La Czarine noire et autres contes sur la flagellation/Marguerite Lambrun (1569)

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MARGUERITE LAMBRUN

(1589)

C’était pendant l’hiver de 1589. La reine Elisabeth d’Angleterre se trouvait au zénith de sa gloire et de sa puissance. Deux ans à peine s’étaient écoulés, depuis qu’elle avait envoyé sa cousine Marie Stuart à l’échafaud. La reine et la femme en elle étaient libérées de leur plus grand souci, et plus rien ne venait la troubler dans son illusion d’être la plus belle femme d’Europe.

La quinquagénaire se coiffait et s’habillait encore avec la plus grande recherche et toute son allure révélait une coquetterie, qu’elle savait allier à une majesté native. Sans rien trahir des basses faiblesses des czarines du siècle suivant, elle aimait à s’entourer de beaux hommes et d’adolescents, traitant ces derniers avec une familiarité maternelle, qui atténuait le caractère compromettant de la faveur dont ils étaient l’objet.

Depuis peu, un jeune homme d’une rare beauté de corps et de visage, s’était présenté à la cour de Westminster, avec le désir d’être admis au service de la virginale souveraine. Il avait nom Antoine Sparte. Un hasard lui donna l’occasion de se jeter aux pieds d’Elisabeth qui, possédant quoiqu’à un degré moindre, la nature despotique de son père, n’hésita pas, à en faire son page, malgré l’obscurité de son origine, attirant sur lui la haine et la rancune des fils de familles nobles, remplissant le même office.

Mais Antoine parut s’occuper fort peu de la jalousie de ses camarades. Il se tenait ostensiblement à l’écart, ne leur adressant la parole que lorsqu’ils l’y forçaient par leurs questions, et alors même le plus brièvement possible. Les pages se montraient surtout vexés par le fait d’avoir demandé la faveur de faire chambre à part, et de l’avoir obtenue.

— Il se croit d’une espèce supérieure à nous, disaient les jeunes sires. Mais il nous le payera.

Lorsque, le dimanche, Elisabeth se rendait à l’église avec tout le personnel de sa cour, les dames d’honneur et les pages se réunissaient dans la grande salle donnant directement accès aux appartements de la reine, comme cela se passe encore de nos jours. Sparte, chargé de porter le livre de prières de la reine et de le lui remettre quand elle serait à genoux, se tenait, vêtu de velours noir, dans l’embrasure d’une fenêtre, tandis que ses camarades s’amusaient à ses dépens.

— Voyez le favori ! chuchotaient-ils.

— Comme il baisse la tête ! remarqua le petit Seward.

— Je parie qu’il est amoureux, dit le grand Southampton.

— Comment cela ? s’exclamèrent plusieurs voix à la fois.

— Ce qui est certain, c’est qu’il cache un portrait de femme sur son cœur.

— En es-tu sûr ?

— L’as-tu vu ?

— L’autre jour, raconta Seward au groupe curieux et attentif, j’ai vu Sparte, qui ne se savait pas observé, tirer un médaillon de son pourpoint, le regarder longuement et, enfin, le baiser à plusieurs reprises.

— Et c’était le portrait d’une dame ? précisa le jeune Nothingham.

— Comment puis-je le savoir ? mais je le suppose. Sparte ne va pas embrasser le portrait d’un homme, j’imagine.

— Je donnerais cent pounds pour voir cette image, s’écria Southampton.

— Cent pounds, comme tu y vas ! railla Seward, tu n’en as pas un dans ta bourse.

Les pages se mirent à rire.

— Mais qu’est-ce qui nous empêche de surprendre son secret ? intervint le turbulent petit March.

— Tu as raison, opina Nothingham. Il faut qu’il nous montre sa belle.

— Et s’il ne le fait pas de bon cœur, reprit Southampton, nous emploierons la force. En avant les amis !

Et toute la troupe se précipita sur Sparte, tous criant à la fois :

— Cachotier ! hypocrite ! jésuite ! montre-nous l’image, nous voulons voir l’image !

— Êtes-vous fous ? leur répondit Sparte avec calme et en posant la main à son poignard. Quelle image ?

— L’image de la dame que tu portes sur ton cœur.

— Ne nie pas. Montre-nous le médaillon.

— J’ai vu comme tu l’embrassais.

— Le médaillon ! nous voulons le voir, crièrent les jeunes voix en chœur.

— Tenez-vous à distance, leur cria Sparte d’un air de défi, tandis que son beau et doux visage s’enflammait de colère. Arrière ! ou je tue le premier qui ose me toucher.

Insoucieux de la menace, les pages se jetèrent sur lui, le désarmèrent et, en un clin d’œil, Seward avait tiré le médaillon de sa cachette.

— Faisons-lui passer le démon de l’orgueil ! cria Nothingham.

Les gamins s’étaient emparés du camarade détesté, lorsqu’un jeune noble, Thomas Trafford, vint disperser la bande et libérer le captif.

— Que voulez-vous de cet enfant ? interrogea-t-il, indigné.

— Nous voulons le punir, crièrent les gamins.

— Punir de quoi ?

— De son arrogance,

— De sa duplicité.

— De son orgueil, crièrent plusieurs voix.

— Arrière ! commanda Trafford.

Et, comme le groupe ne se pressait pas d’obéir, il tira son épée et les en frappa avec le plat de la lame. Ils reculèrent.

— Où est le médaillon que vous m’avez dérobé ? balbutia Sparte, les lèvres tremblantes.

— Rendez-le, commanda Trafford.

— Regardons-le d’abord, conseilla Seward.

— Qui est la dame ? crièrent les curieux.

— Ce n’est pas une dame, fit Seward déçu, en passant l’objet à Southampton.

Les pages se pressèrent autour de celui-ci.

— Donne-le moi, commanda Trafford pour la deuxième fois, en saisissant le gamin si vigoureusement, qu’un morceau de la guipure de son col lui resta dans la main.

Du même geste, il s’emparait du portrait, qu’il rendit à Sparte, non sans y avoir jeté un involontaire coup d’œil.

Sparte le lui prit presque violemment des mains, et le replaça dans son pourpoint.

— Que signifie ce bruit et que se passe-t-il ?

