Marchez pendant que vous avez la lumière (trad. Bienstock)/04

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Marchez pendant que vous avez la lumière
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 172-185).
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IV

Trois mois après, le mariage de Jules avec la belle Eulampie était célébré, et Jules, ayant tout à fait changé ses habitudes, s’installait dans sa maison à lui, et s’occupait d’une partie du commerce que lui avait transmis son père.

Un jour, s’étant rendu pour ses affaires à une petite ville voisine, comme il était assis dans la boutique d’un marchand, il aperçut Pamphile qui passait devant la porte, accompagné d’une jeune fille qu’il ne connaissait pas. Tous deux portaient leur charge de raisins qu’ils offraient à vendre. Jules, reconnaissant son ami, sortit le trouver et lui demanda d’entrer dans la boutique pour causer avec lui. La jeune fille, voyant que Pamphile désirait entrer dans la boutique mais qu’il hésitait à la laisser seule, se hâta de lui dire qu’elle n’avait pas besoin de ses services et qu’elle garderait seule les raisins. Pamphile la remercia et suivit Jules qui demanda à son ami, le marchand, la permission d’entrer dans une pièce intérieure avec Pamphile. Les deux amis s’entretinrent alors des divers changements survenus dans leur existence. La vie de Pamphile s’était passée sans incidents, sans changement. Depuis qu’ils s’étaient vus, il vivait toujours dans la communauté chrétienne, était encore célibataire, et il affirmait à son ami que chaque année, chaque jour, chaque heure lui apportaient un plus grand bonheur.

Jules, à son tour, raconta à son ami tout ce qui lui était arrivé, comment il avait failli devenir chrétien, et le serait devenu sans sa rencontre avec un étranger qui lui avait ouvert les yeux sur les erreurs des chrétiens et l’avait persuadé que son devoir était de se marier, conseil qu’il avait en effet suivi.

— Eh bien, es-tu heureux maintenant ? demanda Pamphile. As-tu trouvé dans le mariage les satisfactions promises par l’étranger ?

— Heureux ! répéta Jules, qu’est-ce que cela veut dire ? Si l’on doit entendre par là, la réalisation parfaite de nos désirs, alors je ne suis pas heureux. Je gère mes affaires assez habilement ; mes voisins commencent à me respecter, et l’une et l’autre chose me donnent beaucoup de satisfaction. Je connais, il est vrai, bien des citoyens plus riches et plus estimés que moi, mais je prévois qu’un jour viendra où je les égalerai et même les surpasserai. Sous ce rapport je suis donc satisfait de ma vie. Quant à mon mariage, je t’avouerai franchement qu’il ne me satisfait point. Je dirai même plus : je reconnais que cette union qui devait m’apporter la joie ne me l’a pas donnée. Le plaisir que j’en tirais au commencement a été en décroissant depuis, et maintenant, au lieu du bonheur parfait que j’espérais, je suis en face de la douleur. Ma femme est belle, intelligente, savante et très bonne. Les premiers temps j’ai été parfaitement heureux. Mais à présent, tu ne peux comprendre tout cela puisque tu n’es pas marié, de nombreuses causes de discorde s’élèvent entre nous. Elle cherche mes caresses lorsque je suis indifférent pour elle, et inversement, L’amour exige la nouveauté. Une femme beaucoup plus laide que la mienne m’attire d’avantage pendant quelque temps ; ensuite, elle me paraît moins séduisante que ma femme. J’ai éprouvé cela déjà. Non, je dois avouer que je n’ai pas trouvé dans le mariage la satisfaction. Mon ami, conclut Jules, les philosophes ont raison : la vie ne peut satisfaire toutes les aspirations de l’âme. J’en ai éprouvé la vérité dans le mariage. Mais cela ne prouve pas que votre mensonge ne puisse les satisfaire, dit Jules en souriant.

— En quoi vois-tu notre mensonge ? demanda Pamphile.

— Votre mensonge, voici en quoi il consiste : Pour délivrer l’homme des malheurs inséparables des affaires de la vie, vous niez toutes ces affaires, et la vie elle-même. Afin d’épargner à l’homme la désillusion, vous renoncez à toutes les illusions, vous n’admettez pas même le mariage.

— Nous ne répudions pas le mariage, protesta Pamphile.

— Si vous ne répudiez pas le mariage, alors c’est l’amour que vous n’admettez pas.

— Au contraire ! Nous répudions tout sauf l’amour. L’amour est pour nous la base de tout.

