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Marc Aurèle ou La fin du monde antique/Chapitre XXXIII

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 615-625).


CHAPITRE XXXIII.


L’EMPIRE CHRÉTIEN.


Des raisons anciennes et profondes voulaient donc, nonobstant les apparences contraires, que l’empire se fît chrétien[1]. La doctrine chrétienne sur l’origine du pouvoir semblait faite exprès pour devenir la doctrine de l’État romain. L’autorité aime l’autorité. Des hommes aussi conservateurs que les évêques devaient avoir une terrible tentation de se réconcilier avec la force publique, dont ils reconnaissaient que l’action s’exerce le plus souvent pour le bien. Jésus avait tracé la règle. L’effigie de la monnaie était pour lui le criterium suprême de la légitimité, au-delà duquel il n’y avait rien à chercher. En plein règne de Néron, saint Paul écrivait : « Que chacun soit soumis aux puissances régnantes ; car il n’y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu. Les puissances qui existent sont ordonnées par Dieu ; en sorte que celui qui fait de l’opposition aux puissances résiste à l’ordre établi par Dieu[2]. » Quelques années après, Pierre, ou celui qui écrivit en son nom l’épître connue sous le nom de Prima Petri, s’exprime d’une façon presque identique[3]. Clément est également un sujet on ne peut plus dévoué de l’empire romain[4]. Enfin, un des traits de saint Luc, nous l’avons vu, c’est son respect pour l’autorité impériale et les précautions qu’il prend pour ne pas la blesser[5].

Certes, il y avait des chrétiens exaltés qui partageaient entièrement les colères juives et ne rêvaient que la destruction de la ville idolâtre, identifiée par eux avec Babylone. Tels étaient les auteurs d’apocalypses et les auteurs d’écrits sibyllins. Pour eux, Christ et César étaient deux termes inconciliables[6]. Mais les fidèles des grandes Églises avaient de tout autres idées. En 70, l’Église de Jérusalem, avec un sentiment plus chrétien que patriotique, abandonna la ville révolutionnaire et alla chercher la paix au-delà du Jourdain. Dans la révolte de Bar-Cobiza, la séparation fut encore plus caractérisée. Pas un seul chrétien ne voulut prendre part à cette tentative d’un aveugle désespoir. Saint Justin, dans ses Apologies, ne combat jamais le principe de l’empire ; il veut que l’empire examine la doctrine chrétienne, l’approuve, la contre-signe en quelque sorte et condamne ceux qui la calomnient[7]. Nous avons vu le premier docteur du temps de Marc-Aurèle, Méliton, évêque de Sardes, faire des offres de service bien plus caractérisées encore, et présenter le christianisme comme la base d’un empire héréditaire et de droit divin[8]. Dans son traité de la Vérité, conservé en syriaque, Méliton s’exprime à la façon d’un évêque du ive siècle, exposant à un Théodose que son premier devoir est de procurer le triomphe de la vérité (sans nous dire, hélas ! à quel signe on reconnaît la vérité). Tous les apologistes flattent l’idée favorite des empereurs, celle de l’hérédité en ligne directe, et les assurent que l’effet des prières chrétiennes sera que leur fils règne après eux[9]. Que l’empire devienne chrétien, et les persécutés d’aujourd’hui trouveront que l’ingérence de l’État dans le domaine de la conscience est parfaitement légitime.

La haine entre le christianisme et l’empire était la haine de gens qui doivent s’aimer un jour. Sous les Sévères, le langage de l’Église reste ce qu’il fut sous les Antonins, plaintif et tendre. Les apologistes affichent une espèce de légitimisme, la prétention que l’Église a toujours salué tout d’abord l’empereur[10]. Le principe de saint Paul portait ses fruits : « Toute puissance vient de Dieu ; celui qui tient l’épée la tient de Dieu pour le bien. »

Cette attitude correcte à l’égard du pouvoir tenait à des nécessités extérieures tout autant qu’aux principes mêmes que l’Église avait reçus de ses fondateurs. L’Église était déjà une grande association ; elle était essentiellement conservatrice ; elle avait besoin d’ordre et de garanties légales. Cela se vit admirablement dans le fait de Paul de Samosate, évêque d’Antioche sous Aurélien[11]. L’évêque d’Antioche pouvait déjà passer, à cette époque, pour un haut personnage. Les biens de l’Église étaient dans sa main ; une foule de gens vivaient de ses faveurs. Paul était un homme brillant, peu mystique, mondain, un grand seigneur profane, cherchant à rendre le christianisme acceptable aux gens du monde et à l’autorité. Les piétistes, comme on devait s’y attendre, le trouvèrent hérétique et le firent destituer. Paul résista et refusa d’abandonner la maison épiscopale. Voilà par où sont prises les sectes les plus altières ; elles possèdent, or qui peut régler une question de propriété ou de jouissance, si ce n’est l’autorité civile ? La question fut déférée à l’empereur, qui était pour le moment à Antioche, et l’on vit ce spectacle original d’un souverain infidèle et persécuteur chargé de décider qui était le véritable évêque. Aurélien montra, dans cette circonstance, un bon sens laïque assez remarquable. Il se fit apporter la correspondance des deux évêques, nota celui qui était en relation avec Rome et l’Italie, et conclut que celui-là était l’évêque d’Antioche.