Ces paroles, prononcées d’une voix claire au timbre bien connu, provoquèrent un silence soudain. La reine en personne se trouvait au milieu des pages, mortellement effrayés.

Elisabeth n’avait jamais été belle. En revanche, elle avait gardé son charme jusque dans l’âge mûr. Son visage affiné et transparent, possédait encore ce teint fameux, éclatant de blancheur, dont elle était si fière, et sur lequel se détachaient avec éclat ses lèvres rouges, ses yeux vifs et sa chevelure d’or roux. La majesté de sa taille, élancée et souple, était rehaussée par une longue traîne bordée d’or et une tunique de velours cramoisi, bordée d’hermine.

— Que se passe-t-il ? répéta-t-elle, et sa voix prit un accent tranchant. Sparte s’inclina profondément.

— Ces nobles seigneurs, dit-il en lançant un regard railleur à ses persécuteurs, me prennent à parti, bien que je ne leur aie fait aucun tort. Ils n’ont d’autre reproche à me faire que de ne pas vouloir me mêler à leurs grossières plaisanteries. Tout à l’heure ils m’ont attaqué par surprise, comme des brigands.

— Nous ne sommes pas des brigands, protestèrent plusieurs voix.

— Ce sont des brigands, reprit Sparte en s’adressant à la reine. Ils se sont emparés de force d’un objet m’appartenant.

— Est-ce ainsi que les choses se sont passées ? interrogea la souveraine d’un ton sévère.

— Sparte cache un médaillon sous son pourpoint, répondit Seward en s’avançant. Nous pensions que c’était le portrait d’une dame. Alors, nous avons voulu savoir, car je l’ai vu l’embrasser.

— Petits malappris ! Et ce portrait ?

— Est celui d’un homme, répondit le page.

— Veux-tu me le montrer ? dit la reine en se tournant vers Sparte.

Celui-ci, tira en rougissant, le médaillon de sa cachette et le tendit à Elisabeth.

— Le portrait d’un homme, fit-elle, et remarquablement beau. Qui est-ce ?

— Pardonnez, majesté, répondit Sparte avec un tremblement dans la voix, c’est un secret qui ne m’appartient pas, un mystère sacré dont je n’ai pas le droit de soulever le voile.

— Étrange, murmura Elisabeth. Mais nous ne voulons pas violer ta conscience.

Elle rendit le médaillon et, se tournant vers la bande :

— Vous serez sévèrement punis pour votre impudence, mes garçons. Toute la journée dans vos chambres, au pain et à l’eau. Vous étudierez le livre de Job. Pas de réplique. Et maintenant, à l’église !

Sparte, ainsi que le voulait sa charge, prit la tête du cortège, suivi de la reine et de toute la cour.

Lorsque Elisabeth, en revenant de l’office, se fut retirée dans ses appartements après avoir congédié sa suite, Sparte s’approcha précipitamment de Thomas Trafford et lui saisit la main.

— Je n’ai pu vous remercier tout à l’heure, dit-il avec effusion. Laissez-moi le faire maintenant et vous dire toute ma gratitude. Vous êtes bon, Trafford. Que Dieu vous rende ce que vous avez fait pour moi !

— Qu’ai-je donc fait de si extraordinaire ? répliqua le jeune gentilhomme en souriant. J’ai rempli mon devoir en vous protégeant.

— Combien en est-il qui remplissent leur devoir ? dit le page avec un sérieux qui contrastait d’une façon impressionnante avec son extrême jeunesse.

— J’avoue qu’en la circonstance, vous me l’avez rendu facile, s’écria Trafford, car je vous aime beaucoup, je vous aime de tout mon cœur.

— Comment cela ? balbutia Sparte troublé.

— Mon Dieu, il est vrai que nous nous connaissons peu. Mais je vous ai observé et me suis senti attiré vers vous, dès les premiers instants. Mais qu’avez-vous ? vous rougissez comme une jeune fille à qui l’on parle d’amour ?

— Excusez-moi, je ne me sens pas bien.

Sparte fit un mouvement comme pour s’éloigner.

Trafford se mit à rire.

— Pas bien ? Oh vous ne m’échapperez pas aussi facilement. Si vous êtes malade, vous avez besoin de sympathie et de soins. Vous trouverez les deux auprès de moi. Et si vous avez quelque secret chagrin, je suis un cœur fidèle et dévoué.

Sparte regarda le beau jeune homme de ses grands yeux sombres et étonnés ; puis, baissa la tête et se tut.

— Vous avez des envieux, des ennemis à cette cour, il vous faut un ami, continua Trafford. Donnez-moi votre main. Vous n’avez pas confiance en moi ?

— Je vous sais un gentilhomme parfait.

— Eh bien alors, soyons amis, et, si cela vous convient, vous pourrez partager ma chambre.

— Non, non, fit Sparte avec vivacité.

— Mystérieux enfant ! Qu’y trouves-tu à redire ? Ne fais pas le fier. Ce n’est pas là le moyen d’acquérir des amis. Un autre eût été repoussé par tes manières abruptes, mais tu m’inspires un sentiment étrange, presque aussi étrange que toi-même.

Un rire strident lui coupa la parole et Sparte tressaillit en apercevant le personnage qui, à ce moment, se trouvait derrière eux, la face grimaçante, le regard haineux. Le page salua et s’esquiva.

— Sparte ! cria le gentilhomme en faisant quelques pas pour rejoindre le fugitif. Mais le nouveau venu l’arrêta.

— Wood, que me veux-tu ? demanda Trafford avec une expression non équivoque de déplaisir. Tu sais que je ne t’aime pas.

— Moi non plus, riposta Wood, mais tu m’intéresses.

Trafford haussa les épaules avec un indéfinissable mépris.

— Veux-tu que je t’explique ton sentiment inexplicable pour ce bel oiseau ?

— Mon sentiment pour Sparte ? Et que peux-tu y comprendre ?

— Plus que tu ne penses, fit Wood avec un sourire et en appuyant sur les mots. Tu protèges Sparte, tu l’aimes, parce que… c’est une femme.

— Sparte ! fit Trafford en un cri.

— Évidemment.

— Une femme ! serait-il possible ? une femme !

Pendant tout le reste du jour, Trafford fit de vains efforts pour se rapprocher du page et pour lui parler. L’énigmatique enfant le fuyait ostensiblement, évitant même de le regarder.

