Marchez pendant que vous avez la lumière (trad. Bienstock)/03

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Marchez pendant que vous avez la lumière
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 163-171).
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III

Jules marchait d’un pas allègre et le cœur joyeux. À mesure qu’il approchait du village, plus vive devenait sa représentation de la vie des chrétiens, plus il se rappelait ce que lui avait dit Pamphile, et plus il se sentait l’âme joyeuse. Le soleil était à son déclin, et Jules se disposait à se reposer un moment lorsqu’il se trouva en face d’un homme qui se reposait aussi en prenant son repas. Cet homme était d’un certain âge, et paraissait très intelligent. Il était assis et mangeait du pain et des olives. En apercevant Jules, il lui dit en souriant : Bonsoir, jeune homme. Tu as une longue route devant toi. Assieds-toi et te repose. Jules le remercia et s’assit.

— Où vas-tu ? lui demanda l’inconnu.

— Chez les chrétiens, répondit Julius, et, après avoir échangé plusieurs questions, il lui raconta sa vie et lui dit sa résolution.

L’étranger écoutait attentivement, demandait des détails, mais lui-même n’exprimait pas son opinion. Quand Jules eut terminé, l’inconnu rangea dans son sac les provisions qui lui restaient, rajusta son habit et dit :

— Ne fais pas cela, jeune homme ; tu es dans l’erreur. Je connais la vie, tu ne la connais pas. Je connais des chrétiens, toi tu ne les connais pas. Écoute, je vais t’exposer toute ta vie et tes pensées, et quand tu les auras entendues de moi, tu prendras la décision que tu jugeras la meilleure. Tu es jeune, riche, beau, vigoureux ; les passions bouillonnent en toi. Tu cherches une retraite calme dans laquelle tu ne seras plus troublé par ces passions afin d’éviter les souffrances qu’elles produisent, et tu penses trouver cette retraite parmi les chrétiens. Mon cher jeune homme, il n’existe pas de refuge pareil, parce que le mal dont tu souffres ne se trouve ni en Cilicie ni à Rome mais en toi-même. Dans le calme de la solitude des champs, ces passions te tourmenteront cent fois plus. La faute ou l’erreur des chrétiens (je ne veux pas les juger) consiste précisément en ce qu’ils méconnaissent complètement la nature humaine. Les seules personnes qui puissent réellement mettre en pratique leurs préceptes, ce sont les vieillards, en qui toutes les passions sont éteintes. Un homme à la fleur de l’âge et plein de forces, ou un jeune homme comme toi, qui n’a pas encore goûté à la vie et qui ignore ce qu’il désire, ne peut se soumettre à leur loi, car cette loi est établie non selon la nature humaine, mais selon des raisonnements spécieux. Si tu vas chez les chrétiens tu souffriras comme maintenant, et même davantage. Jusqu’ici, tes passions t’ont égaré et t’ont poussé dans une voie fausse, mais tu peux encore réparer ta faute, ce qui ne t’empêchera pas cependant de satisfaire tes passions et de jouir de la vie. Parmi eux, au contraire, réfrénant tes passions, tu seras dans la même erreur, mais de plus à cette souffrance s’ajoutera celle des besoins humains non satisfaits. Donnez un libre cours aux eaux, elles arrosent la terre, font pousser les plantes, abreuvent les bestiaux, fertilisent les pâturages ; endiguez-les, elles creusent le sol et se transforment en boue. Il en est ainsi des passions. La doctrine des chrétiens qui règle leur vie, à l’exception de certaines croyances qui les consolent et les réconfortent, et dont je ne parlerai pas, se résume dans les préceptes suivants : ne pas admettre la violence, ni la guerre, ni les tribunaux, nier la propriété, et les arts et les sciences, en un mot, tout ce qui tend à rendre la vie agréable. Tout cela irait bien, si tous les hommes étaient tels que leur Maître. Mais cela n’est pas et ne peut être. Les hommes sont méchants et esclaves de leurs passions. Le jeu des passions et les conflits qui en résultent retiennent les hommes dans les conditions de la vie où ils se trouvent. Les barbares ne connaissent aucune entrave, et un seul d’entre eux, donnant libre cours à ses instincts et à ses passions, détruirait le monde entier si tous les hommes se résignaient humblement, comme les chrétiens, à le supporter. Si les dieux ont doué les hommes de sentiments de colère, de vengeance, de haine même contre les méchants, ils l’ont fait parce que ces sentiments sont nécessaires à la conservation de la vie humaine. Les chrétiens prétendent que ces sentiments sont mauvais, que sans eux les hommes seraient heureux ; qu’il n’y aurait plus d’assassinats, de supplices, de guerres. Cela est vrai comme de supposer que pour leur bien-être les hommes ne doivent pas manger. Dans ce cas, en effet, il n’y aurait ni avidité ni faim, ni toutes les calamités qui en résultent. Mais cependant cette supposition ne change pas la nature humaine. Si quelques individus, vingt ou trente, voulaient faire cette tentative et renonçaient à manger, ils mourraient de faim et cela ne changerait en rien la nature humaine. Il en est ainsi de toutes les autres passions : l’indignation, la colère, l’orgueil, la vengeance, l’amour sexuel, l’amour du luxe, de la gloire, qui sont propres aux dieux, et sont les traits naturels de l’homme. Supprime la nourriture de l’homme, l’humanité disparaîtra. De même si tu supprimes les passions propres à l’homme, l’humanité disparaîtra. Cette observation s’applique également au principe de la propriété que, dit-on, les chrétiens nient. Regarde autour de toi ; chaque vigne, chaque haie, chaque maison, chaque ânesse, tout cela n’est possible qu’avec la propriété. Si on l’abolit, on ne plantera plus une seule vigne, on n’élèvera pas, on ne dressera plus un seul animal. Les chrétiens prétendent qu’ils ne possèdent pas et qu’ils jouissent seulement des fruits de la propriété. Ils disent qu’ils ont tout en commun et qu’ils réunissent tous leurs biens. Mais tout ce qu’ils apportent et tout ce qu’ils reçoivent, ils le tiennent de gens qui possèdent la propriété. Ils ne font que tromper les autres, ou, dans les meilleurs cas, se trompent eux-mêmes. Tu me dis qu’ils travaillent de leurs mains pour se nourrir, mais ce qu’ils produisent ne suffirait pas à les faire vivre s’ils ne profitaient pas de ce qui a été produit par des gens qui reconnaissent la propriété. S’il leur était possible de vivre de leurs propres ressources, il n’y aurait point de place dans leur système social pour les arts et les sciences. Ils nient les avantages de nos arts et de nos sciences.