Le raisonnement théologique que fit, dans cette circonstance, Aurélien prêterait à bien des objections ; mais un fait devenait évident, c’est que le christianisme ne pouvait plus vivre sans l’empire, et que l’empire, d’un autre côté, n’avait rien de mieux à faire que d’adopter le christianisme comme sa religion. Le monde voulait une religion de congrégations, d’églises ou de synagogues, de chapelles, une religion où l’essence du culte fût la réunion, l’association, la fraternité. Le christianisme remplissait toutes ces conditions. Son culte admirable, sa morale pure, son clergé savamment organisé, lui assuraient l’avenir.

Plusieurs fois au iiie siècle, cette nécessité historique faillit se réaliser. Cela se vit surtout au temps de ces empereurs syriens, que leur qualité d’étrangers et la bassesse de leur origine mettaient à l’abri des préjugés, et qui, malgré leurs vices, inaugurent une largeur d’idées et une tolérance inconnues jusque-là. La même chose se revit sous Philippe l’Arabe[12], en Orient sous Zénobie, et, en général, sous les empereurs que leur origine mettait en dehors du patriotisme romain.

La lutte redoubla de rage quand les grands réformateurs, Dioclétien et Maximien, crurent pouvoir donner à l’empire une nouvelle vie. L’Église triompha par ses martyrs ; l’orgueil romain plia ; Constantin vit la force intérieure de l’Église, les populations de l’Asie Mineure, de la Syrie, de la Thrace, de la Macédoine, en un mot de la partie orientale de l’empire, déjà plus qu’à demi chrétiennes. Sa mère, qui avait été servante d’auberge à Nicomédie, fit miroiter à ses yeux un empire d’Orient, ayant son centre vers Nicée, et dont le nerf serait la faveur des évêques et de ces multitudes de pauvres matriculés à l’Église, qui, dans les grandes villes, faisaient l’opinion. Constantin inaugura ce qu’on appelle « la paix de l’Église », et ce qui fut en réalité la domination de l’Église. Au point de vue de l’Occident, cela nous étonne ; car les chrétiens n’étaient encore, en Occident, qu’une faible minorité ; en Orient, la politique de Constantin fut non seulement naturelle, mais commandée.

La réaction de Julien fut un caprice sans portée. Après la lutte, vinrent l’union intime et l’amour. Théodose inaugure l’empire chrétien, c’est-à-dire la chose que l’Église, dans sa longue vie, a le plus aimée, un empire théocratique, dont l’Église est le cadre essentiel, et qui, même après avoir été détruit par les barbares, reste le rêve éternel de la conscience chrétienne, au moins dans les pays romans. Plusieurs crurent, en effet, qu’avec Théodose le but du christianisme était atteint. L’empire et le christianisme s’identifièrent à un tel point l’un avec l’autre que beaucoup de docteurs conçurent la fin de l’empire comme la fin du monde, et appliquèrent à cet événement les images apocalyptiques de la catastrophe suprême. L’Église orientale, qui ne fut pas gênée dans son développement par les barbares, ne se détacha jamais de cet idéal ; Constantin et Théodose restent ses deux pôles ; elle y tient encore, du moins en Russie. Le grand affaiblissement social qui est la conséquence nécessaire d’un tel régime se manifesta bientôt. Dévoré par le monachisme et la théocratie, l’empire d’Orient fut comme une proie offerte à l’islam ; le chrétien, en Orient, devint une créature d’ordre inférieur. On arrive de la sorte à ce résultat singulier que les pays qui ont créé le christianisme ont été victimes de leur œuvre[13]. La Palestine, la Syrie, l’Égypte, Chypre, l’Asie Mineure, la Macédoine, sont aujourd’hui des pays perdus pour la civilisation et assujettis au joug le plus dur d’une race non chrétienne.

Heureusement, les choses se comportèrent en Occident d’une tout autre manière. L’empire chrétien d’Occident périt bientôt. La ville de Rome reçut de Constantin le coup le plus grave qui l’ait jamais frappée. Ce qui réussit avec Constantin, ce fut sans doute le christianisme ; mais ce fut avant tout l’Orient. L’Orient, c’est-à-dire la moitié de l’empire parlant grec, avait, depuis la mort de Marc-Aurèle, pris de plus en plus le dessus sur l’Occident, parlant latin. L’Orient était plus libre, plus vivant, plus civilisé, plus politique. Déjà Dioclétien avait transporté à Nicomédie le centre des affaires. En bâtissant une Nouvelle Rome, sur le Bosphore, Constantin réduisit la vieille Rome à n’être plus que la capitale de l’Occident. Les deux moitiés de l’empire devinrent ainsi presque étrangères l’une à l’autre. Constantin est le véritable auteur du schisme entre l’Église latine et l’Église grecque. On peut dire aussi qu’il posa la cause éloignée de l’islamisme. Les chrétiens parlant syriaque et arabe, persécutés ou mal vus par les empereurs de Constantinople, devinrent un élément essentiel de la clientèle future de Mahomet.