Mais, pendant le repas, alors que Sparte se tenait debout derrière le trône de la reine, le gentilhomme, le cœur agité des sentiments les plus contraires, put l’observer tout à loisir. L’enfant lui parut sous un jour nouveau et Trafford se vit forcé de convenir que ces formes, à la fois sveltes et harmonieuses, n’étaient point celles d’un garçonnet. Les lignes arrondies, les courbes naissantes de la gorge et des hanches, appartenaient sans conteste à un corps de femme, et de quelle femme ! Comment avait-il pu douter que ce visage doux et mélancolique ne fût celui d’un être féminin, le plus beau qu’il eût jamais vu.

Et il se prit à aimer cette femme d’autant plus follement qu’il avait inconsciemment entretenu sa passion, sous le couvert d’une pure amitié, d’une compassion charitable pour un jeune enfant persécuté.

Trafford n’était pas encore fixé sur la manière dont il lui ferait part de son amour et soulèverait, d’une main délicate, le voile dont elle s’enveloppait, quand lui revint à la mémoire le beau sonnet que Shakespeare venait d’adresser à son ami et protecteur Essex, comte de Southampton. Il en crayonna les vers sur une page de son carnet, arracha la feuille et la glissa furtivement dans la main du page. Sparte pâlit, jeta un coup d’œil sur Trafford, puis sur le feuillet.

Il n’en lut que les premiers mots : « Je suis ton esclave, » et déjà une rougeur brûlante couvrait ses beaux traits. Il glissa le célèbre sonnet, qu’il savait par cœur comme toutes les personnes de la cour, dans un pli de ses vêtements, et précéda la reine en portant le lampadaire. En passant près du gentilhomme attentif, il baissa la tête.

Trafford, en proie à une émotion indescriptible, alla se poster au bas des marches que Sparte devait descendre en quittant la reine. Soudain, Wood se trouva à ses côtés.

— Ne t’empresse pas tant autour de la belle en costume de page, lui glissa-t-il à voix basse. Elle n’est pas libre.

— Comment cela ?

— Tu as vu l’image qu’elle cache dans son sein ?

— Eh bien ?

— C’est le portrait d’un homme, d’un très bel homme, d’un homme distingué, un noble, qui a trouvé commode de faire venir la petite, sous ce déguisement, à la Cour, et qu’elle va voir de temps en temps.

— Tu mens, cria Trafford.

— Convaincs-t-en toi-même. Une heure avant minuit, elle quitte le palais, enveloppée d’un manteau blanc. Il y a aujourd’hui cinq jours qu’elle a tenté l’aventure pour la dernière fois. Il y a donc quelque chance pour que tu acquières bientôt une certitude. Bonsoir, mon ami.

Wood laissa Trafford aux prises avec toutes les affres de la jalousie. Le gentilhomme réfléchit longuement à la conduite qu’il lui conviendrait de tenir pour découvrir le secret de la jeune femme, sans risquer de l’offenser et de la perdre à jamais.

Enfin, il se décida à la suivre. Il courut à sa chambre, prit deux pistolets, s’enveloppa d’un manteau et plaça un loup sur son visage. Puis, il se posta dans l’embrasure de l’une des fenêtres du couloir qui longeait les appartements des pages.

L’obscurité était complète, et quand Trafford perçut des pas, il chercha vainement à distinguer celui dont ils émanaient. Mais les battements précipités de son cœur lui firent deviner la présence de l’aimée. Une porte s’ouvrit et se referma. Après quelques instants, le bruit de pas recommença en sens contraire.

Trafford suivit doucement le long des couloirs, jusqu’à une porte basse dont les verrous furent poussés. Au moment de passer dans la rue, la mystérieuse forme se trouva un instant en pleine lumière. La porte demeura ouverte derrière elle.

Trafford hésita un moment, puis quitta lui-même le palais et, sans perdre Sparte des yeux, le suivit à travers une longue série de ruelles, jusqu’à ce qu’il fit halte devant un édifice abandonné.

C’étaient les ruines d’une ancienne église du culte catholique, noircie par le temps que la populace avait détruite dans une émeute, au temps du roi Henri.

Le pur ciel hivernal où scintillaient d’innombrables étoiles, répandait un peu de clarté, et le jaloux put aisément distinguer les objets qui se trouvaient dans une circonférence d’une cinquantaine de mètres. Dissimulé derrière un pilier, il épia.

Sparte traversa d’abord un vestibule et s’arrêta devant une petite porte, puis se retourna pour jeter un coup d’œil autour de lui. Ne percevant rien qui éveillât ses soupçons, il frappa trois coups légers, avec le manche de son poignard.

— Qui frappe ? fit une voix de basse, à l’intérieur.

— Ami.

— En quel nom ?

— Au nom de la très sainte Trinité.

La porte s’ouvrit. Sparte disparut derrière elle.

— Au nom de la très sainte Trinité, se répéta Trafford à lui-même. Ce n’est pas là un rendez-vous d’amoureux, plutôt une rencontre de quelques papistes mécontents.

Un pressentiment et une crainte pour la mystérieuse inconnue, étreignirent le cœur du gentilhomme. Il approcha avec précaution de la petite porte derrière laquelle le page avait disparu, espérant surprendre quelques mots.

Il s’y sentait poussé autant par sa haine des papistes, que par son amour pour la belle imprudente.

Au danger auquel lui-même s’exposait, le courageux jeune homme ne songeait pas. Son attente ne fut pas de longue durée. Les sonorités familières d’un orgue frappèrent son oreille, atténuées par ce qui semblait de l’éloignement. Le doute n’était plus possible, c’étaient bien là des catholiques, partisans du pape et de la feue reine d’Écosse, qui tenaient leur office et, peut-être, conspiraient la chute du gouvernement et la mort de la reine. Et, parmi eux, Sparte, l’énigmatique femme qu’il aimait, et pour laquelle il se mit à trembler, comme si déjà elle était perdue.

Trafford, en reprenant son poste derrière le pilier, se promit de ne pas quitter la place avant d’avoir pénétré l’angoissant mystère.

Au bout d’une heure, la porte s’entr’ouvrit à nouveau et un homme en sortit, avec l’intention évidente de s’assurer qu’il ne se trouvait personne aux environs.

