Marca/15

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Charpentier (p. 186-196).



CHAPITRE XV


Véra s’ennuyait.

Ayant envoyé tout son monde à la promenade, elle se trouvait seule auprès d’une fenêtre du grand salon, regardant le ciel gris et bas, les arbres déjà à moitié dépouillés, écoutant le vent se plaindre en courbant les arbustes jaunis. Elle se disait que la vie, en somme, est bien peu de chose, que les triomphes de l’amour-propre, de la vanité, de la vengeance même ne donnent qu’un moment de satisfaction. Elle avait voulu se jouer de tous les pantins dont elle s’était entourée, elle en avait joué, et maintenant elle demandait autre chose ; les visages trop connus lui devenaient des visages importuns. Elle avait voulu courber toutes les volontés à sa volonté : c’était fait ; elle s’était dit qu’elle imposerait Marca — l’enfant du ruisseau, à la famille de son mari ; les grimaces d’ Amélie l’avaient divertie ; mais les grimaces s’effaçaient maintenant sous un sourire commandé par Jean qui se croyait si habile ! L’argent peut tout — pourvu qu’il y en ait assez. Toute cette bassesse était écœurante… Elle aurait voulu trouver quelque bonne résistance, quelque occasion où déployer sa force ; jusqu’à présent tout lui avait été vraiment trop facile !

Elle avait cru un instant, en voyant Marca grande et gentille, qu’elle pourrait s’attacher à elle ; car ce cœur sec aurait voulu aimer ; elle avait d’abord vu la jeune fille avec intérêt : sa jeunesse, son entrain lui plaisaient. Mais il y avait déjà bien des mois qu’elle l’observait, et un joujou ne dure guère plus ; peu à peu elle s’était désintéressée de sa filleule, et maintenant elle commençait à ne plus vouloir d’elle. Il y avait beaucoup de sentiments mal définis dans cet éloignement, qui menaçait de se changer bientôt en antipathie. Marca s’épanouissait, elle deviendrait sans doute bien plus jolie qu’elle ne l’était encore ; tout était promesse chez elle. Véra, depuis des années, semblait défier le temps ; elle était restée incomparablement jeune pour son âge, préservée par sa froideur de statue ; mais un jour la statue s’était animée ; tant que sa passion était restée sans orages, sans menaces, elle n’avait fait que lui donner une beauté nouvelle et étrange. Mais il n’en était plus ainsi, elle avait trouvé un fil blanc dans sa magnifique chevelure, et la fatigue commençait à se faire sentir dans les lignes de la bouche et des yeux. Elle vieillissait, et la jeunesse de Marca l’irritait.

Elle en avait assez de cette vie entourée et bruyante : elle la ferait bientôt cesser. Appuyant son front contre la vitre, elle se laissa aller à un rêve. Dans quelques mois elle ferait célébrer les deux mariages, celui de Laure et celui de Marca, qui épouserait Maxime ; elle se montrerait généreuse, très généreuse… Que lui importait cet argent ? Elle en avait plus qu’elle n’en pouvait dépenser ! Et alors, sous un prétexte quelconque, elle s’en irait loin, là où elle pourrait être vraiment seule avec Ivan. Elle ferma les yeux pour mieux voir ce paradis où le soleil les caresserait, où la verdure éternelle ferait valoir une mer bien bleue sous un soleil bien pur. Ivan était dépaysé parmi ces gens frivoles, si peu faits pour le comprendre ; elle avait eu tort de chercher à l’attirer au milieu d’eux. Elle n’y avait rien gagné ; au contraire.

Puis, tout d’un coup, elle se rappela un livre qu’elle avait lu, il y avait bien longtemps, un petit livre merveilleux, une étude cruellement vraie et triste, où l’auteur racontait l’histoire de deux amants dont l’amour s’était usé, et qui ne savaient comment se l’avouer ; ils étaient sans cesse repris par leur passion, qui, tout aussitôt, les fatiguait, les irritait. Ce livre, elle se le rappelait maintenant, s’appelait Adolphe ; elle l’avait à peu près oublié ; pourquoi le souvenir de cette histoire navrante venait-il la tourmenter ? Il lui semblait que cet homme, qui aurait voulu être un homme d’honneur, qui se trouvait dans une situation fausse, et qui ne savait comment en sortir, agissait, parlait, comme agissait et parlait Ivan depuis quelque temps.…

Elle eut un soubresaut. Non, ce n’était pas vrai ; ce ne pouvait pas être vrai ! Elle l’aimait tant ! Sa passion à elle, était toujours vivante, ou pour mieux dire elle était sa vie même ; il n’était pas possible que tant d’amour ne trouvât plus d’écho dans un homme qui avait pleuré d’attendrissement à ses pieds, qui l’avait adorée comme on adore quelque chose de surhumain et de merveilleux…

Plus que jamais elle voulait se retrouver seule avec Ivan, dans quelque nid digne de leurs amours…

— Ma chère Véra, puis-je vous demander un instant d’entretien ?

