Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 02

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 14-26).


II.

Étienne regardait de tous côtés autour de lui, cherchant vainement à interroger quelqu’un… Tous les habitants du château couraient avec empressement vers le bas de l’avenue, comme des gens inquiets qui vont au secours d’une personne en danger. Étienne se mit à courir aussi ; mais l’avenue était très-longue : il ne pouvait de si loin distinguer ce qui se passait. Ce qu’il éprouvait ressemblait à ces angoisses irritantes de l’impossible, qui vous tourmentent dans un cauchemar ; il avait beau hâter le pas, l’avenue semblait s’allonger à mesure qu’il s’avançait ; la distance ne diminuait point, le but qu’il voulait atteindre fuyait devant lui, et ses forces, épuisées par la rapidité de la course et par l’oppression de la crainte, étaient près de l’abandonner.

Une jeune paysanne passa dans le champ voisin. Étienne lui cria : « Qu’est-ce donc ?… qu’est-il arrivé ?… » La jeune fille, qui avait l’air épouvanté, répondit en patois, en pur patois… et le malheureux Étienne ne put rien comprendre à sa réponse.

Peu à peu les objets devenaient plus visibles. Étienne aperçut plusieurs groupes, tous très-agités ; des personnes allaient d’un endroit à l’autre, comme s’il y avait à ce malheur plusieurs victimes auprès desquelles on s’empressait tour à tour.

Étienne courait plus vite, mais il ne pouvait encore expliquer ce qu’il voyait.

Il reconnut la place d’un banc où il s’asseyait souvent avec Marguerite. Six ou sept femmes — on voyait leurs bonnets blancs reluire aux rayons du soleil couchant — entouraient ce banc ; quelques-unes levaient les bras au ciel en signe de désespoir et de détresse.

Le vent, qui soufflait de ce côté-là, envoyait des cris, des sanglots ; Étienne reconnut une voix d’enfant, la voix de Gaston…

Tout son sang s’arrêta dans ses veines ; ses yeux éblouis ne voyaient plus ; ses pieds se clouaient au sol, le sable leur semblait une montagne à soulever. Mais Étienne pensa à l’anxiété de Marguerite, il reprit courage et hâta de nouveau sa course. Il vit alors un autre groupe, plus loin que celui qui avait d’abord attiré son attention : des paysans ébahis et effrayés étaient au milieu de l’avenue, et contemplaient avec une curiosité consternée un objet qu’Étienne ne pouvait voir, mais qui était étendu par terre sans mouvement. Eux aussi levaient les bras en signe d’étonnement et de colère… Étienne aperçut devant eux un des domestiques du château ; il le reconnut à sa livrée et l’appela de toutes ses forces : « François ! François !… » mais François, les deux mains posées sur ses genoux, regardait… regardait… et n’entendait rien. Étienne n’était plus qu’à cinq cents pas environ de l’endroit où se passait ce drame inexplicable… Il put remarquer un autre groupe, invisible jusqu’alors pour lui : une douzaine de personnes, la tête en l’air, gesticulant, parlant avec chaleur, entouraient un jeune arbre et paraissaient très-occupées de ce qu’il y avait sur les branches de cet arbre.

Étienne, parmi ces personnes, reconnut à son habit noir M. Berthault, le précepteur de Gaston, et cette vue tout à coup le rassura. Il pensa avec raison que si Gaston était dangereusement blessé, M. Berthault le tiendrait dans ses bras, le soignerait, le consolerait, et qu’il ne resterait pas là comme un curieux à regarder un oiseau dans un arbre.

Étienne atteignit le premier groupe. « Ah ! voilà M. d’Arzac ! » dit une paysanne. Elle s’approcha de lui, elle pleurait. « Mon pauvre cher monsieur, un grand malheur ! s’écria-t-elle ; un loup qui a mordu l’enfant à la Louise… voilà qu’on lui brûle le bras !… » L’enfant poussait des cris affreux.

Étienne, effrayé, appela : « Gaston ! Gaston ! »

« Ils jouaient tous les deux ensemble, continua cette femme ; les pauvres petits, elle les aura mordus tous les deux, la vilaine bête ! elle était enragée, c’est sûr… par cette chaleur ! Grâce au ciel, on l’a tuée… C’est bien heureux ; sans quoi elle aurait pu faire encore d’autres malheurs. »

Étienne ne l’entendait plus, ; il avait rejoint le second groupe. Les paysans se séparèrent, pensant qu’il voulait voir ce qu’ils regardaient. C’était une énorme louve étendue tout de son long par terre, dans une mare de sang. Étienne jeta sur elle un coup d’œil et demanda en tremblant où était l’enfant de madame de Meuilles.