Il rentra, et aussitôt une vingtaine de personnes, toutes enveloppées de manteaux, sortirent séparément, pour se perdre dans les rues avoisinantes. Sparte parut la dernière, accompagnée d’un long personnage maigre, sous le capuchon duquel Trafford crut reconnaître un prêtre catholique.

Ils s’arrêtèrent dans le vestibule et Sparte, s’agenouillant devant son compagnon, reçut sa bénédiction.

— Souviens-toi de ton serment, dit le prêtre.

— Jamais je ne l’oublierai, fit Sparte en se relevant.

— Le ciel, non plus, ne l’oubliera pas.

Ils se séparèrent. Le prêtre tourna d’un pas rapide le coin de la rue, tandis que Sparte se prosternait devant une statue de la Vierge fixée au haut d’un pilier, et pria.

Trafford, la voyant seule, s’approcha doucement et posa la main sur son épaule.

— Sparte, dit-il.

Le page interpellé se leva, tira son poignard, et l’appuyant sur la poitrine de Trafford,

— Traître, dit-il, réconcilie-toi avec ton Dieu, car tu vas mourir.

— Frappe, dit Trafford avec calme. Frappe ton meilleur ami.

— Trafford, murmura le page, qui vous a amené ici ? Vous, un espion ? est-ce possible ?

— Je t’ai suivie, parce que je t’aime.

— Pas un mot de cela, commanda le page sur un ton de colère.

— Alors tue-moi, tue-moi tout de suite, supplia le gentilhomme en se jetant à genoux. Je ne puis vivre si tu me hais.

— Je ne te hais point.

— Dis-moi que tu m’aimes, que tu m’aimeras, implora Trafford, toujours à genoux. Donne-moi l’espérance, juste assez d’espoir pour ne pas désespérer. Car je t’aime de toute la folle ardeur d’un cœur qui n’a jamais aimé.

— Tu m’aimes ? Comment cela est-il possible ? balbutia Sparte, profondément troublé. Comment peux-tu m’aimer, moi, un page ?

— Tu n’es pas un page, tu es une femme.

— Trafford ! s’exclama Sparte, qui t’a dit cela ?

— Oh je ne te trahirai pas, continua Trafford. Ce que je sais de toi, de tes secrets, demeurera enfoui au plus profond de mon cœur. Car je suis tout à toi, ton ami, ton serviteur, ton esclave si tu veux.

— Lève-toi, fit la belle inconnue, Tu ne dois pas t’agenouiller devant moi. Je veux me confier à toi, car tu es généreux. Eh bien, oui, je suis une femme, une femme qui ne doit plus songer aux joies de cette vie, qui ne doit plus aimer, ni entendre parler d’amour. Aie pitié ! Ne me parle jamais de ce que ton cœur ressent. Cela me fait mal, indiciblement mal.

— Parce que tu ne m’aimes pas, parce que tu ne peux pas m’aimer, murmura Trafford désolé.

— Non, s’écria l’inconnue avec exaltation, parce que j’ai peur de t’aimer, d’être forcée de t’aimer, et qu’un serment solennel m’interdit de jamais appartenir à aucun homme. J’ai une mission à remplir sur terre, après quoi Dieu me prendra à lui.

— Je ne veux point te questionner sur le malheur qui te frappe, repartit le gentilhomme. Mais, je t’en supplie, n’agis pas sans me consulter. Un homme prêt à te vouer son épée, sa fortune, ses biens, sa vie, ne peut-il transformer ton destin ? Un mot, seulement, ordonne ce qui te paraît nécessaire, je t’appartiens.

Sparte secoua tristement la tête.

— Il n’y a rien qui puisse me soulager. Si, une chose, la vengeance.

Ses grands yeux se remplirent de flammes menaçantes.

— La vengeance ? répéta Trafford. Si un tort, un affront t’a été fait, je puis te venger.

— Non, mon ami, je conduirai moi-même à bonne fin ce que j’ai entrepris. Quelques jours encore et tout sera consommé. Alors, Trafford, conserve-moi ton souvenir et verse quelques pleurs sur moi.

— Dieu ! que médites-tu ? Je tremble pour toi. Tu es catholique : je crains que les prêtres de ton Église ne se servent de toi et de ton enthousiasme, pour quelque acte de zèle mal compris.

— Ne crains rien, répondit la jeune femme avec Un douloureux sourire. L’acte que je veux accomplir est bon. Adieu et silence ! sur ton honneur ! sur ton amour !

Avec ces mots, elle s’enfuit.

Le lendemain soir, la reine en revenant du Conseil, aperçut Sparte dans l’antichambre et, affectueusement, laissa reposer son regard intelligent sur le page, qui se troubla et baissa la tête.

— Eh bien, te laisse-t-on la paix à présent ? ou ces jeunes turbulents te tourmentent-ils toujours ?

— Ils m’évitent, grâce à votre sévérité.

— Et cela te convient ?

— Oui, majesté.

— Si tu recherches la solitude, c’est que tu es amoureux ou philosophe.

Sparte rougit.

— Les solitaires, continua la reine, aiment la musique. Je le sais, car il fut un temps où, moi aussi, j’aimais la solitude. Touches-tu du clavecin ?

— Un peu.

— Parfait ! Tu me tiendras compagnie ce soir. Suis-moi.

Elisabeth ayant congédié sa suite, appela ses caméristes, qui la débarrassèrent de sa lourde robe de cérémonie, qu’elles remplacèrent par un vêtement non moins somptueux, mais plus confortable. Sparte resta seul dans le petit salon, où se trouvaient le clavecin, la bibliothèque et les globes de la souveraine.

À peine se vit-il sans témoin, que le visage d’ordinaire si froid et si indifférent de l’enfant, prit une expression de passion sauvage. Il tomba à genoux, leva les bras au ciel et prononça une prière, en versant des larmes. Puis, s’étant relevé, il tira, l’un après l’autre, deux pistolets de sa ceinture, s’assura qu’ils étaient chargés et les remit en place.

Lorsque la reine entra, Sparte était assis au clavecin et jouait un air religieux.

— Tu joues bien, dit la reine. Mais comment se fait-il que tu connaisses cet air ?

