Marca/14

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Charpentier (p. 175-185).



CHAPITRE XIV


Les semaines succédaient aux semaines ; l’été, poudreux et vieilli, allait céder la place à l’automne, et Ivan était toujours absent. La lettre de Véra était d’abord restée sans réponse. Cependant, après un silence assez prolongé, elle avait reçu des nouvelles de son amant ; le médecin de Paris l’avait engagé, disait-il, à voyager. Il voyageait en effet, changeant souvent de place, allant de préférence dans les petits trous peu fréquentés, où il prétendait trouver des merveilles inconnues, des bouts de paysages, des types étranges. Tout le monde sait que le service des postes, dans les recoins du pays, laisse quelquefois à désirer : une lettre pouvait s’être perdue…

Si Véra ne trouvait pas toujours ce qu’elle cherchait dans la correspondance du peintre, elle pouvait au moins constater que le ton de ces lettres redevenait peu à peu naturel et familier. S’il ne lui disait plus à chaque instant qu’il l’adorait, il lui faisait part de tous ses projets, de toutes ses ambitions ; la lassitude de la vie qui perçait dans les premiers billets qu’il avait envoyés se dissipait.

Peu à peu elle se rassura ; la maladie dont Ivan se plaignait pouvait bien ne pas être feinte, et le physique influe puissamment sur le moral. Il n’était pas mauvais peut-être d’essayer d’une absence un peu prolongée, pour ensuite se prouver l’un à l’autre qu’un amour comme le leur est au-dessus des orages, qu’il est éternel, immuable. Donc elle se résignait à attendre.

Le château était rempli de monde pendant les premiers jours de septembre. Les de Vignon, avec tous leurs enfants, étaient arrivés depuis quelque temps déjà ; d’autres mondains s’étaient joints à eux, cherchant à se persuader à eux-mêmes qu’ils adoraient la campagne. Du reste, chez la baronne Véra, on se résignait plus facilement qu’ailleurs à respirer un air pur ; on dansait le soir, on jouait la comédie, on avait mille, prétextes pour faire un bout de toilette.

Il se faisait aussi beaucoup de cancans dans ce petit monde : sans cela on se fût bien un peu ennuyé. Les jalousies de madame de Vignon, les fiançailles avouées de Laure et du petit des Granges, les fiançailles non avouées mais parfaitement entendues de Maxime avec Marca, les colères sourdes de la grosse Amélie, et les roueries de son mari, tout cela formait un joli noyau de bavardages.

Au milieu de tout ce bruit, de tout ce mouvement, Marca n’était pas complètement heureuse. Elle avait de moins en moins l’occasion de causer longuement en tête à tête avec son fiancé. Il lui semblait le connaître moins qu’elle ne l’avait connu pendant les jours plus tranquilles du plein été. L’amour l’avait mûrie ; la fillette, qui ne demandait à la vie que l’amusement, se changeait tout doucement en femme aimante, capable de sacrifices, et qui cherchait à inspirer les sentiments profonds et vrais qu’elle éprouvait elle-même.

Maxime était resté ce qu’il avait toujours été ; il avait des moments de tendresse très réelle ; mais il ne fallait pas lui demander de trop multiplier ces moments ; il voulait surtout rire et s’amuser.

Marca, très fière, ne demandait plus rien ; seulement elle souffrait. Il n’y avait personne à qui elle pût se confier. Claire n’aurait rien compris à ces confidences ; elle était très contente de penser que son amie devait un jour devenir sa sœur ; mais quant à compatir à des tristesses causées par les variations d’humeur de son frère, c’eût été trop lui demander. Aussi Marca se taisait-elle, chassant bien vite la pensée qui lui venait pourtant quelquefois, qu’elle avait donné son cœur plein d’amour à un homme qui ne demandait qu’une petite affection qui ne le fatiguât pas, une affection gaie et peu gênante, comme celle qu’il était lui-même capable d’accorder. Elle était encore trop naïve pour savoir bien cacher ses tourments, et Maxime ne trouvait plus sa petite cousine aussi amusante qu’autrefois.

Il lui en voulait un peu et se consolait d’autant mieux de voir qu’on ne s’occupait pas encore du mariage ; il passait beaucoup de son temps à badiner avec les jeunes femmes inoccupées qui remplissaient le château de leur caquetage. Madame de Vignon, malgré ses trente ans sonnés depuis assez longtemps, se laissait faire la cour sans trop de pruderie, ce qui ne l’empêchait pas, du reste, de surveiller activement son mari ; elle trouvait Maxime « très gentil ». Elle se vengeait ainsi de Marca, pour qui le comte montrait une préférence marquée.

Un soir on jouait des charades au salon ; Marca s’était récusée comme actrice, en prétextant une forte migraine. En effet elle était très pâle ; assise un peu à l’écart, cherchant presque à se dissimuler dans les draperies d’une fenêtre, elle semblait avoir perdu sa jeunesse, sa gaieté, sa beauté même ; car elle était surtout jolie à force d’expression, de couleur, de fraîcheur.