— Il est là-haut, monsieur le comte, dans ce petit cerisier ; il n’en veut pas descendre ; il dit qu’il a peur.

— La louve l’a mordu ?

— Je le croirais volontiers, et que c’est pour ça qu’il ne veut pas descendre ; il a entendu dire que le maréchal allait venir avec un fer rouge pour brûler le bras du petit Charlot, et il ne veut pas qu’on voie s’il a été mordu ; voilà l’affaire.

Étienne arriva au pied de l’arbre. Gaston, pâle, les cheveux hérissés de frayeur, se cramponnait aux branches de l’arbre avec ses petits bras convulsivement crispés. Il criait d’une voix forte et résolue : « Non ! je ne veux pas descendre ! je ne veux pas ! je ne descendrai pas !… »

À l’aspect d’Étienne, il se tut. M. d’Arzac regarda Gaston rapidement ; mais il comprit, à une certaine quiétude de l’enfant qui se trahissait à travers ses craintes, que Gaston n’avait pas été mordu par la louve.

— Il n’y a pas un moment à perdre, disait M. Berthault, il faut absolument cautériser la plaie.

Et M. Berthault s’apprêtait à monter dans l’arbre ; alors Gaston grimpait plus haut, et comme on craignait qu’il ne tombât du sommet de l’arbre ou que l’arbre, trop jeune, ne se brisât, on recommençait à parlementer.

— Tu n’as pas été mordu, n’est-ce pas ? lui dit Étienne.

— Mais non ! mais non ! ils ne veulent pas me croire… ils veulent me brûler tout de même !…

— N’aie pas peur, Gaston ; viens voir ta mère, elle est bien inquiète ; tu vas encore la rendre malade… viens vite la rassurer.

— Vous me promettez qu’on ne me brûlera pas ?

— Je te le promets ; descends vite.

Et Gaston se laissa tomber dans les bras d’Étienne. Il regardait autour de lui avec effroi. À peine fut-il à terre, qu’on lui ôta ses habits : il n’avait ni une morsure ni une égratignure ; sa blouse était déchirée, mais il l’avait accrochée dans l’arbre en se défendant contre ceux qui voulaient le forcer à en descendre.

M. Berthault essaya de raconter à Étienne l’événement ; mais M. d’Arzac ne pensait qu’à Marguerite, à ses craintes, à tout ce qu’elle devait éprouver pendant cette attente mortelle ; il savait de l’événement ce qu’il en désirait savoir, c’est-à-dire que Gaston était sain et sauf, et il retourna en hâte au château, emportant sur ses épaules Gaston, qui faisait des signaux à sa mère et agitait sa petite cravate blanche et rose au-dessus de sa tête comme un pavillon de bon augure.

À la moitié de l’avenue, Gaston, voyant distinctement Marguerite sur le perron, lui envoya des baisers. Marguerite, qui comprit ce gentil langage, tomba assise sur un fauteuil, n’ayant plus la force de supporter sa joie après une si violente inquiétude. Elle était à peine remise de cette émotion, quand Étienne déposa Gaston dans ses bras.

Comme l’enfant n’avait plus pour tout vêtement qu’une petite chemise brodée, elle crut d’abord qu’il était tombé dans l’eau ; mais la chemise n’était pas mouillée. On lui dit qu’on venait de tuer une louve, que cette louve avait mordu un enfant avec lequel Gaston jouait dans l’avenue, et que, par un bonheur incompréhensible, elle n’avait pas atteint Gaston. Madame de Meuilles, après avoir bien regardé ses jolies petites jambes et ses jolis petits bras blancs et noirs, — car les enfants, à la campagne, hâlés par le soleil, ont l’air de statues de deux marbres différents, — et s’être assurée qu’il n’y avait pas de trace de morsure, demanda à Gaston si la louve avait couru après lui et comment il avait pu lui échapper.

