Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 03

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 26-33).


III.

Gaston pleura son camarade plus longtemps qu’on ne pleure ordinairement à son âge. Cette mort fit sur son esprit une impression profonde. Souvent on le surprenait seul, pâle, immobile, attachant sur la maison de Charles des yeux brillants de larmes. Quand il passait devant le cerisier, devenu fameux, depuis cette triste journée, il détournait la tête pour ne pas voir la place où il jouait avec son compagnon, et il était évident que ce souvenir tourmentait encore sa jeune pensée.

D’ailleurs Gaston, comme tous les fils uniques, était déjà un vieil enfant ; il était de la race des songeurs : l’habitude de vivre toujours avec des grandes personnes et surtout l’obligation de jouer seul le forçaient à être méditatif et ingénieux. Un enfant qui a des frères et des sœurs court avec eux dans le jardin, se cache, les cherche ou se bat avec eux ; l’activité des jambes suffit à une troupe de démons pour se divertir ; mais quand on est seul, c’est à l’activité de l’esprit qu’on a recours pour s’amuser ; on appelle les fictions à son aide, l’imagination travaille en petit, mais elle n’en travaille pas moins ardemment ; et il en résulte que les enfants élevés dans la solitude ont plus d’esprit, plus de réflexion que les autres, mais aussi ont moins de fraîcheur et de naïveté.

Quels efforts d’imagination ne faut-il pas faire pour distraire un enfant qu’on tient enfermé un jour de pluie ! C’est alors qu’on le nourrit de fictions et qu’on lui apprend, tout en jouant, à mentir, à feindre, à exagérer, à parodier, à voir ce qui n’est pas, à répondre à ce qui n’a pas été dit, à redouter des périls imaginaires, à simuler une colère factice, à composer toutes sortes de rôles, enfin. C’est une poupée que l’on gronde, dont on imite le désespoir et que l’on console… C’est une voiture qu’on improvise avec un fauteuil et un tabouret, qu’on attelle de quatre chaises de paille, et à laquelle on fait courir les plus terribles dangers… Ceci est la fiction favorite, l’enfant la comprend rapidement : avec quel aplomb il conduit ses quatre chaises ! avec quelle sévérité il les corrige ! comme il les fait se cabrer avec adresse ! l’illusion est parfaite… Vous lui avez montré le jeu, mais il vous dépasse dans l’exécution ; il complète la fiction de manière à vous surprendre vous-même ; vous le voyez grave, soucieux ; il tient les rênes serrées, le fouet relevé, il observe, il ne perd pas de vue ses chevaux. « Eh bien, petit, qu’est-ce que tu as donc ? lui dites-vous. — Maman, ce sont des bœufs qui passent ; j’attends qu’ils aient tous défilé, et je tiens mes chevaux… ils ont peur… » Une autre fois, c’est un régiment : les chevaux se cabrent… le bruit du tambour les effraye ; alors le cocher fantastique roue de coups les chevaux imaginaires… mais les coups sont réels ; une des chaises se brise !… vous venez mettre les holà et vous cherchez un autre jeu… c’est-à-dire un autre mensonge… Et puis on s’étonne que ces enfants nourris de fictions, nourris de mensonges, très-ingénieux et très-profonds, soient plus tard de malins trompeurs, de savants hypocrites ! On les dresse à jouer la comédie du matin au soir, et puis on s’indigne que ces petits comédiens, qu’on a formés dès le berceau, deviennent de grands comédiens avec l’âge et utilisent pour les choses réelles de la vie, pour satisfaire leurs désirs, leurs passions, les mille singeries qu’on leur a naïvement enseignées ! Toute leur existence se ressent de ce premier apprentissage. C’est le point de départ de toutes les roueries, de toutes les faussetés bien exprimées. La fiction est à peine modifiée. Quand une femme exagère une douleur qu’elle ne sent pas, affecte une rancune qu’elle n’a plus, pour obtenir quelque sacrifice… c’est encore l’histoire de la poupée qui a désobéi, que l’on gronde et dont on imite les larmes… Quand un infidèle, pour amener une rupture, fait une scène de jalousie à une femme qui ne vit que pour lui ; quand un profond politique fait semblant de châtier un peuple qui ne se révolte pas, ou de sauver un pays que lui-même a mis en danger, c’est encore la fiction de la voiture et des chevaux indociles ; c’est toujours la colère bien imitée du cocher imaginaire, corrigeant avec sévérité et fouettant à tour de bras quatre chaises de paille qui se cabrent !… Nous semons des mensonges et nous crions anathème quand il a poussé des menteurs… Ô inconséquence !

