! Ayaya !

Et je courus devant Mme Descré ahurie. J’avais besoin de sauter, de disperser mon contentement. En chemin, cependant, je réfléchis que ma conduite était stupide, et j’attendis la promeneuse sur un roc.

Elle m’aperçut, immobile, songeuse.

— Que vous est-il arrivé ? s’enquit-elle avec crainte.

— Le mouvement m’était devenu tout à coup nécessaire, répondis-je d’un air grave.

— C’était une crise ? Vous y êtes sujette ?

Ah ! le bon rire qui s’échappa de mon gosier !

— Non…, non…, articulai-je.

— Vous êtes bien bizarre. Votre nature est rare.

Son ton était un peu ironique.

— Oui, répliquai-je tranquillement, je sais que la plupart des gens sont fourbes, tandis que moi, je suis loyale.

— En êtes-vous sûre ? interrompit-elle.

Je tressaillis parce que je me dérobais sous un faux nom. Ce n’était pas très franc, évidemment.

Puis, j’avais un secret au fond de ma conscience.

— Je suis certaine, dans tous les cas, de ne faire de mal à personne !

Je prononçai ces mots avec un peu de raideur, moi aussi, voulant montrer par là que je n’aimais pas non plus les intrusions.

Puis, tout à fait illogique, je demandai :

— Qu’est-il donc arrivé à Monsieur votre fils ? Il est jeune, et la vie sera longue pour lui s’il reste ainsi muré dans son chagrin.

J’avais pris un ton insinuant, plein de pitié pour amener des confidences.

Mme Descré n’y tint pas. Devant la grandeur de la mer, devant ce printemps qui soulevait la terre, elle crut à ma compassion qui n’était chez moi qu’un besoin avide de savoir.

— Mon fils s’est marié, dit-il, avec une jeune fille qui l’a ensorcelé. Il la croyait bonne et sans complication. Malheureusement, elle était fausse, rusée et aimait le mal. Elle savait que mon fils l’aimait tendrement, et elle a abusé de cet amour.

— Quelle rosse ! criai-je impulsivement.

— Oh ! Mademoiselle !

— Pardon, Madame. C’est le seul mot qui me soit venu à la bouche, en entendant ce lamentable récit. Les femmes, souvent, prennent plaisir à gâcher la vie des autres.

— Vous êtes une femme, cependant !

— Oui, mais je suis de celles dont on se moque aussi. Je parle avec mon cœur. J’ai souffert.

— Pauvre Mademoiselle !

— Et alors, Madame, que fit votre fils ?

— Comme vous, il a souffert. Il a supplié, prié, menacé, mais sa femme n’ayant pas de pitié, tous ses efforts ont été vains. Il était son esclave, et il supportait les ironies, les persiflages, les cruautés…

— Que les femmes sont cruelles ! interrompis-je, exaspérée. Et ensuite, Madame ?

— Le mouton est devenu enragé. Un matin, il a signifié à sa femme que si elle ne changeait pas d’attitude, il ne pourrait plus rester dans ce foyer qu’elle s’acharnait à rendre odieux.

Mme Descré s’arrêta de parler. J’en voulais savoir davantage.

— Madame, dites-moi ce qui est arrivé, je vous en prie ?

Il faut croire que mon accent était persuasif, parce que Mme Descré continua :

— Elle a cru que c’était une menace sans importance, comme les autres. Elle a ri et elle est partie avec des amies. Elle a envoyé le soir un mot à son mari pour le prévenir qu’il ne l’attendît pas pour dîner, que cela ne lui plaisait pas d’être en face de lui ce jour-là.

— Ah ! Ah ! murmurai-je, elle le croyait asservi à jamais ! Il s’est vengé, j’espère ?

— Oui, en quittant la maison.

Mme Descré se tut. Je plaignais « Ned ». Il s’était débattu dans les affres du désespoir, alors qu’il avait été dupe. Que sa femme ressemblait à Jeanne de Jilique ! Il pouvait donc exister des créatures assez basses d’âme pour se jouer des sentiments les plus purs ?

Je demandai :

— Et… elle est morte ?

— Oui, d’une pneumonie en rentrant d’un bal.

— C’est parfait, dis-je froidement.

— Oh !

Les yeux terrorisés de Mme Descré se posèrent sur mes lunettes jaunes.

Je ne baissai pas mon regard et je repris :

— Ceux qui sont méchants doivent périr.

— Juste Ciel ! s’écria ma compagne.

— Mais oui, Madame, le Ciel est juste, aussi Monsieur votre fils a-t-il été débarrassé de sa femme.

— Vous êtes terrible.

— Non, j’ose simplement affirmer mon opinion. Vous avez pensé ce que je dis, mais vous avez eu des scrupules pour l’avouer, parce que vous êtes modérée et bien élevée.