— Ma mère me l’a enseigné.

— C’est un chant papiste.

Elisabeth prit place sur un fauteuil élevé, à haut dossier richement sculpté, et fit signe au page de venir s’asseoir sur un tabouret à ses pieds.

L’enfant hésitait.

— As-tu peur de moi ? demanda la souveraine.

— Je ne crains que Dieu.

— En cela tu fais bien, s’écria la reine, en hochant la tête avec approbation. Aussi bien aurais-tu peu de raison de te laisser intimider par moi. Je te veux du bien, beaucoup de bien. Je t’aime comme une amie, comme une mère.

Le page s’était approché et agenouillé devant la reine qui, d’un geste tendre, releva les boucles de son front.

— Dorénavant, Sparte, tu te tiendras souvent autour de moi. Ta présence me fait du bien. J’ai été bien souvent trahie, mais, à toi, je me confierai sans hésitation. Je crains seulement que tu ne sois trop jeune pour bien me comprendre. As-tu étudié Platon, mon petit philosophe ?

— Non, majesté, répondit le page en baissant les yeux.

— Oui, oui. Les jeunes gens ne veulent rien connaître de sa sagesse. Ce n’est que lorsque notre cœur a été déchiré et mis en lambeau par les passions, que nous nous adressons à lui. Aussi, serait-il vain de t’entretenir d’amour platonique. Mais, peut-être, me comprendras-tu, si je te dis que mon inclination pour toi n’a rien de terrestre ni de matériel, que c’est mon âme qui se sent attirée vers ta tienne.

Sparte se mit à trembler de tous ses membres.

La reine le remarqua en souriant.

— Je crois pourtant que tu as peur de moi, dit-elle gaîment.

Elle prit la jeune tête entre ses mains, la regarda longuement et déposa sur ses lèvres un léger et craintif baiser, sous lequel Sparte frissonna.

— Enfant, murmura la reine.

Pendant un instant, tous deux se turent. Puis, passant le bras autour du cou de l’adolescent :

— Me trouves-tu belle ?

— On vous dit la plus belle du monde.

— Ce sont des flatteurs qui le disent. Mais toi, que dis-tu ?

— J’ai vu jusqu’à ce jour fort peu de femmes.

— As-tu connu la reine d’Écosse ? questionna Elisabeth avec une singulière vivacité.

Sparte devint pâle comme un mort.

— Qu’as-tu ?

— Je l’ai vue.

— Pourquoi changes-tu de couleur ?

— Je l’ai vue sur l’échafaud et le souvenir m’en est effroyable. Je vois encore la belle tête sanglante…

— Comme tu es ému ! dit Elisabeth d’un ton de reproche. Une exécution n’est pas un spectacle pour les enfants.

« Elle savait s’attacher tous les cœurs. Mais la Stuart devait mourir, Sparte. L’Angleterre et notre sainte foi étaient en danger aussi longtemps qu’elle restait en vie. On raconte qu’elle a dû mourir parce qu’elle était plus belle que moi. Mais c’est un mensonge, jamais elle ne m’a disputé le prix de la beauté. Puisque tu l’as connue, Sparte, quel est ton avis ?

Sparte se tut.

— Tu te tais ? fit la reine en souriant. Cela veut dire que tu n’as pas d’opinion. Tu n’as pas encore eu le courage de bien me regarder, mais une voix intérieure m’affirme qu’il est impossible que je te déplaise. Une sympathie aussi profonde que celle que je ressens pour toi ne peut être le jeu d’un caprice, d’une fantaisie. Elle repose sur l’opposition de nos caractères et ne peut demeurer sans retour. Je t’aime, Sparte, comme un enfant, un frère, un ami, et je te donnerai des preuves que l’affection d’Elisabeth n’est pas versatile comme celle de la Stuart.

— Vous êtes injuste pour la Stuart, s’écria le page avec véhémence. Son malheureux destin, l’affront qu’elle subit en prison et devant les juges et, tout à la fin, sur l’échafaud, ne vous ont-ils jamais inspiré de pitié ?

— Certainement, mon enfant. J’ai pleuré en lisant la lettre dans laquelle elle me demandait un dernier entretien. Mais, avec elle, une paix durable n’était pas possible. Assez sur ce sujet. Moi aussi, Sparte, j’ai eu à subir des persécutions. J’ai langui en prison, à la Tour d’abord, puis à Woodstock ; j’ai comparu devant un tribunal, comme la Stuart ; j’ai supporté mon sort avec dignité, jamais je n’ai cherché à soulever des émeutes ou à armer le bras d’un meurtrier. Je me suis occupée de Dieu et de mes études, et, plus tard encore, quand j’eus recouvré ma liberté, j’ai vécu retirée, en la seule société de mon cher Platon et d’Horace que j’avais entrepris de traduire. C’étaient des jours graves, mais beaux. Je ne regrette pas de les avoir connus ; et, souvent, je regrette de ne plus les vivre.

Elisabeth demeura plongée dans ses rêves.

Sparte était toujours à ses pieds, les yeux fixés à terre.

Soudain, il se leva, comme poussé par une résolution subite et chercha de la main l’un de ses pistolets.

À ce moment, le regard de la reine se posa sur lui. Il y avait tant de calme, tant de courage et de confiance dans ce regard, que le page laissa retomber sa main.

Elisabeth, se levant, le baisa au front et dit :

— Tu peux t’en aller. Mais, demain, entends-tu, nous reprendrons cet entretien, et nous ferons de la musique, si tu en as envie. Bonne nuit !

Aussitôt que la reine eut quitté la chambre, Sparte tira le médaillon de son sein et le couvrit de larmes et de baisers.

— Pardonne, murmura-t-il, je ne pouvais pas. Tu aurais agi de même. Mais tu seras vengé, et, elle aussi, notre bonne reine ! Je l’ai juré, je tiendrai mon serment.

Il faisait nuit. Antoine avait encore quitté le palais, mais, cette fois, sans être suivi. Rentré dans sa chambre, il jeta son manteau et posa sur la table son béret, d’où s’échappèrent un flot de boucles noires, tombant le long de son dos. Puis il s’agenouilla devant sa couche, au-dessus de laquelle pendait une pauvre croix de buis, et pria longuement. Lorsqu’il se releva, ses yeux étaient remplis de larmes.