— Elle venait tout tranquillement de la forêt, dit Gaston ; le petit Charlot a dit : « Ah ! v’là le vilain chien à la Pierrette ! » Il s’est mis à courir, la bête s’est jetée sur lui ; alors je me suis enfui ; elle a quitté Charlot et elle a couru en sautant après moi ; je voulais aller vite, mais j’avais mal aux jambes, je ne pouvais pas marcher. Tout à coup, pan !… un coup de fusil… ça m’a fait encore plus peur, je suis tombé… Aussitôt un chasseur m’a pris comme ça, — et l’enfant expliquait que le chasseur l’avait pris d’une main, par ses vêtements, — et il m’a mis dans un arbre, en me disant : « Gaston, — il me connaît, — reste là jusqu’à ce qu’on vienne te chercher ; ne bouge pas ! » Quand j’ai été dans l’arbre, j’ai regardé… j’ai vu la louve couchée par terre ; le chien du chasseur était un peu plus loin ; il faisait comme ça, — l’enfant imita le hurlement d’un chien ; — alors la louve s’est relevée et elle a sauté sur le chien ; ils se sont mis à se manger l’un l’autre ; alors le chasseur, voyant qu’il n’avait pas assez tué la louve, est venu tout près, tout près d’elle, et a encore tiré une autre fois… Cette fois-là, c’était la bonne, la louve n’a plus remué.

M. Berthault arriva. Il était à quelques pas des enfants, dit-il ; mais tout cela s’est passé si rapidement, qu’il n’a rien vu. — J’ai couru les rejoindre. Le chasseur avait déjà franchi l’avenue ; il était loin de nous, de l’autre côté de la route.

— Étienne, dit Marguerite, allez vite chez la jardinière demander des nouvelles de son pauvre enfant ; dites-lui que si je n’étais pas malade, j’irais la voir moi-même… Allez vite.

La morsure était légère ; mais tout faisait craindre que la louve ne fût enragée, et l’on était très-inquiet. Le garde-chasse avait beau dire qu’il n’avait jamais vu de loup enragé au mois de septembre, on ne se rassurait pas. Cette année-là a été une année extraordinaire : les feuilles de certains arbres ont poussé deux fois ; on prétend qu’il y a eu deux générations d’insectes, et le premier jour de septembre était aussi chaud que le 27 juillet le plus révolutionnaire et le plus torride.

On s’aperçut aussi que la louve avait la moitié d’un pied emporté : elle s’était prise à un piège. On retrouva, quelques jours après, le piège dans un fourré, à quelque distance d’une grotte célèbre dans le pays, et qu’on a surnommée l’Auberge aux loups, parce que les loups s’arrêtent souvent dans cet antre quand ils voyagent d’une forêt à l’autre.

Gaston, tout fier d’être interrogé et écouté avec intérêt, recommença son récit pour sa grand’mère, qui venait de rentrer au château ; elle était allée faire quelques visites chez des voisins. Elle fut épouvantée en songeant à l’émotion que sa fille avait dû éprouver ; elle embrassa Gaston moitié avec joie, moitié avec colère. — Ces vilains enfants, dit-elle, ça n’est bon qu’à vous donner des plaisirs comme celui-là, et tous les jours ils inventent quelque chose de nouveau !… Peu s’en fallut qu’elle ne grondât Gaston, qui était pourtant bien innocent. — C’est mon brave Travay qui a tué la louve ? demanda-t-elle.

— Non.

— C’est le père Mortier ?

— Non.

— Qui est-ce donc ?

— Un chasseur qu’on ne connaît pas et qui se trouvait là par hasard.

— Par hasard n’est pas tout à fait le mot, dit quelqu’un ; voilà plus de huit jours que ce monsieur rôde aux alentours du château ; la petite Geneviève l’a vu hier encore assis au pied du gros châtaignier ; elle m’a même dit : Il étudiait dans un livre.

— Je me rappelle, dit Gaston, qu’il était à la fête de Mazerat : c’est lui qui m’a demandé des nouvelles de maman. Je m’en souviens très-bien, c’était le même ; je crois aussi que nous l’avons vu à Paris cet hiver, une fois, à cheval, aux Champs-Élysées, mais je n’en suis pas bien sûr.

— C’est quelque braconnier, dit madame d’Arzac. Depuis qu’elle devinait que ce pouvait être un Parisien, elle se désintéressait du sauveur mystérieux.

— Est-il jeune ou vieux ?

— Jeune, répondit Gaston.

— Grand ou petit ?

— Ni grand ni petit.

— De quelle couleur sont ses cheveux ?

— Il avait un chapeau gris.

— Alors tu n’as pas vu ses cheveux ?

— Si, son chapeau est tombé quand il m’a mis dans l’arbre.

— Eh bien, est-il brun ou blond ?

— Je ne sais pas ce que c’est.

— Comment ! tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir les cheveux noirs comme ton cousin Étienne ?