— Je ne te comprends pas, dit Jules. D’après ce que j’ai entendu des autres, et du fait que toi-même, qui es en âge d’être marié, ne l’es pas encore, je m’étais imaginé que chez vous le mariage n’existait pas. Ceux qui sont mariés restent dans les liens conjugaux, mais les autres ne contractent pas mariage. Vous ne pensez pas à la propagation de la race humaine. Si la terre n’était peuplée que de chrétiens, l’humanité cesserait d’exister, dit Jules, répétant ce qu’il avait entendu maintes fois.

— Ce n’est pas exact, répondit Pamphile. Il est vrai que nous n’avons pas pour but la perpétuation de la race humaine, et que nous faisons de cela moins de cas que n’en font certains de vos sages. Nous supposons que notre Père en prendra lui-même soin. Notre but à nous est de vivre conformément à sa volonté. S’il veut que la race humaine existe, il trouvera les moyens de la perpétuer ; sinon elle s’éteindra inévitablement. Cela ne nous regarde pas ; notre affaire à nous consiste à vivre selon sa volonté. Sa volonté s’exprime dans la révélation où il est dit que l’homme s’attachera à sa femme et qu’ils ne feront qu’une seule chair. Non seulement le mariage n’est pas défendu par nos lois, mais il est encouragé par nos anciens, qui connaissent parfaitement la loi. La différence entre vos mariages et les nôtres c’est que notre loi condamne formellement tout regard de convoitise jeté sur une femme. Nous et nos femmes, au lieu de nous parer et de provoquer le désir charnel, nous tâchons de l’éloigner de nous afin que le sentiment d’amour fraternel soit entre nous plus fort que le désir d’une seule femme, que vous appelez l’amour.

— Mais vous ne pouvez cependant pas supprimer le sentiment que l’on éprouve à la vue de ce qui est beau ? dit Jules. Je suis certain, par exemple, que cette belle jeune fille, avec laquelle tu as apporté les raisins, a éveillé en ton cœur le sentiment de l’amour, en dépit de ses vêtements qui dissimulent ses charmes.

— Je l’ignore encore, dit Pamphile en rougissant. Je n’ai jamais pensé à sa beauté ! Tu es le premier à m’en parler. Elle n’est qu’une sœur pour moi. Mais revenons à ce que je te disais au sujet de la différence entre vos mariages et les nôtres. Elle provient de ce que, sous prétexte de rendre un culte à la beauté et à la déesse Vénus, vous donnez libre cours à votre ardeur sensuelle, tandis que nous, au contraire, nous l’évitons, non parce que nous croyons que c’est un mal (Dieu n’a créé aucun mal), mais parce que le bien peut devenir un mal quand il n’est pas maintenu à sa place. Dans ce cas nous l’appelons le scandale, et nous faisons tous nos efforts pour l’éviter. Voilà pourquoi je ne suis pas encore marié, mais rien ne m’empêche de me marier demain.

— Qu’est-ce qui déterminera ton choix ?

— La volonté de Dieu.

— Comment la reconnaîtras-tu ?

— Si on ne cherche jamais sa manifestation, on ne la trouve jamais, mais si l’on cherche on trouve toujours des indications claires, aussi claires que la divination dans les sacrifices, le vol des oiseaux. Vous avez parmi vous des sages qui interprètent la volonté des dieux d’après leurs propres connaissances et les signes révélés par les entrailles des victimes ou le vol des oiseaux ; nous aussi nous avons nos sages qui nous font connaître la volonté du Père par la révélation du Christ, par ce que leur dicte leur cœur, par les pensées des autres, et surtout par l’amour pour leurs semblables.

— Tout cela est bien vague, objecta Jules. Qui t’indiquera, par exemple, avec qui et quand tu dois te marier ? Pour moi, lorsque le moment vint de me marier, j’avais le choix entre trois jeunes filles. Elles avaient été choisies entre toutes les autres parce qu’elles étaient belles, riches, et que mon père consentait à l’avance à mon union avec l’une ou l’autre d’entre elles. Ce fut parmi ces trois que je choisis Eulampie, parce qu’elle me parut la plus jolie, la plus attrayante. Cela est naturel ; mais qui donc guidera ton choix, à toi ?

— Avant de répondre directement à cette question, dit Pamphile, permets-moi de te dire d’abord, que, dans notre religion, tous sont égaux, aussi bien au point de vue physique que moral ; notre choix est donc illimité. N’importe quel homme, n’importe quelle femme peut devenir le mari d’une chrétienne ou la femme d’un chrétien.