— Il le faut, murmura-t-il, il le faut. Le ciel a mon serment et les morts m’appellent. J’irai les rejoindre bientôt… bientôt.

Le page marcha encore de long en large pendant quelque temps, s’assura que la porte était bien fermée, se dévêtit et se jeta sur son lit.

Des images multiples et changeantes passèrent devant son âme, d’abord éveillée, puis en rêve.

Enfin, un calme et profond sommeil enchaîna ses sens, mais pas pour longtemps. Quelques coups, frappés avec persistance, le réveillèrent. Ils se dressa.

— Qui est là ? demanda-t-il.

— Moi.

— Qui cela, moi ?

— Trafford.

— Que veux-tu à cette heure ? demanda Sparte qui, en entendant ce nom, s’était mis à trembler.

— Ouvre, supplia le jeune homme.

— Je ne puis pas.

— Tu ne veux pas, parce que tu me hais.

— Non, parce que je t’aime, fut la réponse tremblante et fiévreuse.

— Laisse-moi entrer, supplia le gentilhomme. J’ai tant à te demander, tant à te dire ! N’as-tu pas de cœur, que tu prennes plaisir à me faire souffrir ?

— Tu souffres, Trafford ! et pourquoi ?

— Parce que tu me bannis de ta présence, belle et mystérieuse femme.

— J’agis comme je le dois. Si ma volonté était libre et si je pouvais me donner, c’est toi, Trafford, que je choisirais de préférence à tous les grands de la terre, car tu es l’homme le meilleur que je connaisse. Mais un serment terrible m’enchaîne. Je n’appartiens plus à la vie, je suis vouée à la mort. Je ne puis ni aimer, ni donner le bonheur. La haine et la vengeance sont mon destin. Fuis-moi, je t’en conjure. Le malheur suit mes talons et le malheur émane de moi. Fuis, il en est temps encore.

— Je ne puis pas. Mon amour est devenu une folie. Si je ne puis vivre auprès de toi, laisse-moi mourir pour toi.

— Non, mon ami, tu ne dois pas mourir. Ressaisis-toi, sois homme. Ne m’alourdis pas ma tâche, facilite-moi mon triste devoir. Il faut que tu vives, car je te veux léguer mes derniers désirs et tu défendras mon souvenir quand je ne serai plus.

— Laisse-moi entrer, supplia de nouveau le jeune homme. Rien qu’une petite heure à tes côtés, non dans tes bras, à tes pieds !

— Non, Trafford, va-t-en, au nom de ton amour !

— Je ne m’en vais pas.

— Eh bien, reste. Mais tu n’auras plus une parole de moi.

— Eh bien, cria Trafford, si je ne puis me jeter à tes pieds, je m’étendrai sur ton seuil, jusqu’au matin. Ton pied, en le passant, réveillera ton esclave.

L’inconnue se taisant, Trafford s’enveloppa de son manteau et se coucha devant la porte, avec l’intention d’y passer la nuit.

Mais un quart d’heure ne s’était pas écoulé, qu’il entendit des pas qui se rapprochaient. Un soupçon affreux, tel que la jalousie en fait naître constamment dans les cœurs amoureux, lui tenailla le cœur. Il se leva sans bruit et se retira dans l’embrasure de la fenêtre faisant face à la porte de Sparte, devant laquelle les pas s’arrêtèrent.

— Antoine Sparte, fit une voix de basse.

Pas de réponse.

— Ouvre, c’est moi.

Tout retomba dans le silence.

— Marguerite Lambrun !

— Qui appelle ? répondit Sparte de l’intérieur.

— Moi, Charles Wood.

— Ah ! c’est vous ! Que voulez-vous ?

— Vous-même, Marguerite.

— Je suis Sparte, page de la reine d’Angleterre.

— Fort bien, c’est ce que tu es. Mais dois-je te dire ce que tu as été ?

Pas de réponse.

— Marguerite Lambrun, tu as été au service de la reine d’Écosse ainsi que ton mari, mort de chagrin après l’exécution de la Stuart. Tu vois, je te connais bien. Ouvre-moi, j’ai à te parler.

— Nous pouvons nous parler à travers la porte, comme vous voyez.

— Laisse-moi entrer. Je connais ton secret. Tu es entre mes mains. Mais je ne te trahirai pas, si tu veux être à moi, toute à moi.

— Je ne puis pas.

— Tu ne veux pas. Je te suis en horreur, je le sais. Mais, ici, il n’est pas question de plaire. Il s’agit de vie et de mort ou, pour le moins, d’une longue prison. Une dame d’honneur de la Stuart déguisée à la cour d’Elisabeth, Lord Burleigh n’en demande pas davantage.

— Misérable ! éclata la jeune femme. Va-s-y donc ! trahis-moi ! J’aime mieux le cachot et la hache que t’appartenir. Je te méprise.

— Marguerite, réfléchis bien, menaça Wood.

— Le choix est fait. La hache du bourreau est un délice comparée à ton aspect. Va, trahis-moi. Je ne veux plus entendre ta voix, elle me fait mal.

— Je m’en vais, murmura Wood, mais tu entendras parler de moi.

Et, proférant un juron, il s’éloigna.

Quand Trafford se retrouva seul, il frappa à son tour à la porte.

— Marguerite !

— Est-ce toi, Trafford ?

— Oui, moi qui t’aime et suis prêt à te donner ma vie.

— Laisse-moi à présent, fit Marguerite Lambrun, nous nous verrons demain.

— Alors, à demain.

— À demain.

Le jour commençait à poindre. Un sanglant soleil d’hiver luttait vainement contre le brouillard, quand Trafford fit sortir son cheval de l’écurie, dans l’espoir de calmer, en une course échevelée, les mouvements tumultueux de son cœur. Il mettait le pied à l’étrier, lorsque Marguerite, en costume de page et enveloppée d’un sombre manteau, s’approcha de lui.

— Nous avons à nous parler, dit-elle.

— Disposez de moi, répondit Trafford, en jetant un regard inquiet et douloureux sur la femme adorée.

— Je vous attendrai dans une heure, devant la vieille église où vous m’avez surprise l’autre nuit.

— J’y serai, fit le gentilhomme. Il s’inclina, donna de l’éperon et partit au galop.