Ils ne peuvent faire autrement. La pratique de leur enseignement tend à ramener l’homme à son état primitif, à la sauvagerie, à la bestialité. Ils ne peuvent servir l’humanité par les sciences et les arts, et, comme ils les ignorent, ils les nient. Ils ne peuvent non plus servir l’humanité par les dons qui sont propres à l’homme et le rapprochent des dieux. Ils n’ont ni temples, ni statues, ni théâtres, ni musées. Ils disent qu’ils n’en ont pas besoin. Le meilleur moyen de ne pas rougir de sa propre bassesse, c’est de mépriser la noblesse. C’est ce qu’ils font. Ils sont impies. Ils refusent de reconnaître les dieux et leur intervention dans les affaires humaines. Ils ne reconnaissent que le Père de leur Maître, qu’ils appellent leur Père, et qui, disent-ils, leur a révélé tous les secrets de la vie. Leur doctrine est une misérable tromperie. Comprends bien ce que je vais dire. Notre croyance à nous est que l’univers est maintenu par les dieux qui veillent sur les hommes et les protègent. Pour vivre bien, les hommes doivent honorer les dieux et rechercher la vérité et la justice. Par conséquent, d’un côté c’est la volonté des dieux qui guide notre vie, de l’autre, la sagesse collective du genre humain. Nous vivons, nous pensons, nous cherchons, et, aussi nous nous rapprochons de la vérité. Les chrétiens, au contraire, n’ont ni dieux, ni volonté divine, ni sagesse humaine, ils n’ont qu’une chose : la foi aveugle en leur maître crucifié et en ce qu’il leur a enseigné. Maintenant décide toi-même ce qui doit nous guider plus sûrement : la volonté des dieux et l’activité et la sagesse de toute l’humanité, ou la foi aveugle dans les paroles d’un seul homme ?