— Qu’as-tu ce soir, Marca ? lui dit Claire, très câline, se mettant auprès d’elle et lui prenant la main.

— J’ai envie de pleurer.

— Mais pourquoi ?

— Sais-tu ce que ma marraine vient de me dire, en passant à côté de moi tout à l’heure ?

— Mais rien de bien terrible, je pense ; car elle souriait en le disant.

— J’ai peur de son sourire, Claire, plus peur que de sa colère. Elle m’a dit : « Ton rôle est d’être jeune et gaie, de rire, de mettre de l’entrain dans ma maison : c’est pour cela que tu y es. Tâche de remplir ce rôle un peu mieux que tu ne l’as fait depuis quelque temps ; je suis mécontente de toi : je ne veux pas de jeunesse languissante, d’âme incomprise auprès de moi. Réfléchis et tâche de comprendre. » Je n’ai pu m’empêcher de m’écrier : « Je souffre, marraine, je souffre !… » Mais elle n’a pas voulu entendre ; car, souriant toujours, elle me quitta en me jetant un regard froid, que je n’oublierai jamais. Dis, Claire, ne m’aime-t-elle donc pas ? Une mère au moins aurait écouté, aurait répondu…

Claire réfléchit, cherchant une consolation à donner, en bonne petite fille qu’elle était.

— C’est sa façon d’être, je suppose. Il est certain qu’elle t’aime, puisqu’elle te donne tant de belles choses et qu’elle veut que tu épouses Maxime.

En ce moment Marca écoutait avec une intensité pénible un bruit de voix derrière le grand rideau qui séparait le salon en deux, pour les besoins de la représentation ; elle distinguait très clairement dans ce bruit la voix de Maxime et celle de madame de Vignon. Tout en écoutant, Marca se demandait s’il ne valait pas mieux en effet s’appliquer à n’être rien que frivole et souriante. Sa marraine l’y poussait par ses sarcasmes ; Maxime lui reviendrait vite sans doute, si elle voulait bien jeter au vent ses sentiments exaltés, comme il les appelait…

L’amour, chez toute jeune fille honnête et saine d’esprit, la pousse vers les choses élevées et héroïques ; elle voudrait voir en celui qu’elle aime un être supérieur capable de la guider et qu’elle puisse vénérer. En venir à s’avouer que pour plaire à celui qu’elle a choisi, il faut au contraire chercher à s’amoindrir, est bien cruel.

— J’ai envie de pleurer, répétait-elle à toutes les petites consolations essayées par son amie Claire.

— N’en fais rien, chérie. Voilà tante Véra qui rentre… Tiens ! elle donne le bras à M. Nariskine… Il est donc de retour, le grand homme ? il est plus laid que jamais, brûlé par le soleil ; ce que c’est pourtant que d’avoir un nom connu ! Tante Véra, qui traite parfois de haut les ducs et les princes, rayonne maintenant en nous ramenant son peintre de génie… Est-il assez gauche ?… Regarde donc !

— Je le trouve très bien, au contraire. Il n’est pas beau ; mais est-ce que cela importe ? Il y a un mot anglais qui le décrit bien, il est manly, et cela vaut mieux que s’il avait les traits réguliers, va !

— Tiens, fit Claire malicieusement, je croyais que tu avais un faible pour les jolis garçons !

Marca rougit un peu sans répondre : elle aurait voulu voir chez Maxime quelques-unes des qualités viriles qu’elle admirait chez le peintre.

À ce moment on écarta le rideau, et la charade commença.

Les deux acteurs en scène étaient madame de Vignon et Maxime. Marca n’écoutait que vaguement, et ne cherchait nullement à trouver la syllabe qu’on était en train de jouer ; ce qu’elle étudiait avec une attention pénible, c’était la physionomie de Maxime. Il n’était pas trop mauvais acteur, et trouvait des intonations moitié câlines, moitié impertinentes, auxquelles la comtesse répondait par des minauderies, imitées assez gauchement, des grandes coquettes du théâtre — avec un peu moins de décence et de distinction toutefois.

Le salon était presque plein ; çà et là, dans plusieurs groupes, des femmes en toilettes claires se faisaient les unes aux autres de petites observations désobligeantes, à propos des deux acteurs, tout en applaudissant discrètement, de leurs mains gantées ; Elles parlaient d’autre chose encore.

— Regardez donc, ma chère, ce pauvre M. de Vignon : il est d’une philosophie à toute épreuve… Voilà un mari bien dressé !

— C’est la petite qu’il faut guetter. Elle mange le beau Maxime des yeux, et je crois que volontiers elle enfoncerait ses quenottes blanches dans l’épaule trop découverte de la comtesse…

— Il paraît qu’elle est jalouse, jalouse !