Je parlais comme une personne autorisée et Mme Descré, confuse par cette vérité que je lui imposais, ne savait que répondre.

Elle tourna la difficulté :

— Vous conversez souvent avec Mme de Caye ?

— Cela dépend des jours. À force de vivre en commun, les sujets s’usent.

Nous étions arrivés à la limite de nos propriétés. Je brusquai les adieux. J’aurais désiré que Mme Descré m’invitât pour le lendemain, mais elle ne le fit pas. Je compris que je lui avais déplu. Cela me chagrina, mais mon esprit se concentra sur « Ned ».

Je revins au manoir dans les meilleures dispositions. L’existence s’ouvrait de nouveau devant moi, comme une gerbe de fleurs. Nous étions tous les deux, Ned et moi, des victimes du destin.

Maman me reçut froidement :

— Enfin, te voici, après être sortie sans mon autorisation !

— Oh ! maman, tu ne pouvais guère m’empêcher de manquer de parole ! Puis, on n’enferme pas une jeune fille quand s’épanouit le printemps.

J’étais gaie, et je continuai au même diapason :

— J’ai une nouvelle à t’annoncer : M. Descré n’est pas marié, mais il est veuf.

— Tu me dis une chose tragique d’un air heureux ! Ne comprends-tu donc pas ce qu’est un veuvage ?

— Il y a veuvage et veuvage. Tu as pleuré papa qui était bon, mais M. Descré pleure simplement ses illusions, non sa femme.

— Marane !

— Maman ?

— Peux-tu légèrement parler de ces choses ?

— Mais, je n’ai pas connu la femme de ce Monsieur et je ne m’apitoierai pas sur le sort d’une personne qui a désespéré l’homme charmant que j’aime.

— Je te prie d’être plus réservée dans tes propos !

Je pensai que ma mère était dans ses humeurs sombres, ce qui lui arrivait depuis quelque temps. Je me doutais que j’étais pour quelque chose dans ce changement, mais je ne pouvais guère transformer les circonstances.

Pour le moment, mon âme était tendue vers M. Descré. Je rêvais. Je me promettais de belles promenades en mer, de grandes excursions le long de la côte. Je savais que nous ferions plus ample connaissance et qu’un jour il serait heureux de me trouver et telle que j’étais.

Cependant, je ne perdais pas de vue ce que M. le curé m’avait demandé et j’allai soigner la malade qu’il m’avait indiquée. C’était une brave femme qui habitait une masure. Je lui portai de quoi se nourrir pendant quelques jours et j’y joignis un bon billet. J’avais quelque argent, maintenant, et j’étais heureuse d’accentuer mes largesses.

Je revins joyeuse, enchantée de moi et des autres. Je nageais dans un beau lac de pensées qui convergeaient toutes vers mon amour.

Maman pouvait bien s’évertuer à me dire qu’il faudrait beaucoup de sagesse dans mon esprit. Qu’en pourrais-je faire ?

Le printemps venait. Toute la nature s’enveloppait d’une lumière dorée. Mon âme s’illuminait, elle aussi. Je formais le projet d’aller me promener sous la lune bleuâtre. Passer une nuit dehors pour assister au réveil des nids me tentait.

Je chantais en entrant dans la chambre de maman. Elle me dit :

— Tu as donc tant de raisons pour être gaie ?

— C’est le printemps ! Les oiseaux bâtissent ! Et je parlais de mon trousseau.

— Ton trousseau ?

— Mais oui…

— Quelles sont ces nouvelles idées ?

— Nouvelles ? Je croyais que ces usages étaient vieux comme le monde. Quand on va se marier, on se préoccupe de son trousseau.

— Mais tu ne te maries pas !

— Cela ne tardera guère !

— Comment cela ? questionna maman en sursautant.

Ses yeux étaient écarquillés par la surprise.

Je prononçai tranquillement :

— Ne dois-je pas épouser M. Descré ?

Ma mère crispa ses doigts sur les bras de son fauteuil et elle me dit sévèrement :

— Ce sont des inepties que tu débites là ! Je voudrais vraiment que tu t’appliques à devenir plus raisonnable.

— Je le suis ! Je sais que j’épouserai notre voisin.

— Il te l’a fait pressentir ? demanda maman avec une pointe d’ironie.

— Pas encore.

— Alors… ma pauvre enfant !

Je repris, toujours assurée :

— Bientôt, il ne pourra plus se passer de moi, et il sera bien heureux que je consente à devenir sa femme. Je dois avouer que je serai enchantée qu’il soit mon mari.

Ma mère, dans sa surprise, ne pouvait plus parler. Je racontais ces choses avec une telle assurance qu’elle se figura que je possédais des certitudes que je lui cachais.

Elle m’interrogea non sans sévérité :

— Je te prie de t’expliquer. Qu’est-ce qui te fait croire à ce dénouement ?

Avec une autorité grave, je répondis :

— L’amour.