L’heure écoulée, Trafford se trouva à l’endroit indiqué et descendit de son cheval qu’il attacha à un pilier. Marguerite, qui l’attendait, sortit précipitamment de l’église et, en un élan passionné, lui prit les deux mains.

— Merci d’être venu, Trafford, balbutia-t-elle émue.

— C’est à moi à vous remercier, repartit le gentilhomme en appuyant les mains de la jeune femme sur son cœur, puis sur ses lèvres. Je commence à espérer…

— Il n’est point d’espoir pour une désespérée.

— Je ne vous comprends pas. Craignez-vous la trahison du misérable qui, cette nuit, implorait vos faveurs et finit en vous menaçant ?

— Oui.

— Alors, fuyez. Je vous donnerai les moyens de quitter Londres, l’Angleterre. Je vous accompagnerai, je vous suivrai partout, en ami, en serviteur, si vous le voulez, et vous ferez de moi le plus heureux des mortels.

La jeune femme secoua tristement la tête.

— Il ne m’est pas permis de fuir. Un serment me lie, j’ai à terminer une entreprise à laquelle j’ai voué mon existence.

— Une entreprise ? répéta Trafford avec effroi, vous, la dame d’honneur de la Stuart, déguisée à la cour d’Elisabeth ! Cela ne me dit rien de bon.

— La cause est sacrée, pour laquelle j’agis et pour laquelle je me sacrifie toute, répliqua la jeune femme d’un ton solennel.

— Marguerite, supplia Trafford, faut-il que cela soit ?

— Il le faut, mon ami, et rien ne saurait m’empêcher de le payer de mon sang. Adieu ! Adieu ! pleurez-moi, ne m’oubliez pas complètement… un mot encore. À Dalbrith, en Écosse, vit ma vieille mère. Quand je ne serai plus, allez la trouver. Vous lui parlerez de moi et lui remettrez ceci.

La jeune femme tendit à Trafford le médaillon qu’il connaissait.

— C’est le portrait de mon mari et une boucle de cheveux.

— Et moi, Marguerite, que me donneras-tu en retour de mon amour, de ma fidélité ?

Marguerite fixa sur lui un regard d’infinie tendresse. Puis, se détournant, elle couvrit son visage de ses mains et pleura.

Trafford se laissa tomber à ses pieds.

— Marguerite, implora-t-il, il est temps encore. Vous êtes égarée, l’une des nombreuses victimes des jésuites qui ne sont jamais embarrassés, quand il s’agit de leurs ambitions égoïstes, de pousser d’autres à la mort pour une cause perdue. Fuyez avec moi ce royaume.

— Non, non, Trafford, sanglota la jeune femme. Jamais plus je ne serais heureuse, si je manquais à mon serment. Pour Marguerite Lambrun, il n’est pas de retour, pas de bonheur sur cette terre. Relevez-vous !

— Marguerite, supplia Trafford toujours à genoux.

— Adieu, dit-elle, et, détachant rapidement une deuxième boucle de ses cheveux, prenez ce souvenir… et celui-ci.

De ses deux bras, elle entoura le bien-aimé et leurs lèvres s’unirent. Puis, s’arrachant violemment à l’étreinte, elle disparut dans les ruines.

La cour se trouvait de nouveau rassemblée — dames d’honneur, cavaliers et pages — dans l’antichambre de la reine, afin de l’escorter à l’office. Trafford avait paru l’un des premiers, arpentant la salle à grands pas, en proie à une agitation fébrile, mais décidé à empêcher Marguerite d’accomplir le funeste projet qu’il commençait à soupçonner, et, malgré elle, à la sauver.

Elle tarda longtemps. Toute la cour était déjà réunie, quand elle entra d’un pas tranquille et alla se placer près de la porte de sortie. Sauf une légère pâleur, aucun changement ne se remarquait en elle. Ses yeux rêveurs parcoururent les assistants et se fixèrent sur l’aimé, qui le leur rendit avec ferveur et désormais ne la quitta plus du regard.

Wood, aussi, observait Marguerite d’une manière ostensible et, profitant du mouvement des groupes, réussit à se faufiler auprès d’elle.

— Toujours aussi revêche ? demanda-t-il.

Le page ne daigna pas répondre.

— Vous vous repentirez de votre dédain. La tour est, à ce qu’on dit, une habitation plutôt pénible.

Marguerite haussa les épaules et sourit avec un indicible mépris. Wood se mordit les lèvres et se tourna vers une dame d’honneur, occupée à rajuster sa dentelle.

Tout à coup, un mouvement se produisit. Les gentilshommes de service ouvrirent les portes donnant accès aux appartements de la reine, chacun gagna en hâte la place qui lui était attribuée dans le cortège, et Elisabeth parut, respectueusement saluée. La majestueuse femme était entièrement vêtue de velours noir et de guipure de Venise ; un grand col raide, en dentelle des Flandres, entourait son cou ; sa chevelure d’or roux était retenue sous une coiffe de velours noir, formant une pointe sur le front.

Elle avança lentement, saluant de droite et de gauche, jusqu’au milieu de la salle, suivie par le grand-maître de la cour.

— Où donc Sparte reste-t-il aujourd’hui ? demanda-t-elle avec un léger froncement des sourcils.

— Je ne sais… je ne comprends pas, balbutia le grand-maître. Il connaît ses fonctions et n’y a jamais manqué.

— Tenez, le voilà ! fit la reine. Sparte, que signifie ? pourquoi n’apportes-tu pas la bible ?

Sparte, troublé par le ton bienveillant de ces paroles, sembla lutter contre lui-même. Il fit quelques pas et s’arrêta.

— Quelle singulière conduite ! murmura Elisabeth.

Le moment décisif était venu. Trafford le sentait. Son pouls battait à se rompre et son cœur semblait vouloir lui sauter à la gorge. Insensiblement il s’était approché de l’exaltée servante des Stuarts et se trouvait maintenant derrière elle.

— Sparte, m’entends-tu ? la bible ! commanda la reine.

À ce moment, Marguerite Lambrun se trouvait en face d’elle. Elle lança à la reine un regard flamboyant de haine fanatique, tira son pistolet et le déchargea.