Une autre cause contribuait aussi à mûrir trop tôt l’esprit de Gaston. La mort de son père et le prochain mariage de sa mère avec M. d’Arzac avaient fait de lui un personnage. À tout moment, il entendait parler de lui et débattre sérieusement ses intérêts par son tuteur, sa mère et des gens d’affaires. Il ne comprenait pas un mot de ce qu’on disait, mais il devinait qu’il avait une situation à part, et qu’il serait bientôt dans la maison comme un étranger ; il savait déjà que ses frères, si sa mère avait des enfants, ne s’appelleraient pas comme lui. Un jour le notaire prononça devant lui ces mots : « À la majorité de M. le marquis de Meuilles… » Gaston demanda ce que c’était que le marquis de Meuilles, si c’était un de ses parents : on lui avait répondu que c’était lui-même. « Je suis marquis ? — Pas encore, tu es trop jeune. — À quel âge devient-on marquis ? — À vingt et un ans. — On ! bien, j’ai le temps de m’y préparer. » Il savait aussi qu’il avait en Normandie un grand château à lui tout seul ; il n’en avait pas plus d’orgueil pour cela, mais il se trouvait un peu d’importance. On lui avait donné un précepteur dans l’âge où l’on n’a ordinairement qu’une gouvernante. Et puis, il se regardait déjà, grâce aux propos de sa nourrice, comme en hostilité avec M. d’Arzac, ce qui le rendait défiant, et rien ne vieillit l’esprit et le visage comme la défiance.

Gaston eut bientôt deviné qu’Étienne n’avait aucun désir d’apprendre le nom du chasseur qui était venu à son secours, et dès lors la découverte de ce nom devint son idée fixe. Mais le souvenir de cet événement commençait à se perdre dans l’agitation des préoccupations nouvelles. Un mois s’était écoulé ; la santé de Marguerite s’améliorait chaque jour ; le bonheur est un si bon médecin ! Sa pâleur jeune et transparente n’était plus qu’une beauté, et déjà l’on accusait sa langueur de coquetterie. On osait parler avec certitude de l’époque prochaine du mariage. Étienne lui-même devenait crédule au bonheur, et il n’avait plus que très-rarement de ces pressentiments subits et sombres que Marguerite appelait ses attaques d’inquiétude : Marguerite l’aimait avec une si naïve tendresse, elle était pour lui si dévouée, elle le regardait avec des yeux si doucement troublés, elle était à toute heure si complètement occupée de lui, qu’il fallait bien, malgré tous les instincts de l’âme, tous les avertissements de la destinée, malgré toutes les convictions des sens — car il arrive parfois que notre cœur et notre raison sont persuadés d’une chose, tandis que nos sens sont, en dépit de nous, convaincus du contraire ; — il fallait bien, malgré tout cela, se rassurer et accepter l’espoir qui s’offrait avec les apparences de la plus positive réalité.

Que de fois l’on se dit, en faisant les préparatifs d’un voyage : « Je ne partirai pas ! je ne me vois pas en voiture… » Et en effet, on ne part point. Que de fois encore, lorsque tout annonce comme certain un événement très-probable, on se dit : « Cela ne sera pas, cela ne sera jamais… » Et cette prédiction de l’instinct bientôt se justifie ; l’événement auquel les sens ont refusé de croire n’advient pas.

M. d’Arzac, plus confiant, dans son avenir, s’était décidé à quitter Marguerite pour quelques heures et à aller à quatre lieues de la Villeberthier chercher des papiers indispensables à leurs nouveaux arrangements de fortune. C’était encore s’occuper de son mariage ; et cette perspective lui donnait le courage de s’éloigner. Il fit des adieux comme pour un an d’absence, et il ne voulut pas monter à cheval que Marguerite ne lui eût donné une rose pour en parer sa boutonnière, Elle était à la fenêtre et elle le regarda tant qu’il fut dans l’avenue ; au détour du chemin il lui envoya un baiser, et, arrêtant son cheval, il se mit à la contempler. Elle comprit que tant qu’il pourrait l’apercevoir il resterait là, et, pour rompre le charme, elle quitta la fenêtre et rentra dans le salon ; mais elle se laissa tomber sur un canapé en soupirant tristement.