— Ah ! si, je comprends ; il n’a pas les cheveux noirs.

— Alors il les a blonds comme toi, comme ta mère ?

— Non, il n’a pas des cheveux comme moi ; il a des cheveux… — il s’arrêta et regarda autour de lui — de la couleur de la robe de grand’maman !

Tous les regards se portèrent avec avidité sur cette robe… elle était couleur grenat ou dahlia cramoisi. On se mit à rire.

— Mais, Gaston, dit madame de Méuilles, il n’y a pas de cheveux de cette couleur-là.

— Vous méritiez bien cette belle réponse, dit madame d’Arzac ; quelle idée de demander à un enfant, à un petit garçon, une couleur quelconque ! les enfants ne connaissent pas les couleurs ; ils les confondent toutes ensemble, et les hommes font bien souvent comme eux. J’ai entendu l’autre jour un flatteur aimable dire avec beaucoup de grâce à une jeune femme en deuil qui avait une robe grise : « Vous avez là, madame, une robe d’un bleu charmant… » Elle était furieuse.

Le garde-chasse passa devant les fenêtres du salon ; Marguerite lui fit signe de venir.

— Eh bien, dit madame d’Arzac, nous avons fait bonne chasse aujourd’hui ! qu’est-ce que vous dites de cela, Travay ?

— Ah ! dame, je dis que celui qui a tué ce gibier-là n’était pas manchot et qu’il n’a pas peur de son ombre. Il l’a tiré de près, ma foi ! et il fallait ça ; quand il s’agit de tuer une louve avec un fusil qui n’est chargé que de plomb à lièvre, il faut tirer la louve à bout portant pour que la charge fasse balle ; sans ça on ne fait que l’émoustiller… Je ne dis pas cela pour vous, monsieur le comte, vous savez ces choses-là aussi bien que moi ; mais ces dames ne sont peut-être pas si connaisseuses ; elles pourraient croire que le chasseur a tiré à quinze pas, à son aise, comme il aurait pu faire pour un lapin. Non ! non, c’est un fin chasseur. Je ne le connais pas, mais rien qu’à le voir on devine que c’est…

— Vous l’avez donc vu ? dit Marguerite.

— Oui et non ; je l’ai aperçu du côté de l’étang de Faux ; mais comme je ne savais pas ce qui venait d’arriver, je ne l’ai pas bien examiné, c’est-à-dire que j’ai regardé son fusil et son costume plus que lui-même ; je ne le reconnaîtrais pas ; mais je vous dirais bien comment il était babillé.

— Oh ! contez-nous cela, Travay ; ce chasseur m’intéresse beaucoup, dit Marguerite ; et elle embrassa Gaston.

— Il était ce qu’on appelle ficelé, il avait un chapeau gris…

— Nous savons cela, dit madame d’Arzac, que cet interrogatoire impatientait. Elle observait Étienne et elle remarquait avec humeur qu’Étienne commençait à devenir jaloux du sauveur inconnu dont Marguerite s’occupait si ardemment.

— Alors je passe à l’habillement, dit Travay : il avait un habit… un habit-veste, comme on dit, de basin blanc…

— Comme les cuisiniers, interrompit madame d’Arzac.

— Ah ! madame la comtesse, s’écria Travay, vous ne voulez pas savoir !… Mais c’est son fusil qui était beau ! Ah ! je m’engagerais bien à tuer quatre loups pour gagner un fusil comme celui-là !

— Et sa figure, demanda Étienne, vous ne vous la rappelez pas ?… La description de ce fusil éveillait ses soupçons.

— Est-ce que je regarde les figures des chasseurs, moi !… je regarde les fusils. Ah ! des braconniers, c’est autre chose ; mais lui n’est pas un braconnier ; il était avec le nouveau garde de M. de Rochemule.

— Alors vous pourrez savoir son nom.

— Sans doute. Quand il plaira à madame la marquise, je m’en informerai.

— Tâchez de l’apprendre tout de suite, répondit Marguerite ; je voudrais…

— Parle d’autre chose, lui dit tout bas sa mère ; tu ne vois donc pas que ta curiosité tourmente déjà Étienne ? Pourquoi le faire souffrir ?…

Madame de Meuilles laissa partir le garde-chasse, et elle s’occupa d’Étienne pour le consoler ; mais Étienne fut triste toute la soirée, et chaque fois que Marguerite embrassait son enfant avec une joie pleine de tendresse, comme une pauvre victime sauvée par miracle, il lui semblait qu’elle remerciait un rival inconnu et il pâlissait de jalousie et de dépit.

