Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 14

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 116-122).


XIV.

Le domestique que Marguerite avait envoyé chez M. d’Arzac revint ; il n’avait trouvé personne. M. d’Arzac était sorti, il ne devait pas rentrer avant minuit. Madame de Meuilles pensa naturellement que les conjectures de Robert étaient absurdes ; elle les jugea même pleines de présomption et de fatuité.

L’idée de passer la soirée seule l’effrayait ; elle avait peur de ses souvenirs. Pour se distraire et se calmer par la réalité de la vie mondaine, elle descendit chez madame d’Estigny. Elle savait que madame d’Estigny, ayant perdu une de ses parentes, vivait en famille depuis quelque temps. À peine elle était assise, on se mit à commérer sur les nouvelles du jour ; le grand événement était le départ de madame de Bellegarde ; chacun le racontait à sa manière : La duchesse avait découvert que M. de la Fresnaye la trompait, elle lui avait fait une scène épouvantable, elle était partie en lui défendant de la suivre.

Autre version : M. de la Fresnaye lui avait dit qu’il allait se marier ; elle avait d’abord beaucoup pleuré à cette déclaration, puis elle avait pris son parti courageusement.

— Tout ce que je sais, dit la fille de madame d’Estigny, c’est que madame de Bellegarde parle de lui avec la plus grande estime et comme du plus loyal de ses amis.

— Alors, c’est qu’ils ne sont point brouillés et qu’ils se sont donné rendez-vous à Gênes ou à Florence.

— Ils se sont brouillés à l’amiable, dit en souriant la maîtresse de la maison, et ils ne se reverront jamais… Et elle regarda madame de Meuilles, dont le trouble était remarquable.

— Mais, ajouta-t-elle avec une insouciance très-bien jouée, comme leur brouille ou leur bon accord n’intéresse personne de nous, je vous demanderai de parler d’autre chose et de m’indiquer un livre nouveau qui puisse m’aider à souffrir.

On causa un moment littérature. Marguerite essayait de se mêler à la conversation ; mais comme elle était agitée !…

Quelle nouvelle pour Marguerite ! Robert l’aimait donc, puisqu’il lui avait sacrifié madame de Bellegarde. Oh ! cette pensée lui donnait une joie folle qu’elle se reprochait amèrement.

Madame d’Arzac était venue chez sa fille ; on lui avait dit qu’elle était chez sa voisine, et madame d’Arzac avait rejoint Marguerite chez madame d’Estigny.

— Où est donc Étienne ? dit-elle tout bas à sa fille.

Marguerite lui raconta l’histoire du dîner de marins.

— Ce n’est pas possible, dit madame d’Arzac ; il y a là-dessous quelque mystère. Tu l’as vu ?

— Oui, ma mère.

— C’est lui-même qui t’a dit cela ?

— Lui-même.

— Vous étiez seuls ?

— Non.

— Alors il a cru devoir faire un mensonge.

— Et quelle nécessité de mentir ?

— Ah ! mon enfant, que veux-tu, dans une situation fausse il est difficile d’être vrai.

Marguerite rougit, elle garda le silence. Madame d’Arzac devina à peu près ce qui s’était passé ; elle jugea que le moment était venu d’attaquer M. de la Fresnaye avec vigueur. Elle fit contre lui une sortie admirable, remplie de verre et d’esprit. Madame d’Estigny la contemplait d’un air étonné, et semblait lui dire : « Prenez garde ! ce n’est pas prudent, vous ne voyez donc rien !… » Car madame d’Estigny avait parfaitement observé tout le petit drame qui s’était joué chez elle quinze jours auparavant. Elle avait compris la jalousie de la duchesse et d’Étienne, et, ce qui est plus grave, elle avait reconnu qu’ils avaient tous deux raison d’être jaloux. D’abord elle crut madame d’Arzac aveuglée, mais elle s’aperçut que la mère intelligente avait, comme elle, la conscience du danger, et que c’était pour le conjurer qu’elle appelait la médisance et la méchanceté à son secours.

Bientôt, avec cette prompte intuition des femmes du monde, elles se devinèrent… et elles s’entendirent tacitement pour étudier, chacune à son tour, sur le visage de Marguerite, les impressions diverses que lui faisaient éprouver les attaques cruelles de sa mère contre M. de la Fresnaye et les justifications éloquentes d’un de ses amis : il y avait là un ami de Robert qui le défendait avec chaleur ; et le résultat de leurs observations fut que Marguerite était complètement indifférente a l’accusation et à la défense. — Elle ne l’aime pas, se dirent-elles. — Et Marguerite elle-même se dit : — Cela ne me fait aucun chagrin d’entendre parler mal de lui, je ne l’aime donc pas ?… Et elle se réjouit dans le fond de son âme.