— Ah ! dit madame d’Arzac en imitant ce profond soupir, que nous sommes à plaindre ! Vivre tout un grand jour sans lui !

— Vous riez, ma mère, mais c’est fort triste, et ce jour va me paraître bien long !

— J’ai un conseil à te donner : puisque nous ne pouvons le consacrer à l’amour, ce tant douloureux jour, consacrons-le au devoir.

— Et à quel devoir ?

— Allons à Bellegarde, chez cette bonne duchesse qui est venue tant de fois elle-même savoir de tes nouvelles quand tu étais si malade. Je n’oublierai jamais comme je l’ai vue pleurer le jour où nous t’avons crue perdue. Je l’aimerai toute ma vie pour ces larmes-là… Allons, viens ; tu lui dois bien ta première visite.

Marguerite ne répondit pas, mais sa physionomie disait qu’elle se souciait fort peu de cette visite. Sa mère remarqua cette timide répugnance.

— Est-ce que tu en veux à la duchesse ? dit-elle.

— Moi ! non vraiment. Je la trouve charmante, au contraire.

— Eh bien ?

— Je l’aime beaucoup, je la crois noble, généreuse ; mais je suis toujours triste quand je l’ai vue.

— Pourquoi donc ?

— Elle est si belle ! quand je la regarde, j’envie horriblement sa beauté, et je me sens découragée à jamais.

— Quelle folie ! tu es cent fois plus jolie qu’elle.

— Ah ! ma mère, la duchesse de Bellegarde est la plus belle femme de Paris !

— C’est cela qui lui fait tort, elle est trop belle ; c’est une déesse, et il n’y a rien de moins séduisant que les déesses ! De tout temps, on leur a préféré les nymphes, et l’on a eu bien raison. Elle est belle sans originalité, elle a des yeux noirs et des cheveux noirs comme tout le monde. Toi, tu as de beaux yeux noirs avec de magnifiques cheveux blonds ; c’est très-rare. Il lui manque ce je ne sais quoi qui attire, qui attache, qui trouble… ce charme que tu possèdes au suprême degré.

— Ce je ne sais quoi… que j’ai pour vous, ma mère, c’est que je suis votre fille, et je pense que si la duchesse avait ce je ne sais quoi, vous la trouveriez ravissante.

— Peut-être ! Mais maintenant que tu m’as avoué que sa beauté te faisait envie, je brûle de la revoir pour lui chercher des défauts ; viens donc, je veux absolument aller l’étudier aujourd’hui… Ah ! j’en trouverai !

— Voilà un aimable motif pour une visite de remercîment ! Ô ma mère ! que vous êtes bien une véritable mère !

En disant cela, Marguerite embrassait avec tendresse madame d’Arzac, qui, riant elle-même de son empressement, à critiquer la beauté de la duchesse, ajouta gaiement :

— J’espère même que je vais découvrir que le matin elle est laide ! C’est possible maintenant… c’est très-possible : les grandes passions font de tels ravages !

— Madame de Bellegarde est donc en proie à une grande passion ?

— C’est tout un roman !

— Mais je croyais qu’elle adorait son mari ?

— Elle l’adore toujours, mais moins. Cette adoration s’est compliquée d’un autre amour.

— Alors, c’est qu’elle n’aimait pas son mari : quand on aime, on est invulnérable.

Marguerite prononça cette phrase d’un ton pédant et superbe dont madame d’Arzac se moqua.

— Ma chère enfant, dit-elle, tu es un vrai docteur en amour.

— Et vous, ma mère, un grand athée ! Vous êtes d’une indulgence qui révolterait, si l’on ne connaissait pas votre vie exemplaire. Il faut être, comme vous, un modèle de vertu pour oser parler de l’amour avec tant de légèreté.

— Oh ! ce n’est pas de la légèreté, c’est de la modestie ! Au contraire, je respecte l’amour comme toutes les choses que j’ignore.

— Mais vous comprenez tout, vous admettez tout !