Les cataclysmes qui suivirent la division des deux empires, les invasions des barbares, qui épargnèrent Constantinople et tombèrent sur Rome de tout leur poids, réduisirent l’antique capitale du monde à un rôle borné, souvent humble. Cette primauté ecclésiastique de Rome, qui éclate avec tant d’évidence au iie et au iiie siècle, n’existe plus depuis que l’Orient a une existence et une capitale séparées. L’empire chrétien, c’est l’empire d’Orient, avec ses conciles œcuméniques, ses empereurs orthodoxes, son clergé de cour. Cela dura jusqu’au viiie siècle. Rome, durant ce temps, prenait sa revanche, par le sérieux et la profondeur de son esprit d’organisation. Quels hommes que saint Damase, saint Léon, Grégoire le Grand ! Avec un courage admirable, la papauté travaille à la conversion des barbares ; elle se les attache, elle en fait ses clients, ses sujets.

Le chef-d’œuvre de sa politique fut son alliance avec la maison carlovingienne et le coup hardi par lequel elle rétablit dans cette maison l’empire d’Occident, mort depuis 324 ans. L’empire d’Occident, en effet, n’était détruit qu’en apparence. Ses secrets vivaient dans le haut clergé romain. L’Église de Rome gardait en quelque sorte le sceau du vieil empire, et elle s’en servit pour authentiquer subrepticement l’acte inouï du jour de Noël de l’an 800. Le rêve de l’empire chrétien recommença. Au pouvoir spirituel il faut un bras séculier, un vicaire temporel. Le christianisme, n’ayant pas dans sa nature cet esprit militaire qui est inhérent à l’islamisme, par exemple, ne pouvait tirer de son sein une milice ; il devait donc la demander hors de lui, à l’empire, aux barbares, à une royauté constituée par les évêques. De là au califat musulman, il y a l’infini. Même au moyen âge, quand la papauté admet et proclame l’idée d’une chrétienté armée, le pape ni ses légats n’arrivent jamais à être des chefs militaires. Un saint empire, avec un Théodose barbare, tenant l’épée pour protéger l’Église du Christ, voilà l’idéal de la papauté latine. L’Occident n’y échappa que grâce à l’indocilité germanique et au génie paradoxal de Grégoire VII. Le pape et l’empereur se brouillèrent à mort ; les nationalités, que l’empire chrétien de Constantinople avait étouffées, purent se développer en Occident, et une porte fut ouverte à la liberté.

Cette liberté ne fut presque en rien l’œuvre du christianisme. La royauté chrétienne vient de Dieu ; le roi fait par les prêtres est l’oint du Seigneur. Or, le roi de droit divin a bien de la peine à être un roi constitutionnel. Le trône et l’autel deviennent ainsi deux termes inséparables. La théocratie est un virus dont on ne se purge pas. Le protestantisme et la Révolution furent nécessaires pour qu’on arrivât à concevoir la possibilité d’un christianisme libéral, et ce christianisme libéral, sans pape ni roi, n’a pas encore assez fait ses preuves pour qu’on ait le droit de parler de lui comme d’un fait acquis et durable dans l’histoire de l’humanité.

  1. Les Apôtres, p. 316, note 2.
  2. Rom., xiii, 1-7. Cf. Tit, iii, 1. Voir Saint Paul, p. 475 et 476.
  3. I Petri, ii, 13 et suiv. ; iv, 14-16 ; Voir l’Antechrist, p. 116.
  4. Voir les Évangiles, p. 329 et suiv.
  5. Les Apôtres, p. 22 et suiv. ; Saint Paul, p. 133-134 ; les Évangiles, p. 444.
  6. « Si aut cæsares non essent necessarii seculo aut si et christiani potuissent esse cæsares. » Tertullien, Apol., 21.
  7. Apol. II, 14.
  8. Voir ci-dessus, p. 283.
  9. Ἵνα παῖς μὲν παρὰ πατρὸς κατὰ τὸ δικαιότατον διαδέχησθε τῆς βασιλείαν Athénagore, Leg., 37 ; Tertullien, Apol., 30. Comparez fvndatori qvietis, dans l’inscription de l’Arc de Constantin.
  10. Voir ci-dessus, p. 593-594.
  11. Voir Eusèbe, H. E., VII, 36.
  12. Sur le christianisme de Philippe et de sa femme Otacilia Severa, voir Tillemont, Emp., III, p. 262 et suiv., 494 et suiv. ; De Witte, Du christ. de quelques emper., p. 7 et suiv. ; Aubé, Revue archéol., sept. 1880. Notez surtout Denys d’Alex., dans Eus., H. E., VII, x, 3 ; xli, 9. Sur Salonine, voir De Witte, ibid., p. 13 et suiv. ; Notice sur Cavedoni, p. 33. Ce qui rend croyables les liens de Philippe avec l’Église, c’est que le christianisme était très répandu dans le Hauran, sa patrie.
  13. Voir la carte, dans le volume de Tables.