En une seconde, elle avait repris tout son sang froid, et, de sa voix ordinaire, elle dit à son beau-frère :

— Comment ? Jean, je vous croyais en promenade avec les autres.

— On m’a remis une dépêche au moment du départ. Eugène des Granges m’apprend que son oncle vient de mourir ; il est arrivé à temps pour recevoir son dernier soupir.

— Et son héritage aussi, je l’espère.

— Et son héritage, fit Jean avec un imperceptible sourire. Il est considérable. Laure fait un très beau mariage — grâce à vous, ma chère Véra. Vous nous êtes venue en aide, juste au bon moment. Mais ce n’était pas seulement pour vous renouveler mes remerciements que je me suis permis d’interrompre vos méditations ; c’est pour vous dire que ma femme trouve qu’il est temps que nous rentrions à Paris. Il me semble que trois mois de deuil pour un oncle — même à héritage — doivent suffire, qu’en pensez-vous ? Cela nous mènerait au mois de décembre ; il y aurait déjà beaucoup de monde à Paris. Ma femme pense qu’un mariage aussi considérable doit se faire avec éclat, elle voudrait soigner le trousseau et n’a pas tort ; tout cela nous facilitera peut-être l’établissement de Claire — et de Maxime.

Véra se retourna lentement et interrogea les yeux naturellement fuyants de son beau-frère.

— Ne vous tourmentez pas au sujet de Maxime, dit-elle ; il épousera Marca ; nous ferons les deux mariages ensemble ; ce sera très gentil. Marca aura alors ses dix-huit ans ; leurs âges à tous deux se conviennent. Dans huit jours nous serons tous de nouveau installés à Paris. Je vous donne cette semaine pour vous décider, et pour décider Amélie. Lundi prochain, à cette même heure, vous viendrez me faire votre demande officielle, Maxime vous accompagnera ; j’y tiens.

— Maxime me semble bien peu fait pour rendre une jeune femme heureuse. Laissez-lui encore un an ou deux.

— Je lui laisserai trois mois, ni plus ni moins. Quant à leur bonheur, cela les regarde : ils ont joué aux amoureux pendant tout cet été ; il leur faudra maintenant prendre leur jeu au sérieux. D’ailleurs il est inutile de discuter la chose : elle est décidée, elle se fera.

Jamais Véra ne s’était montrée aussi hautaine, aussi dure ; l’amertume de ses réflexions de tantôt influait sur le son de sa voix, sur ses gestes brusques et cassants. On a beau être un Jean de Schneefeld, accoutumé à courber la tête, il peut arriver un moment où l’on doit montrer un peu de dignité, ou se mépriser soi-même jusqu’à la fin de ses jours.

— Elle pourrait bien ne pas se faire tout de même.

Et il la regarda cette fois en face.

— Bah !

Véra haussa les épaules.

— Vous déraisonnez, mon cher. Il vous en coûterait trop de ne pas me céder ; vous croyez peut-être qu’une fois Marca écartée, — vous voudriez bien me la faire prendre en grippe, cette pauvre petite, — la fortune que votre frère m’a laissée vous reviendrait, et que Maxime, de son côté, par un mariage riche, ajouterait encore à la considération de la famille. Vous vous trompez ; je fonderais un hôpital pour les chiens errants plutôt que de laisser mon argent à ceux qui m’auraient bravée !

— Il y a un autre point à discuter, fit Jean doucereusement. Maxime n’est pas seul à faire la cour à votre protégée. Marca est si jeune qu’elle pourrait bien s’être trompée en se croyant éprise de mon fils ; laissez-lui le temps de se connaître elle-même, de voir si après tout elle ne préfère pas… un peintre de grand talent à un joli garçon qui jamais ne fera parler de lui…

— Ce n’est pas la première fois que vous me dites cela, répondit Véra, gardant un très grand calme. Je vous assure que vous vous trompez. M. Nariskine ne songe nullement à Marca, ni Marca à lui ; je les ai observés : je suis sûre de ce que j’avance.

— Je les ai observés aussi, et je crois ne pas m’être trompé ; M. Nariskine, quand il a compris qu’il aimait Marca, sachant que son cœur n’était pas libre, s’est éloigné, en homme d’honneur qu’il est. À son retour, il a cru s’apercevoir que Maxime prenait un peu à la légère ses devoirs de fiancé, et que la pauvre enfant n’était pas heureuse. Il est resté.