— Précisément parce que je ne sais rien ; ne pouvant juger par moi-même, j’accepte toutes les variétés du sujet, toutes les définitions, toutes les contradictions, les exceptions, etc., etc. ; n’ayant point fait d’études, je n’appartiens à aucune école ; je n’ai pas, comme toi, de parti pris ; je ne décide pas, je n’argumente pas ; si quelqu’un vient me raconter que telle femme a fait telle folie par amour, je me dis : Il paraît que lorsqu’on aime à ce degré, on arrive à ce genre de folie ; comme je dirais : À tel degré de chaleur, le métal fond. Mais je n’en suis pas plus sévère pour cela, et je ne crois pas la femme plus criminelle pour avoir subi la fatale influence de l’amour, que le métal pour avoir obéi à la puissance du feu. J’admets la faute ici comme j’admets le phénomène là, sans les juger, sans les flétrir, et j’avoue aussi sans les comprendre.

— Ainsi, vous imaginez que madame de Bellegarde, qui aime son mari, peut aimer un autre homme ?

— Je n’imagine pas, je vois.

— Alors c’est une femme bien étrange.

— Mais ce n’est pas la première femme à qui ce malheur arrive.

— Mais, ma mère, vous qui parlez de ce double amour avec tant de sang-froid, vous en auriez été incapable. Vous me disiez un jour : « Je suis bien aise de n’avoir eu qu’un seul enfant, je n’aurais pas aimé à partager la tendresse que j’ai pour toi. »

— Ah ! moi, c’est autre chose, et je ne juge pas le monde d’après moi. Certainement je serais incapable de diviser mon pauvre cœur, mais cela tient à la misère de ma nature. Je suis solitone, selon la méthode de Charles Fourier ; je ne suis faite que pour une seule passion : l’amour maternel. Voilà pourquoi je n’ai jamais pu éprouver un autre amour. Que veux-tu, la duchesse est peut-être duétone.

Marguerite resta un moment rêveuse, puis elle demanda :

— Quel est le héros de cette grande passion ?

— Robert de la Fresnaye.

Ce nom était magique. Il expliquait les anomalies les plus singulières, les plus inconcevables changements ; c’est comme si, du temps de Louis XIV, on avait dit d’une femme : « Elle aime le roi ! »

Marguerite répondit à ce nom terrible par un : Ah ! qui voulait dire : Vous m’en direz tant ! — C’est lui, dit-elle, qu’on a surnommé Lovelace corrigé ?

— Oui, seulement il n’est ni l’un ni l’autre : il n’est pas si séduisant que Lovelace, et il n’est pas corrigé du tout.

— On le dit cependant très-beau, très-spirituel, très-élégant.

— Tu ne l’as donc jamais vu ?

— Non. Depuis mon mariage, j’ai toujours été malade ou en deuil ; je ne suis allée nulle part, et je ne le connais pas.

— Il faut que tu le voies, cela vaut le voyage. Habille-toi vite et partons.

C’est ainsi que les choses se passent dans le monde ! On fait, en riant, un projet auquel on ne tient pas beaucoup ; on l’exécute par désœuvrement et sans y attacher d’importance ; c’est une fantaisie sans but, une visite sans conséquence, une idée qui est venue tout à coup ; on l’adopte aveuglément, on la suit au hasard, par caprice… et l’on s’en va gaiement, avec ses parents, ses amis, ceux qu’on aime le mieux et qui vous aiment le plus, jeter au loin la semence de son malheur éternel.

Il a bien raison, celui qui prétend qu’il n’est pas une de nos actions, pas même la démarche la plus insignifiante, qui ne laisse un germe dans notre existence, et qui, au bout de quelque temps, d’une année, de dix, de vingt années, ne finisse par porter son fruit.

Si on remontait le cours de sa vie, si on recherchait l’origine des événements les plus graves de son destin, on serait épouvanté de découvrir de quels petits incidents, de quelles niaiseries sont nés les faits les plus importants ; on en arriverait à ne plus oser remuer ni faire un pas, si on se rendait compte des grands ennuis que l’on doit aux visites les moins nécessaires, aux promenades les plus oiseuses… car la taquinerie du sort est telle que, plus le danger qui nous menace est terrible, plus ce qui le présage est serein. Il semble que le malheur proportionne ses menaces à notre insouciance. Il fait plus que les anciens, qui couronnaient de fleurs leurs victimes : quand il nous choisit pour victimes, il nous inspire à nous-mêmes l’idée de nous couronner de fleurs.