— Cela rend le choix d’une femme encore plus difficile, dit Jules…

— Je te répéterai ce que l’un de nos anciens me disait au sujet de la différence qui existe entre les ménages chrétiens et les ménages païens. Le païen, comme toi, choisit sa femme parmi celles qui peuvent lui donner personnellement le plus de plaisir, aussi ses regards en sont-ils troublés, et il lui est difficile de décider, d’autant plus que le plaisir est encore dans l’avenir. Au contraire, le chrétien n’est pas embarrassé par ce choix personnel, ou plutôt ces considérations n’ont pour lui qu’un intérêt secondaire. Sa premiere pensée est de veiller à ce que son mariage ne soit pas contraire à la volonté de Dieu.

— Mais comment un mariage peut-il être contraire à la volonté de Dieu ?

— Si j’avais oublié l’Iliade, que nous avons étudiée et lue ensemble autrefois, ce serait assez excusable de ma part, mais toi, qui vis parmi les philosophes et les poètes, tu n’as pas le droit de l’oublier. Qu’est-ce que l’Iliade ? C’est l’histoire du péché contre la volonté de Dieu par le mariage. Ménélas, Pâris, Hélène, Achille, Agamemnon, Chryséis, sont les personnages qui illustrent les calamités terribles survenues à la suite de la violation de cette volonté.

— Mais cette violation, en quoi consiste-t-elle ?

— Dans le fait que l’homme aime dans une femme non pas la créature humaine, mais la jouissance personnelle que son union avec elle procurera et qu’il l’épouse pour obtenir ce plaisir. Un mariage chrétien n’est possible que si l’homme est pénétré de l’amour de ses semblables et si la personne qu’il épouse, qu’il va associer à sa vie, est avant tout l’objet de cette affection fraternelle. Il est raisonnable et sage de ne bâtir une maison que sur des fondations, de ne peindre un tableau que si l’on a tout ce qui est nécessaire pour le peindre ; ainsi l’amour charnel ne peut être légitime, raisonnable et durable s’il n’a pour base l’affection et le respect que tout homme doit à un autre. Sur cette base seulement, il est possible d’établir la vie de famille chrétienne.

— Cependant, je ne vois pas encore pourquoi le mariage que tu appelles chrétien exclut cette sorte d’amour éprouvé par Pâris ? dit Jules.

— Je ne dis pas que le mariage chrétien n’admet pas l’amour exclusif ; au contraire, le mariage n’est raisonnable et saint qu’à cette condition. Mais l’amour exclusif pour une femme ne peut naître que si l’amour général pour l’humanité n’est pas anéanti. Cet amour exclusif pour une femme chanté par les poètes, reconnu excellent même n’étant pas basé sur l’amour de l’homme pour ses semblables, ne mérite pas le nom d’amour. Ce n’est qu’un simple désir animal qui se change souvent en haine. La meilleure preuve que ce prétendu amour (eros) non basé sur l’amour fraternel pour tous les hommes devient bestial, c’est la violence qu’exerce l’homme sur la femme qu’il prétend aimer et qu’il fait souffrir. Il est évident que là ou il y a violence il n’y a pas amour. Il n’est pas rare de voir user de violence dissimulée dans les mariages non chrétiens ; souvent un homme épouse une jeune femme qui ne l’aime pas ou qui en aime un autre, et il n’a pas pitié d’elle pourvu qu’il satisfasse sa passion.

— Admettons qu’il en soit ainsi, dit Jules. Mais quand la jeune fille aime, alors il n’y a pas de violence, et je ne vois pas la différence entre le mariage chrétien et le mariage païen.

— Je ne connais pas les détails de ton mariage, répondit Pamphile, mais il est bien évident pour moi que tout mariage qui a pour base le plaisir personnel est fatalement une source de discorde. De même les bêtes et les hommes, qui se distinguent très peu des bêtes, ne peuvent pas se nourrir sans qu’éclatent des querelles et des rixes ; chacun veut le bon morceau et comme il n’y a pas assez de bons morceaux pour tous, la discorde s’allume. Si elle n’est pas apparente, elle existe cependant. Le faible désire un bon morceau, mais il sait que le fort ne le lui donnera pas, et qu’il lui est impossible de l’arracher au fort ; alors il l’observe, le regarde méchamment et profite de la première occasion pour lui ravir le morceau. Il en est ainsi des mariages païens, mais bien pire encore, car l’objet de la convoitise est, dans ce cas, un être humain. Ainsi la haine s’élève entre les époux mêmes.

— Mais comment faire que deux personnes qui veulent se marier s’aiment l’une l’autre exclusivement ? Un homme ou une jeune fille aura toujours aimé une autre personne, et, alors, selon vous, le mariage entre eux est impossible. Je vois bien qu’ils ont raison ceux qui disent que vous ne vous mariez pas. Tu es célibataire et tu le resteras probablement toujours. Comment peut-on croire qu’un homme qui épouse une jeune fille n’ait jamais enflammé le cœur d’une autre femme auparavant, ou qu’une jeune fille arrivée à l’âge de se marier n’ait jamais provoqué un sentiment d’amour dans le cœur d’un autre homme ? Qu’aurait dû faire Hélène ?