Véra, malgré tous ses efforts, sentit qu’elle pâlissait affreusement ; une petite sueur froide perlait sur son front. Il y eut un moment de silence très pénible ; enfin elle dit :

— Que cela soit ou non, ma résolution n’est pas ébranlée ; Marca épousera Maxime au mois de décembre, comme j’ai eu l’honneur de vous l’annoncer.

— Fort bien ; mais alors parlons affaires.

— Parlons affaires, je ne demande pas mieux, et, puisque c’est pour vous, paraît-il, une pilule à avaler, je saurai la dorer. Que demandez-vous ?

Jean avait souvent prévu cette question ; cependant il hésita un instant, cherchant à deviner, d’après le visage à moitié détourné de sa belle-sœur, jusqu’où il pourrait aller. Enfin il se hasarda :

— Dans la position de Maxime, avec sa tournure et ses manières, il pourrait bien prétendre, parmi les jeunes filles bien nées de notre entourage, à une femme, qui lui apporterait une dot de près d’un million — de plus même, peut-être. Marca n’est pas bien née…

— Et à cause de cela, je lui en donnerai deux.

Jean ne s’attendait pas à autant de générosité. S’il avait su dès le commencement à quoi s’en tenir, il n’eût point fait de difficultés. Cependant il ne répondit pas tout de suite ; prenant une voix douce et traînante, il dit :

— Vous avez toujours parlé de votre fille adoptive comme de votre héritière : ce mariage, je pense, ne ferait que fortifier votre résolution.

— Je ne m’engage à rien, mais c’est probable ; j’espère, du reste, faire attendre mon héritière longtemps encore. Ce qui est entendu, c’est que, lorsque Claire sera la belle-sœur de Marca, elle trouvera dans sa corbeille de noces un cadeau égal à celui que je fais à Laure. Maintenant que tout cela est réglé, allez en causer avec Amélie, et ne m’en parlez plus d’ici huit jours ; je vous attendrai alors, et nous préviendrons Marca du bonheur prochain qui l’attend.

Et d’un petit signe de tête, sec et railleur, elle le renvoya.

Le départ ne déplut à personne. Les de Vignon avaient déjà fixé le jour du leur. La campagne n’est plus supportable dès que les feuilles commencent à tomber. Madame de Vignon ne faisait jamais rien avec calme ; le moindre événement était pour elle prétexte à tout bouleverser autour d’elle ; aussi n’avait-elle plus le temps de bien surveiller son mari.

Celui-ci se permit, un jour que sa femme faisait ses préparatifs, de prendre une chaise auprès de Marca, occupée à ranger la musique qu’elle voulait rapporter à Paris :

— C’est fini. Comme tout passe, mademoiselle… On vient, on part, voilà la vie.

— Vous êtes d’une philosophie triste ce matin, M. de Vignon.

— Je ne sais si c’est de la philosophie ; mais je trouve tout bien vide ; j’ai quarante-huit ans, et je ne crois pas que j’aie eu quarante-huit heures de bonheur en tout ; c’est ma faute, je le sais. Si j’avais un fils je lui dirais : Mon garçon, regarde-moi bien, écoute l’histoire de ma vie, et fais tout le contraire ; tu t’en trouveras bien…

M. de Vignon, son monocle sur l’œil, examinait la jeune fille avec une attention qui ne manquait pas de la gêner un peu. Il s’en aperçut et lui dit d’un ton plus bas :

— Pardon, — je pensais, — c’est très drôle les ressemblances… Vous ne saviez pas que nous avions perdu notre fille aînée… Eh bien, c’est une idée bête qui me poursuit ; mais je crois la voir en vous. Ce n’est rien, et c’est tout ; il me semble que ma petite chérie me regarde quand vous me regardez comme cela. C’est moi qui l’ai soignée ; sa mère était malade. Elle m’aimait bien, la petite, elle ne savait pas que son père était un grand sot ; elle est morte dans mes bras ; elle me souriait au milieu de ses souffrances. Oui, vous avez les mêmes yeux, Je vous assure ! C’est bien drôle, les ressemblances.

Il se leva plus ému qu’il ne voulait le paraître. À la porte du salon, il s’arrêta, hésita un instant, et, avec précipitation, il revint auprès de Marca ; il fit tomber son lorgnon d’un petit mouvement du sourcil et prit les deux mains de la jeune fille dans les siennes.

— Vous êtes heureuse, mon enfant, maintenant. Aussi ce que je veux vous dire semble ridicule — ridicule comme moi-même. Si un jour vous étiez moins heureuse, dites-vous que Maurice de Vignon serait bien content de vous être bon à quelque chose.

Alors, avec précipitation, il s’éloigna, remit son lorgnon et siffla un air de danse à la sourdine. Marca le suivit des yeux avec un profond étonnement.