Parmi les crimes dénoncés, il y en avait un dont madame de Meuilles ne put s’empêcher de rire, ce qui lui était facile, elle n’y croyait pas. On reparlait encore de son voyage en Italie.

— Ah ! je vous prédis, moi, qu’il n’ira pas ; il ne peut pas aller en Italie, reprit madame d’Arzac.

— Eh ! pourquoi ? s’écria-t-on.

— Parce qu’il y serait, comme M. de Pourceaugnac, poursuivi par une foule de femmes et d’enfants, et qu’il n’a pas envie d’entendre chanter à ses oreilles ce chœur terrible : « La polygamie est un cas pendable ! La polygamie est un cas pendable !… »

— Il est donc marié ?

— Marié et père de famille ! Marié, Comme don Juan, à une fausse église, avec un faux prêtre. Après tout, il a reconnu son erreur et l’a réparée… en abandonnant sa femme. Elle est morte de chagrin ! Quant à l’enfant, qui était bossu, il n’a jamais voulu le reconnaître, il a prétendu qu’il était incapable d’avoir des enfants bossus.

Marguerite s’amusa de cette folle histoire comme d’une mauvaise plaisanterie. Elle ne croyait point aux cruautés paternelles de M. de la Fresnaye ; elle l’avait vu avec Gaston, et elle avait bien compris qu’il aimait trop les enfants pour avoir jamais le courage d’abandonner un fils à lui, même bossu.

Madame d’Estigny était contente de Marguerite. Après avoir pris le parti de M. de la Fresnaye attaqué comme père de famille, elle voulut éprouver encore madame de Meuilles et la forcer à être de son avis. — Eh bien, Marguerite, dit-elle, vous restez neutre ; il faut vous prononcer : avec qui êtes-vous ? Avec votre mère pour condamner M. de la Fresnaye ; ou avec nous pour le défendre ? Voyons, dites franchement, que pensez-vous de l’accusé ?

— Je pense, dit Marguerite en s’armant de toute son énergie pour vaincre ou cacher son trouble, je pense que M. de la Fresnaye est un homme très-distingué, supérieur, et que cela suffit pour expliquer toutes les calomnies.

— Elle est brave, se dit madame d’Arzac, il n’y a encore rien de sérieux.

Mais voilà qu’un vieux parent de madame d’Estigny fit demander de ses nouvelles ; il traversait Paris, se rendant d’un château à l’autre ; on ne l’avait pas vu depuis longtemps, on lui permit d’entrer. Il raconta en détail tous les plaisirs de son été, son séjour aux eaux, ses visites en province, et enfin son arrivée chez lui. Chaque récit était semé d’une broderie d’anecdotes piquantes, d’observations malignes, de parenthèses instructives ; car ce vieil homme du monde était une gazette vivante, un journal du soir en frac noir et en cravate blanche.

— Vous allez me dire encore que je suis un furet, que je paye vingt espions pour savoir ce qui se passe !… Dès mon premier pas dans la capitale, j’ai découvert une petite intrigue, peu de chose, mais j’arrive, il faut être indulgent… Je quittais l’embarcadère du chemin de fer d’Orléans, je m’en allais tranquillement chez moi dans un fiacre avec mes deux malles. Tout à coup j’avise une petite personne, jolie comme un cœur, seize ans au plus, une Hébé !… Elle avait de grands yeux étonnés qui regardaient de tous côtés, comme une petite sauvage ; elle donnait le bras à un jeune homme. Parbleu ! me dis-je, voilà un gaillard bien heureux ! De temps en temps, elle se penchait sur son bras pour lui parler avec une familiarité câline qui était charmante, et lui, il riait comme un fou des questions probablement saugrenues qu’elle lui adressait ; au tournant d’une rue, l’heureux couple s’est trouvé arrêté par mon fiacre, et j’ai reconnu ce monstre, ce brigand, ce scélérat de la Fresnaye.

M. de la Fresnaye ? s’écria madame d’Arzac ; ah ! c’est charmant ! tout se découvre… voilà ce qui a fait fuir la duchesse.