— Cyrille, notre ancien, disait ceci : Dans le monde païen, les hommes, sans avoir pensé au devoir d’aimer leurs semblables comme des frères, sans avoir rien fait pour développer ce sentiment, ne recherchent qu’une chose : exciter dans leur cœur l’amour passionné de la femme, et ils développent en eux cette passion. C’est la raison pour laquelle toute Hélène, ou toute femme ressemblant à Hélène, excite la passion de plusieurs hommes. Les rivaux combattent l’un contre l’autre et tâchent à l’emporter, comme des bêtes pour une femelle, et leur mariage est toujours plus ou moins un viol.

— Dans notre communauté, non seulement nous ne pensons jamais à jouir personnellement de la beauté, mais nous évitons tout ce qui pourrait nous tenter, tout ce dont le monde païen fait un objet d’adoration. Au contraire nous pensons au devoir de respect et d’amour envers le prochain, que nous avons envers chacun indifféremment, quelle que puisse être sa beauté ou sa monstruosité. Nous cultivons de toutes nos forces ce sentiment, et chez nous l’amour du prochain l’emporte sur les séductions de la beauté. Il détruit ainsi tout prétexte aux querelles et aux discordes qui ont leur source dans les relations des sexes. Un chrétien ne se marie que lorsqu’il sait que son union avec une femme ne fait de mal à personne.

— Mais est-ce possible ! s’écria Jules. Un homme est-il maître de ses inclinations ?

— Non, s’il leur a donné libre cours. Mais nous pouvons éviter de les éveiller ou en arrêter le développement. Par exemple, les relations entre pères et filles, mères et fils, sœurs et frères. Une mère, une fille, une sœur, si belles qu’elles puissent être, ne sont jamais un objet de jouissance personnelle pour le fils, le père, le frère, mais un objet d’affection, et la passion ne s’éveille pas. Cela pourrait arriver cependant si l’homme découvrait que celle qu’il croyait sa fille n’est pas sa fille, ou pour un jeune homme, que celle qu’il croyait sa mère n’est pas sa mère, ou que celle qu’il croyait sa sœur n’est pas sa sœur. Mais, même ces sentiments seraient faibles et l’homme pourrait facilement les maîtriser. Le sentiment de la volupté serait faible, parce qu’il aurait à sa base un sentiment d’affection pour sa mère, sa fille, sa sœur. Pourquoi donc douter qu’il soit possible et même facile à l’homme d’éprouver pour les femmes, en général, des sentiments analogues à ceux qu’ils éprouvent pour leurs mères, leurs sœurs, leurs filles, et de faire en sorte que le sentiment de l’amour conjugal se développe sur ce sentiment ? Un jeune homme ne se permettra pas d’éprouver de passion pour la jeune fille qu’il regarde comme sa sœur, jusqu’à ce qu’il soit convaincu qu’elle n’est pas sa sœur ; de même un chrétien se garde d’entretenir un sentiment semblable pour une femme jusqu’à ce qu’il soit persuadé que son amour pour elle n’occasionnera de souffrance à personne.

— Mais si deux hommes aiment la même femme ?

— Alors l’un d’eux sacrifie son sentiment pour le bonheur de l’autre.

— Et si la femme aime l’un des deux ?

— Alors, celui qu’elle aime le moins sacrifiera son amour pour le bonheur de la jeune fille.

— Mais si elle les aime tous les deux, et que tous les deux désirent faire le sacrifice de leur affection, elle n’épousera ni l’un ni l’autre ?

— Un tel cas serait examiné consciencieusement par les anciens, qui indiqueraient aux intéressés ce qui leur paraîtrait le plus propre à donner à chacun le plus de bonheur possible.

— Mais on ne procède pas ordinairement ainsi. C’est contraire à la nature humaine.

— Contraire à la nature humaine ? Quelle nature humaine ? L’homme, tout en étant un animal, est pourtant un homme, et si les relations avec la femme approuvées par la religion chrétienne ne s’harmonisent pas avec la nature animale de l’homme, elles s’accordent parfaitement avec sa nature raisonnable. Lorsque l’homme met sa raison au service de ses passions animales, il tombe plus bas que la brute ; il se livre à la violence, à l’inceste, ce à quoi nul animal ne tombe, Mais lorsqu’il emploie sa raison à réfréner ses instincts bestiaux, une fois que ceux-ci sont soumis à la première, il atteint alors le bonheur qui le satisfait.