Pourquoi n’était-ce pas lui qui avait sauvé Gaston ? Il habitait le château, il était là tous les jours, c’eût été si naturel ! mais un étranger, un passant, un indifférent, avoir un tel bonheur… c’était en effet digne de regret et d’envie.

Madame de Meuilles attendit en vain les renseignements que lui avait promis Travay. Ou il ne put rien apprendre, ou il ne voulut rien dire ; bref, on ne sut rien.

Le sous-préfet de la ville voisine vint voir madame de Meuilles. Elle lui demanda quels étaient les chasseurs arrivés récemment chez M. de Rochemule.

— Quoi ! madame, dit-il, vous voulez ; que je vous nomme les héros du camp ennemi ? (M. de Rochemule était un légitimiste très-prononcé.) Vous savez que je ne vais pas chez lui ; je ne sais donc ce qui s’y passe qu’administrativement, car nous sommes en fort bons rapports ensemble pour tout ce qui est chemins, écoles, lavoirs, etc. ; mais pour le reste, nous nous fuyons l’un l’autre avec une égale horreur. Tout ce que je puis vous dire, c’est que l’on attendait chez lui, la semaine dernière, brillante compagnie, tous nos lions parisiens : M. de la Fresnaye, le roi du jour ; le petit d’Héréville, surnommé le Berger de porcelaine ; Maynard le millionnaire, le duc de Bellegarde, MM.  de Milly, Georges de Pignan ; en un mot, la fleur des pois.

Marguerite lui dit les motifs de sa curiosité et les raisons qu’elle avait de croire que le chasseur qui avait sauvé Gaston si adroitement était un ami de M. de Rochemule.

— Fort bien, reprit le sous-préfet ; je saurai qui c’est dans peu de jours et j’aurai l’honneur de vous l’apprendre.

Dès qu’il fut parti : — Ton sous-préfet ne saura rien, dit madame d’Arzac à sa fille.

— Pourquoi, ma mère ?

— Parce qu’un sous-préfet ne sait jamais que ce qu’on lui dit, et qu’on le trompe toujours : c’est une autorité ! Dans le monde, on n’apprend jamais rien que par hasard ; or il n’y a point de hasard pour les autorités ; on les attend, on les guette, on va au-devant d’elles ; qu’est-ce que vous voulez qu’elles surprennent ? Oh ! il viendra te raconter scrupuleusement ce qu’il aura appris, mais ce ne sera qu’une fable absurde, le contraire de la vérité ; et puis il est évident que ce chasseur veut rester inconnu. C’était une manière charmante de se présenter à une châtelaine, jeune et élégante comme toi, que de lui ramener l’enfant qu’on venait de sauver par sa présence d’esprit et son courage ; si ce chasseur s’est enfui comme un homme qui a fait un mauvais coup, en laissant Gaston perché sur un arbre, c’est qu’il a des raisons pour se cacher à nous, et ton sous-préfet n’est pas de force à découvrir le nom d’un malin roué qui a intérêt à se moquer de lui… Tu ne sauras rien, ma fille.

Madame d’Arzac ne se trompait point. Au bout de trois jours, le sous-préfet revint : il ne savait pas le nom du chasseur, mais ce qu’il pouvait affirmer, c’est que ce chasseur ne faisait point partie de la joyeuse société réunie chez M. de Rochemule. Il avait justement rencontré la veille, aux environs de la ville, deux nouveaux hôtes du château de Mazerat, avec lesquels il avait causé fort longtemps : c’étaient M. de la Fresnaye et M. de Pignan : il leur avait parlé de l’accident arrivé chez madame de Meuilles, à la Villeberthier, et ces messieurs n’en savaient seulement pas le premier mot. — M. de la Fresnaye, ajouta le jeune magistrat, quand je lui ai donné tous les détails de l’aventure, prétendait qu’il n’y avait qu’un homme familier avec les bêtes féroces qui fût capable d’un pareil exploit. Il attribuait, lui, ce trait de courage à un dompteur d’animaux qui était ici l’autre jour, à la fête de Mazerat. Il paraît que c’est un homme d’une audace prodigieuse ; M. de la Fresnaye le croyait encore dans les environs ; mais quelqu’un vient de me dire qu’il était parti avant-hier et qu’il allait donner des représentations à Bordeaux. Je pencherais volontiers pour cette opinion.

— Moi aussi, dit madame d’Arzac ; tous ces acrobates, ces funambules obtiennent des prix de vertu : ces gens-là sauvent beaucoup.