— Ce n’est pas étonnant ; elle prend les choses au sérieux, et certes elle n’aura pas un mois de bonheur. C’est tellement évident, que je ne comprends pas que sa marraine veuille de ce mariage-là !


— Bah ! Véra ne demande qu’à faire enrager sa belle-sœur ; c’est son plaisir de tous les instants ; l’aventurière se venge.

Ivan se trouvait justement derrière les deux dames qui discutaient ainsi l’avenir de Marca et de son fiancé. Véra s’était éloignée, et il pouvait de sa place observer la jeune fille, que jusqu’alors il n’avait pas osé regarder.

Il était revenu, se croyant guéri. Il s’était si bien raisonné, l’absence aidant, qu’il était rentré au château, très calme et résolu d’agir en homme d’honneur. Il voulait s’étudier de nouveau ; il voulait être bien sûr de ne plus aimer Véra, avant de s’éloigner d’elle. Une fois qu’il en serait vraiment sûr, il n’hésiterait pas à rompre, à quitter la France, s’il le fallait ; l’agonie d’une passion est chose trop pénible pour chercher à la prolonger, quand on sait comment doit inévitablement se terminer cette agonie. Il croyait être tout à fait certain que le désir de revoir Marca n’entrait pour rien dans sa résolution. Elle était heureuse, il n’avait qu’à s’effacer.

Mais en ce moment, pendant que les paroles des deux femmes retentissaient à ses oreilles, pendant que ces pantins sur la scène exécutaient leurs dernières grimaces de coquetterie et que l’auditoire, un peu réveillé par le sentiment que la fin approchait, faisait entendre le petit murmure de convention : « Charmant !… Que d’esprit !… On ne joue pas mieux au Théâtre-Français… » Ivan sentit une révolte telle contre Maxime, contre Véra surtout, que le doute pour lui ne fut plus possible.

Eh ! bien, oui, il aimait Marca. En vain il avait longtemps cherché à se le dissimuler. Son amour s’augmentait maintenant d’une pitié tendre. Elle était malheureuse ; il n’avait pour en être sûr qu’à la regarder pendant qu’elle se croyait oubliée dans son coin ; il n’avait qu’à voir le tremblement des lèvres, les cercles bistrés autour de ses yeux. Désormais, il savait ce qu’il voulait savoir, et surtout il savait ce qu’il avait à faire.

Il n’hésita pas un instant. Ses combats intérieurs avaient cessé, il était homme, et son premier devoir était de protéger, de sauver la femme qu’il voulait pour sa femme. Marca croyait encore aimer son cousin ; mais un amour qui ne peut s’appuyer sur l’estime et la confiance est un amour dont les heures sont comptées. Il s’efforcerait de lui ouvrir les yeux ; il était résolu de tout faire pour supplanter ce rival indigne, et cela sans le moindre scrupule. Il ferait plus : lui, la loyauté en personne, lui qui était si peu acteur, il cacherait ses projets, il chercherait à endormir tous les soupçons de la baronne, lui mentirait au besoin — car à la première alarme le mariage serait brusqué, et Marca perdue pour toujours. Pour se faire aimer d’elle, il fallait pouvoir l’approcher à toute heure, rester l’intime de la maison. Il hasarda un regard vers un miroir, et se trouva si laid, si disgracieux, qu’il eut un moment de désespoir ; une jeune fille est si facilement attirée par la beauté et la jeunesse ! Ce n’est que plus tard que les qualités du cœur, que le prestige du talent prennent leur vraie importance aux yeux d’une femme…

Tout ceci passa dans l’esprit du peintre avec la rapidité de l’éclair ; les applaudissements se mouraient à peine, que déjà il avait complètement retrouvé son sang-froid. Il se fit un mouvement général ; les groupes se dispersèrent pour se réformer ensuite ; Marca, cherchant à obéir à sa marraine, allait et venait, et faisait de son mieux pour paraître gaie. Ce fut sous les yeux mêmes de Véra qu’Ivan et elle se rencontrèrent ; Marca semblait contente de son retour, et cela avec tant de naturel que Véra ne vit rien à redire ; les quelques mots échangés étaient si simples et si courts, Ivan était tellement maître de lui en ce moment qu’elle se sentit absolument rassurée. Le baron Jean les observait aussi, et lui aussi ne vit rien qu’une poignée de main amicale ; la jeune fille, après quelques paroles de bienvenue, était allée, sans la moindre affectation, se joindre à un groupe de fillettes dont Laure formait le centre : elle était dans son rôle, tout bonnement. Ivan, sans affectation, se remit à causer avec Véra et son entourage.

La soirée se passa sans autre incident, sauf que Maxime, à qui sa tante avait dit un mot en passant, se montra aux petits soins pour sa fiancée ; Marca, heureuse du moindre signe d’affection qui lui était accordé, retrouva sa gaieté, et tout semblait rentrer dans une entente parfaite, au moment même où cette entente se trouvait pour la première fois sérieusement compromise.