— Robert de la Fresnaye lui-même ! en bonne fortune à huit heures du matin, avec une petite personne assez suspecte, mais, ma foi, bien gentille et bien jolie ; et il fallait qu’elle fût naturellement très-agréable, car elle était habillée comme une petite sorcière : un vilain chapeau de peluche râpé, une piteuse robe de laine jadis bleue. Ah ! pour un élégant, c’était misérable ; aussi, la première fois que je verrai Robert, je lui ferai honte, ajouta le vieux mauvais sujet en parlant bas au gendre de madame d’Ëstigny ; je lui dirai : On habille, mon cher ! on habille !

Cette histoire inconvenante et racontée sans aucune finesse venait tellement à propos, qu’on l’écouta avec ravissement.

— J’oublie de vous dire, ajouta le narrateur charmé de son succès, que j’ai salué la Fresnaye par méchanceté et qu’il a paru très-contrarié de ma politesse.

Chose étrange ! pendant ce récit, Marguerite était au supplice ; une jalousie insensée lui rongeait le cœur et elle en souffrait doublement : elle souffrait parce qu’elle était jalouse, elle souffrait parce qu’elle découvrait qu’elle était jalouse et que cette découverte lui prouvait son fatal amour.

On avait dit tant de mal de Robert depuis une heure ! elle était restée insensible ; on avait parlé de sa passion pour la duchesse de Bellegarde, elle ne s’était pas sentie jalouse de la duchesse, et pour cette amourette d’Opéra peut-être, pour cette aventure de hasard sans doute, elle éprouvait tous les tourments de l’orgueil offensé, de l’amour trahi !

Craignant de ne pouvoir cacher son agitation, elle dit adieu à madame d’Estigny et retourna chez elle. Madame d’Arzac ne voulut point l’accompagner ; elle pensa que la soirée avait été bonne et qu’il fallait laisser Marguerite méditer en paix sur la conduite édifiante de l’homme qui commençait à la préoccuper ; et Marguerite se retrouvant dans son salon, à la place où Robert lui avait parlé le matin même avec tant de foi et d’ardeur de son amour pour elle, songeant à ses misérables intrigues, à ses amours de grisettes, se sentit révoltée, indignée. Elle quitta précipitamment ce salon, dont les échos gardaient encore tous les mensonges, avec dégoût, comme un théâtre, où l’on n’a entendu que des parades grossières, que des stupidités répugnantes. Sa pensée tout entière s’exhalait en imprécations contre cet homme insolent qui s’était moqué d’elle. Quelle superbe colère ! quelle dignité puissante ! mais quelle joie aussi de n’avoir plus à craindre cette influence fatale ! Comment aurait-elle eu peur de l’aimer ? elle le haïssait !… Elle était tremblante, elle ne pouvait dormir. La rage faisait bouillonner son sang et tordait ses nerfs. Oh ! cet homme était un misérable ! Elle passa toute la nuit à le haïr.

Un moment, cependant, à travers sa fureur, elle eut un accès de gaieté bien naturelle, quand elle se rappela cet aplomb merveilleux avec lequel M. de la Fresnaye avait deviné le désespoir d’Étienne. « Quelle fatuité plaisante ! se disait-elle ; en vérité, je crois qu’il s’attendrissait sur le sort de son infortuné rival ! Il daignait le plaindre et semblait lui demander pardon des succès qu’il obtenait contre lui !… Et il me grondait, moi, de ne pas savoir lire dans son âme ; il avait la prétention de connaître mieux que moi les sentiments de cet homme que j’aime ! Ah ! cela, franchement, c’était comique, et il était parfaitement ridicule avec ses airs de devin profond et d’ennemi généreux. Je le vois encore ! Une seule chose était plus ridicule que sa présomption, c’était ma naïveté ; et j’ai pu un seul instant me laisser troubler par cette parodie ! Oh ! j’étais folle !… » Et elle se mit à rire.

Le lendemain, à dix heures, sa femme de chambre entra chez elle avec une lettre. Madame de Meuilles reconnut l’écriture d’Étienne et frissonna. Cette lettre commençait ainsi :

« Je vous rends votre parole, Marguerite… »

Elle crut rêver et lut une seconde fois :

« Je vous rends votre parole, Marguerite ; ce n’est pas moi que vous aimez, je le vois, et je vous sais gré d’être si longtemps à le comprendre. Vous êtes libre, soyez heureuse. Adieu.

 » Étienne. »