— Oui, dit Marguerite, dans les incendies, parce que leur agilité les rend très-habiles, mais dans une forêt !…

— Ce qui me confirmerait dans cette opinion, reprit le sous-préfet, c’est le tour de force accompli par cet homme ; il n’est pas facile à tout le monde de prendre un enfant de six ans d’une seule main et de le poser dans un arbre à bras tendu. Il faut pour cela avoir l’habitude de soulever des poids énormes.

— Eh ! monsieur, s’écria Gaston d’un air crâne, ce n’est pas du tout difficile ! Nous en faisons bien d’autres au gymnase Triat. Et si M. Triat était là, il vous prendrait vous-même par votre collet, et il saurait bien vous lancer dans un arbre !

Marguerite fit semblant de gronder Gaston pour que le sous-préfet ne la vît pas rire de l’étrange figure qu’il avait en écoutant ces menaces.

— Qu’est-ce donc que ce M. Triat ? demanda-t-il.

— C’est le fondateur d’un gymnase nouveau où Gaston va faire des exercices.

— Je ne connais pas… Au reste, reprit-il, l’idée elle-même était audacieuse : mettre un enfant au haut d’un arbre, c’était risquer de lui faire casser le cou.

— Ah ! me casser le cou ! s’écria encore Gaston indigné, parce qu’on me met sur un petit cerisier tout bas… tout bas… moi qui grimpe dans les cordes, à plus de soixante pieds de haut !

Le sous-préfet n’osa plus rien dire et s’en alla.

— Eh bien, avais-je raison, Marguerite ? Ton sous-préfet t’a-t-il appris quelque chose ? Il t’a répété naïvement un conte inventé par ces messieurs, qui se sont moqués de lui.

Certes, ce récit du sous-préfet était parfaitement insignifiant ; cependant Étienne en conservait une impression pénible, une crainte agitée qu’il ne pourrait dissimuler. Plus la trace de ce personnage mystérieux paraissait se perdre pour tout le monde, plus Étienne semblait la suivre avec intelligence et lucidité.

D’abord ce fusil, qui avait attiré si vivement l’attention du garde-chasse, était un indice significatif. Ce fusil appartenait sans doute à un homme très-élégant ; Travay n’en était pas à son premier fusil, et pour qu’une arme de chasse eût excité à ce point son admiration, il fallait qu’elle fût rare et précieuse. Ensuite, le mystère même était une preuve de la distinction du personnage. Avoir sauvé l’enfant de la marquise de Meuilles, l’une des femmes les plus célèbres par leur beauté, c’était, pour un jeune débutant, une bonne fortune, une façon heureuse et brillante d’entrer dans le monde et de se faire connaître ; or, pour dédaigner un tel avantage, il fallait être supérieur à cet avantage ; pour cacher si modestement ce trait de courage et d’adresse, il fallait être déjà placé bien haut dans l’opinion par son courage et par son adresse… Les dandys se reconnaissent entre eux comme les artistes, les peintres ; les poètes, ou plutôt comme les voleurs et les mouchards, qui, en apprenant un vol ou un crime, disent : « Ce doit être celui-ci ; cela ressemble à celui-là… c’est la manière de telle ou telle école. » De même Étienne, en écoutant tous ces récits, en commentant cette conduite singulière, se disait : « Ce doit être lui, cela lui ressemble bien. »

Il faut si peu de chose pour dénoncer la vérité aux esprits observateurs qui ont étudié la science des indices ! Demandez aux magistrats : ils ne rendent pas toujours la justice faute de preuves, mais ils savent toujours la vérité par les indices. Un malheur réel, affreux, vint donner encore à cet accident plus de gravité. Dix jours après, l’enfant de la jardinière, mordu par la louve, mourut dans des convulsions horribles, avec tous les symptômes de l’hydrophobie. Madame de Meuilles fut vivement frappée de cette mort ; elle passait de longues heures auprès de la malheureuse mère, et l’idée du danger qu’avait couru Gaston la glaçait d’effroi et lui inspirait encore plus de sympathie pour cet inconnu qui l’avait préservé d’une telle mort. Étienne devinait bien qu’elle se cachait de lui pour s’occuper de ce sauveur, et sa jalousie augmentait. Il n’avait jamais aimé Gaston, maintenant il le haïssait presque ; il ne pouvait pardonner au pauvre enfant d’avoir fourni à un autre homme l’occasion de se dévouer pour Marguerite,