Jules était frappé de ce que disait l’étranger et surtout de ses dernières paroles. Non seulement sa résolution d’aller chez les chrétiens en fut ébranlée, mais encore il lui paraissait incroyable que ses malheurs eussent pu le pousser jusqu’à commettre une aussi grande folie. Toutefois il y avait une question encore à résoudre : que devait-il faire pour échapper à la situation embarrassée dans laquelle il se trouvait ? Après avoir raconté à l’étranger quelle était sa situation, il lui demanda son avis.

— J’allais justement aborder ce sujet, répondit-il. Que dois-tu faire ? Ta voie, autant du moins que la sagesse humaine peut me l’indiquer, me paraît parfaitement claire. Tes peines proviennent des passions propres aux hommes. La passion t’a entraîné si loin que tu as souffert. Telles sont ordinairement les leçons de la vie. Apprends et fais ton profit. Tu as déja assez vécu pour savoir qu’il est des choses douces et des choses amères et tu ne veux plus retomber dans les mêmes erreurs. Profite de ton expérience. Ce qui te tourmente le plus c’est ton inimitié envers ton père. Cela vient de ta propre attitude. Change d’attitude et cette haine disparaîtra ou du moins ne se manifestera pas d’une façon pénible. Tous tes malheurs proviennent de ce que tu n’as pas su t’arrêter à temps. Tu t’es adonné à tous les plaisirs de la jeunesse, ce qui est tout naturel et, partant, bien. Cela était bien, tant que cela fut de ton âge. Mais le temps a passé, tu es devenu homme tout en continuant à t’adonner aux plaisirs de la jeunesse. Voilà ce qui est mal. Tu es maintenant arrivé à l’âge où l’homme doit devenir citoyen et servir la patrie, et travailler pour le bien public. Ton père te propose de te marier. Son conseil est sage. Une période de ta vie a pris fin, la jeunesse ; tu passes à une autre. Tous tes doutes, toutes tes souffrances ne sont que des symptômes de cette transformation. Regarde résolument la vérité en face, tu reconnaîtras que la jeunesse est passée. Rejette donc tout ce qui appartient à cette époque de ta vie, et, sans plus t’attarder, marche dans la voie qui convient à l’homme fait. Marie-toi ; renonce aux amusements frivoles de la jeunesse ; applique ton esprit au commerce, aux affaires publiques, aux sciences, aux arts, et non seulement tu te réconcilieras avec ton père et tes amis, mais tu trouveras le repos et le bonheur. Ce qui t’a surtout troublé, c’est l’anomalie de ta situation. Aussi te conseillerais-je tout d’abord d’accéder au désir de ton père, de te marier. Si tu crois que l’isolement et la retraite que tu allais chercher près des chrétiens puissent avoir des charmes pour toi, si l’étude de la philosophie t’attire davantage que l’activité publique, tu ne peux t’y adonner fructueusement qu’après avoir reconnu ce qui est la vraie vie. Tu ne peux acquérir cette connaissance qu’en devenant citoyen indépendant et père de famille. Cela acquis, si tu te sens encore attiré vers la retraite et la contemplation, tu pourras suivre ton penchant sans hésitation, car ce ne sera plus par dépit comme en ce moment.

Ces dernières paroles firent disparaître les hésitations de Jules. Il remercia l’inconnu et retourna chez lui.

Sa mère le reçut avec joie. Son père, mis au courant de sa résolution de se soumettre à sa volonté et d’épouser la jeune fille qu’on lui destinait, se réconcilia avec lui.