Mais son bon ange Trafford, ne s’était pas placé pour rien derrière le page. Lui seul avait vu le mouvement. Il releva du doigt le canon du pistolet. La balle alla se loger au plafond. Alors Marguerite, tirant le second pistolet, le dirigea sur elle-même. Trafford, lui saisissant le bras, la désarma à temps.

Un désordre indescriptible s’était produit dans la salle. Une partie des assistants avaient tenté de s’enfuir ; une dame s’évanouit ; une autre tombait à genoux, en levant les bras au ciel, tandis que Wood et quelques gentilshommes de la cour s’emparaient de Sparte et s’apprêtaient à lui lier les mains.

La reine qui avait reculé d’un pas, resta quelques instants pâle et muette, puis, s’étant ressaisie, s’approcha de la jeune femme.

— Sparte, dit-elle, quelle ingratitude sans nom ! Es-tu devenu fou ? qui t’a poussé à cet acte abominable ?

— Fouillez-le ! cria le grand-maître, c’est un agent des papistes, il n’y a pas de doute.

— Ne permettez pas à ces hommes grossiers de me toucher, dit Marguerite Lambrun en s’adressant à la reine. Respectez en moi votre sexe.

— Sparte, une femme ! s’écria Elisabeth.

— C’est exact, confirma Wood.

— Alors qu’on la laisse libre.

Les gentilshommes se retirèrent.

— Qui êtes-vous ? quel est votre nom ? votre patrie ? continua la reine.

— Oui, madame, répondit Marguerite en levant sur elle son courageux regard, bien que vêtue de ce costume, je suis une femme. J’ai nom Marguerite Lambrun et je suis Écossaise. Mon mari et moi avons été au service de la reine Marie, que vous avez fait mourir d’une manière aussi injuste que cruelle. Par la mort de notre reine, vous avez poussé mon mari dans la tombe. Il est mort de chagrin. J’ai juré de venger les deux êtres que j’aimais de toute la tendresse, de tout le dévouement de mon cœur fidèle. J’ai dû lutter de toutes mes forces contre moi-même, car j’abhorre le meurtre autant que je vous hais. Plus d’une fois, j’ai été sur le point d’abandonner mon projet. Mais les ombres sanglantes des deux martyrs revenaient devant mon âme, réclamant leur vengeance, et l’image de mon inoubliable époux, que je portais sur mon cœur, me rappelait le serment fait sur son cadavre. J’ai entendu dire qu’une femme, poussée par l’amour, ne pouvait ni par des raisons, ni par des prières, être empêchée d’accomplir sa volonté. En moi, cela s’est trouvé vrai. Pour mieux accomplir ma mission, j’ai pris des vêtements d’homme et suis entrée à votre service, sous le nom d’Antoine Sparte. J’avais toujours sur moi deux pistolets — l’un pour vous, l’autre pour moi — afin d’échapper à la honte publique d’une exécution. Dieu ne l’a pas voulu. J’attends, tranquille et sans me plaindre, ce qu’il m’a réservé.

— Avez-vous fini ? demanda Elisabeth, après un court silence.

— J’ai fini, dit Marguerite Lambrun.

— Vous êtes convaincue que, par cet acte, vous avez rempli un devoir, une obligation que votre fidélité à vos maîtres et à votre mari, vous imposait ?

— Oui, Majesté.

— Et, maintenant, que croyez-vous que soit mon devoir ? interrogea Elisabeth, sans trahir la moindre émotion.

— Madame, repartit la jeune femme avec une fermeté virile, je suis prête à vous répondre en toute franchise, si vous consentez à me dire si c’est en reine ou en juge, que vous me posez cette question.

— En reine, fit Elisabeth avec vivacité.

— Alors Votre Majesté ne me punira point.

— Et si, en effet, je vous accordais le pardon, quelle garantie aurais-je que vous n’entreprendrez plus rien contre moi ?

— Madame, répliqua Marguerite Lambrun, accorder une grâce à condition n’est pas une grâce, et Votre Majesté ne me traite plus en reine, mais en juge.

Elisabeth regarda l’intrépide femme avec étonnement, puis, se tournant vers sa Cour :

Je suis reine depuis trente-trois ans, et jamais personne ne m’a dit ces vérités.

— Que décide Sa Majesté ? demanda Lord Burleigh, accouru à la nouvelle de l’attentat.

— J’accorde à cette fidèle servante et épouse, un pardon sans condition et libre parcours jusqu’aux frontières de mon royaume. Qu’elle apprenne que la cruelle et injuste souveraine sait être généreuse là où la générosité est à sa place.

Marguerite baissa la tête et se tut.

— Ôtez-lui ses liens, commanda la reine.

On obéit.

— Et vous, Sir Trafford, continua-t-elle, vous m’avez sauvé la vie, comment vous remercier ? Toute faveur que vous demanderez, vous est à l’avance accordée.

— Je n’ai plus rien à demander, fit le jeune homme, en pliant le genou. Votre Majesté a, de son propre mouvement, accordé la vie et la liberté à cette malheureuse femme. Ce qu’il me reste à désirer n’est pas en son pouvoir.

— Au pouvoir de qui donc ?

— La voici, s’écria Trafford, celle qui dispose pour moi, du bonheur et du malheur, de la vie et de la mort, Marguerite Lambrun !

— Et que voulez-vous d’elle ? questionna Elisabeth avec vivacité.

— Sa main.

— Jamais, traître, murmura Marguerite Lambrun.

— Vous saviez que Sparte était une femme, s’écria la reine stupéfaite, vous aimiez cette femme, et votre fidélité envers moi n’en a pas été ébranlée ?

— Pas un seul instant. Mais, ce que j’ai fait, je l’ai fait pour elle autant que pour vous.

— Donnez-lui votre main, dit la reine, en se tournant vers Marguerite Lambrun. Il est digne de vous, fidèle à sa reine comme vous à la vôtre, comment pourriez-vous le repousser ?

— Non, non, gémit Marguerite en se couvrant le visage avec les mains.

Pendant quelques instants, elle sembla en proie à des sentiments contraires, puis elle jeta les bras autour du cou de son ami :

— Je suis à toi, tu as bien agi.

— Ma bien-aimée, ma femme ! balbutia le gentilhomme en la serrant sur son cœur.